La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage/03

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La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 872-902).
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CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS

III.[1]
LES COLLÈGES DE FEMMES. — LA CO-ÉDUCATION. L’EXTENSION UNIVERSITAIRE


I. — COLLÈGES DE FEMMES

Parmi tant d’affiches de théâtre qui, l’hiver dernier, annonçaient dans toute l’Amérique des pièces françaises adaptées et souvent démarquées, — entre Champignol malgré lui, devenu the Other Man, et la silhouette enluminée de Fanny Davenport en Cléopâtre, la Cléopâtre de Sardou, — j’ai vu par exception quelque chose de bien original. L’affiche représentait un frère et une sœur habillés exactement de même, à la jupe près, qui devait, au reste, chez la demoiselle, cacher une de ces combination suits, un de ces maillots collans de laine légère ou de soie, très généralement adoptés en Amérique au lieu du vieux linge féminin passé de mode. Même veston, même chapeau, même stick à la main, même lorgnette de courses en bandoulière, avec cette légende qui, partie gaillardement de la bouche de l’une, semblait forcer l’autre à reculer d’horreur : — « Partout où tu vas, mon cher Dick, j’irai aussi, moi ! » C’est bien le mot de la situation. Les frères vont à l’Université, les sœurs prétendent y aller aussi. Depuis longtemps les établissemens d’éducation soit publics, soit privés, high schools ou académies, ne leur suffisent plus, elles veulent se mettre en mesure d’aborder toutes les carrières autrefois réservées à l’homme. J’ai déjà dit, je crois, que les grands mouvemens de la vie contemporaine des femmes en Amérique se manifestaient par le club et par le collège : l’association et la culture. Le pays commence à se couvrir de bachelières, de licenciées, de doctoresses.

Je fus invitée à Boston dans un club de graduées. J’ai le souvenir confus d’avoir donné là une centaine de poignées de main. Cette foule de jeunes filles parées de brevets était véritablement imposante, mais je ne pouvais m’empêcher de penser : « Que fait-on de cela au logis ? » J’oubliais que l’Amérique est un monde ; que les écoles y sont semées très épais ; et que pendant bien des années encore on n’aura jamais assez de professeurs. Toutes les jolies personnes qui me parlaient à la fois de Vassar, de Smith, de Wellesley, de Harvard, de Bryn Mawr où elles avaient pris leurs degrés étaient aussi gaies que si elles n’eussent pas été surchargées de science ; la présence des hommes n’aurait rien pu ajouter à leur intarissable entrain ; elles se suffisaient parfaitement à elles-mêmes, croquant des gâteaux, des sandwiches et buvant un thé fantaisiste, où dominait le citron. « Que devient le fameux flirt ?… » demandai-je à une amie. Elle se mit à rire et répondit : « Ce ne sont pas les mêmes ; mais il n’y a pas à se le dissimuler, le flirt diminue à mesure que s’accentue la culture. Beaucoup de filles ne se soucient plus de se marier ; en fait de conquêtes elles visent à l’indépendance. » — D’autres m’ont assuré au contraire que tous les diplômes du monde n’empêchaient pas la nature de suivre son cours et que l’éducation universitaire était celle qui pouvait le mieux préparer une femme aux devoirs de la vie, quel que fût le chemin qu’elle dût choisir. Je crois volontiers la première partie de cette assertion, je ne suis pas aussi sûre de l’absolue vérité de la seconde, mais je laisse à mes lecteurs le soin d’en décider, après un coup d’œil jeté sur quelques collèges.

Ils sont généralement fondés dans le proche voisinage, et sous l’aile pour ainsi dire des universités les plus fameuses. C’est ainsi qu’à New-York le collège de Barnard se rattache à celui de Columbia ; c’est ainsi que, grâce à l’annexe féminine de Harvard, 263 jeunes filles, privilégiées entre toutes, sont admises à respirer dans la cité académique par excellence cette atmosphère de New-Cambridge qui a mûri tant de belles intelligences et fait germer de si grands talens. New, nouveau, Cambridge ne l’est que par opposition au vieux Cambridge anglais, car ce fut dès 1636 qu’un gradué de cette dernière université, John Harvard, créa le foyer de science qui porte son nom, Le temps a donc mis sa patine aux bâti mens principaux, si vénérables avec leur grande cour fermée par des grilles de fer forgé et plantée d’ormes centenaires. Un de ces ormes, celui de Washington, porte une inscription rappelant le jour où, sous son ombre, pour la première fois, le grand homme tira l’épée à la tête d’une armée américaine. La ville tout entière semble consacrée à l’étude, à l’histoire, à de pieux souvenirs. On m’a fait visiter les maisons de Longfellow et de Lowell, encore habitées par leurs familles et remplies de livres, de bustes, de meubles, de tableaux qui sont autant de reliques. Dans celle de Longfellow, d’un style colonial très pur, demeura autrefois Washington.

Presque toutes ces maisons de bois ont des pignons élevés ou des portiques à colonnes. En vous les montrant, on nomme la plupart des écrivains dont s’enorgueillit la Nouvelle-Angleterre. Les gloires de première grandeur ont disparu, mais les veuves et les filles de ces morts vénérés sont toujours là, entourées de respect ; elles donnent leur temps, leurs soins, leur protection au collège des jeunes filles qui se piquent de passer les mêmes examens que les étudians de l’Université.

Ce collège me paraît supérieur à toute critique pour plusieurs raisons, dont la première est la direction morale que lui imprime Mrs Agassiz, personne d’un grand sens et d’un grand goût, deux qualités qui, on l’a constaté souvent, ne marchent guère l’une sans l’autre. La société qui patronne l’instruction universitaire des filles est composée à Cambridge d’hommes et de femmes de la plus haute distinction ; sa présidente, veuve du célèbre naturaliste Louis Agassiz, me représente une Maintenon américaine régnant sur un Saint-Cyr moderne d’où l’on sort pourvue de sérieux diplômes, mais aussi de principes solides et d’excellentes façons. Quatre années passées en contact presque journalier avec un pareil caractère ne peuvent que développer ce qu’il y a de meilleur chez chacune des étudiantes. Une autre raison qui met l’annexe de Harvard hors pair, c’est la perpétuelle influence de la grande Université, qui lui prête ses professeurs. Le petit nombre des étudiantes est aussi un réel avantage, ainsi que l’externat qui disperse toutes les jeunes filles venues de loin dans des familles de la ville où elles prennent pension. Le système des dortoirs d’un genre ou d’un autre est évité ainsi. Presque partout ailleurs il m’a choquée. Rien de plus coquet, de plus confortable assurément que les chambres de pensionnaires telles qu’elles existent en Amérique ; mais l’inégalité du gîte ne peut manquer de produire l’en vie et la vanité, à moins que, comme dans le seul collège de Baltimore, les meilleures chambres n’appartiennent de droit non aux plus riches, mais aux plus méritantes. L’habitude de loger les étudiantes deux par deux me déplaît encore davantage, soit qu’un petit salon commun sépare les deux chambres (j’ai vu l’une des pensionnaires y recevoir son frère, qui n’était pas le frère de l’autre), soit que la chambre ait deux lits, soit enfin, comme il arrive assez souvent, qu’un seul fit soit partagé par deux personnes. Le régime de Harvard Annex supprime tout cela.

L’une des patronnes de l’endroit, la fille aînée de l’auteur d’Évangeline, m’a promenée à travers Fay House, c’est le nom du bâtiment où sont logés les classes, les laboratoires, les salles de musique et de conférences. Tout est parfaitement aménagé, sans aucun faste superflu. La bibliothèque, bien choisie, est utile surtout au point de vue des salles de lecture, car celle de l’Université est à la disposition de l’Annexe.

Mrs Agassiz donne chaque mercredi un thé où l’on cause ; les étudiantes qu’elle réunit maternellement autour d’elle, lui doivent le bienfait de l’éducation, si supérieur à celui de l’instruction. Associée jadis aux grands travaux et aux grands voyages de son mari, Mrs Agassiz reste parée d’un prestige qui augmente la valeur de ses conseils. Elle pense comme Wordsworth et comme Emerson : le premier disait de l’Amérique que la société y était éclairée par un enseignement superficiel sans nulle proportion avec le frein de la culture morale. Emerson, qui cite ce jugement, ajoute qu’à son avis les écoles peuvent ne faire aucun bien ; que l’éducation fournie par les circonstances est souvent préférable aux leçons proprement dites ; que l’essentiel est d’échapper à toute fausseté, d’avoir le courage d’être ce qu’on est, d’aimer ce qui est beau, de garder son indépendance et sa bonne humeur, et d’avoir pour désir constant d’ajouter quelque chose au bien-être d’autrui. Très certainement ces saines maximes ont cours dans le cercle raffiné de Harvard ; les femmes qui sortent de là ne sont pas seulement des savantes, mais par excellence des « dames », grâce à l’effet souverain de l’exemple et du milieu.

