La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage/04

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La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 574-604).
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CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS

IV[1]
UNE PRISON DE FEMMES — HOMES ET CLUBS D’OUVRIÈRES — LA VIE DOMESTIQUE — LES ÉCOLES INDUSTRIELLES. — INSTITUT AGRICOLE DE HAMPTON : NÈGRES ET NÉGRESSES.


I. — UNE PRISON DE FEMMES. — SHERBORN.

Il me semble que tout ce que j’ai dit de Boston serait incomplet si je n’y joignais mes impressions sur la prison de Sherborn, prison de femmes, conduite et surveillée uniquement par des femmes. Mrs Ellen Johnson a prouvé depuis dix ans, elle prouve chaque jour ce que peut la volonté patiente sur les êtres les plus dégradés. Elle est chargée de l’administration financière de la prison aussi bien que de la direction morale et matérielle, tout passe par ses mains, et elle donne raison au régime de l’autocratie. Son reformatory modèle a l’avantage d’être en pleine campagne, quoique situé à une heure tout au plus de Boston ; les grandes cultures environnantes l’isolent complètement. Nous traversons des champs encore jolis sous la neige qui les couvre, un pays onduleux, fermé par des collines boisées. Là-bas ce vaste bâtiment de brique rouge avec d’importantes dépendances qui semblent indiquer une grande ferme, c’est la prison, — une prison sans murs ni barrières, — précédée d’un jardin qui appartient au plus petit des deux corps de logis, séparés, bien que tout proches l’un de l’autre. Celui-ci est la demeure de la directrice, l’autre renferme les détenues, dont le nombre varie de trois à quatre cents. Aucune n’est condamnée à vie, le terme de la détention pour la plupart ne dépasse pas cinq ans ; cependant il y a quelques exceptions, car on rencontre des meurtrières à Sherborn, et des infanticides et des incendiaires aussi bien que de simples vagabondes ou des ivrognes incorrigibles, — ce dernier cas malheureusement plus commun que tous les autres.

Mrs Johnson est une femme grande et forte, de cinquante-cinq ans environ, dont la physionomie ouverte et bienveillante exprime la plus calme énergie. Elle a un air de santé physique et morale très frappant : la bonté se lit dans toutes les lignes de sa figure ronde et pleine, mais on devine au premier coup d’œil que cette bonté n’a rien de sentimental et qu’aucune faiblesse ne s’y mêle. Elle ne s’appuie sur nulle autorité du dehors, et quoique la prison ait des inspecteurs, bien entendu, ceux-ci lui laissent carte blanche, appréciant sa haute compétence. Elle connaît chacune de ses pensionnaires, et l’observation de la nature humaine est poussée chez elle au suprême degré. Un trousseau de clés très fines pendu à la ceinture, elle marche devant nous, suivie de son petit chien dont les bonds et les gambades semblent ici presque déplacés par les pensées de liberté qu’ils suggèrent. D’une jolie chambre pleine de fleurs nous sommes passées dans les corridors si larges et si clairs de la prison, et la directrice nous montre son empire tout en répondant à nos questions.

Oui, elle habite le pavillon seule, absolument seule, servie par les détenues. Nous avons vu l’une d’elles, la jeune fille qui nous a ouvert la porte. Elle portait la robe d’uniforme, mais la rosette rouge attachée au corsage indique une conduite irréprochable. Ce petit bout de ruban dont Mrs Johnson a eu l’idée lui rend de grands services. Toutes les distinctions obtenues contribuent à relever le moral de ces pauvres femmes, et elle ne laisse jamais le moindre effort sans récompense, non pas simplement la stricte obéissance à la règle, mais les progrès cachés et individuels, plus importans que tout le reste. Une soumission passive ne lui suffirait pas ; elle croit qu’on ne peut éveiller la conscience chez des êtres ignorans et déchus qu’en les confiant jusqu’à un certain point à eux-mêmes. Le système de la prison est fondé entièrement là-dessus. Ainsi la robe des détenues est au premier aspect pareille pour toutes : une cotonnade à carreaux bleus et blancs ; regardez bien ; ce carreau selon qu’il est plus ou moins grand, à une, deux, trois ou quatre raies, montre que l’on appartient à telle ou telle des quatre divisions. En effet, après les premières semaines d’épreuve solitaire, « la nouvelle » est mêlée à ses compagnes, et là elle trouve l’occasion de lutter sans relâche afin d’obtenir une meilleure nourriture, un peu de liberté, des privilèges quelconques ; pour cela il lui faut s’élever de l’avant-dernier grade aux grades supérieurs. Il arrive aussi qu’elle tombe au dernier. Nous allons voir, en suivant Mrs Johnson, ce que cela signifie.

Je ne crois pas que l’on puisse imaginer rien de net, de ciré, de luisant comme cette prison de Sherborn ; l’air, la lumière pénètrent à souhait ; nulle part on ne respire une mauvaise odeur, une odeur quelconque ; pas un grain de poussière, des cuivres étincelans, des murs lavés, blanchis, des escaliers si bien tenus qu’on les dirait tout neufs. Il nous semble circuler dans l’atmosphère pure d’un tableau d’intérieur hollandais. Cette propreté devient presque excessive et inquiétante dans la cuisine. Est-il possible que des tables si bien grattées, des ustensiles si soigneusement fourbis aient servi jamais, et d’où vient qu’aucune émanation ne se dégage des trois énormes chaudières qui sont en train de bouillir ? Mrs Johnson lève les couvercles ; l’une d’elles renferme des épluchures de cacao, l’autre du gruau, la troisième une trompeuse imitation de café, ce qui dans les trois cas équivaut à de l’eau chaude ; c’est le menu ordinaire. On n’a que très peu de viande une fois par jour, dans un semblant de bouillon ; en revanche, du pain presque à discrétion coupé en minces tartines, selon l’usage américain, et très blanc. Évidemment les grosses soupes et le gros pain d’Europe nourrissent davantage.

— C’est assez, fait observer Mrs Johnson ; mieux nourries, elles seraient plus difficiles à tenir, et l’état sanitaire chez nous ne laisse rien à désirer.

Suffisante ou non, cette maigre chère est très proprement servie, et ici s’affirme l’importance donnée aux habitudes décentes et respectables par tous ceux qui ont du sang anglo-saxon dans les veines. La punition des plus mauvaises est de manger dans de la vaisselle fêlée ou ébréchée. Cela fait partie de l’ingénieux système des quatre grades auquel nous initie notre visite aux quatre réfectoires. Dans le réfectoire de la dernière classe, tout est plus grossier : chacun des objets qui composent le couvert porte la trace de quelque avarie, les mets aussi représentent le rebut ; et les cellules correspondantes sont les moins commodes de la prison : fermées chacune par un rideau, elles donnent sur un couloir rigoureusement gardé. Mrs Johnson nous fait remarquer d’un air de satisfaction qu’il n’y a que neuf de ces pensionnaires déshéritées. Elles étaient tout autrement nombreuses naguère, mais par leur bonne conduite, plusieurs d’entre elles se sont élevées peu à peu jusqu’à la première division, qui permet quelques douceurs, des verres et des assiettes de choix, du thé un jour par semaine, même un peu de beurre. Dans les quatre divisions, la régularité du couvert est un chef-d’œuvre de minutie ; pas une fourchette ne dépasse l’autre, le regard rencontre deux lignes tracées au cordeau pour ainsi dire, et la tenue à table doit être également parfaite : les pieds, les mains posés selon l’ordonnance, sans un moment d’oubli. Le succès des tentatives faites dans le fameux reformatory d’Elmira (État de New-York), où certains criminels ont été peu à peu redressés au moral par l’effet du redressement physique, forcés de marcher droit, de regarder en face, de renoncer aux mauvaises habitudes apparentes qui ne sont que le reflet des défauts cachés, — ce succès éventuel, dis-je, semble avoir été pris en grande considération par Mrs Johnson. Elle croit qu’une tenue convenable doit être regardée comme un symptôme de bon augure, indiquant le retour d’un certain empire sur soi-même, et elle punit par conséquent le moindre manque de décorum. Mais ces punitions n’ont rien de très sévère. La délinquante est reléguée dans une cellule spéciale, plus nue que les autres, avec une porte grillée ; pour les fautes graves il y a le cachot, un cabinet noir dans le sous-sol, où l’on n’a pour lit que le plancher, pour nourriture que du pain et de l’eau. Plusieurs cachots existaient autrefois, Mrs Johnson a pu les fermer tous, sauf un seul, et il est presque hors d’usage depuis un an ou deux. Souvent elle est allée y tenir compagnie à quelque malheureuse que la peur jetait dans des crises d’hystérie, l’exhorter doucement, la décider à demander pardon ; ou, si elle s’obstinait, lui porter des couvertures pour la garantir contre le froid de la nuit. Sauf ces cas extraordinaires, les punitions et les récompenses sont toujours les mêmes : montée ou descente d’une division à l’autre. La première division constitue ainsi une élite. Dans les corridors nous rencontrons une jeune femme qui passe, un livre sous le bras, décorée du petit ruban rouge.

La directrice lui frappe affectueusement sur l’épaule : « Voici une très bonne fille, dit-elle. Pour rien au monde elle ne voudrait perdre ce ruban-là. N’est-ce pas ? — Et elle l’interpellait par son nom de baptême. — C’est que, si l’on a une fois mérité de le perdre, on ne le regagne jamais, quoi qu’on fasse, » expliqua Mrs Johnson en se tournant vers nous.

