La Condition ouvrière/14

La bibliothèque libre.


LA RATIONALISATION[1]
(23 février 1937)



Le mot de « rationalisation » est assez vague. Il désigne certaines méthodes d’organisation industrielle, plus ou moins rationnelles d’ailleurs, qui règnent actuellement dans les usines, sous diverses formes. Il y a, en effet, plusieurs méthodes de rationalisation, et chaque chef d’entreprise les applique à sa manière. Mais elles ont toutes des points communs et se réclament toutes de la science, en ce sens que les méthodes de rationalisation sont présentées comme des méthodes d’organisation scientifique du travail.

La science n’a été, au début, que l’étude des lois de la nature. Elle est intervenue ensuite dans la production par l’invention et la mise au point des machines et par la découverte de procédés permettant d’utiliser les forces naturelles. Enfin, à notre époque, vers la fin du siècle dernier, on a songé à appliquer la science, non plus seulement à l’utilisation des forces de la nature, mais à l’utilisation de la force humaine de travail. C’est quelque chose de tout à fait nouveau, dont nous commençons à apercevoir les effets.

On parle souvent de la révolution industrielle pour désigner justement la transformation qui s’est produite dans l’industrie lorsque la science s’est appliquée à la production et qu’est apparue la grosse industrie. Mais on peut dire qu’il y a eu une deuxième révolution industrielle. La première se définit par l’utilisation scientifique de la matière inerte et des forces de la nature. La deuxième se définit par l’utilisation scientifique de la matière vivante, c’est-à-dire des hommes.

La rationalisation apparaît comme un perfectionnement de la production. Mais si on considère la rationalisation du seul point de vue de la production, elle se range parmi les innovations successives dont est fait le progrès industriel ; tandis que si on se place du point de vue ouvrier, l’étude de la rationalisation fait partie d’un très grand problème, le problème d’un régime acceptable dans les entreprises industrielles. Acceptable pour les travailleurs, bien entendu ; et c’est surtout sous ce dernier aspect que nous devons envisager la rationalisation, car si l’esprit du syndicalisme se différencie de l’esprit qui anime les milieux dirigeants de notre société, c’est surtout parce que le mouvement syndical s’intéresse encore plus au producteur qu’à la production, contrairement à la société bourgeoise qui s’intéresse surtout à la production plutôt qu’au producteur.

Le problème du régime le plus désirable dans les entreprises industrielles est un des plus importants, peut-être même le plus important, pour le mouvement ouvrier. Il est d’autant plus étonnant qu’il n’ait jamais été posé. À ma connaissance, il n’a pas été étudié par les théoriciens du mouvement socialiste, ni Marx ni ses disciples ne lui ont consacré aucun ouvrage, et dans Proudhon on ne trouve que des indications à cet égard. Les théoriciens étaient peut-être mal placés pour traiter ce sujet, faute d’avoir été eux-mêmes au nombre des rouages d’une usine.

Le mouvement ouvrier lui-même, qu’il s’agisse du syndicalisme ou des organisations ouvrières qui ont précédé les syndicats, n’a pas songé non plus à traiter largement les différents aspects de ce problème. Bien des raisons peuvent l’expliquer, notamment les préoccupations immédiates, urgentes, quotidiennes qui s’imposent souvent d’une manière trop impérieuse aux travailleurs pour leur laisser le loisir de réfléchir aux grands problèmes. D’ailleurs, ceux qui, parmi les militants ouvriers, restent soumis à la discipline industrielle, n’ont guère la possibilité ni le goût d’analyser théoriquement la contrainte qu’ils subissent chaque jour : ils ont besoin de s’évader ; et ceux qui sont investis de fonctions permanentes ont souvent tendance à oublier, au milieu de leur activité quotidienne, qu’il y a là une question urgente et douloureuse.

De plus, il faut bien le dire, nous subissons tous une certaine déformation qui vient de ce que nous vivons dans l’atmosphère de la société bourgeoise, et même nos aspirations vers une société meilleure s’en ressentent. La société bourgeoise est atteinte d’une monomanie : la monomanie de la comptabilité. Pour elle, rien n’a de valeur que ce qui peut se chiffrer en francs et en centimes. Elle n’hésite jamais à sacrifier des vies humaines à des chiffres qui font bien sur le papier, chiffres de budget national ou de bilans industriels. Nous subissons tous un peu la contagion de cette idée fixe, nous nous laissons également hypnotiser par les chiffres. C’est pourquoi, dans les reproches que nous adressons au régime économique, l’idée de l’exploitation, de l’argent extorqué pour grossir les profits, est presque la seule que l’on exprime nettement. C’est une déformation d’esprit d’autant plus compréhensible que les chiffres sont quelque chose de clair, qu’on saisit du premier coup, tandis que les choses qu’on ne peut pas traduire en chiffres demandent un plus grand effort d’attention. Il est plus facile de réclamer au sujet du chiffre marqué sur une feuille de paie que d’analyser les souffrances subies au cours d’une journée de travail. C’est pourquoi la question des salaires fait souvent oublier d’autres revendications vitales. Et on arrive même à considérer la transformation du régime comme définie par la suppression de la propriété capitaliste et du profit capitaliste comme si cela était équivalent à l’instauration du socialisme.