Un autre collège de très grand air, plus récemment fondé (1884) aux environs de Philadelphie, est celui de Bryn Mawr. Dans une campagne boisée, au milieu des pelouses et des jardins, s’élèvent six bâtimens distincts, d’un aspect pittoresque, dont les tours et les pignons apparaissent dans la verdure. Les uns servent à l’habitation, les autres aux divers départemens d’étude, aménagés d’après les méthodes les meilleures et les plus nouvelles. Les professeurs, hommes et femmes, logent au dehors ; personne ne demeure au collège que les étudiantes et leur directrice, miss M. Carey Thomas, qui porte avec infiniment d’autorité aimable le titre imposant de dean, doyenne. Peut-être sa connaissance parfaite de notre langue, de notre littérature, de tout ce qui est français, y est-elle pour quelque chose ; mais le type de la femme de l’avenir, celle qu’a pressentie Tennyson, « maîtresse d’apprendre et d’être tout ce qu’elle peut être et devenir, sans sortir de sa nature de femme », sans ressembler à « un homme ébauché », sans que la pensée étouffe en elle la grâce, m’a paru incarné d’une façon tout particulièrement séduisante chez le dean Thomas. Secondée par des femmes jeunes, actives, dévouées, que leur grande fortune met d’ailleurs au-dessus de toute préoccupation sordide, elle donne évidemment la plus noble impulsion à un groupe d’étudiantes dont le nombre ne dépasse guère 150. Il ne faut pas croire qu’en Amérique tous les brevets, — décernés dans le collège même, contrairement à l’usage français, — aient une valeur égale : on leur attribue d’autant plus de prix que le collège occupe un rang plus haut. Un certificat de Harvard par exemple ouvre toutes les portes à qui le possède, et c’est aussi une inestimable distinction que d’avoir suivi les cours classiques, scientifiques ou littéraires de Bryn Mawr. Le monde sait qu’aucun désir de paraître, aucune frivolité, aucun à peu près ne se mêle à l’enseignement, comme il peut arriver autre part, et que la femme qui sort de là master of arts, voire même doctor of philosophy, est tout de bon munie du bagage d’un licencié ou d’un docteur. Elles sont non seulement sérieuses, mais fort attrayantes, ces jeunes graduées, sous la toge noire et le bonnet carré qu’elles portent dans l’enceinte du collège et qui les fait ressembler à la Portia de Shakspeare. Leur existence me paraît à tous les points de vue délicieuse : la liberté de la campagne, le recueillement désirable pour travailler sans aucun souci, le voisinage d’une grande ville avec ses ressources artistiques et autres, dont rien ne les empêche de profiter, quatre mois de vacances permettant des voyages, une installation du plus parfait confort, des professeurs triés sur le volet et tous les moyens sans exception de se développer au moral comme au physique, voilà leur partage. Dans le vaste gymnase, j’ai vu Portia dépouillée de sa robe de docteur et s’appliquant aux exercices qui empêchent le corps d’être opprimé par l’esprit. Des culottes bouffantes très courtes montraient hardiment la jambe bien faite ; une blouse russe rentrée dans la ceinture de cuir dessinait une taille plus développée que ne l’autorise en général le goût américain pour la sveltesse ; des bas de soie noire et des souliers plats complétaient ce joli costume, et le tout attestait que l’écueil du surmenage avait été victorieusement évité. La doyenne m’avait promenée auparavant à travers les autres corps de logis où sont réparties les classes, les salles d’étude et de conférence, les chambres à coucher, etc. Dans le bâtiment principal, des bustes de marbre d’après l’antique bordaient les galeries bien aérées et ensoleillées. Je fus un peu surprise de voir aussi dans la chapelle les bustes de Dante et de Savonarole, car on m’avait dit que Bryn Mawr était fondé par un quaker ; mais en Amérique les femmes qui ont vieilli sous l’ancienne loi s’étonnent de tout. Par exemple, l’aspect encombré des laboratoires me fit constater une passion pour la biologie qui, en Europe, n’est qu’exceptionnelle chez les jeunes filles, et qui est ici au contraire presque générale. Chacune de ces demoiselles s’occupait à torturer délicatement une grenouille ou un homard. Miss Thomas m’expliqua que leur goût pour la chimie et la biologie était stimulé depuis peu par le privilège enfin accordé aux femmes d’être reçues dans les mêmes conditions que les hommes, à l’école de médecine de Baltimore. John Hopkins, en consacrant son immense fortune à cette ville pour la fondation de l’Université et de l’hôpital, avait souhaité aussi la création d’une école de médecine, mais les fonds manquèrent. Pour y suppléer un comité de dames offrit 111 731 dollars j puis l’une des bienfaitrices de Bryn Mawr, miss Mary Garrett, en ajouta 306 977, à la condition que les étudiantes admises subiraient les mêmes concours et auraient droit à tous les mêmes prix, dignités et honneurs que leurs confrères.

« Mais, dis-je au dean Thomas, en admirant la générosité de miss Garrett que je devais avoir plus tard l’occasion de connaître, — si modeste et si simple, d’une si grande douceur, quelque révolutionnaire qu’elle soit à sa façon, — mais tout cet essaim de jeunes filles ne se destine pas à étudier la médecine ? — Assurément non, me répondit-elle : un peu de biologie cependant ne leur sera point inutile, ne fût-ce que pour les mettre d’une façon scientifique, et saine par conséquent, au courant de beaucoup de choses naturelles. » Je songeai, sans oser le dire, que chez nous tous les soins des mères de famille et des éducatrices tendent à voiler au contraire pour les filles certaines choses naturelles jusqu’au jour où le mariage jette sur elles des clartés inattendues, et je me sentis vraiment dans un autre monde.

Cette impression devint plus vive encore lorsqu’on me fit visiter les appartemens particuliers des étudiantes. Le service est fait par des femmes de couleur ; les chambres à coucher, les petits salons sont aussi joliment meublés que le comporterait la vie de famille la plus élégante, la fantaisie individuelle se donnant carrière là comme ailleurs. (J’ai vu dans un collège, qui n’était pas Bryn Mawr, les drapeaux de tous les peuples décorer une de ces chambres, où le fit est adroitement dissimulé.) Partout de petites tables à thé autour desquelles s’éparpillent des rocking-chairs enrubannés, garnis de coussins, partout des tentures d’étoffes à fleurs ou à ramages, des portières de peluche. Le salon de réception n’a certes rien de commun avec les tristes parloirs d’Europe : on y danse, on y cause, on y donne de petites fêtes à jours déterminés.

— Les visites ne sont permises que jusqu’à dix heures du soir, me dit mon guide.

— Visites de femmes, bien entendu ?

— Mais non : visites de parens et d’amis des deux sexes.

— Comment ?… Sans surveillance ?…

Miss Thomas, que divertissaient beaucoup mes questions saugrenues, mes ébahissemens de Huron, me montra qu’en face du grand salon, de l’autre côté du corridor, se trouvait le boudoir particulier de la dame préposée au gouvernement du pavillon. Ni l’une ni l’autre des deux pièces n’avait de porte : rien que des baies ouvertes, des portières flottantes. Il en est ainsi pour les appartenions de réception de presque toutes les maisons américaines, l’usage général des calorifères s’y prêtant. Le flirt, en tout cas, ne s’entoure pas de mystère.

— Très peu de règles formelles existent à Bryn Mawr, me dit miss Thomas. — Les étudiantes vont à Philadelphie sans être obligées de l’en avertir autrement que par déférence ; elles n’abusent pas de la permission, ayant intérêt à ne point manquer les cours, puisqu’elles sont au collège pour travailler.

— La France aura-t-elle jamais l’équivalent d’un Harvard-Annex ou d’un Bryn Mawr ? — Je me pose cette interrogation tandis que le train du soir me ramène vers Philadelphie. Et j’ai le sentiment que nous sommes terriblement en retard. Mais la crainte me prend aussitôt qu’une fois partis, nous n’allions un peu trop vite sur des chemins qui, tracés à l’instar des chemins étrangers, sans souci des obstacles de chez nous, ne sont pas ceux qui conviennent à notre tempérament et à nos forces.

Mon ambition ne va pas par exemple jusqu’à souhaiter que nous ayons un Wellesley avec 700 étudiantes. Ce collège me paraît décidément trop nombreux ; il m’a fait sentir d’une façon saisissante le péril qui menace les États-Unis : trop de culture à tous les rangs de la société, la culture ainsi étendue ne pouvant être bien profonde. En outre on se demande quel effet doit produire sur des filles, dont la plupart sont destinées à gagner leur pain, cette halte de quatre ans dans le palais de l’Idéal, hors de la famille, entre la médiocrité du passé et les cruautés de la lutte pour l’existence qui les attend. Car le nom de palais, ou tout au moins celui de château, sied par excellence à Wellesley, mirant sa noble architecture dans un lac enchanté au milieu du parc de 450 acres qui l’entoure. Moyennant la modique somme de 1 700 francs, quelquefois diminuée par les dons ou allégée par les prêts d’une active société de secours, les étudiantes de Wellesley jouissent non seulement de tous les moyens d’atteindre à leurs brevets ou de se perfectionner sans aucun autre but dans les lettres, les sciences et les arts, mais encore les douceurs de la vie matérielle leur sont prodiguées. Elles trouvent bonne table et bon gîte dans les six jolis cottages, placés chacun sous la charge d’une matrone, et qui s’éparpillent autour des bâtimens principaux : collège, école des beaux-arts, hall de musique ; le lac Waban est à elles pour y ramer, y organiser des régates en été, pour y patiner l’hiver ; elles sont enfin à quinze milles de Boston, ce qui suppose un va-et-vient continuel de visites intéressantes. Le jour où je reçus à Wellesley la plus cordiale hospitalité, Richard W. Gilder, le poète, était venu faire une conférence sur le président Lincoln considéré comme orateur, et d’autres convives éminens figuraient à un lunch simplement, mais substantiellement servi, dont la présidente, miss Helen Shafer, faisait les honneurs, tandis qu’une escouade de pensionnaires vaquaient au service. Le fondateur de Wellesley, H. Fowle Durant, a voulu qu’il en fût ainsi en décidant que chaque étudiante contribuerait journellement, l’espace de quarante-cinq minutes, à une partie du travail domestique pour glorifier cette utile besogne, et pour empêcher les prétentions de caste.

La beauté du lieu nous avait tous ravis. Autant que le permettaient la neige et sous un radieux soleil qui la faisait étinceler, nous avions parcouru le parc immense, où tout est réuni : beautés de l’art et de la nature, collines, bois, prairies, eaux jaillissantes. Quelqu’un hasarda une comparaison enthousiaste entre cette académie et celle de la Princesse qui, dans le poème anglais, rassemble autour d’elle toutes les jeunes filles des États de son père avec l’intention d’émanciper le sexe auquel elle appartient. Le rapprochement était d’autant plus juste que le collège de Wellesley, sans aller jusqu’à défendre sous peine de mort son accès aux hommes, est, par exception unique, tout entier entre les mains des femmes, seules admises à composer la faculté, si les hommes comptent dans le conseil d’administration. M. Durant et sa femme, qui lui survit, ont toujours affirmé sur ce sujet des idées très absolues. L’histoire de la fondation du collège (1875) est curieuse et touchante.