Nous pénétrons dans les ateliers de repassage, de couture, de raccommodage. Chaque détenue sort de prison avec un état qui lui permet, si elle veut, de gagner honnêtement sa vie. En outre, celles qui ne savent pas lire ont tous les soirs une classe obligatoire de lecture et d’écriture ; les autres sont libres d’assister à la classe d’histoire et de géographie. Une bibliothèque est à leur disposition, et le livre le plus recherché paraît être cette œuvre de pitié, la Case de l’oncle Tom. Elles peuvent emporter des livres aux heures de récréation, très courtes et très surveillées. Tout ce qui les empêche de causer entre elles est considéré comme un préservatif. En une demi-heure d’entretien, on revient sur le passé, on échange trop de confidences, on s’exalte, le bien acquis durant des semaines, des mois, peut être perdu. Cette demi-heure funeste qui est seule accordée au trop féminin besoin de causer, Mrs Johnson aspire à la supprimer ; elle cherche le moyen de la remplir par quelques amusemens qui imposent le silence, par de la musique ou par la visite de bonnes âmes venues du dehors. Mais le choix des visiteuses est encore chose délicate : il ne faut pas de personnes impressionnables, disposées à l’attendrissement, ni de curieuses qui prennent plaisir à entendre raconter des histoires. Mrs Johnson ne veut connaître l’histoire d’aucune prisonnière ; elle se défend ce genre d’intérêt trop facile, les prend au point où elle les trouve. En se laissant aller à une sensibilité morbide, on ne fait pas de bien à ces déséquilibrées : les figures que je vois dans les ateliers ressemblent à celles des malades de la Salpêtrière. Elles sont assises, le dos tourné à la porte pour éviter les distractions, et ne se retournent guère quand nous entrons ; j’aperçois cependant des traits veules, des yeux mornes, des physionomies brutales ou ineptes. Toutes sont proprement coiffées, les cheveux roulés en nattes ; mais le seul joli visage est le minois farouche d’une très jeune mulâtresse. Les dos qui m’apparaissent en longues rangées expriment je ne sais quel laisser aller significatif. Ces ateliers, admirablement ventilés et chauffés à la vapeur comme toute la maison, n’exhalent pas plus que les autres pièces l’odeur fade et désagréable des ateliers en général, ne fussent-ils pas ateliers de prison. Les détenues sont contraintes à une scrupuleuse propreté. Chaque cellule renferme les engins de lavage nécessaires, avec un petit lit, une chaise, une Bible et le règlement accroché au mur ; très souvent un rosaire. Les quatre cinquièmes des habitantes de Sherborn sont catholiques en effet, des Irlandaises, et celles-là seules conservent quelque religion ; plusieurs même, très pieuses, communient régulièrement le dimanche dans la chapelle où les deux cultes sont célébrés l’un après l’autre. Tombées à ce degré, au contraire, les protestantes ne croient à rien. N’y a-t-il pas lieu de considérer cette différence ? Même Évangile cependant, mêmes exemples de la Cananéenne et du publicain, de Marie-Magdeleine et du larron ; et le désespoir pour les unes, la confiance impérissable chez les autres. Le protestantisme est décidément la fière religion de ceux qui n’ont jamais failli.

La décoration de la chapelle où le prêche succède à la messe paraît dédiée aux catholiques. Au-dessus de l’estrade, devant laquelle se tient l’assistance, on voit une figure de la Vierge entre deux tableaux : d’un côté le Christ disant à la femme adultère : « Ne péchez plus » ; de l’autre l’enfant Jésus dans la crèche, entouré de misérables qui remplissent une sorte de caverne au fond de laquelle brille une lumière, avec cette inscription : « Un petit enfant vous conduira. »

Une dame des environs vient souvent toucher de l’orgue et ravir ces créatures impressionnables en leur parlant ainsi le langage qu’elles peuvent le mieux comprendre, celui qui touche à la fois les sens et l’âme. Sous beaucoup de rapports, cette jeune femme, artiste et riche, est l’active collaboratrice de Mrs Johnson. D’autres personnes charitables ont contribué à embellir la salle de récréation, qui ne s’ouvre qu’à certains jours de fête, décorée, comme une serre, de plantes, de fleurs et de feuillages où voltigent des oiseaux apprivoisés. On y trouve toute sorte de jeux, des images ; une représentation théâtrale y est parfois donnée par les prisonnières qui fabriquent leurs costumes avec l’aide des matrones. Quelques-unes y apportent beaucoup d’entrain et même d’intelligence ; mais ce qui les amuse par-dessus tout, c’est le travail des champs auquel donne droit une bonne conduite soutenue. On s’en va par escouades et en silence faire de l’herbe, arracher des pommes de terre. Rien n’est plus sain, plus fortifiant que le contact avec la terre ; aussi Mrs Johnson s’efforce-t-elle de placer dans les fermes non pas seulement ses libérées, mais les filles dont elle croit pouvoir répondre avant qu’elles n’aient fini leur temps. Il est si difficile de se procurer des helps (auxiliaires) que les demandes affluent à Sherborn au point qu’on n’y peut suffire. Envoyées dans des campagnes lointaines où elles vivent en rapports quotidiens avec de braves gens simples et rudes qui n’ont pas d’autres domestiques, les pécheresses se reprennent peu à peu à la vie de famille, à de bonnes habitudes ; plusieurs se sont réhabilitées ainsi jusqu’à oublier leur passé honteux.

— Il ne s’agit, me dit Mrs Johnson, que de réussir à leur inspirer un goût très vif, une passion qui tourne d’un côté avouable. Vous n’imaginez pas de quelle utilité me sont les animaux pour cela. Je les ai mises à élever des vers à soie ; je les occupe à l’étable ; une fois j’ai eu l’idée de donner comme récompense à chacune un petit poussin. Ce qu’elles ont placé d’affection sur ce poulet qui grandissait auprès d’elles, qui était leur bien, personne ne pourrait le croire. Mais ce sont mes petits veaux qui ont accompli la plus belle conversion. Nous avions ici une endurcie qui, après avoir fait son temps, était retournée dans un mauvais lieu comme au seul endroit où elle se fût trouvée heureuse. Elle revint après de nouveaux méfaits, résolue à reprendre, dès qu’elle le pourrait, son ignoble profession pour la troisième fois. Ce fut alors que j’essayai de l’intéresser à deux veaux qui venaient de naître. Je l’envoyais jouer avec eux ; elle les prit en amitié, s’attacha ensuite à la laiterie nouvellement créée, trouva ainsi sa voie. Elle est domestique dans une ferme et contente de son sort.

Mrs Johnson s’enorgueillit de sa laiterie, de l’excellent beurre qui en sort. On distrait une partie du laitage à l’intention des enfans de la maison. Il va sans dire que cette réformatrice attentive, qui sait si bien ce qu’on obtient des gens en leur donnant quelque chose à aimer, s’est servie de l’amour maternel comme d’un moyen d’action : il devrait être le plus puissant de tous si la femme ne tombait quelquefois beaucoup plus bas que la simple femelle.

Nous traversons une petite pièce où deux jeunes filles préparent des biberons et de la bouillie.

— Ceci, nous explique Mrs Johnson, est la cuisine des enfans. Nous en avons une quinzaine, tous nés dans la prison. Le règlement ne permet de les garder que dix-huit mois, mais je m’arrange pour oublier leur âge.

Malgré des déceptions réitérées, elle compte toujours que le contact de ces pauvres petits aidera leurs mères à rentrer dans le devoir ; hélas ! pour la plupart d’entre elles, l’enfant n’est que le témoignage embarrassant d’une faute : elles ne l’aiment pas. On a dû retirer la permission qui leur était autrefois donnée de garder leurs enfans la nuit. Ils étaient maltraités, battus, victimes d’impulsions violentes et bestiales.

La nursery est une belle grande pièce au premier étage, ouvrant sur la campagne de tous côtés. Nous trouvons là quatorze bambins de différens âges, les uns portés dans les bras de détenues qui ne sont pas leurs mères, les autres sous la surveillance d’une matrone. Je n’ai jamais rien vu d’aussi triste : ils sont silencieux comme si déjà la règle les écrasait, et leurs pauvres figures souffreteuses expriment le sentiment vague de quelque honte. Aucun jouet ne leur est permis dans la crainte qu’ils ne se le passent les uns aux autres, car beaucoup d’entre ces produits de l’ivrognerie et du vice ont hérité de maladies contagieuses. Trop heureux quand ils ne sont pas gangrenés au moral presque avant de naître ! Mrs Johnson parle à demi-voix d’un petit monstre qu’elle n’a pu garder tant était incurable sa précoce dépravation. Qu’en a-t-on fait ? — Elle me répond en se détournant : « Je n’ai pas voulu le savoir, on l’a emporté à la maison des pauvres. » Ce que pourra être l’avenir de cette épave immonde, ce qu’elle rencontrera de protection et de pitié ici-bas, n’ayant pu réussir à intéresser même une Mrs Johnson, à l’âge qui est supposé être celui de l’innocence, on frémit d’y penser ! Cette brève et horrible histoire me poursuit comme un cauchemar.

Pendant l’été, on emmène les enfans à la promenade, mais l’hiver ils ne sortent jamais faute de vêtemens chauds ; leurs petites robes de cotonnade sont l’uniforme de la prison. Ils ont en ce moment leur triste mine d’hiver, prisonniers sans distractions, trop jeunes encore pour apprendre, et négligés par leurs mères qui les réclament rarement. Il semble qu’une mère européenne conserverait des entrailles même au dernier degré de l’abjection ; la chute ici, quand elle se produit, est apparemment plus complète. Mrs Johnson lutte contre tous ces mauvais instincts ; elle choisit avec soin ses assistantes, ne leur laisse qu’une autorité relative. Tout repose sur elle depuis les plus hautes questions jusqu’aux moindres détails. Nous sommes conduites dans les magasins remplis de chaussures, de mercerie, d’étoffes ; la directrice accueille en personne les demandes des prisonnières, les sert de ses mains. « Si l’une des femmes a besoin de souliers, nous dit-elle, je suis là pour les lui fournir, et nous causons. Je lui offre un verre de fait, je la mets en confiance. Il ne faut laisser échapper nulle occasion de rapprochement. » L’esprit évangélique est toujours le même : toucher les malades pour les guérir.

Aucun homme ne réside à Sherborn. Les matrones sont des personnes discrètes et bien élevées ; le médecin, que nous allons voir dans la pharmacie, est une femme intelligente qui me semble animée par un véritable esprit de dévouement ; le chapelain s’appelle miss Ettie Lee.