Eh bien, c’est là une lacune extrêmement grave pour le mouvement ouvrier, car il y a bien autre chose que la question des profits et de la propriété dans toutes les souffrances subies par la classe ouvrière du fait de la société capitaliste.


L’ouvrier ne souffre pas seulement de l’insuffisance de la paie. Il souffre parce qu’il est relégué par la société actuelle à un rang inférieur, parce qu’il est réduit à une espèce de servitude. L’insuffisance des salaires n’est qu’une conséquence de cette infériorité et de cette servitude. La classe ouvrière souffre d’être soumise à la volonté arbitraire des cadres dirigeants de la société, qui lui imposent, hors de l’usine, son niveau d’existence, et, dans l’usine, ses conditions de travail. Les souffrances subies dans l’usine du fait de l’arbitraire patronal pèsent autant sur la vie d’un ouvrier que les privations subies hors de l’usine du fait de l’insuffisance de ses salaires.

Les droits que peuvent conquérir les travailleurs sur le lieu du travail ne dépendent pas directement de la propriété ou du profit, mais des rapports entre l’ouvrier et la machine, entre l’ouvrier et les chefs, et de la puissance plus ou moins grande de la direction. Les ouvriers peuvent obliger la direction d’une usine à leur reconnaître des droits sans priver les propriétaires de l’usine ni de leur titre de propriété ni de leurs profits ; et réciproquement, ils peuvent être tout à fait privés de droits dans une usine qui serait une propriété collective. Les aspirations des ouvriers à avoir des droits dans l’usine les amènent à se heurter non pas avec le propriétaire mais avec le directeur. C’est quelquefois le même homme, mais peu importe.

Il y a donc deux questions à distinguer : l’exploitation de la classe ouvrière qui se définit par le profit capitaliste, et l’oppression de la classe ouvrière sur le lieu du travail qui se traduit par des souffrances prolongées, selon le cas, 48 heures ou 40 heures par semaine, mais qui peuvent se prolonger encore au delà de l’usine sur les 24 heures de la journée.

La question du régime des entreprises, considérée du point de vue des travailleurs, se pose avec des données qui tiennent à la structure même de la grande industrie. Une usine est essentiellement faite pour produire. Les hommes sont là pour aider les machines à sortir tous les jours le plus grand nombre possible de produits bien faits et bon marché. Mais d’un autre côté, ces hommes sont des hommes ; ils ont des besoins, des aspirations à satisfaire, et qui ne coïncident pas nécessairement avec les nécessités de la production, et même en fait n’y coïncident pas du tout le plus souvent. C’est une contradiction que le changement de régime n’éliminerait pas. Mais nous ne pouvons pas admettre que la vie des hommes soit sacrifiée à la fabrication des produits.

Si demain on chasse les patrons, si on collectivise les usines, cela ne changera en rien ce problème fondamental qui fait que ce qui est nécessaire pour sortir le plus grand nombre de produits possible, ce n’est pas nécessairement ce qui peut satisfaire les hommes qui travaillent dans l’usine.

Concilier les exigences de la fabrication et les aspirations des hommes qui fabriquent est un problème que les capitalistes résolvent facilement en supprimant l’un de ses termes : ils font comme si ces hommes n’existaient pas. À l’inverse, certaines conceptions anarchistes suppriment l’autre terme : les nécessités de la fabrication. Mais comme on peut les oublier sur le papier, non les éliminer en fait, ce n’est pas là une solution. La solution idéale, ce serait une organisation du travail telle qu’il sorte chaque soir des usines à la fois le plus grand nombre possible de produits bien faits et des travailleurs heureux. Si, par un hasard providentiel, on pouvait trouver une telle méthode de travail, assez parfaite pour rendre le travail joyeux, la question ne se poserait plus. Mais cette méthode n’existe pas, et c’est même tout le contraire qui se passe. Et si une telle solution n’est pas pratiquement réalisable, c’est justement parce que les besoins de la production et les besoins des producteurs ne coïncident pas forcément. Ce serait trop beau si les procédés de travail les plus productifs étaient en même temps les plus agréables. Mais on peut tout au moins s’approcher d’une telle solution en cherchant des méthodes qui concilient le plus possible les intérêts de l’entreprise et les droits des travailleurs. On peut poser en principe qu’on peut résoudre leur contradiction par un compromis en trouvant un moyen terme, tel que ne soient pas entièrement sacrifiés ni les uns ni les autres ; ni les intérêts de la production ni ceux des producteurs. Une usine doit être organisée de manière que la matière première qu’elle utilise ressorte en produits qui ne soient ni trop rares, ni trop coûteux, ni défectueux, et qu’en même temps les hommes qui y entrent un matin n’en sortent pas diminués physiquement ni moralement le soir, au bout d’un jour, d’un an ou de vingt ans.