Un avocat en renom eut, dans la force de l’âge et du succès, le cœur brisé par la mort de son enfant unique : il abandonna brusquement le barreau pour se livrer à des œuvres religieuses et philanthropiques. L’inspiration lui vint d’assurer à la masse des jeunes filles de son pays les bienfaits d’une éducation qui les rendrait propres à toutes les carrières et, dès le mois de septembre 1871, la pierre angulaire du bâtiment principal, le College Hall, fut posée, côte à côte avec une Bible.

Le College Hall est un bel édifice, brique et pierre, en forme de croix latine double. On entre dans un vestibule monumental dallé de marbre, rempli de plantes vertes décoratives, au milieu duquel s’élève l’escalier, éclairé d’en haut à la mode italienne, avec balustres et galeries d’étage en étage. Partout des tableaux, des statues : celle de Harriet Martineau, par miss Whitney, semble, dès le seuil même de la maison, montrer le chemin aux logiciennes, aux économistes, aux réformatrices de l’avenir. Le grand salon de la faculté est décoré avec luxe ; un autre salon est dédié à la mémoire d’Elizabeth Browning, apparemment comme au plus pur et au plus élevé des génies féminins ; il renferme tous les portraits et tous les bustes de l’auteur d’Aurora Leigh, auxquels sont joints des autographes de son mari.

La magnifique bibliothèque compte plus de 40 000 volumes, grâce à la générosité du professeur Horsford, de Cambridge. Les étudiantes ont le libre accès de cette bibliothèque, distribuée avec une méthode et un souci du recueillement de chacune, tout à fait incomparables ; elles trouvent en outre une quantité de revues anglaises ou étrangères, rangées sur des tables spéciales. Il en est de même d’ailleurs dans tous les autres collèges. Je risquerais de continuelles redites en énumérant les clubs, les sociétés diverses que recèle chacun d’eux, — les membres de celles-ci, qui portent des noms appropriés à leur but : Phi Sigma, Zeta Alpha, Agora, etc., se proposant d’activer les études littéraires ou de susciter un intérêt intelligent pour les questions politiques du jour, ou encore de s’occuper de musique sous l’invocation de Beethoven, — ainsi de suite. Il va sans dire que partout il y a une Shakespeare society et qu’une association chrétienne dirige le zèle religieux vers les questions sociales. Le théâtre aussi a ses adeptes à titre de récréation : en visitant avec le secours de l’ascenseur tous les nombreux étages du collège, nous rencontrons une troupe rieuse de jeunes actrices, joliment costumées pour la répétition générale d’une comédie.

Dans le parc, un conservatoire de musique renferme quarante pianos, un orgue, et une salle de récitation à l’usage des classes chorales. Les concerts débordent jusque dans la chapelle, ce qui scandalise toujours les voyageurs de pays catholiques : il faut leur rappeler que pour les protestans, l’église n’a son caractère sacré que pendant la durée du service, après quoi elle redevient un local comme tous les autres.

L’école des Beaux-Arts, de style grec, couronne une colline ; on ne peut dire, malgré les dons qu’elle a reçus, que ses galeries soient garnies de chefs-d’œuvre, mais elle est très bien aménagée sous le rapport des salles de conférence et des ateliers de dessin, de peinture, d’architecture. Je vois parmi les collections offertes une belle vitrine remplie de broderies anciennes, et je hasarde une question qui me vaut cette brève réponse : « Les étudiantes laissent l’aiguille aux écoles professionnelles. »

Un portrait en pied de Mrs Freeman Palmer, dans la galerie des beaux-arts, rappelle agréablement la seconde présidente de Wellesley qui fut, de l’avis de tous, une habile organisatrice. Miss Shafer était, avant de lui succéder, un très remarquable professeur de mathématiques. Jusqu’à sa mort prématurée, qui suivit de près ma visite à Wellesley, elle tint haut et ferme, assure-t-on, le drapeau des études classiques et scientifiques chaque fois qu’il s’agissait de diplômes, tout en laissant une très grande liberté à ce qu’on appelle les études électives. Consultons à ce sujet les statistiques toujours éloquentes : sept mille jeunes filles ont, dans l’espace d’une vingtaine d’années, étudié plus ou moins longtemps à Wellesley. Des associations subsistent entre elles, d’un bout à l’autre des États-Unis, permettant de compter celles qui ont tiré bon parti de leur bagage littéraire ou scientifique, et il paraît qu’elles sont nombreuses ; mais les grades universitaires n’ont été conquis que par 847 étudiantes ; sur ce nombre il y a 500 professeurs et institutrices, vingt et quelques missionnaires, une douzaine de médecins, à peu près autant de journalistes. Cent d’entre elles se sont tenues à la vie de famille.

Je n’eus pas l’occasion de voir le collège de Vassar qui est, si je ne me trompe, le plus ancien de tous, ni celui de Smith, fondé dix ans plus tard, vers la même époque que Wellesley, et presque aussi nombreux que celui-ci. Parmi les établissemens de date récente, le collège de Baltimore, ouvert en 1888 sous le patronage de l’église méthodiste épiscopale, m’a paru appelé au plus grand succès. La charmante capitale du Maryland, où il est situé, offre tant d’avantages : un climat très doux, une société cultivée, le voisinage d’une université, de nombreuses bibliothèques, des galeries d’art comme celle de M. Walters qui, livrée au public à certaines dates, réunit en grand nombre les plus beaux échantillons de l’école moderne française, le conservatoire de musique enfin, que l’on doit avec tant d’autres dons à la munificence de M. Peabody. La construction du collège de femmes atteste aussi cette générosité individuelle dont on rencontre partout le témoignage en Amérique. C’est le Révérend John Goucher qui fit élever l’imposant hall de style roman où les laboratoires occupent tout un étage, tandis que le reste est dédié aux classes, aux salles d’assemblée, aux collections minéralogiques, botaniques, paléontologiques, etc. C’est M. B.-F. Bennett qui, en mémoire de sa femme, y ajouta le bâtiment massif de même style qui, consacré au développement physique, renferme la piscine de natation et un gymnase d’après les méthodes suédoises, lesquelles sont en train de détrôner presque partout en Amérique les méthodes allemandes : les professeurs qui surveillent les exercices appartiennent à l’Institut Royal de Stockholm, et les fameuses machines Zander sont employées pour corriger par le mouvement tout ce qui est chez l’élève difformité ou faiblesse. Chaque année on mesure le progrès obtenu en ce qui concerne la capacité des poumons et, la force des muscles.

Deux corps de logis séparés offrent aux pensionnaires une installation pour ainsi dire familiale. Je remarque, en les visitant, que les salles à manger sont, ainsi que les cuisines, placées aux étages supérieurs pour éviter toute odeur ; le mouvement perpétuel de l’ascenseur empoche que cette disposition offre aucun inconvénient. Les jeunes filles mangent par petites tables de huit. Je cause avec plusieurs d’entre elles, jolies comme toutes les Baltimoriennes ont la réputation de l’être, et d’une vivacité, d’une grâce décidément méridionales. Pas ombre en elles de ce pédantisme un peu hautain que j’ai quelquefois remarqué au Nord. Elles savent aussi mieux tourner un compliment : j’aborde ici le Sud, je sens déjà les affinités qui existent entre cette partie de l’Amérique et la France.

Cependant, malgré les influences religieuses qui ont présidé à la fondation du collège, la liberté personnelle est à peu près aussi grande qu’ailleurs : seulement il y a défense d’aller au théâtre ou au bal, de boire du vin, de jouer aux cartes, mais tous les mois ces demoiselles donnent une soirée sous la direction de la dame chargée des soins de leur ménage, et chacune d’elles a le droit d’inviter un ou plusieurs amis. Le logement et la nourriture coûtent deux cents dollars par an ; l’instruction, cent dollars, non compris les arts d’agrément, plus dix dollars pour l’usage des instrumens de laboratoire. Il va sans dire que seul un collège très richement doté peut donner autant à d’aussi modestes conditions. La belle église méthodiste épiscopale de Baltimore sert de chapelle aux étudiantes, une communication étant établie entre elle et Goucher Hall ; le campanile de cette copie plus ou moins fidèle de San Vitale, s’ajoutant à tous ces bâtimens d’architecture lombarde en granit brut, avec toits de tuile rouge, est vraiment d’un bel aspect, solide et sévère. Une école préparatoire, dite école de latin, prospère auprès du collège, sous la même règle.

C’est aussi à Baltimore que se trouve l’excellente école préparatoire de Bryn Mawr qui reçoit des élèves à partir de huit ou neuf ans et les conduit au seuil même du collège. J’y arrive un peu avant que ne commence une conférence sur l’hygiène, et j’admire comme la pratique se joint à la théorie. Ces jeunes externes ont leur piscine de natation ; elles prennent des leçons d’escrime et tirent de l’arc. Leurs vacances sont plus longues que chez nous. Aussi me frappent-elles par un air de santé que dans l’avenir un excès d’activité cérébrale ou mondaine fera perdre à quelques-unes. Elles me paraissent en outre, je dois le dire, moins disciplinées que ne le sont les écolières européennes du même âge. Les voyageurs anglais en Amérique ont toujours noté la fatigante exubérance des enfans, habitués à compter comme d’importans personnages ; cette remarque prouve que les enfans anglais sont timides et rigoureusement tenus, mais il est certain que l’inévitable individualisme n’attend pas le nombre des années pour s’affirmer chez le petit Américain, chez la petite Américaine surtout. Revenons aux universités vers lesquelles se dirigera impétueusement cette nouvelle génération.