Cependant les portes continuent à s’ouvrir et à se refermer doucement sur notre passage, des portes qui n’ont rien de rébarbatif, mais qui sont de fer néanmoins. Nous avons achevé notre tournée. Mrs Johnson nous fait remarquer que partout est évité le système des cours étroites et closes, des hautes murailles, des précautions visibles contre une tentative d’évasion ou contre des communications avec le dehors. De toutes les fenêtres on découvre les champs, la basse-cour, mais aucun passant ne peut traverser les terres. Calme, solitude, silence, séparation du monde extérieur, saines influences de la nature, voilà les complices de Mrs Johnson. Quand elle a pris en main la direction du pénitencier de Sherborn, il y avait souvent nécessité de sévir avec rigueur ; des révoltes, des menaces, des coups de couteau se produisaient. Rien de tout cela n’existe plus. Un fait récent nous donne la mesure de l’ascendant qu’elle exerce : tandis qu’elle se rendait le soir à la chapelle, les prisonnières suivant derrière elle une longue galerie, la lumière électrique s’éteignit soudain. Ce fut un moment d’angoisse pour Mrs Johnson, seule dans l’obscurité avec plus de trois cents femmes dont quelques-unes pouvaient être animées de mauvais desseins. Sans perdre la tête cependant, elle leur enjoint de faire halte en silence et de garder l’attitude réglementaire. La lumière va revenir instantanément, dit-elle. Mais non, la lumière ne revient pas ; deux, trois, quatre minutes s’écoulent, un siècle. Quand enfin la galerie fut éclairée de nouveau, les femmes étaient restées droites à leurs places, sans bouger. Mrs Johnson raconta ce trait avec la tranquille fierté d’un général rendant justice à la discipline de ses troupes, dans le petit salon confortable et fleuri où nous étions rentrées après notre visite à la prison. La jeune détenue en robe à quadruple carreau recouverte d’un blanc tablier de femme de chambre servait le thé. Mrs Johnson causait gaîment. Je pensais cependant à l’austérité d’une vie passée par choix dans un pareil milieu ; je me sentais pleine d’admiration et de respect pour cette femme qui, demeurée veuve et sans enfans, s’est fait une grande famille de coupables, de repenties, et de déshéritées.


II. — CLUBS ET HOMES D’OUVRIÈRES

La famille, en prenant ce mot dans le même sens large et sublime, la famille de miss Grâce Dodge est composée d’ouvrières. Son Association compte plus de mille membres féminins, que les centaines d’invitées qui s’intéressent à l’œuvre voient apparaître toutes ensemble lors des meetings annuels. Miss Dodge appartient à la ville de New-York ; elle y occupe un haut rang dans l’Instruction publique (commissioner of education) ; c’est en 1884 qu’elle fonda son Association of working girls Societies, dans une pauvre chambre de la Dixième avenue. D’abord elle réunit autour d’elle, sans leur demander aucune cotisation, une douzaine de filles dont les journées se passaient à vendre dans les magasins ou à travailler dans les fabriques. Au bout d’un mois, elles étaient soixante, et s’engageaient à payer chacune vingt-cinq sous par semaine. La même société a maintenant une vaste maison qu’elle paye 125 dollars (625 francs) par mois, sous-louant une partie de l’immeuble pour 85 dollars, ce qui réduit le loyer à 40 dollars largement couverts par les versemens des membres. Comme dans d’autres organisations, dont j’aurai l’occasion de parler, il y a des classes de cuisine, de broderie, de couture. Il y a aussi chaque semaine des conversations pratiques, qui ont été l’un des grands moyens d’action de miss Dodge. Les sujets sont souvent très caractéristiques des mœurs américaines ; par exemple : Les amis masculins ; comment on trouve un mari ; comment on gagne de l’argent et comment on le garde, etc. Détail admirable : au sein de cette association, devenue florissante, s’est tout de suite fondée une espèce de confrérie pour aider plus pauvre que soi.

On m’assure que l’esprit d’imitation atténue promptement dans les clubs cette extrême grossièreté qui n’est que trop habituelle chez les Américaines de la classe ouvrière, quoiqu’elles aient fréquenté les écoles publiques, preuve nouvelle qu’instruire et élever sont choses différentes. Il est bien regrettable que toutes les demoiselles de magasins de New-York ne fassent pas partie de ces clubs. Le seul mot servir, implique sans doute pour elles une honte. Plus le magasin est inférieur, plus le sentiment de l’égalité sociale semble agressif chez ses employées. Or le club a l’avantage de mettre en contact des personnes bien placées dans des maisons de premier ordre avec de pauvres débutantes. Les ouvrières des manufactures de jute, de soie, de papier, de tapis, de cigarettes, etc., sont mêlées à des couturières et à des employées de commerce, de la meilleure sorte ; en très peu de temps l’effet contagieux de l’exemple se produit.

L’Association dont miss Dodge a été l’organisatrice a pour but d’unir, de protéger et de fortifier les intérêts des diverses sociétés d’ouvrières, créées sur le modèle de la première, en les rassemblant dans un même faisceau. Intimement jointe à ce groupe est la maison nommée, sur le rivage nord de Long Island, Holiday House. Une dame généreuse a mis cette vaste demeure avec les prairies et les bois qui l’entourent à la disposition des ouvrières que l’état de leur santé force à se reposer. Moyennant quinze francs par semaine on jouit à Holiday House de tous les bienfaits et de tous les agrémens de la campagne. Les clubs font les frais du voyage ; ils ont tous des fonds pour le changement d’air, fresh air funds, et s’entendent d’ailleurs pour cela avec la Société des ouvrières en vacance, composée de quelques jeunes filles riches, qui, tout en parcourant le monde pour leur propre plaisir, n’oublient pas que d’autres jeunes filles, attachées à leur tâche, n’ont ni l’occasion ni le moyen de voyager. Elles s’occupent donc de découvrir à la campagne des fermes où leurs protégées trouvent à bas prix une installation suffisante ; elles obtiennent des places de chemins de fer, des billets à prix réduits pour celles dont la famille demeure loin ; elles procurent des billets gratuits d’excursion à celles qui ne peuvent prendre qu’un très court congé. Ce qui rachète le luxe effréné de New-York, c’est une dépense égale d’intelligente philanthropie. Quand m’apparaissent par exemple dans Fifth Avenue les palais des Vanderbilt, je me dis que cette richissime famille a bien le droit de se loger royalement ayant contribué à l’abri matériel et au progrès social d’un grand nombre. Les associations chrétiennes d’hommes et de femmes n’ont pas eu de patrons plus généreux.

Au coin sud-ouest de la rue 23 sont les bâtimens de the Young Men’s Christian Association, avec leur entourage de terrains réservés aux exercices athlétiques. Là, 7 000 jeunes gens qui, sans ce refuge, passeraient probablement leur soirée d’une façon moins saine, trouvent des livres, des conférences, des classes, des jeux, toutes les occasions de s’instruire et de s’amuser honnêtement. D’innombrables visiteurs s’ajoutent aux membres réguliers. Ceux-ci ne couvrent guère qu’un tiers des dépenses qui montent à cent mille dollars par an ; ce sont des amis qui font le reste. De même dans la Quinzième rue les regards des passans sont frappés par une construction élégante en pierre brune où ressortent les mots : Young Women’s Christian Association. J’y entre un soir ; les nègres du vestibule me conduisent dans la très jolie chapelle, puis dans le vaste sitting room qui, avec ses sièges confortables, ses divans, ses tapis, a toute l’apparence d’un salon de famille. Je monte par l’ascenseur au premier étage, j’atteins la bibliothèque, les salles de lecture où l’on peut se procurer tous les journaux, tous les magazines ; la jeune bibliothécaire m’introduit dans une espèce d’atelier ; ici les élèves de l’école de dessin voisine viennent chercher des modèles ; les partitions et les morceaux de musique sont prêtés gratuitement ; il y a une classe de sténographie, d’écriture à la machine ; on prend des leçons pour la tenue des livres. Attenant à la maison, avec une entrée distincte, se trouve le restaurant. Salles bien éclairées et ventilées, où sur de petites tables, servies avec les recherches d’une minutieuse propreté, des femmes, occupées tout le jour dans les administrations, les écoles ou les ateliers trouvent un bon repas au prix le plus modeste. Celles qui sont là ont l’air de dames ; pourtant il y a encombrement, chacune attendant son tour. Je vois payer trente sous un dîner de cinq plats, café compris, ces plats minuscules que l’on sert à la fois, sans se soucier qu’ils refroidissent, dans tous les hôtels d’Amérique qui ne sont pas sur le plan européen ; ils font penser à un menu japonais ou à une dînette de poupée. L’entremets ne manque pas, l’éternelle crème glacée, ice cream.

Aux bâtimens de l’Association chrétienne est annexée cet Exchange for Woman’s Work qui n’est autre qu’une maison de commerce fondée sur des principes charitables et qui existe plus ou moins florissante dans toutes les villes d’Amérique. Des femmes de conditions diverses apportent leurs ouvrages qui sont vendus sans nom d’auteur, ouvrages à l’aiguille, depuis les plus délicats jusqu’aux plus communs, tricots, écrans, tapisseries, linge confectionné, éventails, objets d’art et de fantaisie. L’un des bazars les mieux approvisionnés que j’aie vus en ce genre est à Philadelphie ; la pâtisserie, les confitures, les friandises et les conserves y tiennent une grande place. Toutes les commandes sont reçues, que ce soit pour dîners ou pour trousseaux, layettes, linge de maison, raccommodage ; chacun s’impose le devoir d’acheter là le plus possible. On prélève dix sous par dollar sur la valeur de la vente et le reste est remis à l’ouvrière anonyme qui doit, si elle n’est pas des plus habiles, se perfectionner à l’école d’apprentissage faisant partie de l’établissement, car on n’expose que des produits sans reproche. Ce sont les souscriptions qui payent le loyer, le chauffage, le gaz et autres frais de la maison.

