La Condition ouvrière/13

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PRINCIPES D’UN PROJET
POUR UN RÉGIME INTÉRIEUR NOUVEAU
DANS LES ENTREPRISES INDUSTRIELLES
(1936-1937 ?)



Nous nous trouvons en ce moment dans un état d’équilibre social instable qu’il y a lieu de transformer, si possible, pour une certaine période, en un équilibre stable. Malgré l’opposition qui existe entre les objectifs et les aspirations des deux classes en présence, cette transformation est en ce moment conforme à l’intérêt des deux parties. La classe ouvrière a un intérêt vital à assimiler ses conquêtes récentes, à les fortifier, à les implanter solidement dans les mœurs. Seuls quelques fanatiques irresponsables, d’ailleurs sans influence, peuvent désirer dans la période actuelle précipiter sa marche en avant. Les patrons soucieux de l’avenir prochain de leurs entreprises ont eux aussi intérêt à cette consolidation. Ils ne pourraient revenir à l’état de choses d’il y a un an qu’au prix d’une lutte acharnée qui causerait beaucoup de dégâts, qui ruinerait beaucoup d’entreprises, qui tournerait peut-être à la guerre civile, et qui aurait cinquante pour cent de chances d’aboutir à la dépossession définitive du patronat. D’autre part un ordre nouveau, même s’il comporte de leur part certaines concessions importantes, serait de beaucoup préférable pour les patrons au désordre qui, s’il faut les croire, règne actuellement dans un certain nombre d’entreprises, et à l’incertitude qui les exaspère. Dans ces limites précises et sur cette base on peut concevoir pour une certaine période une collaboration constructive entre les éléments sérieux et responsables de la classe ouvrière et du patronat.

L’élaboration d’un nouveau régime intérieur des entreprises pose un problème dont les données sont déterminées en partie par le régime actuel, mais qui, dans son essence, est lié à l’existence de la grande industrie, indépendamment du régime social. Il consiste à établir un certain équilibre, dans le cadre de chaque entreprise, entre les droits que peuvent légitimement revendiquer les travailleurs en tant qu’êtres humains et l’intérêt matériel de la production. Un tel équilibre ne s’établirait automatiquement que s’il pouvait y avoir coïncidence parfaite entre les mesures à prendre en vue de ces deux objectifs ; coïncidence qui n’est concevable dans aucune hypothèse. En fait, cet équilibre ne peut jamais être fondé que sur un compromis. L’existence actuelle du régime capitaliste n’intervient dans les données du problème que pour donner un sens déterminé à la notion de l’intérêt de la production ; cet intérêt, dans le régime actuel, se mesure dans chaque entreprise par l’argent et se définit d’après les lois de l’économie capitaliste. Les patrons, en raison des avantages personnels qu’ils poursuivent, mais bien plus encore en raison de leur fonction, représentent nécessairement l’intérêt de la production ainsi défini. Ils tendent tout naturellement à faire de cet intérêt la règle unique de l’organisation des entreprises. Ils y ont à peu près complètement réussi, à la faveur de la crise, au cours des années passées. Les travailleurs, eux, tendent naturellement à faire entrer leurs droits et leur dignité d’hommes en ligne de compte. Ils ont accompli de sérieux progrès dans ce sens en juin dernier.

Il s’agit à présent de cristalliser ces progrès en un régime nouveau, qui serve la production dans toute la mesure compatible avec l’état d’esprit actuel des ouvriers, avec le sentiment renouvelé de la dignité et de la fraternité ouvrière, avec les avantages moraux acquis. Le sens dans lequel doit s’accomplir cette tentative est indiqué par la nature même du problème. Le patronat, dans sa mission de défendre la production de l’entreprise, a vu s’affaiblir entre ses mains les armes dont il disposait à l’égard des ouvriers : la terreur, l’excitation des petites jalousies, l’appel à l’intérêt personnel le plus sordide. Ce qui a été perdu de ce côté, il faut essayer de le regagner du côté des mobiles élevés auxquels le patronat s’adressait si rarement : l’amour-propre professionnel, l’amour du travail, l’intérêt pris dans la tâche bien accomplie, le sentiment de la responsabilité.