Il y a aujourd’hui sur toute l’étendue des États-Unis (le Sud a depuis le triomphe de l’Union pris une grande part au mouvement éducationnel), 179 collèges de femmes, dans le sens que la langue anglaise donne à ce mot qui n’a rien de commun avec le nom de nos établissemens d’instruction secondaire, — 179 collèges où se confèrent des grades. Ces collèges comptent 24 854 étudiantes et 2 299 professeurs, dont 577 hommes et 1 648 femmes[2]. La prédominance des femmes n’abaisse pas le niveau, si j’en crois les meilleurs juges. Ils sont d’avis que souvent dans l’enseignement féminin il y a plus de méthode, ce qui supplée à la force d’improvisation, à l’espèce de génie personnel qui assure la supériorité du professeur homme. Du reste aucun esprit de rivalité malveillante n’existe jusqu’ici entre les professeurs des deux sexes, ce qui s’explique d’un mot : la voie n’est pas encombrée ; le chiffre total ci-dessus l’atteste. Bon nombre de professeurs de collège sont obligés d’ajouter à leur besogne, écrasante déjà, le soin des cours préparatoires, et la foule des aspirantes aux hautes études augmente toujours.

Cet assaut passionné donné à l’arbre de science pénètre d’humiliation les Françaises quand il leur arrive d’en être témoins. Combien d’entre nous sauraient ce qu’il faut pour se présenter au collège ? Tout au plus nous rattrapons-nous sur l’histoire : les Américaines, et aussi beaucoup d’Américains, m’ont paru la connaître fort mal, pour peu qu’on sorte de l’histoire de leur pays et de l’histoire d’Angleterre, qui s’y rattache directement. Que notre amour-propre cependant se rassure : je suis disposée à croire que la conscience même du peu que nous savons est à sa manière une espèce de supériorité. Un professeur distingué, causant avec moi de ces questions, me l’a fait entendre : « Oui, l’éducation de nos femmes embrasse beaucoup plus de matières que la vôtre, elle n’en embrasse que trop ; c’est une grande esquisse sans ombres ni détails. Elles sont certes plus fortes en mathématiques, là-dessus il n’y a pas de discussion, et elles apprennent les langues mortes ; mais je doute que dans la majorité des cas elles en tirent grand profit, sauf pour réussir aux examens. Ici nous devons nous mettre, hélas ! à la portée d’une certaine médiocrité sûre d’elle-même qui croit qu’il n’y a rien au-delà de ce qu’elle peut comprendre. Une Américaine sans prétentions arrogantes est la première d’entre les femmes, mais il faut aujourd’hui les passer au crible pour en trouver qui ne prétendent pas à tout. »

Il est très rare, je le reconnais, qu’un Américain s’exprime aussi franchement sur le compte de ses savantes compatriotes. Tout au plus quelques-uns diront-ils, en parlant de cette rage de culture : « C’est un moment de transition parfois défavorable à la vie de famille ; mais qui sait si, après les tâtonnemens inévitables, nous n’en profiterons pas ? Qui sait s’il ne sortira pas de là une femme plus parfaite que celle du passé ?

On ne devine jamais au juste ce qui se cache derrière le demi-sourire humoristique d’un Américain ; ces mots que j’ai aussi retenus semblaient impliquer cependant un regret et une menace :

— Tout marche très vite pour les femmes. Il y a quinze ans, le collège, en ce qui les concerne, était attaqué comme l’est aujourd’hui leur droit au suffrage. Eh bien, il fonctionne après tout à merveille. Espérons seulement qu’elles n’iront pas trop loin, dans leur intérêt même ; peut-être finiraient-elles par être si fortes et si bien armées que nous n’aurions plus de raisons pour nous montrer envers elles chevaleresques, puisque votre politesse française nous décerne cette épithète flatteuse. Et le jour où nous cesserons de les protéger, elles s’apercevront sans aucun doute que, tout en ayant obtenu grades universitaires et droits politiques, elles sont plus embarrassées qu’auparavant. »

Ce sont là des demi-critiques bien anodines, mais je ne nommerais pour rien au monde ceux de la bouche de qui elles sont tombées, ne voulant pas que ces imprudens soient déchirés par les Ménades. C’est de l’Amérique qu’on peut dire avec vérité : « Il est défendu d’y frapper la femme, même avec une fleur. » Quand à deux ou trois reprises j’ai osé exprimer mon étonnement au sujet de la liberté qui règne dans les collèges, les hommes sans exception m’ont toujours répondu sèchement qu’à l’âge qu’elles ont atteint, seize ou dix-sept ans tout au moins, avant d’aborder la vie universitaire, elles doivent savoir se conduire.

Sur le péril des intimités de femmes nouées pendant quatre années de contact assidu et parfois continuées toute la vie, si étroites que rien ne ressemble davantage à la parfaite intelligence d’un bon ménage, je n’ai jamais été comprise. La surveillance, les restrictions que les couvens ou pensions de notre vieux monde jugent nécessaires seraient, dans les collèges du nouveau, une insulte gratuite. La tenue irréprochable qui distingue l’étudiante en classe, elle la conserve dans tous les détails de sa vie ; douter de cela serait douter des bienfaits de tout le système d’éducation qui régit l’Amérique et qui est fondé sur le respect de soi-même. En aucun pays il n’y a plus d’esprit de corps entre les femmes ; en aucun pays les amitiés particulières ne sont plus nobles et plus dévouées. On me le dit et je le crois, j’en ai eu maintes fois la preuve ; il serait certes à désirer que la même solidarité existât entre Françaises à tous les rangs de la société. Mais la médaille a son revers, et il est impossible de ne pas s’en apercevoir quelquefois.


II. — LA CO-ÉDUCATION. GALESBURG

Nous avons encore à faire connaissance avec les collèges où règne le système de la co-éducation, bien plus étrange à nos yeux que tout le reste. C’est dans l’Ouest presque exclusivement qu’il faut aller les chercher. Un homme très haut placé dans l’Instruction publique m’a parlé avec éloge des résultats qu’obtient du commencement à la fin des études cette co-éducation qui a été récemment en France, où, bien entendu, il serait impossible de l’établir sans un complet remaniement des usages et des mœurs, l’objet de tant de débats passionnés. M. W. T. Harris, commissions of education à Washington, — il me permettra de le nommer, — croit que le fait de vivre ensemble depuis l’âge le plus tendre, au Kindergarten et à l’école primaire, empêche les garçons et les filles d’être aussi sensibles à l’attrait du sexe. Il a remarqué que l’émulation établie entre eux habitue les jeunes filles, qui très souvent marchent en avant, à faire peu de cas des imbéciles, fussent-ils bien tournés. De plus, elles peuvent avoir au collège des frères qui les protègent, et ce sont tout de bon des sentimens fraternels qu’éprouvent pour elles la plupart de leurs camarades, cette camaraderie ayant toujours existé, les transformations de l’âge étant venues pour eux insensiblement. Détail important, M. Harris m’affirma que, si quelques incartades de conduite avaient pu être relevées accidentellement dans les écoles de filles, elles étaient sans exemple dans les écoles mixtes : les premières permettent apparemment beaucoup plus d’abandon ; les secondes imposent du côté féminin une réserve qui n’a d’égale que la timidité respectueuse de l’autre sexe, habitué comme il ne l’est pas ailleurs à compter avec la valeur intellectuelle de la femme. Sur ces questions il m’est impossible d’avoir une opinion personnelle ; j’ai constaté seulement que dans les grandes villes de l’Est on partageait jusqu’à un certain point nos préventions européennes. À Chicago, je n’ai guère vu que l’extérieur de la somptueuse Université fondée sous l’impulsion de l’Eglise baptiste, et elle m’a paru trop neuve pour être encore tout à fait vénérable, si excellemment équipée qu’elle soit par tous les moyens que procure l’argent. Peut-être le récit d’une semaine ou deux passées dans un collège de la Prairie, celui de Galesburg, fera-t-il mieux comprendre à mes lecteurs ce que peut être, sous sa forme la plus intéressante, la co-éducation. La physionomie du collège est inséparable dans ma mémoire de celle de la petite ville et de ses habitans. Je transcrirai donc ici quelques fragmens du journal que je remplissais alors chaque soir.


Cinq heures de voyage environ de Chicago à Galesburg. — Je suis reçue dans la maison d’un des professeurs du collège, qui, comme tous les Américains, est fidèle au principe « Les amis de nos amis sont nos amis. » Riches ou pauvres, ils vous offrent, sous ce prétexte, de partager leur vie de famille aussi facilement que nous invitons à dîner.

Simple maison de bois : elle est posée presque à l’extrémité de la ville. La barrière qui l’entoure donne sur la rue qui conduit au collège, une route plantée d’érables avec des trottoirs en planches, des deux côtés. Trois ou quatre pièces au rez-de-chaussée, autant au premier étage un peu mansardé, rien de plus ; mais cet intérieur modeste suggère au premier aspect des idées d’ordre, de minutieuse propreté, de studieux recueillement. Sur les parois de la salle à manger se détache l’Oraison dominicale en caractères ornés. Le cabinet de travail est garni de livres, qui débordent par toute la maison. Dans le petit parloir point de glaces, des meubles très simples, des photographies de famille, de bonnes gravures, des fleurs, — une dignité singulière partout répandue. C’est là le cadre d’une des figures les plus énergiques et les plus nobles que j’aie vues, celle d’un vieillard robuste comme un jeune homme, d’un savant désintéressé, dont la carrière laborieusement remplie a été consacrée d’un bout à l’autre, malgré ce que pouvait lui conseiller l’ambition, au même collège ; il en est un des piliers pour ainsi dire. Auprès de lui, sa femme, délicate et timide, dont le visage porte encore les traces d’une de ces beautés éthérées comme on en rencontre, finement gravées, dans les « livres de beauté » anglais. À la façon dont la maison est menée, avec l’aide d’une seule petite négresse, je vois qu’il existe des ménagères dans l’Ouest. Le professeur tient aux idées d’autrefois : nulle part, autant que dans cet intérieur, je n’ai rencontré, telle que je me l’imaginais, la famille puritaine. Le mari, le père, est encore maître ici, et maître tyrannique ; la femme plie avec une grâce et une douceur qui ne sont pas spécialement américaines ; la jeune fille est respectueuse et réservée. Elle a pourtant beaucoup de culture, attestée par ses brevets, enseigne elle-même au collège, et a entrepris avec des amies ce que ses parens n’ont jamais fait pour leur part, un voyage en Europe, après lequel sa vie de retraite et de travail ne lui a pas paru plus dure. Tout se fabrique à la maison ; il va sans dire qu’elle et sa mère y mettent la main. Table abondante et simple ; tempérance non pas seulement prêchée, mais pratiquée à la lettre sous le rapport des boissons fermentées. Le père bénit à voix haute chaque repas.