C’est là le véritable problème, le problème le plus grave qui se pose à la classe ouvrière : trouver une méthode d’organisation du travail qui soit acceptable à la fois pour la production, pour le travail et pour la consommation.

Ce problème, on n’a même pas commencé à le résoudre, puisqu’il n’a pas été posé ; de sorte que si demain nous nous emparions des usines, nous ne saurions quoi en faire et nous serions forcés de les organiser comme elles le sont actuellement, après un temps de flottement plus ou moins long.

Je n’ai pas moi-même de solution à vous présenter. Ce n’est pas là quelque chose qu’on puisse improviser de toutes pièces sur le papier. C’est dans les usines seulement qu’on peut arriver peu à peu à imaginer un système de ce genre et à le mettre à l’épreuve, exactement comme les patrons et les chefs d’entreprises, les techniciens, sont arrivés peu à peu à concevoir et à mettre au point le système actuel. Pour comprendre comment se pose le problème, il faut avoir étudié le système qui existe, l’avoir analysé, en avoir fait la critique, avoir apprécié en quoi il est bon ou mauvais, et pourquoi. Il faut partir du régime actuel pour en concevoir un meilleur.

Je vais donc essayer d’analyser ce régime (que vous connaissez mieux que qui que ce soit) en me référant à la fois à son histoire, aux ouvrages de ceux qui ont contribué à l’élaborer, et à la vie quotidienne des usines dans la période qui a précédé le mouvement de juin 1936.


Pour caractériser le régime actuel de l’industrie et les changements introduits dans l’organisation du travail, on parle à peu près indifféremment de rationalisation ou de taylorisation. Le mot de rationalisation a plus de prestige auprès du public parce qu’il semble indiquer que l’organisation actuelle du travail est celle qui satisfait toutes les exigences de la raison, une organisation rationnelle du travail devant nécessairement répondre à l’intérêt de l’ouvrier, du patron et du consommateur. Il semble vraiment que personne ne puisse s’élever là-contre. Le pouvoir des mots est très grand, et on s’est beaucoup servi de celui-là ; de même que de l’expression « organisation scientifique du travail » parce que le mot « scientifique » a encore plus de prestige que le mot « rationnel ».

Quand on parle de taylorisation, on indique l’origine du système parce que c’est Taylor qui en a trouvé l’essentiel, qui a donné l’impulsion et marqué l’orientation de cette méthode de travail. De sorte que pour en connaître l’esprit, il faut nécessairement se référer à Taylor. C’est facile puisqu’il a écrit lui-même un certain nombre d’ouvrages sur ce sujet en faisant sa propre biographie.

L’histoire des recherches de Taylor est très curieuse et très instructive. Elle permet de voir de quelle manière s’est orienté ce système à son début. Elle permet même, mieux que tout autre chose, de comprendre ce qu’est, au fond, la rationalisation elle-même.

Quoique Taylor ait baptisé son système « Organisation scientifique du travail », ce n’était pas un savant. Sa culture correspondait peut-être au baccalauréat, et encore ce n’est pas sûr. Il n’avait jamais fait d’études d’ingénieur. Ce n’était pas non plus un ouvrier à proprement parler, quoiqu’il ait travaillé en usine. Comment donc le définir ? C’était un contremaître, mais non pas de l’espèce de ceux qui sont venus de la classe ouvrière et qui en ont gardé le souvenir. C’était un contremaître du genre de ceux dont on trouve des types actuellement dans les syndicats professionnels de maîtrise et qui se croient nés pour servir de chiens de garde au patronat. Ce n’est ni par curiosité d’esprit, ni par besoin de logique qu’il a entrepris ses recherches. C’est son expérience de contremaître chien de garde qui l’a orienté dans toutes ses études et qui lui a servi d’inspiratrice pendant trente-cinq années de recherches patientes. C’est ainsi qu’il a donné à l’industrie, outre son idée fondamentale d’une nouvelle organisation des usines, une étude admirable sur le travail des tours à dégrossir.

Taylor était né dans une famille relativement riche et aurait pu vivre sans travailler, n’étaient les principes puritains de sa famille et de lui-même, qui ne lui permettaient pas de rester oisif. Il fit ses études dans un lycée, mais une maladie des yeux les lui fit interrompre à 18 ans. Une singulière fantaisie le poussa alors à entrer dans une usine où il fit un apprentissage d’ouvrier mécanicien. Mais le contact quotidien avec la classe ouvrière ne lui donna à aucun degré l’esprit ouvrier. Au contraire, il semble qu’il y ait pris conscience d’une manière plus aiguë de l’opposition de classe qui existait entre ses compagnons de travail et lui-même, jeune bourgeois, qui ne travaillait pas pour vivre, qui ne vivait pas de son salaire, et qui, connu de la direction, était traité en conséquence.