Non, la richesse en Amérique n’est pas sans âme. Je ne l’ai jamais mieux senti qu’en visitant les homes d’ouvrières qui ne veulent pas être des œuvres de bienfaisance, mais de simples entreprises coopératives. Avant de les aborder, voyons combien la vie matérielle est difficile et coûteuse dans les grandes villes, cherchons à découvrir la contre-partie de la prodigieuse opulence qui s’étale dans les quartiers élégans de New-York. Pour cela il suffit de prendre successivement plusieurs elevated et de passer, comme si vous étiez portés par la béquille d’Asmodée, au-dessus des parties de la ville qui ne sont pas à la mode. Vous filez dans les airs sur un léger viaduc soutenu de loin en loin par des piliers de fer. D’une hauteur qui varie du premier au troisième étage, vous longez vos regards dans une espèce de gouffre rougeâtre, bariolé d’enseignes et d’affiches, où grouillent d’innombrables passans tous pressés, affairés, marchant à grands pas, sans rien regarder autour d’eux. D’ailleurs il n’y a rien à voir, rien que l’éternel alignement des hautes façades rouges d’une ennuyeuse uniformité. Précédées de leur perron raide et revêche, elles semblent dire aux petites gens : — Nous n’avons fait aucun frais ; ceci est bon pour les pauvres. Sils ne peuvent mettre que deux ou trois mille francs à leur appartement, tant pis pour eux. — Impossible de distinguer l’une de l’autre ces physionomies de grès ou de brique sans l’ombre d’expression ni d’originalité. Descendez à la fin dans une des rues en question et vous serez étonnés du soin que sous chaque porche le numéro met à se cacher, au lieu d’être comme chez nous en évidence ; le janitor invisible vous fera comprendre combien a été méconnu l’excellent portier parisien ; et la servante irlandaise, malpropre, ignorante, familière, vous donnera par comparaison la plus haute idée de l’humble bonne à tout faire des « vieux pays ». Sans doute les victuailles communes ne sont pas, vu leur extraordinaire abondance, plus chères qu’à Paris sur le marché, mais avec de pareilles cuisinières on est réduit au steak quotidien, toujours le steak. Si elles savent le cuire à point, elles se trouveront fort habiles et demanderont incontinent de l’augmentation.

Il est donc facile de s’expliquer la préférence accordée à la pension par les personnes qui ne peuvent dépenser beaucoup ; plutôt que de tenir maison, to keep house, elles choisissent, parmi les gîtes de diverses catégories, — il y en a de très élégans et d’infiniment modestes, — où nourriture, chauffage, éclairage, service, sont fournis en bloc à tant par mois ou par semaine. Une telle ressource est précieuse pour les femmes qui ont une carrière dont elles ne veulent pas être détournées par les tracas domestiques ; or en Amérique ces femmes forment une légion ; institutrices d’abord, dans les écoles publiques ; en ne comptant que celles-là, leur nombre est de 2 45 098 contre 123 287 professeurs mâles ; service du Gouvernement : à Washington seulement 6 105, ailleurs 2 104, sans compter les 6 285 directrices de postes.

Comment ces femmes-là seraient-elles ce que nous appelons des femmes d’intérieur ? Je sais bien qu’une éminente mathématicienne de Baltimore, Mrs Christine Ladd Franklin, s’est élevée, dans sa biographie si française de Sophie Germain[2], contre le préjugé qui veut qu’une savante ne soit qu’une savante. Elle en avait le droit. Mariée à un mathématicien, elle donne le plus éclatant démenti à toutes nos vieilles notions de rivalité des sexes, en même temps qu’elle a prouvé que les travaux les plus abstraits sont compatibles avec les devoirs d’épouse et de mère, mais elle est l’exception, elle est purement et simplement un exemple d’admirable équilibre américain qu’on peut opposer à l’histoire d’une Sophie Kovalevsky.

Règle générale, la vie est trop courte pour qu’il soit possible d’y faire entrer tant d’intérêts, tant de préoccupations contraires, et c’est faute d’admettre cette vérité qu’on risque de ne se donner à rien sérieusement. Aussi une fiancée américaine me disait-elle en m’annonçant son prochain mariage : — Nous aurons un chez-nous quand nos affaires nous le permettront. — Elle écrivait ; son mari allait à un office quelconque ; chacun d’eux avait son club.

Si le club et la pension sont utiles à tous les gens occupés qui n’ont pas encore fait fortune, combien à plus forte raison sont-ils indispensables à la classe ouvrière ! On vous parle volontiers à New-York des premiers sujets du commerce qui se font cinquante dollars par semaine, des couturières et des modistes labiles qui gagnent facilement de dix à quinze francs par jour dans les grandes maisons émules de celles de Paris. Soit, tous les artistes sont bien payés en Amérique, l’artiste en robes et en chapeaux comme les autres ; mais tout le monde n’est pas artiste, il y a l’armée des manœuvres.

Sait-on que la simple working-girl ne reçoit en moyenne tous les huit jours que vingt-cinq ou vingt-six francs ? Or, les moindres loyers sont énormes ; d’autre part, le tenement house des quartiers populeux est un antre de vice et d’insalubrité qui défie toute description. Situé au milieu des tripots, de ces débits de liqueur qui s’intitulent saloons, des bals de bas étage, il n’offre à ses locataires qu’une misérable installation, si misérable qu’elles peuvent être tentées de chercher refuge dans les plus mauvais lieux afin seulement d’y avoir chaud. Il faut donc plaindre la petite ouvrière sans famille, ou séparée de sa famille par le besoin d’indépendance qui est pour ainsi dire une qualité nationale. Sa destinée serait pire encore si d’en haut le secours n’arrivait, tout à fait impersonnel et déguisé de façon à ne pouvoir être confondu avec l’aumône. Peut-être ce sentiment de solidarité qui s’étend du riche au pauvre est-il plus naturel qu’ailleurs dans une société où les grandes fortunes se font en un clin d’œil et où beaucoup de gens devenus très riches gardent encore la mémoire toute fraîche de leurs propres années d’épreuve. Ce qui est certain, c’est qu’il suffit de l’initiative d’une âme généreuse pour que les donations abondent. Grâce à elles, dans une partie respectable de la ville un home s’élève tout à coup, une grande maison suffisamment chauffée, avec un bel escalier conduisant à de bonnes chambres, peut-être des dortoirs à trois et quatre lits, mais si propres, si vastes ! Une table d’hôte substantielle est servie à des heures commodes, et tout cela est à la disposition des ouvrières, tout cela ne leur coûte pas plus cher que l’ignoble garni. Elles ont des livres par surcroît ; en cas de maladie elles sont soignées. Liberté parfaite : rien ne les empêche de recevoir leurs connaissances, hommes et femmes, dans un vrai salon, où ne manque rien, pas même le piano, où l’on donne régulièrement de petites soirées ; le seul règlement qui s’impose est de rentrer à dix heures. Qui donc s’étonnerait du succès des homes d’ouvrières devenus si nombreux à New-York, bien qu’il n’y en ait pas encore assez ? J’ai visité deux ou trois d’entre eux auxquels on ne peut adresser qu’un reproche, c’est de donner à la fille pauvre des habitudes que son futur mari aura grand’peine à lui conserver. La condition pour être admise dans ces excellentes pensions est, outre une moralité irréprochable, le fait de ne pas gagner au delà d’une somme déterminée. Il y a des homes de toute catégorie, il y en a même pour les dames qui se livrent à des travaux intellectuels ; the ladies’ Christian Union, la maison mère, dans un beau quartier, peut contenir 85 pensionnaires, et elle est toujours pleine ; le prix de la pension passe à la table et au ménage, les autres frais sont à la charge des fondatrices. Une branche de cette maison est spécialement consacrée aux employées de magasins. — Il y a même des homes pour les toutes jeunes filles qui s’acquittent par le travail domestique. Elles apprennent à se servir de la machine à coudre, elles s’exercent à blanchir et à raccommoder.

Les ouvrières sans emploi attendent une place dans des homes temporaires à bas prix. Primrose House sert d’asile aux convalescentes, aux isolées dont le salaire est insuffisant. Si elles ne gagnent qu’un dollar par semaine, on leur demande 25 sous, 50 si elles en gagnent deux, ainsi de suite ; quand elles arrivent à gagner plus de cinq dollars on les engage à aller demeurer ailleurs. Tous les clubs sont aussi des bureaux de placement.

Les autres villes d’Amérique ont suivi l’élan donné par miss Dodge[3]. Les excellentes associations de Boston s’efforcent de former des domestiques, elles veillent sur les voyageuses inconnues et désemparées, envoyant leurs agentes aux bateaux pour fournir conseils et renseignemens à celles qui en ont besoin. Baltimore est peut-être la ville où les différentes églises s’entendent le mieux pour ces œuvres si utiles ; les sociétés protestantes ayant admis sans discussion dans leur sein les catholiques, la maison dite de Saint-Vincent s’est ouverte avec une tolérance égale aux protestantes. Philadelphie, la cité des quakers, est assez exclusive au contraire, mais elle ne se laisse dépasser par aucune autre ville en munificence. La guilde des ouvrières du New Century est renommée. Des centaines de jeunes filles y trouvent toute sorte de leçons pour se perfectionner dans les travaux manuels ; on voit venir le temps où elle se transformera en un collège des arts et métiers qui, à sa manière, vaudra bien les autres. Et toujours le même soin donné au développement moral, comme l’atteste le club qui porte ce nom curieux : « Club d’une fois par jour. » Les membres signent l’engagement de chercher à rendre tous les jours un service, — si petit qu’il soit, — à une personne qu’elles n’aient aucune obligation d’aider. L’hospitalité de nuit sur une vaste échelle est associée à plusieurs de ces homes. Les restaurans d’ouvrières communiquent à de grands cabinets de toilette très fréquentés par les filles de magasins si souvent logées à l’étroit.

Dans l’Ouest, il y a pour les employées des fabriques certaines pensions si confortables que beaucoup de personnes d’une tout autre classe y venaient pour des raisons d’économie et qu’il fallut remédier à cet abus par un règlement. C’est à Saint-Paul qu’une demoiselle catholique, miss J. Schley, ouvrit avec un capital de 125 dollars son home de jeunes filles qui se recommande par des traits assez particuliers, étant le séjour même de la gaîté. Tous les soirs les habitantes dansent au piano, plusieurs fois dans l’hiver elles invitent leurs amis à de petits bals ; ces mêmes jeunes gens se joignent à leur club littéraire qui tous les quinze jours a une séance de musique et de récitation ; personne ne peut faire partie de la société sans être reconnu capable de contribuer en quelque façon à l’amusement des autres, par conséquent les sots se trouvent élagués, ce qui existe dans si peu de cercles mondains : on repousse aussi les personnes âgées de plus de trente ans, les veuves et les divorcées. Ces conditions favorables amènent beaucoup de mariages ; ils sont célébrés dans l’institution par un repas de noces offert aux conjoints.