La fondation de Knox-College à Galesburg, telle qu’on me la raconte, présente des traits uniques. Une troupe de pionniers patriotes et chrétiens en posèrent les bases. Leur but déclaré fut de créer un collège qui fournirait des recrues bien préparées au ministère évangélique et qui ferait des femmes les dignes éducatrices de la génération future. Le 7 janvier 183G, un meeting eut lieu à Whitesboro (État de New York) ; on y vota une somme de 20 000 dollars, qui payèrent 15 000 acres de terre dont la vente représenta la première donation faite au collège, et au printemps de cette même année les colons, conduits par le Révérend George Gale, promoteur du projet et chef de la colonie à laquelle il donna son nom, se dirigea vers la Prairie. À l’automne, trente familles, composant un noyau homogène sorti des Pères pèlerins d’autrefois, s’étaient déjà construit de rudes cabanes sur l’emplacement de ce qui devait devenir la ville. En 1837, une charte fut obtenue pour l’établissement du collège, et à la fin de 1838 ce collège s’ouvrit avec une quarantaine d’étudians. Il y en a 600 aujourd’hui. Les bâtimens actuels ne furent achevés qu’en 1837, et la même année vit s’élever un séminaire où logent les jeunes filles. Depuis, un gymnase et un observatoire ont été créés et en 1800, la pierre angulaire de l’édifice qu’on appelle Alumni-Hall fut posée par le président Harrison avec des paroles qui restent dans toutes les mémoires : « Nous renouvelons la dédicace de cette institution, consacrée déjà à la vérité, à la pureté, à la loyauté et à l’amour de Dieu. » — Le collège a eu des bienfaiteurs intelligens et zélés ; l’un d’eux, M. Hitchcock, fit don au collège de toute la partie de la fortune qu’il laissait dont sa veuve n’aurait pas besoin, et Mrs Hitchcock, par une générosité égale, renonça aux avantages que lui eût accordés la loi pour que les intentions de son mari fussent remplies : elle est venue habiter un cottage à Galesburg.


Visite matinale à l’Alumni-Hall. — Le bâtiment, de style roman mitigé, brique et grès rouge, a fort belle apparence. Près de mille personnes peuvent tenir dans son auditorium, qui chaque jour sert de chapelle. Une prière en commun réunit tout le collège. et à tour de rôle les professeurs lisent la Bible, puis font une courte instruction. J’entends le professeur de littérature anglaise parler sur « la comparaison » à propos de la paille et de la poutre de l’Evangile. Cette habitude n’existe pas dans les Universités de l’État ; elle me paraît contribuer pour une bonne part à l’atmosphère morale de Galesburg.

Nous visitons la ville, tout à fait charmante avec ses avenues ombreuses et ses verdoyans boulevards. Elle couvre une vaste étendue, les arbres, les jardins y tenant beaucoup de place. Des arbres verts entourent les bâtimens principaux. Il y a quelques rues commerçantes, mais elles sont d’une activité tranquille, comme il convient à une ville pour qui le trafic est chose secondaire, qui ne s’est jamais souciée que de religion et de science. Le quartier élégant est rempli de très jolies maisons bourgeoises, la plupart en bois peint, mais, affectant tous les styles ; des marges de gazon les encadrent : on les dirait dispersées sur une pelouse. La ville entière est scrupuleusement propre, avec ces sidewalks, fort laids d’ailleurs, qui partout en Amérique, sur les routes, dans les parcs publics, autour des maisons permettent d’éviter la poussière ou la boue, selon la saison. Quelques rues ont un pavage en brique perfectionné. Les intérieurs, entrevus derrière les bow-Windows garnis de fleurs, sont d’une agréable intimité. Nous atteignons un faubourg formé de maisonnettes peintes en couleurs claires, bien vernies, semblables à des jouets tout neufs : c’est le quartier suédois. Ces bravos gens forment une partie assez importante de la population et s’enrichissent vite par leur industrie.

Vaste terrain de manœuvres pour les trois compagnies que commande un officier de l’armée des États-Unis délégué comme professeur de science et de tactique militaire. Le service est obligatoire, chaque étudiant étant tenu de se procurer un uniforme.

Eglises nombreuses, qui représentent toutes les sectes protestantes, et aussi, à l’état de minime fraction, le culte catholique. Ce sont les efforts et les sacrifices des deux églises congrégationaliste et presbytérienne qui ont fondé le collège : leur influence domine donc dans son conseil d’administration, mais sans aucune étroitesse. Un véritable esprit chrétien est seul exigé comme base fondamentale et indispensable de l’éducation à Knox ; les étudians doivent fréquenter le dimanche leurs églises respectives.


J’assiste à la classe de latin, faite par une jeune fille au visage expressif et résolu, qui paraît exercer sur ses élèves un grand ascendant : il y a autour d’elle à peu près autant de garçons que de filles. Quoique aucun règlement ne l’exige, les deux sexes se séparent et occupent chacun l’un des côtés de la chambre : les filles sont généralement plus avancées ; elles sourient avec un peu de malice à chaque bévue des garçons, qui eux non plus ne paraissent pas fâchés de les prendre en faute ; aucune coquetterie d’un côté, aucune galanterie de l’autre. Je remarque le teint hâlé, la mine rustique de plusieurs des étudians, des hommes faits ; leurs bonnes figures expriment à la fois l’énergie et la candeur ; on m’apprend qu’ils viennent de parties reculées de l’Ouest et qu’avant d’entrer au collège ils ont gagné l’argent nécessaire en travaillant de leurs mains. Le directeur d’un important magazine ne disait-il pas un jour, en voyageant avec moi : — « Toute cette campagne, je l’ai parcourue autrefois à pied, un ballot de marchandises sur l’épaule pendant les vacances, et cela des années de suite, pour payer mon collège. On m’appelait l’honnête petit colporteur ». — Et je voyais que cette épithète resterait toujours parmi celles qui l’avaient le plus flatté, quoiqu’il eût atteint depuis à de grands succès. Nombre d’élèves à Knox-College sont de la même étoffe solide ; il arrive que ces retardataires donnent par la suite des talens supérieurs et vraiment personnels. On m’en montre plusieurs qui, durant l’exposition de Chicago, ont sans aucune mauvaise honte employé les deux mois et demi dont ils pouvaient disposer à servir dans les restaurans de la foire et à pousser les petites voitures. Maintenant les voici plongés dans l’Énéide. L’influence bienveillante et gaie des jeunes filles sur cette catégorie de campagnards est des plus heureuses. Le coup de fouet de l’émulation les excite ; ils ont honte de se laisser distancer par leurs frôles camarades, et en outre la bonté féminine les polit presque à leur insu.

Si le professeur qui fait avec une verve et une clarté remarquables la leçon de chimie n’interrogeait de préférence devant moi les étudiantes pour montrer ce qu’elles savent à une étrangère (très incapable d’en juger), je crois que les garçons reprendraient peut-être ici l’avantage. Mais nous avons sur ce chapitre des opinions préconçues auxquelles les aptitudes des Américaines pour les sciences donnent tort apparemment.


… Invitée dans plusieurs maisons de la ville, où je trouve la meilleure compagnie, des femmes simples et instruites à la fois, causant de tout, interrogeant avec intelligence. Évidemment le contact du collège est un stimulant perpétuel, et la société des professeurs une précieuse ressource. Quelques-unes ont voyagé, mais elles ne sont pas possédées par le besoin fiévreux de déplacement que j’ai remarqué ailleurs ; aucune trace de prétention, non plus, — ce qui repose. La diversité des dénominations de croyances dans cette petite ville si religieuse en bloc est curieuse. Un certain lunch me réunit à une demi-douzaine de dames fort liées entre elles, bien qu’appartenant à des églises différentes. J’ai en face de moi une baptiste, et à mes côtés une aimable universaliste, dont la religion me plaît, puisqu’elle lui permet d’être sure de mon salut éternel comme du sien. Les universalistes ne damnent personne.


Je continue à suivre les cours faits au collège par des femmes. Elles n’occupent que le rang secondaire d’instructors ; Knox-College maintient la suprématie de ses professeurs avec un soin jaloux, se piquant de posséder un corps enseignant tel qu’on en trouverait difficilement l’égal dans tout l’Ouest.

Les leçons de français m’attirent. En ce moment les élèves lisent, traduisent et expliquent le théâtre de Victor Hugo. Ils en sont à Hernani, et rien n’est plus drôle que l’accent donné à ces grands vers impétueux, à ces noms espagnols anonnés, écorchés. Mais ils comprennent, ils comprennent même assez, je crois, pour trouver le caractère de Hernani celui d’un fou. Je leur procure une satisfaction réelle en leur disant que même en France ses sentimens paraissent un peu exagérés. Il y a là, parmi ceux que met évidemment sur le gril la scène épineuse des portraits, quelques-uns de ces beaux garçons hâlés, naïfs et solides dont j’ai déjà parlé, de jeunes géans venus de fermes lointaines et qui ont quitté la charrue pour les livres. L’un d’eux m’aborde avec hésitation et me demande d’un ton de curiosité passionnée s’il est vrai que l’admiration baisse en France pour un aussi grand homme que Napoléon. Enhardi par ma réponse, il m’exprime ensuite sa conviction, partagée par beaucoup d’autres, qu’un soldat obscur a été fusillé à la place du maréchal Ney, et que celui-ci a pu se réfugier en Amérique. Les questions des jeunes filles roulent sur des sujets beaucoup plus personnels : ce qu’elles veulent savoir, c’est si l’instruction des femmes en France fait quelques progrès ; si nous sommes toujours enfermées dans des couvens ; si vraiment la co-éducation n’existe pas chez nous !