Après son apprentissage, à l’âge de 22 ans, il s’embaucha comme tourneur dans une petite usine de mécanique, et dès le premier jour il entra tout de suite en conflit avec ses camarades d’atelier qui lui firent comprendre qu’on lui casserait la figure s’il ne se conformait pas à la cadence générale du travail ; car à cette époque régnait le système du travail aux pièces organisé de telle manière que, dès que la cadence augmentait, on diminuait les tarifs. Les ouvriers avaient compris qu’il ne fallait pas augmenter la cadence pour que les tarifs ne diminuent pas ; de sorte que chaque fois qu’il entrait un nouvel ouvrier, on le prévenait d’avoir à ralentir sa cadence sous peine d’avoir la vie intenable.

Au bout de deux mois, Taylor est arrivé à devenir contremaître. En racontant cette histoire, il explique que le patron avait confiance en lui parce qu’il appartenait à une famille bourgeoise. Il ne dit pas comment le patron l’avait distingué si rapidement, puisque ses camarades l’empêchaient de travailler plus vite qu’eux, et on peut se demander s’il n’avait pas gagné sa confiance en lui racontant ce qui s’était dit entre ouvriers.

Quand il est devenu contremaître, les ouvriers lui ont dit : « On est bien content de t’avoir comme contremaître, puisque tu nous connais et que tu sais que si tu essaies de diminuer les tarifs on te rendra la vie impossible. » À quoi Taylor répondit en substance : « Je suis maintenant de l’autre côté de la barricade, je ferai ce que je dois faire. » Et en fait, ce jeune contremaître fit preuve d’une aptitude exceptionnelle pour faire augmenter la cadence et renvoyer les plus indociles.

Cette aptitude particulière le fit monter encore en grade jusqu’à devenir directeur de l’usine. Il avait alors vingt-quatre ans.

Une fois directeur, il a continué à être obsédé par cette unique préoccupation de pousser toujours davantage la cadence des ouvriers. Évidemment, ceux-ci se défendaient, et il en résultait que ses conflits avec les ouvriers allaient en s’aggravant. Il ne pouvait exploiter les ouvriers à sa guise parce qu’ils connaissaient mieux que lui les meilleures méthodes de travail. Il s’aperçut alors qu’il était gêné par deux obstacles : d’un côté il ignorait quel temps était indispensable pour réaliser chaque opération d’usinage et quels procédés étaient susceptibles de donner les meilleurs temps ; d’un autre côté, l’organisation de l’usine ne lui donnait pas le moyen de combattre efficacement la résistance passive des ouvriers. Il demanda alors à l’administrateur de l’entreprise l’autorisation d’installer un petit laboratoire pour faire des expériences sur les méthodes d’usinage. Ce fut l’origine d’un travail qui dura vingt-six ans et amena Taylor à la découverte des aciers rapides, de l’arrosage de l’outil, de nouvelles formes d’outil à dégrossir, et surtout il a découvert, aidé d’une équipe d’ingénieurs, des formules mathématiques donnant les rapports les plus économiques entre la profondeur de la passe, l’avance et la vitesse des tours ; et pour l’application de ces formules dans les ateliers, il a établi des règles à calcul permettant de trouver ces rapports dans tous les cas particuliers qui pouvaient se présenter.

Ces découvertes étaient les plus importantes à ses yeux parce qu’elles avaient un retentissement immédiat sur l’organisation des usines. Elles étaient toutes inspirées par son désir d’augmenter la cadence des ouvriers et par sa mauvaise humeur devant leur résistance. Son grand souci était d’éviter toute perte de temps dans le travail. Cela montre tout de suite quel était l’esprit du système. Et pendant vingt-six ans il a travaillé avec cette unique préoccupation. Il a conçu et organisé progressivement le bureau des méthodes avec les fiches de fabrication, le bureau des temps pour l’établissement du temps qu’il fallait pour chaque opération, la division du travail entre les chefs techniques et un système particulier de travail aux pièces avec prime.