Mais j’ai peur vraiment de donner l’idée d’une vie de Cocagne assurée par les progrès de la sociologie aux ouvrières américaines ; ce serait tout le contraire de la vérité ; elles luttent très péniblement pour l’existence, malgré l’appui qui leur vient des églises et des particuliers. Leur situation cependant s’améliore de jour en jour, par les raisons mêmes qui réduisent tant d’hommes au triste rôle de mécontens et d’ « inoccupés » (unemployed). Lorsque l’intervention croissante et perfectionnée des machines rend superflue la dépense de force humaine, l’ouvrier laisse à l’ouvrière la part de besogne qui n’exige que de l’attention et de l’adresse ; bien entendu elle se contente d’un modique salaire. Les femmes gagnent moins que les hommes dans presque toutes les branches, depuis le professorat jusqu’au travail manuel ; on crie à l’injustice, mais sans possibilité d’y remédier jusqu’à présent. N’est-ce pas quelque chose, après tout, que de s’être ouvert en si grand nombre des débouchés qui n’existaient pas, il y a bien peu d’années encore ? On compte aujourd’hui jusqu’à 343 industries où les Américaines ont accès.

Un compétiteur acharné du sexe faible pour les industries même qui sembleraient de droit être réservées à celui-ci, c’est le Chinois. Il s’entend à merveille au service domestique et s’en est emparé complètement à San Francisco. Il se glisse dans beaucoup de fabriques où travaillent les femmes. À New-York il accapare le blanchissage. De fait est-ce bien un homme, cet être hybride et mystérieux au costume énigmatique comme son visage blême où s’entr’ouvrent à peine deux yeux en virgule ? Un petit chapeau rond, de larges pantalons pareils à une jupe fendue en deux, une espèce de casaquin, le tout en drap gros bleu, un parapluie sous le bras, voilà le type auquel tous les Chinois ressemblent si parfaitement qu’il serait difficile de les distinguer l’un de l’autre dans les cars, les bateaux, etc. Son immobilité a quelque chose de fantastique ; dissimulé derrière ses grandes manches, il a l’air de ne rien voir à la façon des chats. Dans les rues si généralement mal entretenues, transformées en lacs de boue quand la pluie tombe, il passe avec une vitesse féline, chaussé de hautes pantoufles blanches qui jamais n’ont reçu la moindre éclaboussure. J’ai rencontré beaucoup de Chinois et point de Chinoises. Les nègres ont des enfans par douzaines, les Chinois, malgré la réputation qu’ils se sont acquise de pulluler, gardent tous à New-York l’apparence de célibataires. Ils le sont. D’honnêtes industriels yankees, je parle par ouï-dire, leur amènent en contrebande quelques échantillons féminins de la race jaune dans les antres de Chinatown, un quartier peu recommandable, qui fait suite à la populeuse Bowery, aux quartiers allemand, italien et juif. La nuit, des lanternes multicolores se balancent au-dessus des boutiques d’opium. Ces gens, d’une moralité douteuse, sont merveilleusement adroits, très ingénieux, et réussissent apparemment, en quelque pays qu’ils se trouvent, à vivre de peu.

Pour revenir aux ouvrières, le lot des plus honnêtes d’entre elles est donc amélioré autant que possible par la sollicitude dont elles sont l’objet. Il n’est pas admis que les femmes abordent une besogne trop fatigante et trop rude. L’habitude qu’ont les Européennes de travailler aux champs par exemple comme des bêtes de somme semble barbare aux Américains ; la pensée que des femmes puissent être employées dans les mines les révolte. Cependant le régime des manufactures de tabac et des filatures de coton a bien son genre de dureté. Beaucoup de petites ouvrières commencent à travailler vers douze ou treize ans ; l’âge ordinaire est quatorze ans. Après vingt-cinq ans leur nombre décroît : sans doute le mariage en est cause. Le nom de working-girls qu’on leur donne est donc juste ; ce sont pour la plupart des jeunes filles.

Avant d’en finir avec elles, je tiens à reconnaître l’extrême courtoisie que j’ai rencontrée dans les bureaux de Washington, le département du Travail (department of Labor) ayant mis à ma disposition des rapports officiels inestimables rédigés d’après les enquêtes faites de ville en ville par ses agentes : les femmes sont supposées pouvoir apprécier mieux que ne feraient les hommes ce qui concerne leur sexe. Il y a là des statistiques soigneusement dressées et des détails recueillis en abondance sur les divers métiers, le salaire, les habitudes des ouvrières, les conditions générales de leur vie. La question des mœurs est même traitée, non pas à fond, ce qui serait impossible, le vice et la misère ayant tant de tristes replis, mais au point de vue de la débauche professionnelle. Cette fraction du rapport, avec quelques autres détails relatifs à la Californie, est seule fournie par les agens masculins du ministère. Il ne semble pas, à les en croire, que les prostituées proprement dites se recrutent dans les rangs des ouvrières ; le grand nombre des filles perdues sort directement de la famille sans métier préalable, ou bien encore de la domesticité, domestiques d’hôtel surtout, qui peu à peu descendent au plus bas. Beaucoup d’étrangères parmi elles. L’immigration qui fit jadis la richesse de l’Amérique est maintenant une de ses plaies. L’écume du monde européen vient s’agglomérer dans les bas quartiers des grandes villes et y reste.


III. — LA VIE DOMESTIQUE

L’ouvrière mariée a-t-elle les qualités de ménagère qui existent ici dans la même classe ? Je suis loin de le croire. En tout cas ces qualités ne sont pas innées chez elle, comme chez la Française. Lorsqu’un comité de dames s’intéressant au sort des jeunes filles qui encombrent les fabriques de tabac et de chapeaux de Baltimore eut ouvert à leur intention, il y a quatre ans, une école de ménage et entrepris de leur apprendre ce qu’une Baltimorienne toute dévouée à la question moderne de l’avancement de la femme, miss Elizabeth King, n’hésite pas à placer bravement au premier rang des devoirs, il fallut commencer par l’a b c pour ainsi dire. Ces malheureuses ne savaient ni balayer, ni épousseter, ni mettre le couvert, ni peler une pomme de terre. Et presque toutes étaient élèves des écoles publiques, suffisamment instruites sur des points beaucoup moins essentiels ! Miss King raconte que les progrès assez vite obtenus, dont profita dans maint intérieur d’artisan la table de famille, assurèrent une véritable vogue aux classes de cuisine ; chaque jour les jeunes filles à la sortie de leur grammar school (intermédiaire entre l’école primaire et l’école supérieure, high school), venaient, fatiguées cependant du travail de la journée, demander des leçons. Il s’ensuivit une heureuse entente entre les écoles de grammaire et celles de cuisine. Comme le dit avec une haute raison miss King, l’éducation primaire et secondaire ne pourra se flatter d’avoir réussi qu’après que les connaissances acquises se seront appliquées là où le besoin s’en fait universellement sentir : dans le ménage. Puissent les réformatrices du monde entier être de son avis ! Personne alors ne craindra plus que le « mouvement féministe » marche trop vite.

Aujourd’hui on cherche en Amérique à relever dans l’estime des femmes ce domaine négligé, le ménage, par l’étiquette de « science domestique » dont on le pare. La science domestique est enseignée, je l’ai montré déjà, dans les écoles publiques et les Associations chrétiennes. On apprend ainsi à faire systématiquement ce qui ailleurs se fait sans y penser et un peu au hasard. La raison de chaque chose est donnée, les vertus nutritives de chaque aliment sont expliquées, l’anatomie de l’animal dépecé pour la boucherie devient un sujet d’étude, ainsi que l’action de l’eau et de la chaleur dans la préparation des mets. Reste à savoir si le pédantisme n’est pas un ingrédient dangereux : le vieux proverbe du pays où l’on s’y entend veut qu’on naisse rôtisseur. Quoi qu’il en soit, l’important est d’exciter par un moyen ou par un autre l’émulation des Américaines dans cette voie qui n’est point de leur goût. Les facilités qu’offrent la pension, le club et le restaurant ont amené chez beaucoup d’entre elles l’effacement des qualités que nous avons coutume de considérer comme étant par excellence celles de leur sexe. Il s’ensuit que maints rouages presque imperceptibles auxquels nous ne songeons guère, tant leur fonctionnement est en France chose convenue, manquent dans presque tous les intérieurs où les dollars ne foisonnent pas.

Certes on rencontre d’excellentes maîtresses de maison aux États-Unis, et non pas seulement celles qui possèdent un cuisinier français, un cocher anglais et payent une femme de chambre trente dollars par mois ; ou bien à un rang secondaire celles qui, pour s’assurer une domesticité permanente et les dehors de ce que nous appelons l’aisance, dépensent plus qu’il ne serait nécessaire ici pour atteindre au luxe ; dans les petites villes, dans les villages reculés de l’Est, les héritières non dégénérées des vieilles traditions puritaines se rappellent quêteurs aïeules, descendantes des meilleures familles de la classe moyenne anglaise, vaquaient aux soins terre à terre de l’intérieur et pratiquaient la thrifliness, l’épargne, traitée aujourd’hui de vilenie. Mais nulle part vous ne trouverez cette industrie adroitement déguisée qui permet à la Parisienne de faire bonne figure avec peu d’argent. Le prix extravagant de tout ce qui est superflu s’y oppose et aussi une répugnance à se réduire aux fonctions qu’il faut bien appeler par leur nom, celles de servante du mari. Ouvrière ou artisane, l’Américaine de nos jours niera résolument que ce soit là son lot en ce monde ; elle juge que l’homme est tout autant qu’elle-même tenu à s’occuper du baby à faire les provisions, etc. Les gros travaux ne la regardent pas. Dans les stalles du marché ce sont les hommes qui vendent, vous ne verrez jamais une femme assise à la caisse de la boucherie ou de l’épicerie qui appartient à son mari, l’aidant en sous-ordre, prête à prendre avec intelligence la suite des affaires si le chef de la maison vient à manquer. Non, le père de famille, qu’il soit millionnaire ou pauvre diable, doit subvenir aux besoins de sa femme. Si celle-ci veut travailler de son côté, c’est généralement dans une tout autre branche que lui ; elle ne sera pas l’associée, l’humble satellite, elle vole de ses propres ailes où bon lui semble.