Une très gracieuse personne professe, avec l’élocution, le système Delsarte, qui développe de beaux gestes et de belles attitudes prises facilement par les demoiselles, imitées avec une attention et une lourdeur tout à fait amusantes à observer par les garçons.

Je tombe un matin dans la classe qui rassemble cinq ou six hommes devant la chaire d’une jeune fille. Il est question d’histoire contemporaine et politique, de la constitution des États-Unis. Elle paraît très gentiment embarrassée de sa lâche et dirige la conversation pour ainsi dire avec le tact d’une maîtresse de maison intelligente, encourageant la discussion de sujets sérieux plus encore qu’elle ne s’y mêle.

Souper au séminaire. Les étudiantes qui ne sont pas de la ville y résident en foule. Autour de la table se trouvent des professeurs, hommes et femmes, plus quelques dames invitées. La salle à manger où nous sommes communique avec une autre beaucoup plus grande où les pensionnaires ont pris place par groupes de six ou huit à de petites tables séparées. La principale préside ; un petit nombre d’étudians viennent du dehors prendre leur repas avec les jeunes filles. Après souper, dans le beau grand salon, toutes les élèves du séminaire me sont présentées les unes après les autres. C’est un long défilé de types très variés, souvent fort agréables à voir : elles arrivent de tous les coins des États-Unis, du Kansas, du Colorado, de la Californie, du Texas, que sais-je ? On me dit, en même temps que leurs noms, leur pays d’origine : plusieurs viennent d’Utah, de la cité du Lac-Salé ; je tressaille, me croyant devant des Mormonnes, et elles de rire, m’expliquant que leurs parens sont « Gentils ». Du reste les Mormons ont depuis peu renoncé à la polygamie, qui leur créait de trop gros embarras. La soirée se termine par un concert : orchestre bien dirigé. On joue en mon honneur des morceaux de Carmen.


Je suis engagée à passer l’après-midi dans une grande ferme des environs. Le nom de ferme est donné en Amérique à toutes les propriétés rurales. Par surcroît d’hospitalité le fermier propriétaire vient me chercher lui-même dans son buggy. Emportés par deux excellens chevaux, nous roulons à travers la Prairie, en respirant à pleins poumons un air doux et comme velouté qui, avant les bises hivernales, accompagne la saison exquise si bien nommée été indien.

Le paysage dans sa monotonie est nouveau pour moi, qui n’ai jamais vu de steppes : c’est l’immense Prairie, roulant de petites vagues courtes et coupée seulement par des fences, barrières tantôt droites et tantôt en zigzags qui, dans toute l’Amérique, séparent les champs et retiennent les troupeaux. Leur coloration argentée, celle que prend le sapin en vieillissant, s’harmonise bien avec le ton brunâtre du sol. La récolte du maïs est faite ; il n’en reste que les tiges et les longues feuilles réunies en meules pour le bétail. À la place qu’occupaient çà et là des bois abattus pourrissent en longs alignemens bizarres les souches, qu’on ne prend pas la peine de déraciner. C’est aussi l’un des traits généraux du paysage américain, ces chicots qui hérissent rudement la plaine nouvellement défrichée. La ferme vers laquelle nous nous dirigeons est située au milieu de 3 000 acres de culture et de prairie. Nous nous arrêtons devant une maison de bois, bâtie sur le plan habituel, avec le stoop, le perron mobile qui y accède et les indispensables sidewalks.

La maîtresse de céans vient à notre rencontre. Rien dans son accueil ne trahit l’ombre de cérémonie provinciale. Elle nous introduit dans un salon meublé de crin noir, et l’entretien s’engage tout de suite sur des sujets intéressans. Nous sommes avertis que deux jours plus tôt la ferme nous aurait offert un spectacle curieux : des conducteurs de bestiaux, venus du pays des Mormons, s’y étaient arrêtés avec 80 000 moutons qu’ils conduisaient au marché de Chicago. Cette troupe bêlante assiégeait la maison avec un bruit d’émeute. Aujourd’hui nous ne rencontrerons que les élèves de l’endroit, chevaux et vaches, clairsemés sur l’énorme étendue.

Vers une heure, le dîner est servi ; un dîner purement américain : soupe aux huîtres conservées, viandes rôties, fricassée de grains de maïs, céleri cru, gâteau de rhubarbe, raisin du terroir, qui a goût de cassis, noix d’hickory, thé ou café on guise de boisson. Deux jeunes filles servent à table ; elles me sont présentées comme les enfans de la maison. Il faut bien qu’elles se prêtent aux travaux du ménage pendant une de ces crises domestiques si fréquentes dans l’Ouest et un peu partout. Le refus que font les employés irlandais et suédois de manger à la même table que les nègres complique encore les difficultés. Force est donc de s’aider soi-même. La besogne matérielle dont s’acquittent ces demoiselles ne les empêche pas du reste d’aller tous les jours à l’école en ville ; elles conduisent elles-mêmes leur petite voiture. Je découvre, tout en causant, que la vie d’une femme d’agriculteur est passablement sévère en Amérique, où les exploitations rurales sont à de grandes distances les unes des autres et se font sur une si vaste échelle qu’il n’y a pas de menus détails à surveiller. Aucune distraction, aucun voisinage. Mais l’hiver, à Galesburg, la fermière trouve des dédommagemens : elle fait partie d’un club littéraire ; toutes les dames y sont enrôlées ; par conséquent on a la ressource de faire l’été beaucoup de lectures qui se rapportent aux sujets proposés pour les séances à venir. Je m’informe de ces sujets, on m’en cite quelques-uns : troubadours et trouvères (les langues romanes sont en grand honneur aux États-Unis, et bien des gens qui ne parlent pas couramment le français s’extasient sur notre vieille littérature provençale) ; influence des salons au xvii0 siècle ; les femmes françaises dans la politique ; origine de l’art grec, etc. Croirait-on à un pareil intérêt porté aux choses du vieux monde dans un village de la Prairie, car une ville de 18 000 âmes n’est guère qu’un village aux États-Unis ? mais ce village-là très certainement a une âme supérieure en qualité à celle de beaucoup de grandes villes.

L’un des convives raconte qu’il est allé dernièrement visiter le territoire indien qui s’étend entre le Missouri et le Texas. Là le gouvernement ayant acheté des terres aux Indiens, les concède à qui les atteindra le premier. Il s’ensuit que des pays environnans arrive une trombe de chevaux lancés à toute vitesse par leurs cavaliers. Le narrateur nous montre des photographies instantanées qui donnent l’idée de la course, favorisée par un paysage plat, et de la victoire remportée bride abattue. On voit aussi le vainqueur se reposer, assis par terre, dans la récente jouissance de son bien, propriétaire pour la première fois de sa vie, d’ailleurs à moitié mort de faim et de fatigue ; puis.la ville en formation : des tentes éparses ; le commerce qui commence à poindre, représenté par un magasin en planches. Pour rencontrer ces mœurs-là, il n’est pas après tout nécessaire d’aller extrêmement loin de l’Illinois, où nous sommes. Jadis, ici même, on a trouvé des sépultures indiennes, squelettes reposant dans les plus hautes branches des arbres. Une discussion s’élève sur les Indiens, que quelques-uns jugent perfectibles dans les arts de la civilisation, notamment dans l’agriculture, tandis que d’autres les déclarent capables de tout, sauf de travailler. Les travailleurs occupés sur la propriété sont tous Suédois, honnêtes et laborieux par conséquent. Je vois leurs maisonnettes éparpillées sous bois et dans la plaine. Ils fauchent, moissonnent, battent le grain, avec l’aide des engins les plus perfectionnés ; rien de pittoresque dans tout cela. Le teint bruni du maître atteste qu’il les surveille de près et que sa propre tâche est rude. Il se moque gaîment des phrases toutes faites sur les délices de la vie rurale et de tout ce que le prétendu bonheur de l’homme des champs a pu inspirer de suave aux poètes antiques et modernes : « Virgile n’était pas venu en Amérique, » dit-il pour conclure.

Ces dames parlent de Paris, où les deux fraîches Hébés qui à table nous versaient du thé, iront achever leur éducation ; je n’ose leur dire qu’elles y trouveront difficilement autant de ressources qu’à Galesburg. On ne nous propose pas le tour du propriétaire, inévitable en Europe. Les campagnes de l’Ouest n’en sont pas encore aux allées arrangées pour la promenade. On marche par nécessité sur des routes qui mènent à un but pratique : nos petits sentiers herbus, qui demandent à être foulés par de longues générations de gens que rien ne presse, viendront plus tard.

Vers l’heure où le soleil se couche, je remonte dans le buggy du haut duquel j’assiste à un de ces couchers de soleil qui incendient superbement le ciel au-dessus de la prairie sans limites. La plus jeune fille de nos hôtes, une belle enfant de neuf ans, saute à cheval, sans se soucier de sa robe courte, sans même prendre un chapeau, et nous accompagne jusqu’au tournant de la route, où elle s’arrête. Longtemps je regarde de loin la figure de la petite amazone aux cheveux flottans se détacher en noir sur le fond de pourpre, et j’éprouve ce sentiment triste et doux qui m’est revenu plus d’une fois pendant mon long voyage rempli de nouveaux visages et de sites nouveaux, le sentiment de rompre un lien à peine formé, de quitter trop vite des gens ou des choses que j’étais bien près d’aimer, que je ne reverrai plus.