Cet aperçu permet de comprendre en quoi a consisté l’originalité de Taylor et quels sont les fondements de la rationalisation. Jusqu’à lui, on n’avait guère fait de recherches de laboratoire que pour découvrir des dispositifs mécaniques nouveaux, pour trouver de nouvelles machines, tandis que lui a eu l’idée d’étudier scientifiquement les meilleurs procédés pour utiliser les machines existantes. Il n’a pas fait, à proprement parler, de découvertes, sauf celle des aciers rapides. Il a cherché simplement les procédés les plus scientifiques pour utiliser au mieux les machines qui existaient déjà ; et non seulement les machines mais aussi les hommes. C’était son obsession. Il a fait son laboratoire pour pouvoir dire aux ouvriers : Vous avez eu tort de faire tel travail en une heure, il fallait le faire en une demi-heure. Son but était d’ôter aux travailleurs la possibilité de déterminer eux-mêmes les procédés et le rythme de leur travail, et de remettre entre les mains de la direction le choix des mouvements à exécuter au cours de la production. Tel était l’esprit de ses recherches. Il ne s’agissait pas pour Taylor de soumettre les méthodes de production à l’examen de la raison, ou du moins ce souci ne venait qu’en deuxième lieu ; son souci primordial était de trouver les moyens de forcer les ouvriers à donner à l’usine le maximum de leur capacité de travail. Le laboratoire était pour lui un moyen de recherche, mais avant tout un moyen de contrainte.

Cela résulte explicitement de ses propres ouvrages.

La méthode de Taylor consiste essentiellement en ceci : d’abord, on étudie scientifiquement les meilleurs procédés à employer pour n’importe quel travail, même le travail de manœuvres (je ne parle pas de manœuvres spécialisés, mais de manœuvres proprement dits), même la manutention ou les travaux de ce genre ; ensuite, on étudie les temps par la décomposition de chaque travail en mouvements élémentaires qui se reproduisent dans des travaux très différents, d’après des combinaisons diverses ; et une fois mesuré le temps nécessaire à chaque mouvement élémentaire, on obtient facilement le temps nécessaire à des opérations très variées. Vous savez que la méthode de mesure des temps, c’est le chronométrage. Il est inutile d’insister là-dessus. Enfin, intervient la division du travail entre les chefs techniques. Avant Taylor, un contremaître faisait tout ; il s’occupait de tout. Actuellement, dans les usines, il y a plusieurs chefs pour un même atelier : il y a le contrôleur, il y a le contremaître, etc.

Le système particulier de travail aux pièces avec prime consistait à mesurer les temps par unité en se basant sur le maximum de travail que pouvait produire le meilleur ouvrier pendant une heure par exemple, et pour tous ceux qui produiront ce maximum, chaque pièce sera payée tel prix, tandis qu’elle sera payée à un prix plus bas pour ceux qui produiront moins ; ceux qui produiront nettement moins que ce maximum toucheront moins que le salaire vital. Autrement dit, il s’agit d’un procédé pour éliminer tous ceux qui ne sont pas des ouvriers de premier ordre capables d’atteindre ce maximum de production.

Somme toute, ce système contient l’essentiel de ce que l’on appelle aujourd’hui la rationalisation. Les contremaîtres égyptiens avaient des fouets pour pousser les ouvriers à produire ; Taylor a remplacé le fouet par les bureaux et les laboratoires, sous le couvert de la science.

L’idée de Taylor était que chaque homme est capable de produire un maximum de travail déterminé. Mais c’est tout à fait arbitraire, et inapplicable pour un grand nombre d’usines. Dans une seule usine, cela a pour résultat que les ouvriers costauds, les plus résistants, restent dans l’usine, tandis que les autres s’en vont ; il est impossible d’avoir suffisamment d’ouvriers costauds pour toutes les machines de toute une ville et d’arriver à une telle sélection sur une grande échelle. Supposez qu’il y ait un certain pourcentage de travaux nécessitant une grande force physique : il n’est pas prouvé qu’il y aura le même pourcentage d’hommes remplissant cette condition.

Les recherches de Taylor ont commencé en 1880. La mécanique commençait alors seulement à devenir une industrie. Pendant toute la première moitié du xixe siècle, la grande industrie avait presque été limitée au textile. C’est seulement vers 1850 qu’on s’était mis à construire des tours en bâti métallique. Quand Taylor était enfant, la plupart des mécaniciens étaient encore des artisans travaillant dans leurs propres ateliers. C’est au moment même où Taylor commençait ses travaux que naquit la Fédération américaine du travail, formée de quelques syndicats qui venaient de se constituer, et notamment le Syndicat des métallurgistes. Une des méthodes de l’action syndicale consistait, vers cette époque, à limiter la production pour empêcher le chômage et la réduction des tarifs aux pièces. Dans l’esprit de Taylor, comme dans celui des industriels auxquels il communiquait progressivement les résultats de ses études, le premier avantage de la nouvelle organisation du travail devait être de briser l’influence des syndicats. Dès son origine, la rationalisation a été essentiellement une méthode pour faire travailler plus, plutôt qu’une méthode pour travailler mieux.


Après Taylor, il n’y a pas eu beaucoup d’innovations sensationnelles dans le sens de la rationalisation.