Il faut en second lieu que les ouvriers se sentent liés à la production par autre chose que par la préoccupation obsédante de gagner quelques sous de plus en gagnant quelques minutes sur les temps alloués. Il faut qu’ils puissent mettre en jeu les facultés qu’aucun être humain normal ne peut laisser étouffer en lui-même sans souffrir et sans se dégrader, l’initiative, la recherche, le choix des procédés les plus efficaces, la responsabilité, la compréhension de l’œuvre à accomplir et des méthodes à employer. Ce ne sera possible que si la première condition est réalisée. Le sentiment d’infériorité n’est pas favorable au développement des facultés humaines.

C’est à cette double préoccupation que répondent les indications suivantes :



Discipline du travail.


La discipline du travail ne doit plus être unilatérale, mais reposer sur la notion d’obligations réciproques. À cette condition seulement elle peut être acceptée, et non plus simplement subie. La direction d’une entreprise a la responsabilité du matériel et de la production : à ce titre son autorité doit jouer sans aucune entrave, dans certaines limites bien définies. Mais ce n’est pas à la direction que doit être confiée la responsabilité de la partie vivante d’une entreprise ; cette responsabilité doit revenir à la section syndicale, et celle-ci doit posséder un pouvoir, également dans des limites bien définies, pour la sauvegarde des êtres humains engagés dans la production. La discipline d’une entreprise doit reposer sur la coexistence de ces deux pouvoirs.

La section syndicale doit imposer le respect de la vie et de la santé des ouvriers. Tout ouvrier doit pouvoir en appeler à elle s’il reçoit un ordre qui mette en péril sa santé ou sa vie ; soit qu’on lui impose un travail malsain, ou trop dur pour ses forces physiques, ou une cadence impliquant des risques d’accident grave, ou une méthode de travail dangereuse ; elle doit pouvoir en pareil cas, dans les circonstances graves, couvrir de son autorité un refus d’obéissance sérieusement motivé ; elle doit enfin pouvoir faire appliquer les dispositifs de sécurité et les mesures d’hygiène qu’elle juge nécessaires et empêcher d’une manière générale la cadence du travail d’atteindre une vitesse dangereuse ou épuisante. Au cas où la direction contesterait la justesse de ses décisions, elle doit être dans l’obligation de produire l’avis motivé d’hommes qualifiés choisis selon la circonstance (médecins ou techniciens).

La direction doit avoir pleine autorité, dans les limites déterminées par les droits de la section syndicale, pour veiller au respect du matériel, à la qualité et à la quantité du travail, à l’exécution des ordres. Elle doit avoir le pouvoir absolu de déplacer les ouvriers dans l’entreprise, sous la seule réserve qu’il lui serait interdit, lorsqu’un ouvrier déplacé subit de ce fait un déclassement, de mettre à sa place primitive un autre ouvrier embauché au-dehors ou pris dans une catégorie inférieure.

Ces deux autorités doivent s’appuyer l’une et l’autre, le cas échéant, par des sanctions. La direction peut prendre des sanctions pour négligence, faute professionnelle, mauvais travail ou refus d’obéir. La section syndicale à son tour doit pouvoir prendre des sanctions, soit contre la direction, soit contre les agents de maîtrise, dans le cas où ses décisions, prises dans le cadre indiqué plus haut et régulièrement motivées, n’auraient pas été exécutées et où il en serait résulté un dommage effectif ou un danger sérieux.

Le mode d’application des sanctions pourrait être déterminé comme suit. La personne menacée de sanction pourrait toujours en appeler devant une commission tripartite (ouvriers, techniciens, patrons) fonctionnant pour un groupe d’entreprises ; et au cas où cette commission ne serait pas unanime, en appeler de nouveau devant un expert nommé d’une manière permanente par les fédérations ouvrière ou patronale, ou, à leur défaut, par le gouvernement. Toute sanction confirmée serait automatiquement aggravée d’une manière considérable, toute sanction non confirmée vaudrait une amende à la partie qui l’aurait proposée.

Les sanctions seraient d’une part pour l’ensemble du personnel salarié le déclassement temporaire ou définitif, la mise à pied, le renvoi ; d’autre part pour la maîtrise et la direction le blâme, des amendes, et en cas de faute très grave, notamment de faute très grave ayant entraîné une mort, l’interdiction définitive d’exercer un commandement industriel.

En aucun cas des actes commis au cours d’une grève ne peuvent être l’objet de sanctions, non plus que la grève elle-même. Si des violences se sont produites pendant une grève, elles relèvent de la correctionnelle, mais les condamnations en correctionnelles ne doivent pas rompre le contrat de travail, sauf le cas de longues peines de prison sans sursis.