Comment un peuple qui gagne beaucoup pour dépenser de même ne mépriserait-il pas les petites combinaisons de cette économie que chez nous on encourage ? L’épithète de mean, la plus injurieuse de toutes, leur serait très vite appliquée. Gaspillage, waste, est, au contraire, en Amérique synonyme de magnificence. Dans les hôtels, la consigne donnée aux garçons blancs ou noirs, qui servent à table, paraît être de perdre et de gâcher ; dans les maisons particulières les domestiques sont très souvent pénétrés des mêmes maximes. Et que de peines pour les trouver et les retenir, ces domestiques, même mauvais !

S’attendre à quelque attachement de leur part serait d’ailleurs présomptueux. Le goût général des voyages s’y oppose. Les maîtres renvoient leurs domestiques aussi facilement que ceux-ci les quittent. Avec une égale insouciance, beaucoup de gens assez riches louent, pendant une absence plus ou moins longue, leur maison de ville ou de campagne à des étrangers. Ils s’étonnent de ne pouvoir trouver de même en France une maison toute montée, un château héréditaire quelconque à louer pour une ou deux saisons. Et nous n’arrivons pas à leur faire admettre nos répugnances, que les Anglais du reste n’éprouvent guère plus que les Américains, tout en se piquant d’être seuls à comprendre le home pour lequel, disent-ils, nous n’avons pas même de mot.

Le problème de la vie domestique qui existe partout en Amérique et ne peut être résolu qu’à grand renfort d’argent devient, dans les États de l’Ouest plus compliqué encore.

Une de mes premières surprises à Chicago fut la curieuse conférence faite par une dame de Denver, Mrs Goleman Stuckert, sur un projet de son invention qui simplifierait singulièrement les choses. D’abord elle déroula pour illustrer son discours une série de plans, de dessins d’architecte, représentant des maisons de toute dimension et à tout prix dans les styles ultra-composites qu’elle qualifiait de vénitien, de roman, d’espagnol, que sais-je ? Ces édifices mis au service des bourses les mieux garnies et à la portée des plus petites, devaient former une espèce de cité desservie par tous les moyens modernes que fournissent la vapeur et l’électricité, des wagons rapides comme l’éclair déposant, de porte en porte les repas commandés au siège de l’Association, des repas simples ou magnifiques au choix, sans que les heureux habitans eussent aucun soin à prendre, sauf celui de recueillir la manne apparemment tombée du ciel. Au milieu du square qu’entouraient ces demeures indépendantes les unes des autres, se trouvaient des bâtimens fastueux communs à tous, où l’on pouvait selon les circonstances retenir une salle de bal, organiser un banquet, donner une fête quelconque. Confort, économie, ressources variées, tant matérielles qu’intellectuelles, depuis la bibliothèque jusqu’au terrain de gymnastique, rien ne manquait aux familles, rassemblées ainsi en société coopérative, sans aucun contact incommode, sans même avoir besoin de se connaître. La réalisation d’un pareil projet serait un pas décisif fait vers les rêves de l’an 2 000 tels que les a conçus naguère M. Bellamy[4], dont le livre par parenthèse semble, quand on le relit aux États-Unis, beaucoup moins fantastique que lorsqu’on l’ouvre en France pour la première fois, Mrs Goleman Stuckert m’intéressa par ses convictions ardentes, sa prodigieuse faconde, par tout ce qu’elle racontait, de ses propres expériences de maîtresse de maison et de mère de famille dans la ville Reine des Plaines qui, selon Hepworth Dixon, ne renfermait pas une seule femme en 1866 et qui compte aujourd’hui 150 000 habitans ! Son intention est de venir en Europe, exposer des plans économiques, destinés, dit-elle, à un succès universel. J’aurais entrepris en vain de lui prouver que l’association n’est guère dans nos mœurs ; que, si républicains que nous soyons devenus, nous avons encore des domestiques ; et enfin que nous nous méfierions toujours, étant gens à préjugés, des sauces faites à la fois pour tant de monde. Je me bornai donc à des complimens. Elle devra se hâter de prendre un brevet d’invention, car il m’a semblé, en voyageant à travers les divers États, que son idée était venue à d’autres avec des perfectionnemens de toute sorte : un certain tube pneumatique par exemple, destiné à faire circuler les plats comme s’ils étaient autant de « petits bleus », doit remplacer avec avantage le char aux provisions, même électrique.

Tous ces projets accueillis avec faveur, au moins en théorie, témoignent d’une tendance croissante, malgré le succès des écoles de cuisine, à se contenter de la vie de pension et d’hôtel plus ou moins déguisée. La Française ne s’en accommoderait pas, parce qu’elle tient, fût-elle pauvre, à son « chez elle « ; mais il faut se rappeler que l’Américaine, fût-elle riche, aime au fond tous les genres de campement. Elle se plaît l’été dans un caravansérail de Saratoga, où deux mille lits sont à la disposition des buveurs d’eau, où tout est énorme et fastueux ; en ville, elle invite volontiers ses amies au restaurant. J’ai vu de ces jeunes filles qui portent le nom de bachdor girls demander la carte aussi naturellement que si elles eussent été des garçons en effet. Une aimable Philadelphienne m’amenant à son club, où elle me fait donner très gracieusement une carte de membre temporaire, m’explique les avantages qu’on y trouve : « — C’est très commode, me dit-elle, en l’absence de mon mari, je déjeune ici, j’y donne des rendez-vous à mes amies, je trouve les journaux. Il y a même quelques chambres pour celles d’entre nous qui de la campagne viennent en passant. » — La personne qui parlait ainsi était pourtant l’une des maîtresses de maison les plus accomplies que j’aie rencontrées en Amérique, tirant fort bon parti, ainsi que c’est l’usage, à mesure que l’on descend vers le Sud, du service des gens de couleur.

Si libéral que le Nord se pique d’être, il a horreur du contact familier des nègres. Leur service passager paraît acceptable sur les chemins de fer et les bateaux, dans certains hôtels, etc., d’autant plus qu’il est d’ordinaire très attentif, très empressé ; mais la tolérance s’arrête là. Ce n’est guère qu’à Baltimore que ce sentiment disparaît une bonne fois. À Baltimore, à Washington, on ne va pas encore jusqu’à prier dans la même église que la race de Cham, mais on se sert d’elle à la cuisine, à l’écurie, dans la maison, et il me semble qu’on s’en trouve bien. Le nègre est modelé par l’exemple que lui donne son entourage. Abandonné à lui-même, il peut être une brute des plus désagréables ; placé chez des gens vulgaires, il devient familier et insolent autant qu’eux ; mais avec de bons maîtres il sera souvent le plus parfait des serviteurs. Je n’ai jamais mangé de cuisine supérieure à celle d’une bonne cuisinière noire dans le Sud. Elle n’a pas besoin, pour développer ce genre de génie, des classes spéciales où les jeunes filles du Nord étudient par condescendance une branche inférieure de la chimie en s’aidant de tous les engins perfectionnés qui suppriment la peine. La négresse prouve que l’intuition est supérieure aux méthodes quand il s’agit d’assaisonnement ; elle peut devenir un cordon bleu émérite entre les mains d’une de ces maîtresses de maison comme la Nouvelle-Orléans en possède qui, rivalisant avec nos plus fameux gastronomes, font fi des conserves en boîtes, des crackers et autres biscuits éducationnels, des produits alimentaires plus ou moins frelatés d’aventure que préconise la réclame américaine. Nulle part au monde on ne mange mieux qu’en Louisiane : le Sud n’a pas subi sous ce rapport les influences de son vainqueur ; il garde évidemment les traditions françaises du vieux temps, auxquelles les épices créoles sont loin de nuire. De la plus humble case nègre s’échapperont toujours des arômes de cuisine appétissans ; c’est tout le contraire dans les intérieurs rustiques du Nord. Un peintre de paysage, retourné à New-York après avoir longtemps habité la France, me déclarait son intention de nous revenir, non pas seulement par désespoir de soumettre aux exigences de l’art cette campagne américaine où manquent les détails et qui est à ses plus beaux momens d’un éclat si tapageur (gaudy), mais surtout parce que son estomac ne pouvait supporter la nourriture des auberges de village. O Barbizon ! ô Marlotte ! ô Douarnenez ! ô humble paradis des artistes ! combien vous étiez regrettés, vous et les paysannes en marmottes ou en bonnets qui de génération en génération se passent le secret de l’omelette et de la gibelotte sans défaut ! Il n’y a point de bonnets ni de marmottes, il n’y a point de paysannes aux États-Unis. À un match de foot-ball engagé entre deux villages de l’État du Maine, j’ai vu la foule des ruraux, pareille en tout point à une foule bourgeoise et réunie d’ailleurs pour un genre de sport qui est le plaisir favori de toutes les classes indistinctement. Le foot-ball entre les universités de Yale et de Harvard remplit les journaux pendant près d’une semaine. Cette partie-là se faisait avec moins de solennité sans doute, mais avec tout autant d’entrain de la part des joueurs et des spectateurs, parmi lesquels il y avait beaucoup de spectatrices. Les premiers, de beaux gars dans leur tenue de combat, reprenaient ensuite d’affreux pardessus qui leur donnent l’air horriblement commun. Les jolies demoiselles de campagne étaient élégantes à l’égal des ouvrières des villes, qui portent les dernières modes et souvent des étoffes assez chères, des fourrures, des bijoux : pourquoi pas, s’il leur plaît de transformer en toilette tout ce qu’elles gagnent ? Une dame de Philadelphie m’a conté qu’elle avait cru devoir prier sa femme de chambre de ne pas servir à table avec des diamans aux oreilles.

— C’est mon goût de porter ma fortune sur moi, répondit tranquillement la jeune fille. — Et c’est mon droit de vous congédier, riposta sa maîtresse.

Il faut considérer que la classe des domestiques n’exista pour ainsi dire pas aux États-Unis pendant plus de deux cents ans. Jadis les Américaines mettaient leur gloire à s’occuper du ménage ; mais ce temps primitif est loin ; il correspond à celui où les femmes n’étaient pas autorisées à enseigner et ne montraient leurs capacités sous ce rapport que dans les écoles du dimanche, sunday schools. L’Amérique alors était pauvre ; avec la richesse vint un cortège d’exigences et de loisirs. Il fallut des helps, des aides qui d’abord furent les égales de leurs patronnes, — prenons ce mot dans le sens de protectrice, qui est le véritable, — et traitées comme telles, c’est-à-dire comme membres de la famille. Il s’ensuivait des mœurs très simples, très patriarcales, dignes d’une république. Puis le flot de l’immigration irlandaise vint tout changer : les helps, qui étaient souvent aussi, grâce aux excellentes écoles publiques, des lettrées, associant le travail intellectuel au travail domestique, disparurent devant l’invasion. Aujourd’hui les Italiens sont en train de remplacer comme domestiques les Irlandais, qui font de la politique ; ils se contentent de plus petits gages et vivent plus sobrement. Que sont devenues les helps d’autrefois ?