Autre promenade jusqu’à Knoxville dans un paysage plus beau, l’immense mer de la prairie étant plus rolling, plus houleuse. On me fait remarquer que partout où existent des bois un creek coule sous le feuillage qui accompagne et révèle ses sinuosités. En cette saison d’automne les creeks sont de simples ruisseaux, mais l’hiver ils débordent jusque sur les routes. Quelquefois l’éternelle fence est remplacée par des haies où l’orange osage se suspend pareille à un gros peloton de laine verte qui jaunira bientôt. Rntre les bouquets de chênes et d’érables apparaît de temps en temps une maison de bois peint, une ferme, puis on franchit de longs espaces sans voir autre chose qu’une grange isolée au bord du chemin, ou encore une espèce de grande cabane toute seule aussi derrière sa palissade. J’en reverrai de semblables partout de deux milles en deux milles. C’est une école soutenue par les fermiers du voisinage qui, loin des villes, n’ont que ce moyen de faire instruire leurs enfans.

Knoxville, petite ville morte, quoiqu’elle ne soit pas vieille de beaucoup plus d’un demi-siècle, s’obstine à garder l’air important avec les deux ou trois édifices prétentieux, à frontons triangulaires, qui décorent sa place principale. L’un d’eux logea naguère le tribunal transporté depuis à Galesburg. La lutte fut vive entre les deux villes et les habitans de Galesburg vous diront pourquoi elle s’est terminée à leur avantage : Knoxville était peuplée à l’origine de gens du Sud, tandis que sa rivale a été fondée par des puritains du Nord ; ce fut, à les en croire, le triomphe inévitable de toutes les qualités qui recommandent une forte race. Le fait d’être située sur la ligne principale des deux plus grands chemins de fer de l’Ouest, le Burlington et le Santa Fé, qui permettent d’y arriver de toutes les parties du pays, ne nuit peut-être par non plus à Galesburg. Quoi qu’il en soit, Knoxville sommeille à l’ombre de ses grands arbres, blanche et nette, avec de larges rues plantées et une magnifique école de garçons fondée par l’église épiscopale. Sous le même patronage s’est élevé à peu de distance, dans la campagne, un non moins monumental Institut de jeunes filles. Sainte-Mary, c’est son nom, me ferait penser à un couvent d’Europe, si le hasard ne m’y amenait à l’heure de la récréation qui suit le goûter. Toutes les pensionnaires sont sur la route, à pied ou en voiture, conduisant elles-mêmes, croquant des pommes, toutes très gaies, très élégantes et beaucoup plus mondaines assurément que ne le sont les élèves du collège mixte. Non loin de là se dresse une maison des pauvres qui a plutôt l’aspect d’un bel hôtel que d’un asile de mendicité. Tous les âges s’y trouvent réunis, et des concessions vraiment humaines sont faites à la vie de famille, puisqu’on me parle d’une veuve qui vient d’y être admise avec ses trois jeunes enfans.

Nous traversons la voie ferrée dont, selon l’usage, aucune barrière ne défend l’accès à qui veut se faire écraser, et nous rentrons à Galesburg par des chemins charmans qui longent les bois. Un buggy croise le nôtre portant un jeune homme et une jeune fille. Je demande au professeur qui me conduit si ce sont des fiancés.

— Ils pourront le devenir, me répond-il, mais pas nécessairement.

Et je vois que cet homme austère comprend, approuve qu’il en soit ainsi. Sur ce point il est de l’avis de tous les pères de famille que j’ai rencontrés à New-York et ailleurs, trouvant tout simple que leur fille monte à cheval, ville et vienne accompagnée par un ami. Je ne sais pourtant si sa tolérance égalerait celle de beaucoup d’autres au cas où dans sa propre famille on s’aviserait de passer de la théorie à la pratique.

Intéressante découverte : les amis qui m’accordent une hospitalité si cordiale descendent de Barbara Heck, la mère du méthodisme dans le Nouveau Monde ; j’apprends en même temps comment l’établissement de cette secte en Amérique se rattacha aux conquêtes de Louis XIV. Les Allemands chassés du Palatinat étaient allés chercher protection sous le drapeau anglais, auprès des lignes de Marlborough, et des concessions de terrain leur avaient été accordées en Irlande ; c’étaient par excellence d’honnêtes gens, très portés aux idées religieuses. La doctrine wesleyenne du témoignage de l’esprit tomba dans leurs âmes bien préparées à la recevoir ; ils s’embarquèrent en 1760 à Limerick, non pas pour fuir la pauvreté, mais pour aller à la recherche d’une terre promise, selon les paroles de la Bible que ceux qui « naviguent sur les grandes eaux voient dans leurs profondeurs l’œuvre de Dieu et ses merveilles. » Parmi eux était une jeune femme tout récemment mariée qui fut leur guide et leur soutien à travers les vicissitudes de l’exil. Débarqués à New York, ils y perdirent peu à peu leur première ferveur. Barbara leur fit honte de ce relâchement ; appuyée sur sa vieille Bible allemande, elle osait tout. La passion du jeu par exemple ayant gagné la petite colonie, elle entra dans le tripot, s’empara des cartes, les brûla sur-le-champ et convertit les joueurs. L’ascendant qu’elle exerçait sur son peuple était celui d’une nouvelle Déborah. Les méthodistes n’avaient point d’église, elle résolut d’en fonder une. Le service s’organisa grâce à elle, dans la maison d’un de ses cousins, Philip Embury, qu’elle avait électrisé par son exemple. Toute la semaine elle travaillait à gagner le pain quotidien, pour apporter ensuite la nourriture spirituelle à une foule toujours grossissante.

Il y a trois églises méthodistes à New-York, sans compter les églises nègres, et l’une d’elles est sur l’emplacement de la pauvre maison de Philip Embury. Quand Barbara Heck mourut très vieille, au Canada, après avoir semé dans ce pays ses croyances religieuses, elle déclara n’avoir jamais perdu vingt-quatre heures de suite le sentiment de son union intime avec Dieu, the evidence of acceptance with God, depuis l’âge de dix-huit ans, époque de ce qu’elle appelait sa conversion, parce qu’alors seulement l’esprit lui avait parlé. Je dis aux arrière-petits-enfans de Barbara, qui sont congrégationalistes, combien je m’étonne qu’ils aient abandonné l’église fondée par une pareille aïeule. Ils me répondent qu’on passe d’une secte protestante à une autre plus facilement que nous ne pensons, vu qu’il n’existe guère entre elles que des différences administratives. Elles communient toutes ensemble, sauf les baptistes. Ceux-ci se tiennent à l’écart.

Plus j’habite Galesburg, plus j’ai le sentiment de sa ressemblance avec quelque petite ville universitaire d’Allemagne, telles qu’elles étaient avant l’annexion à la Prusse. C’est la même simplicité, la même vénération pour la science et pour ses représentai, les mêmes mœurs patriarcales. L’esprit allemand, dont témoigne une connaissance générale de la langue, prévaut ici du reste comme dans beaucoup d’autres villes américaines : résultat de l’immigration, du séjour plus ou moins prolongé qu’ont fait les professeurs en Allemagne et aussi de ce prestige qui s’attache aux victorieux vus de loin. Le grand nombre ne parle pas français, si quelques-uns se rappellent avec enchantement un rapide passage à Paris.

La présence des professeurs, de leurs mères et de leurs femmes donne un charme sérieux que je goûte infiniment à une ou deux soirées tout intimes. Plus mondain que ses collègues est le lieutenant-instructeur, dont l’uniforme apporte une note gaie dans cette symphonie grise et noire.

Mes questions portent toujours sur le système de la co-éducation avec ses avantages et ses dangers. La jolie femme du président me répond : — Nous ne pouvons pas, mon mari et moi, vous en dire du mal, puisque nous nous sommes rencontrés et aimés au collège.

La fille aînée de mon hôte s’est mariée de la même façon, après avoir conquis tous ses diplômes.

Oui, beaucoup de mariages se décident au collège ; est-ce un mal ? Vaut-il mieux se rencontrer dans le monde, en pleine frivolité ? Ne se connaît-on pas beaucoup mieux et sous des aspects plus intéressans lorsque pendant des années on étudie ensemble ?

— Mais ce sont des mariages prématurés.

— Non pas, ils n’ont lieu que quand la situation de l’homme est faite. La constance des deux parties est souvent mise à longue épreuve.

— Et l’amour ne vous distrait pas du travail ?

Cette réflexion bien française fait sourire. Un Américain ne pense à la femme qu’après avoir pensé à ses devoirs sérieux et d’abord aux moyens de faire vivre cette femme. L’exemple du très jeune président de Knox, qui a remplacé depuis peu un homme universellement estimé que son âge forçait au repos relatif, l’exemple brillant, presque unique d’une situation si considérable atteinte à trente ans, prouve que des fiançailles au collège n’empêchent pas les grands efforts et les grands succès.

On me demande si j’ai rien vu, soit au collège, soit en ville, qui m’ait fait pressentir aucun des inconvéniens dont je parle. Assurément non. Eh bien, c’est qu’il n’y a rien ! L’atmosphère de Knox est claire et saine. Chacun respecte la dignité de chacun sans l’intervention de règlemens rigoureux. Les nouveaux venus sentent cela très vite, ils comprennent ce qu’on attend d’eux et tout naturellement s’y conforment.

On me parle des hommes distingués que Knox-College a fournis dans des départemens divers : les ministres de l’Evangile et les professeurs dominent, c’est-à-dire les gens qui font le moins de cas des jouissances matérielles de ce monde, qui tiennent le plus à la vie de l’esprit.