Licenciements.


Les conditions actuelles du fonctionnement des entreprises ne permettent pas d’ôter aux patrons la possibilité de licencier des ouvriers soit pour réorganisation technique de l’entreprise, soit pour manque de travail. Mais il faut admettre aussi que le respect de la vie humaine doit limiter le pouvoir de prendre une mesure aussi grave, qui risque de briser une existence.

On peut admettre le compromis suivant. Le patron qui licencie un ouvrier a le devoir de lui chercher au préalable une place dans une autre entreprise. Il pourra prendre des mesures de licenciement sans rendre de compte à personne sauf les trois cas suivants :

1o Si l’ouvrier licencié est un responsable syndical.

2o Si le patron qui le licencie lui fournit une place inacceptable pour des raisons graves.

3o Si le patron le licencie sans pouvoir lui indiquer une autre place.

Dans chacun de ces trois cas, l’ouvrier licencié pourra obliger le patron à soumettre la mesure de licenciement au contrôle d’experts nommés par le gouvernement et la C. G. T. Ceux-ci examinent notamment si le licenciement n’aurait pas pu être évité par la répartition des heures de travail. S’ils tombent d’accord pour juger que le licenciement n’est pas justifié, le patron devra, après avoir reçu leur avis motivé, reprendre le ou les ouvriers en cause.

Lorsqu’un patron aura licencié un ouvrier, il ne pourra plus embaucher personne, soit dans la même profession, soit comme manœuvre, sans avoir fait d’abord appel à lui. La section syndicale doit avoir les pouvoirs nécessaires pour contrôler l’application de cette règle.



Formation professionnelle.


La formation professionnelle des ouvriers a été complètement négligée par le patronat toutes ces dernières années. Il en est résulté la situation où nous nous trouvons présentement. La valeur professionnelle de la classe ouvrière française a été amoindrie par cette négligence. La C. G. T. est prête à étudier avec le C. G. P. F. et le gouvernement la question de la formation professionnelle des jeunes et des adultes et de la rééducation professionnelle des chômeurs.



Régime du travail.


Parallèlement à l’organisation générale de la formation professionnelle, il faut prendre progressivement, dans les entreprises, les mesures propres à intéresser les ouvriers à leur travail autrement que par l’appât du gain.

Les ouvriers ne doivent plus ignorer ce qu’ils fabriquent, usiner une pièce sans savoir où elle ira ; il faut leur donner le sentiment de collaborer à une œuvre, leur donner la notion de la coordination des travaux. Le meilleur moyen serait peut-être d’organiser le samedi des visites de l’entreprise, par équipes, avec autorisation, pour les ouvriers, d’emmener leur famille, et sous la conduite du technicien qualifié capable de faire un exposé simple et intéressant. Il serait bon également de rendre compte aux ouvriers de toutes les innovations, fabrications nouvelles, changements de méthode, perfectionnements techniques. Il faut leur donner le sentiment que l’entreprise vit, et qu’ils participent à cette vie. La direction et la section syndicale doivent collaborer d’une manière permanente à cet effet.

Il faut aussi chercher d’autres moyens de stimuler les suggestions que les primes classiques. De suggestions qui comportent pour l’usine un avantage permanent, il semble normal que les ouvriers tirent aussi une récompense permanente. On peut imaginer toutes sortes de modalités. Par exemple des diminutions de la cadence ou des améliorations dans les mesures d’hygiène pour les ateliers qui auraient fourni des suggestions intéressantes ; la suppression totale du travail aux pièces, remplacé par le travail à l’heure au taux horaire moyen, pour les ateliers qui feraient preuve dans ce domaine d’une activité intellectuelle constante, etc. Dans la recherche des modes de travail et de rétribution propres à stimuler chez les ouvriers les mobiles les plus élevés sans nuire au rendement global, et à leur donner le maximum de liberté sans nuire à l’ordre, la direction et la section syndicale doivent aussi collaborer d’une manière permanente. Sur ce terrain, l’expérience seule décide, et les initiatives les plus hardies sont les meilleures. La section syndicale d’une entreprise doit toujours pouvoir réclamer la mise à l’essai de toute méthode ayant fait ses preuves dans une entreprise analogue.