Il y a eu d’abord le travail à la chaîne, inventé par Ford, qui a supprimé dans une certaine mesure le travail aux pièces et à la prime, même dans ses usines. La chaîne, originellement, c’est simplement un procédé de manutention mécanique. Pratiquement, c’est devenu une méthode perfectionnée pour extraire des travailleurs le maximum de travail dans un temps déterminé.

Le système des montages à la chaîne a permis de remplacer des ouvriers qualifiés par des manœuvres spécialisés dans les travaux en série, où, au lieu d’accomplir un travail qualifié, il n’y a plus qu’à exécuter un certain nombre de gestes mécaniques qui se répètent constamment. C’est un perfectionnement du système de Taylor qui aboutit à ôter à l’ouvrier le choix de sa méthode et l’intelligence de son travail, et à renvoyer cela au bureau d’études. Ce système des montages fait aussi disparaître l’habileté manuelle nécessaire à l’ouvrier qualifié.

L’esprit d’un tel système apparaît suffisamment par la manière dont il a été élaboré, et on peut voir tout de suite que le mot de rationalisation lui a été appliqué à tort.

Taylor ne recherchait pas une méthode de rationaliser le travail, mais un moyen de contrôle vis-à-vis des ouvriers, et s’il a trouvé en même temps le moyen de simplifier le travail, ce sont deux choses tout à fait différentes. Pour illustrer la différence entre le travail rationnel et le moyen de contrôle, je vais prendre un exemple de véritable rationalisation, c’est-à-dire de progrès technique qui ne pèse pas sur les ouvriers et ne constitue pas une exploitation plus grande de leur force de travail.

Supposez un tourneur travaillant sur des tours automatiques. Il en a quatre à surveiller. Si un jour on découvre un acier rapide permettant de doubler la production de ces quatre tours et si on embauche un autre tourneur de sorte que chacun d’eux n’ait que deux tours, chacun a alors le même travail à faire et néanmoins la production est meilleur marché.

Il peut donc y avoir des améliorations techniques qui améliorent la production sans peser le moins du monde sur les travailleurs.

Mais la rationalisation de Ford consiste non pas à travailler mieux, mais à faire travailler plus. En somme, le patronat a fait cette découverte qu’il y a une meilleure manière d’exploiter la force ouvrière que d’allonger la journée de travail.

En effet, il y a une limite à la journée de travail, non seulement parce que la journée proprement dite n’est que de vingt-quatre heures, sur lesquelles il faut prendre aussi le temps de manger et de dormir, mais aussi parce que, au bout d’un certain nombre d’heures de travail, la production ne progresse plus. Par exemple, un ouvrier ne produit pas plus en dix-sept heures qu’en quinze heures, parce que son organisme est plus fatigué et qu’automatiquement il va moins vite.

Il y a donc une limite de la production qu’on atteint assez facilement par l’augmentation de la journée de travail, tandis qu’on ne l’atteint pas en augmentant son intensité.

C’est une découverte sensationnelle du patronat. Les ouvriers ne l’ont peut-être pas encore bien comprise, les patrons n’en ont peut-être pas absolument conscience ; mais ils se conduisent comme s’ils la comprenaient très bien.

C’est une chose qui ne vient pas immédiatement à l’esprit, parce que l’intensité du travail n’est pas mesurable comme sa durée.

Au mois de juin, les paysans ont pensé que les ouvriers étaient des paresseux parce qu’ils ne voulaient travailler que quarante heures par semaine ; parce qu’on a l’habitude de mesurer le travail par la quantité d’heures et que cela se chiffre, tandis que le reste ne se chiffre pas.

Mais l’intensité du travail peut varier. Pensez, par exemple, à la course à pied et rappelez-vous le coureur de Marathon tombé mort en arrivant au but pour avoir couru trop vite. On peut considérer cela comme une intensité-limite de l’effort. Il en est de même dans le travail. La mort, évidemment, c’est l’extrême limite à ne pas atteindre, mais tant qu’on n’est pas mort au bout d’une heure de travail, c’est, aux yeux des patrons, qu’on pouvait travailler encore plus. C’est ainsi également qu’on bat tous les jours de nouveaux records sans que personne ait l’idée que la limite soit encore atteinte. On attend toujours le coureur qui battra le dernier record. Mais si on inventait une méthode de travail qui fasse mourir les ouvriers au bout de cinq ans, par exemple, les patrons manqueraient très vite de main-d’œuvre et cela irait contre leurs intérêts. Ils ne s’en apercevraient pas tout de suite, parce qu’il n’existe aucun moyen scientifique de mesurer l’usure de l’organisme humain par le travail ; mais peut-être qu’à la génération suivante, ils s’en apercevraient et reviseraient leurs méthodes, exactement comme on s’est rendu compte des milliers de morts prématurées provoquées par le travail des enfants dans les usines.