Ma conclusion, après avoir tout écouté, est que le système ne réussirait pas dans une ville plus grande, où ne pourrait s’exercer une police morale incessante, où les influences religieuses seraient moins directes, où il y aurait des tentations ou seulement des distractions. Les mœurs encore primitives de l’Ouest permettent la réalisation de ce qui serait ailleurs une utopie. Beaucoup d’autres collèges y existent fondés sur les mêmes bases que celui de Knox, et ceci atteste une droiture d'âme, des vertus fraîches et robustes auxquelles il m’a semblé que l’Amérique plus complètement européanisée de l’Est ne rendait pas assez justice. Des deux côtés, à l’Ouest comme à l’Est, il y a des préjugés, faute de se bien connaître. Un intransigeant de la Prairie ne m’a-t-il pas écrit l’autre jour : — « Revenez-nous et restez plus longtemps. Comme dit ma mère à ses invitées : Au revoir, apportez votre tricot ! — Ce qui m’a plu dans votre première visite, ç’a été votre détermination de regarder le peuple d’Amérique et non pas ses snobs. Le véritable Américain n’est pas dans les salons. Dans les petites villes, dans les villages, à la campagne seulement subsistent encore les façons démocratiques, qui le caractérisent. Combien de temps cela résistera-t-il à la marée montante de l’argent et des insolens privilèges ? Je n’en sais rien, mais cela existe dans notre maison de famille (homestead) où je passe l’été, mangeant à la même table que la fille de service (hired girl) et où le jardinier m’appelle par mon nom de baptême, mon nom le plus haut, dirait Walt Whitman. »

Celui qui parle ainsi, un écrivain de talent, se trouve à merveille de subir les âpres influences d’une ferme dans le Wisconsin. Je suis plus éclectique que lui. Les sauvages senteurs de la Prairie ne n’empêchent pas d’apprécier tels salons de Boston ou de New York ; mais j’ai été souvent révoltée par l’ignorance voulue que des Américaines qui ont dix fois traversé l’Océan y professaient pour les parties encore neuves de leur propre pays, comme si les trésors de l’avenir n’étaient pas enfouis là. Je me suis détachée avec peine de Galesburg, j’y suis retournée de très loin, j’y pense encore avec respect et avec sympathie. Ce serait un grand plaisir pour moi que d’y porter mon tricot, comme on m’invite à le faire en franc parler de l’Ouest.


III. — L’EXTENSION UNIVERSITAIRE, CHAUTAUQUA.

Avant de laisser le chapitre des collèges, il me semble indispensable de dire quelques mots d’un mouvement populaire vers la haute culture dont profitent les femmes autant que les hommes. On entend par university extension les divers moyens donnés à toutes les classes du peuple pour acquérir une instruction plus étendue que celle des écoles, ou plutôt l’université ainsi comprise est, selon la très juste expression du professeur Moulton, l’antithèse même de l’école : l’école est en effet obligatoire, administrée sous une discipline immuable, tandis que l’université ouverte aux masses est l’éducation des adultes, une éducation volontaire, illimitée, appliquée à la vie tout entière.

L’Angleterre inaugura ces méthodes qui consistent en conférences, en exercices hebdomadaires, questions et réponses, le tout se terminant par l’examen qui permet de recevoir un certificat d’études. Dès 1850 le mouvement s’était produit, mais l’Université de Cambridge ne l’organisa complètement que plus de vingt ans après ; Oxford suivit son exemple, puis une société se forma à Londres pour l’extension d’un enseignement qui réussissait au-delà de tout espoir ; il a depuis lors gagné l’Ecosse, l’Irlande ; enfin il se transporta aux États-Unis, commençant dans la ville si lettrée de Baltimore.

Le docteur Herbert Adams, — qui a bien voulu me faire visiter l’université de Johns Hopkins, où j’ai été accueillie avec une inoubliable courtoisie par le président Gilman — le docteur Adams, professeur d’histoire, me raconte comment, durant l’hiver de 1887 à 1888, la jeunesse de la ville se réunissait tous les quinze jours pour entendre des lectures sur l’histoire du XIXe siècle. Une autre série de conférences sur le progrès du travail manuel fut ensuite dédiée aux centres industriels qui entourent Baltimore. Bientôt cependant on reconnut que ce genre d’instruction ne doit être donné à aucune classe spéciale, ouvrière ou autre, mais bien à tous, sans souci de la profession de chacun.

Tel fut l’esprit qui dirigea les cours subséquemment organisés avec l’aide de ces associations chrétiennes de jeunes gens qui existent dans chaque ville. Le mouvement s’est accentué de plus en plus jusqu’à ce jour, tous les collèges prêtant leurs professeurs. Pour voir quelles proportions colossales peut prendre en Amérique un grain de sénevé emprunté au vieux monde, il faut jeter les yeux sur l’Assemblée de Chautauqua.

Au moment même où, comme je l’ai déjà montré[3], Boston préparait dans un cercle restreint l’acclimatation des méthodes anglaises (1873), une idée grandiose germait dans l’esprit de l’évêque méthodiste J.-IL Vincent. Elle se manifesta d’abord par une assemblée d’été tenue au bord du lac Chautauqua pour l’enseignement de la Bible. Cette espèce d’école du dimanche organisée dans les bois fut le point de départ d’une université populaire qui, en vertu de la charte qu’elle a reçue de l’État de New-York, peut conférer des degrés. Le campement est devenu une sorte de station estivale où chaque année le chemin de fer de l’Erié et de nombreux bateaux à vapeur amènent par milliers les étudians autour de leurs maîtres. Ils trouvent là des hôtels, des musées, des gymnases, des salles d’assemblée, un « Hall de la Philosophie », un « Parc de la Palestine », des plaisirs de toutes sortes : excursions, régates, feux d’artifice, le tout annoncé, prôné un peu trop bruyamment peut-être ; mais, s’il est vrai que la fin justifie les moyens, il faut tout pardonner à l’évêque Vincent.

Persuadé que la vie est une école, avec des influences éducatrices qui agissent du berceau à la tombe, il veut favoriser ces influences en tenant compte des capacités de chacun et des circonstances qui l’environnent. Toute science nous conduit à Dieu pourvu que nous la reportions à lui. Il n’y a pas d’âge qui n’ait le devoir d’aspirer au développement de l’intelligence. Quiconque, dans la vieillesse même, sentie besoin d’une direction en ce genre y a droit autant que les plus jeunes, et une récompense équitable doit être donnée à ses efforts. L’assemblée de Chautauqua ajoute donc au travail par correspondance une réunion annuelle favorisant des classes et des examens qui aboutissent à une sorte de diplôme. Cette assemblée s’ouvre le premier mardi d’août et dure plusieurs semaines dans un site qui attirerait la foule par ses seules beautés pittoresques. Je ne m’y suis malheureusement pas trouvée à l’époque où la multitude partie du Temple et de Jérusalem, ou bien descendue des bateaux qui sillonnent le lac, monte à travers le bois sacré de Saint-Paul jusqu’au hall qui forme le centre du cercle enchanté pour assister aux exercices dits de la Table-Ronde, lesquels commencent toujours par une prière et se terminent par des hymnes. Laissons parler M. John Vincent[4] :

« … Chaque chaise est occupée, longtemps avant l’heure ; des bancs sont traînés dehors, des châles étendus sur le sol. Un grand nombre reste debout. C’est un beau spectacle que cette masse humaine pressée autour de l’édifice tout blanc, dans la verdure des arbres, avec le lac un peu plus loin et les rayons du soleil couchant qui se jouent sur le feuillage mobile, sur toutes ces figures illuminées. On pense malgré soi, en écoutant, à un autre lac au bord duquel la parole fut distribuée à des hommes de bonne volonté. »

Il y a un apôtre chez l’évêque Vincent, et aussi un voyant qui vit dans la contemplation d’un Chautauqua quasi céleste où, par la grâce de l’électricité, les populations de l’avenir seront transportées en un clin d’œil pour assister aux merveilles perfectionnées du téléphone, du phonographe, du microphone, etc. ; où les flammes changeantes des fontaines lumineuses se mêleront aux eaux vives du lac ; où toutes les langues seront enseignées par des méthodes naturelles, chacun pouvant voyager dans les quartiers allemand, français, italien et autres qui feront de cette université modèle un monde. Chacun pourra de même entrer dans une église commune, consacrée au libre esprit de charité qui rassemblera toutes les sectes chrétiennes et où les liturgies de tous les âges auront leur place, sans préjudice des manifestations improvisées. Les espérances du docteur Vincent ne s’arrêtent pas, on le voit, au « Chautauqua local et littéral », elles embrassent le « Chautauqua des idées et des inspirations », si haut placé qu’il n’est plus de la terre. Ce naïf et généreux enthousiaste aurait pu rivaliser avec Pierre l’Ermite, et c’est une croisade moderne qu’il prêche en effet. Chautauqua a maintenant de tous côtés des succursales, — résidences d’été dont on vante pêle-mêle les ressources diverses : culture, religion, musique, promenades et restaurans. L’élan qu’a su donner l’évêque Vincent est au fond le même qui amena jadis les revivais, les réveils spirituels, et il s’est produit sous les mêmes influences méthodistes, mais étendues cette fois à toutes les églises comme à toutes les branches du savoir humain. Le goût de l’Amérique pour ce qui est sketchy, esquissé à la légère, pourvu que le dessin soit immense, illustré de réclames, favorable au commerce et coloré à souhait, doit se donner carrière parmi les 200 000 Chaulauquans qui se vantent d’avoir des adeptes jusque dans l’Inde, le Japon, l’Afrique du Sud et les îles du Pacifique ; mais on ne peut nier que ce campement d’un peuple, autour de la science, fût-elle vulgarisée à l’excès, n’ait de la grandeur. Il faut, quoi qu’on puisse penser d’un certain abus de fanfares, saluer l’homme de bien qui a dit : « C’est la mission du vrai réformateur, du vrai patriote, du vrai chrétien, d’offrir la science et la liberté, la littérature, l’art et la vie religieuse, à tout le peuple, partout. »


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er septembre.
  2. Tous n’ont pas le titre de professor ; il y a aussi les teachers ou instructors.
  3. Voir la Revue du 1er septembre 1894, la Condition de la femme aux États-Unis, Boston.
  4. The Chautauqua movement, by John H. Vincent, Chautauqua press, Boston.