Elles sont employées de commerce ou d’administration, sténographes, écrivains à la machine, journalistes, interviewers peut-être ! La rage du document humain est poussée en Amérique jusqu’à la manie, jusqu’à la fureur ; des centaines de femmes, sans compter les hommes, guettent le passant pour le prendre métaphoriquement à la gorge, lui arracher des nouvelles toutes fraîches, des sujets à sensation, pour inventer parfois ce qu’il ne dit pas, pour arranger, en tout cas, compléter à leur guise et donner à la real conversation le ragoût nécessaire. Combien ai-je vu d’interviewers féminins très supérieurs à leur métier et qui peut-être avaient des diplômes en poche !

Une foule de femmes écrivent, quelques-unes avec talent ; mais c’est l’enseignement qui est le refuge du grand nombre. Les écoles normales de 38 États comptent 23 000 élèves, et sur ce chiffre 71 pour 100 sont des femmes. — Essayez donc de renvoyer cette nuée d’émancipées par le travail aux menues servitudes du foyer ; essayez de prouver seulement aux moins intéressantes d’entre elles qu’il vaut mieux faire une jolie robe ou un bon plat que de la mauvaise littérature et surtout du reportage ! La supériorité qui permet de reconnaître que les plus humbles choses peuvent être ennoblies à l’égal des plus hautes par la façon dont on s’en acquitte est en tous pays fort rare. Et surtout ce qu’elles veulent établir c’est l’égalité absolue des sexes. J’ai entendu vanter sérieusement par une femme éminente certaine école industrielle où un peu de couture est enseignée aux garçons et un peu de menuiserie aux filles. Ce sont là des exagérations dont on reviendra.

IV. — LES ÉCOLES INDUSTRIELLES. — L’INSTITUT AGRICOLE DE HAMPTON

Déjà surgissent, à la suite des citoyens riches qui ont comblé les collèges de largesses, d’autres bienfaiteurs dont les donations et les legs non moins magnifiques se tournent d’un tout autre côté, — vers l’éducation industrielle ; il y a très peu d’années que son utilité est reconnue, mais l’esprit public commence à en être généralement occupé. Peut-être la médiocrité de tant de prétendues universités qui se sont élevées à tort et à travers auprès des véritables, peut-être leurs inconvéniens, qui sont de prêter, comme on l’a fort bien dit, de grands noms à de petites choses, ont-ils contribué pour une large part à la réaction. J’ai visité à Philadelphie l’Institut Drexel, qui porte le nom de son fondateur : 150 000 dollars suffirent tout juste à payer la construction et l’aménagement somptueux de cet édifice ; il est ouvert aux deux sexes depuis 1891 et compte déjà 1 500 élèves. Toutes les aptitudes pour les différentes études professionnelles y sont développées par des classes excellentes où les mathématiques appliquées, le dessin, les sciences naturelles, la mécanique, trouvent leur place ; en outre l’Institut Drexel loge de très riches collections en tous genres qui font de lui une école d’esthétique bien précieuse dans un pays où le goût n’est pas encore formé. Sans doute les dernières expositions ont eu sous ce rapport de très heureux résultats ; elles ont mis la France en avant ; c’est d’elle que les éducateurs parlent toujours lorsqu’il s’agit de louer le sens de la forme et de la grâce ; n’importe, le désavantage est grand pour un peuple de n’avoir point sous les yeux à chaque pas les monumens, les chefs-d’œuvre de toute sorte dont la rencontre habitue les plus ignorans parmi nous à concevoir le beau sans explications ni commentaires. Seule une classe privilégiée avait profité jusqu’ici des espèces de razzias faites en Europe pour peupler les musées et les galeries des grandes villes d’Amérique. Grâce aux écoles professionnelles, les études d’art se répandront partout, modifiant peu à peu des qualités trop purement pratiques et utilitaires. L’immense gymnase, un des traits frappans de l’Institut Drexel, est, d’après la pensée du fondateur, appelé à favoriser ce progrès. J’y ai remarqué un curieux détail : accrochées au mur, les photographies d’un étudiant et d’une étudiante représentant, dans un état de complète nudité, la moyenne, the average, de leurs condisciples. Ceci est une application des découvertes de la science moderne à l’art grec, dont l’Amérique prétend s’inspirer. Les Grecs avaient élevé jusqu’au culte le sentiment de la beauté ; ils ne la voyaient pas seulement dans les images tirées du marbre ou de la pierre, mais dans les formes parfaites de la jeunesse développées par les jeux nationaux : voilà donc la raison de cette exhibition, que certains trouveraient indécente. Elle a en outre un but utile : celui de comparer d’année en année les progrès physiques accomplis par le trapèze, les haltères et des engins suédois plus perfectionnés. Mais que nous sommes loin du vieil esprit puritain !

C’est dans le Sud que les écoles d’arts et métiers ont eu depuis vingt-cinq ans la croissance la plus rapide. Il fallut, après la guerre, mettre des moyens d’existence entre les mains de ces millions de nègres affranchis subitement d’un trait de plume, et en même temps les élever par une certaine culture intellectuelle à la hauteur du rang nouveau de citoyens américains que rien ne les avait préparés à tenir.

L’un des hommes qui s’attachèrent dès le début avec le plus de zèle à l’œuvre de reconstruction fut le général Armstrong, fondateur de l’Institut de Hampton (Normal and Agricultural Institute). Il avait dans les veines du sang de missionnaire et d’éducateur ; son père, l’un des premiers Américains qui allèrent évangéliser les îles de la Polynésie, avait été nommé, par le roi d’Hawaii, ministre de l’Instruction publique. Avant même de se rendre aux États-Unis pour y achever ses études, le jeune Armstrong put constater que les progrès de la piété chez des races presque innocemment licencieuses sont peu de chose s’ils ne servent pas de base à la formation du caractère ; il remarqua en outre que l’école des missions, une école purement élémentaire et professionnelle, rendait de meilleurs services à Hawaii que celles du gouvernement, dont les visées sont beaucoup plus ambitieuses. Ces souvenirs lui furent utiles, quand il entreprit d’élever les nègres qui, par certains côtés impulsifs et enfantins, rappellent les indigènes au milieu desquels s’était passée son enfance.

Durant la guerre, dite de sécession, Samuel Armstrong commanda des troupes de couleur ; il fut frappé de leur soumission à la discipline, de leur dévouement aux chefs qui les traitaient bien, de leur élan dans le combat. Il vit des soldats noirs étudier sous le feu leur syllabaire, — et conclut qu’il fallait leur donner toutes les chances possibles de devenir des hommes comme les autres. À travers les longues péripéties d’une lutte sanglante, il eut comme la vision du devoir qui l’attendait, et les circonstances le servirent singulièrement. Chargé d’administrer dix comtés de la Virginie de l’Est, d’y arranger les affaires nègres et de régler les relations entre les deux races, il tenait son quartier général à Hampton, tout près de Old Point Comfort où abordèrent, en 1608, les premiers pionniers, où l’on débarqua la première cargaison d’esclaves, où fut baptisé le premier Indien ; en vue de ces côtes eut lieu la bataille décisive du Monitor et du Merrimac ; le général Grant établit sur ce point son plan de campagne final. — Armstrong jugea qu’un endroit peuplé de souvenirs historiques et stratégiques, facilement accessible, tant du nord que du sud, par eau et par le chemin de fer, destiné à un grand développement commercial et maritime, situé enfin dans les meilleures conditions de salubrité, serait bien choisi pour y fonder l’école de ses rêves[5].

Déjà, au lendemain même de la guerre, une vaillante femme de couleur, Mrs Mary Peake, avait rassemblé autour d’elle, sur l’emplacement du camp Hamilton, où 6 000 morts reposent maintenant dans un cimetière national, des enfans noirs par centaines, première école de nègres libres, fondée avec le secours de l’Association des missionnaires. Cette même Association aida puissamment Armstrong pour l’achat d’une vaste propriété sur la rivière de Hampton, et elle lui demanda ensuite de se mettre à la tête de l’Institut. Il n’avait jamais songé, dans sa grande modestie, qu’à suggérer et à aider, non pas à diriger, mais il était prêt pour cette œuvre qui commença toute petite, en 1868, avec deux professeurs et quinze élèves. Leur nombre ne s’accrut que trop vite : il fallut transformer en dortoirs, en ateliers, etc., les vieilles baraques d’ambulance abandonnées, en attendant des fonds qui d’ailleurs ne tardèrent pas à venir, le gouvernement ayant sur ces entrefaites attribué trois millions et demi de dollars à l’éducation d’un million d’enfans de couleur. Déjà s’ouvraient les principales institutions qui prospèrent aujourd’hui. Hampton reçut pour sa part 50 000 dollars, et les bâtimens nécessaires purent être construits. En 1870, un acte spécial de l’assemblée générale de la Virginie assurait l’incorporation de la nouvelle école, la déclarant indépendante de toute association et de toute secte ainsi que du gouvernement. Le self-help était sa devise, s’aider soi-même ; elle ne voulait pas de contrôle, et, de fait, les idées du général Armstrong eurent d’abord peu de partisans ; on ne croyait guère au succès du travail manuel, sous prétexte qu’il ne rapporterait pas assez.