Il peut arriver la même chose pour les adultes avec l’intensité du travail. Il y a seulement un an, dans les usines de mécanique de la région parisienne, un homme de quarante ans ne pouvait plus trouver d’embauche, parce qu’on le considérait comme déjà usé, vidé, et impropre pour la production à la cadence actuelle.

Il n’y a donc aucune limite à l’augmentation de la production en intensité. Taylor raconte avec orgueil qu’il est arrivé à doubler et même tripler la production dans certaines usines simplement par le système des primes, la surveillance des ouvriers et le renvoi impitoyable de ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas suivre la cadence. Il explique qu’il est parvenu à trouver le moyen idéal pour supprimer la lutte des classes, parce que son système repose sur un intérêt commun de l’ouvrier et du patron, tous les deux gagnant davantage avec ce système, et le consommateur lui-même se trouvant satisfait parce que les produits sont meilleur marché. Il se vantait de résoudre ainsi tous les conflits sociaux et d’avoir créé l’harmonie sociale.

Mais prenons l’exemple d’une usine dont Taylor ait doublé la production sans changer les méthodes de fabrication, simplement en organisant cette police des ateliers. Imaginons, d’autre part, une usine où l’on travaillerait sept heures par jour pour trente francs, et où le patron déciderait un beau jour de faire travailler quatorze heures par jour pour quarante francs. Les ouvriers ne considéreraient pas qu’ils y gagnent, et certainement se mettraient immédiatement en grève. Pourtant, cela revient exactement au système Taylor. En travaillant quatorze heures par jour au lieu de sept, on se fatiguerait au moins deux fois plus. Je suis même convaincue qu’à partir d’une certaine limite, il est beaucoup plus grave pour l’organisme humain d’augmenter la cadence comme Taylor que d’augmenter la durée du travail.

Quand Taylor a instauré son système, il y a eu certaines réactions de la part des ouvriers. En France, les syndicats ont vivement réagi au début de l’introduction de ce système dans les usines françaises. Il y a eu des articles de Pouget, de Merrheim, comparant la rationalisation à un nouvel esclavage. En Amérique, il y a eu des grèves. Finalement, ce système a tout de même triomphé et a été pour beaucoup dans le développement des industries de guerre ; ce qui a fait penser que la guerre était pour beaucoup dans ce triomphe de la rationalisation.

Le grand argument de Taylor, c’est que ce système sert les intérêts du public, c’est-à-dire des consommateurs. Évidemment, l’augmentation de la production peut leur être favorable quand il s’agit de denrées alimentaires, du pain, du lait, de la viande, du beurre, du vin, de l’huile, etc. Mais ce n’est pas cette production qui augmente avec le système Taylor ; d’une manière générale, ce n’est pas ce qui sert à satisfaire les principaux besoins de l’existence. Ce qui a été rationalisé, c’est la mécanique, le caoutchouc, le textile, c’est-à-dire essentiellement ce qui produit le moins d’objets consommables. La rationalisation a surtout servi à la fabrication des objets de luxe et à cette industrie doublement de luxe qu’est l’industrie de guerre, qui non seulement ne bâtit pas, mais détruit. Elle a servi à accroître considérablement le poids des travailleurs inutiles, de ceux qui fabriquent des choses inutiles ou de ceux qui ne fabriquent rien et qui sont employés dans les services de publicité et autres entreprises de ce genre, plus ou moins parasitaires. Elle a accru formidablement le poids des industries de guerre, qui, à elles seules, dépassent toutes les autres par leur importance et leurs inconvénients. La taylorisation a servi essentiellement à augmenter tout ce poids et à faire peser, somme toute, l’augmentation de la production globale sur un nombre toujours plus réduit de travailleurs.

Du point de vue de l’effet moral sur les ouvriers, la taylorisation a sans aucun doute provoqué la disqualification des ouvriers. Ceci a été contesté par les apologistes de la rationalisation, notamment par Dubreuilh dans Standards. Mais Taylor a été le premier à s’en vanter, en arrivant à ne faire entrer que 75 % d’ouvriers qualifiés dans la production, contre 125 % d’ouvriers non qualifiés pour le finissage. Chez Ford, il n’y a que 1 % d’ouvriers qui aient besoin d’un apprentissage de plus d’un jour.

Ce système a aussi réduit les ouvriers à l’état de molécules, pour ainsi dire, en en faisant une espèce de structure atomique dans les usines. Il a amené l’isolement des travailleurs. C’est une des formules essentielles de Taylor qu’il faut s’adresser à l’ouvrier individuellement ; considérer en lui l’individu. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il faut détruire la solidarité ouvrière au moyen des primes et de la concurrence. C’est cela qui produit cette solitude qui est peut-être le caractère le plus frappant des usines organisées selon le système actuel, solitude morale qui a été certainement diminuée par les événements de juin. Ford dit ingénument qu’il est excellent d’avoir des ouvriers qui s’entendent bien, mais qu’il ne faut pas qu’ils s’entendent trop bien, parce que cela diminue l’esprit de concurrence et d’émulation indispensable à la production.