Il rapporta beaucoup au point de vue moral, en réhabilitant un labeur dégradé par l’esclavage. « Comme tous les hommes disait Armstrong, le nègre est ce que l’a fait son passé. » Conjurer ce passé, remédier aux influences de l’hérédité et du milieu, mettre à l’épreuve le caractère, à la formation duquel il tenait mille fois plus encore qu’au travail rémunérateur et intelligent, puis envoyer au loin une élite, prêcher de bouche et d’exemple, tel était le but du général. Il lui a consacré sa noble vie et il est mort content l’année dernière, en demandant le simple enterrement d’un soldat, une place dans le cimetière de l’école au milieu de ses étudians, sans distinction d’aucune sorte, sans qu’aucun éloge fût prononcé sur sa tombe. Voici quelques-unes des dernières paroles qu’on ait recueillies de lui : « Je ne tiens pas à une biographie… ce n’est jamais la vérité tout entière. La vérité d’une vie est profondément cachée… à peine nous-mêmes la connaissons-nous, mais Dieu la connaît : j’ai foi en sa miséricorde. — Hampton a été pour moi une bénédiction ; il m’a donné pour aides et pour amis les meilleurs d’entre mes concitoyens, et c’était une bonne fortune que de pouvoir faire quelque bien à tout ce monde libéré par la guerre, de pouvoir aussi servir indirectement les vaincus… Peu d’hommes ont été heureux autant que moi. Je n’ai jamais eu de sacrifice à faire. J’ai été, semble-t-il, guidé en tout. La prière est la grande puissance de ce monde ; elle nous retient près de Dieu : ma prière à moi était inconstante et faible ; c’est pourtant ce que j’ai eu de meilleur. Et maintenant je suis curieux d’entrevoir un autre monde. Tout y sera sans doute parfaitement naturel. Comment peut-on craindre la mort ? C’est une amie. Dieu et la patrie d’abord, nous-même après… »

Cet aperçu des sentimens du général Armstrong est peut-être utile pour faire comprendre ce qu’a été son influence sur environ 150 000 étudians des deux sexes, — nous comptons ceux de toutes les écoles fondées par des gradués de Hampton sur le modèle de la maison mère, dans l’Alabama, la Virginie, la Caroline du Nord. D’autres élèves de l’Institut, hommes ou femmes, font œuvre de missionnaires dans la Floride, le Kentucky, la Caroline du Sud et le Texas. À Hampton même, il y a aujourd’hui 650 élèves de dix-huit à vingt-deux ans, dirigés par 80 officiers et instructeurs dont une moitié est répartie dans les divers départemens industriels.

Ne semble-t-il pas merveilleux qu’entre garçons et filles de cet âge et de cette race, logés sans doute dans des bâtimens séparés, mais se rencontrant à chaque instant, en classe, aux repas, aux divers meetings, nul scandale ne se soit jamais produit ? Faut-il croire que la présence d’un juste tel que Samuel Armstrong agissait sur eux comme l’ombre même de la présence divine ? La tâche du Révérend H. B. Frissell, qui a succédé au fondateur, sera certes des plus difficiles, quoiqu’une impulsion décisive ait été donnée. Les progrès sont extraordinaires, même au physique ; la consomption fait moins de ravages, les affections nerveuses, très fréquentes autrefois, deviennent relativement rares, il n’est presque plus question d’hystérie depuis que les élèves savent qu’un certain manque d’équilibre passe pour être le signe caractéristique de leur race. Une femme médecin fort distinguée réside à l’Institut.

Hampton coûte annuellement 100 000 dollars, déduction faite du travail des étudians. Cette somme se trouve couverte par les subventions qu’accorde le Congrès et par des dons particuliers. On n’en est plus en Amérique à compter les sacrifices qu’exige l’éducation du nègre : les milliers d’écoles libres, à son usage, qui se sont ouvertes dans le Sud font peser une taxe annuelle de 4 millions de dollars, ou il s’en faut de peu, sur les anciens États esclavagistes. Le Nord soutient vingt collèges qui sont pour la plupart sous les auspices des églises et où 5 000 adultes se préparent aux carrières libérales ; les femmes s’y distinguent dans la pédagogie.

J’ai vu, à la Nouvelle-Orléans, une demoiselle noire faire avec beaucoup d’autorité à des gentlemen de même couleur la classe de latin : sa courte chevelure laineuse soigneusement tordue en un nœud correct, un petit mouchoir brodé passé sous la ceinture, une fleur à la boutonnière, elle affectait des façons bostoniennes. J’ai vu aussi de petites négresses à la face simiesque suivre une classe de grec, et l’impatience qu’en éprouvaient leurs anciens maîtres m’a paru justifiée. Quelque ignorante que je sois du préjugé de la couleur, j’estime que les classes de couture, de blanchissage et de cuisine fondées par le bon général Armstrong ont vraiment plus d’utilité. Il encourageait aussi la floriculture et formait des jardinières. Dans le petit hôpital établi sur les terres de l’Institut sont dressées des gardes-malades, dont la réputation est grande aux environs. Ces connaissances pratiques n’empêchent pas, bien au contraire, que les étudiantes de Hampton soient fort demandées pour prendre en mains l’instruction primaire et religieuse des enfans. Presque toutes enseignent, quelle que soit d’ailleurs leur profession. Avec le temps on verra probablement la femme en majorité parmi les professeurs des écoles de couleur, comme il est arrivé dans les écoles blanches. Les hommes se feront de leur côté une spécialité de diverses industries, ayant l’intelligence de la mécanique et une adresse de doigts singulière. Tous les métiers leur sont enseignés à Hampton, bien que le général Armstrong ait particulièrement favorisé l’agriculture et que l’exploitation des bois de charpente soit l’affaire principale.

Peut-être l’excellent esprit de cet Institut modèle conjurera-t-il quelques-uns des périls causés par la présence en Amérique de huit millions d’individus qui n’ont pas demandé à y venir, mais qui ne se laisseraient point expulser. Les nègres convenablement instruits trouveront pour vivre des débouchés nouveaux, et surtout ils auront profité de la meilleure des gymnastiques morales, celle qui consiste à gagner tout ce qu’on dépense, à travailler de ses bras la journée entière pour avoir le privilège d’étudier le soir, dût-on mettre des années et des années à conquérir laborieusement le savoir envié. Certains étudians, après avoir exercé des métiers au dehors, reviennent, et à plusieurs reprises, sur les bancs des classes. Ceux-là, il me semble, affirment mieux qu’ils ne le feraient par de grands talens le développement de la race noire. Une persévérance, une énergie pareille vaut plus que l’instruction supérieure acquise dans les universités de Lincoln et de Howard, de Fisk et d’Atlanta, instruction qui, par parenthèse, si elle lui donne d’autres droits, n’assure au petit-fils d’esclave qui la possède ni le privilège d’entrer dans un salon, ni celui de s’asseoir seulement dans une loge au théâtre. Il est parqué, à son rang, dans les chemins de fer même, où sont pourtant censées n’exister ni premières, ni secondes classes, mais où partout vous remarquez cette insolente distinction : salle d’attente pour les gens de couleur.

— Au Sud seulement ! me dira-t-on.

Qu’on me permette, pour donner l’idée des sentimens du Nord sur ces matières, de répéter une anecdote contée avec verve par un des administrateurs de Hampton, M. Marshall. Boston ayant témoigné par des largesses l’intérêt qu’il prenait au succès de l’Institut agricole, il fut décidé qu’un meeting aurait lieu dans cette ville le 27 janvier 1870 : le général Armstrong devait s’y rendre accompagné d’un orateur nègre, M. Langston. Celui-ci arriva le premier pendant la nuit au Parker House. Lorsque le maître de l’hôtel découvrit le lendemain avec dégoût qu’il avait chez lui un homme de couleur, il prit, sans la moindre hésitation, le parti de l’expulser : malheureusement les principaux notables de la ville rendaient visite à ce paria, dans le moment même ; on dut attendre leur départ pour procéder à l’exécution ; il en vint d’autres et si nombreux que l’occasion de mettre un nègre à la porte se trouva manquée décidément, mais M. Langston est resté le premier homme de couleur qui soit jamais entré comme hôte au Parker House. Même émotion dans les cafés où la horde des garçons fut tout près de prendre au collet « le nègre » devenu depuis lors ministre des États-Unis à Haïti.

Même aujourd’hui, dans cette ville si libérale de Boston, voyez si le moins foncé des mulâtres, à moins qu’il ne représente une célébrité, un lion quelconque, osera profiter des droits qu’en principe on lui accorde. Imaginez le nègre, fût-il un grand homme, aspirant à la main d’une blanche de l’Est ! Comme on le renverrait avec dédain aux dames du Sud dont la réponse, si, bonnes et charmantes qu’elles puissent être, aurait toute la férocité d’une application de la loi de lynch ; or, on sait avec quels raffinemens de cruauté cette loi sauvage punit le nègre coupable d’avoir convoité une blanche jusqu’à la dernière extrémité ; il n’y a qu’à se reporter à de récens et hideux exemples dont l’Ouest fut le théâtre.

Du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, le nègre n’est toléré aux États-Unis qu’à la condition de se tenir à sa place, et il deviendra très difficile de déterminer la place où doit rester un homme égal par son instruction et sa carrière aux plus distingués. — Une solide éducation primaire, une éducation industrielle ensuite, paraît donc être ce qu’il faut souhaiter dans son intérêt à la population de couleur, hommes et femmes ; le général Armstrong l’avait compris, tout en ouvrant la voie aux exceptions résolues à monter plus haut quand même, quitte à souffrir. Des annales méthodiquement rédigées enregistrent l’œuvre accomplie par tous ses anciens élèves dispersés dans le monde, depuis les simples artisans jusqu’aux ministres de la religion, jusqu’aux avocats, médecins, employés du gouvernement, artistes (les musiciens sont assez nombreux).

Si je n’ai pas dit que sur les 650 élèves de Hampton, il y a 132 Indiens, c’est que je me réserve de parler plus tard de l’admirable école de Carliste où ceux-ci sont réunis en foule, sans mélange de condisciples nègres. « L’amie des Indiens », miss Alice Fletcher, y introduira mes lectrices, comme elle fit en réalité pour moi. Sans les explications qu’a bien voulu me donner sur le sujet qui remplit sa vie cette femme charitable autant que savante, je n’aurais compris qu’à demi la beauté de l’œuvre du capitaine R. H. Pratt, émule du général Armstrong, son associé pour ainsi dire dans l’œuvre du relèvement des « races méprisées ».


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er  juillet, du 1er  septembre et du 15 octobre 1894.
  2. The Century Magazine, octobre 1894.
  3. Voir l’article sur la Condition des femmes en Amérique, Chicago, 1er  juillet.
  4. Voir, dans la Revue du 15 octobre 1890, la Société de l’avenir.
  5. Twenty-two years Work, Hampton Normal School press, 1893.