La division de la classe ouvrière est donc à la base de cette méthode. Le développement de la concurrence entre les ouvriers en fait partie intégrante ; comme l’appel aux sentiments les plus bas. Le salaire en est l’unique mobile. Quand le salaire ne suffit pas, c’est le renvoi brutal. À chaque instant du travail, le salaire est déterminé par une prime. À tout instant, il faut que l’ouvrier calcule pour savoir ce qu’il a gagné. Ce que je dis est d’autant plus vrai qu’il s’agit de travail moins qualifié.

Ce système a produit la monotonie du travail. Dubreuilh et Ford disent que le travail monotone n’est pas pénible pour la classe ouvrière. Ford dit bien qu’il ne pourrait pas passer une journée entière à un seul travail de l’usine, mais qu’il faut croire que ses ouvriers sont autrement faits que lui, parce qu’ils refusent un travail plus varié. C’est lui qui le dit. Si vraiment il arrive que par un tel système la monotonie soit supportable pour les ouvriers, c’est peut-être ce que l’on peut dire de pire d’un tel système ; car il est certain que la monotonie du travail commence toujours par être une souffrance. Si on arrive à s’y accoutumer, c’est au prix d’une diminution morale.

En fait, on ne s’y accoutume pas, sauf si l’on peut travailler en pensant à autre chose. Mais alors il faut travailler à un rythme ne réclamant pas trop d’assiduité dans l’attention nécessitée par la cadence du travail. Mais si on fait un travail auquel on doive penser tout le temps, on ne peut pas penser à autre chose, et il est faux de dire que l’ouvrier puisse s’accommoder de la monotonie de ce travail. Les ouvriers de Ford n’avaient pas le droit de parler. Ils ne cherchaient pas à avoir un travail varié parce que, au bout d’un certain temps de travail monotone, ils sont incapables de faire autre chose.

La discipline dans les usines, la contrainte, est une autre caractéristique du système. C’est même son caractère essentiel ; et c’est le but pour lequel il a été inventé, puisque Taylor a fait ses recherches exclusivement pour briser la résistance de ses ouvriers. En leur imposant tels ou tels mouvements en tant de secondes, ou tels autres en tant de minutes, il est évident qu’il ne reste à l’ouvrier aucun pouvoir de résistance. C’est de cela que Taylor était le plus fier, et c’est cela qu’il développait le plus volontiers en ajoutant que son système permettait de briser la puissance des syndicats dans les usines.

Au cours d’une enquête faite en Amérique sur le système Taylor, un ouvrier interrogé par Henri de Man lui a dit : « Les patrons ne comprennent pas que nous ne voulions pas nous laisser chronométrer ; pourtant, que diraient nos patrons si nous leur demandions de nous montrer leurs livres de comptabilité et si nous leur disions : Sur tant de bénéfices que vous faites, nous jugeons que telle part doit vous rester et telle autre part nous revenir sous forme de salaires ? La connaissance des temps de travail est pour nous exactement l’équivalent de ce qu’est pour eux le secret industriel et commercial. »

Cet ouvrier avait admirablement compris la situation. Le patron a non seulement la propriété de l’usine, des machines, le monopole des procédés de fabrication et des connaissances financières et commerciales concernant son usine, il prétend encore au monopole du travail et des temps de travail. Que reste-t-il aux ouvriers ? Il leur reste l’énergie qui permet de faire un mouvement, l’équivalent de la force électrique ; et on l’utilise exactement comme on utilise l’électricité.

Par les moyens les plus grossiers, en employant comme stimulant à la fois la contrainte et l’appât du gain, en somme par une méthode de dressage qui ne fait appel à rien de ce qui est proprement humain, on dresse l’ouvrier comme on dresse un chien, en combinant le fouet et les morceaux de sucre. Heureusement qu’on n’en arrive pas là tout à fait, parce que la rationalisation n’est jamais parfaite et que, grâce au ciel, le chef d’atelier ne connaît jamais tout. Il reste des moyens de se débrouiller, même pour un ouvrier non qualifié. Mais si le système était strictement appliqué, ce serait exactement cela.

Il a encore un certain nombre d’avantages pour la direction et d’inconvénients pour les ouvriers. Tandis que la direction a le monopole de toutes les connaissances concernant le travail, elle n’a pas la responsabilité des coups durs à cause du travail aux pièces et à la prime. Avant juin, on était arrivé à ce miracle que tout ce qui était bien était porté au bénéfice des patrons, mais tous les coups durs étaient à la charge des ouvriers qui perdaient leur salaire si une machine était déréglée, qui devaient se débrouiller si quelque chose ne collait pas, si un ordre était inapplicable ou si deux ordres étaient contradictoires (car théoriquement ça colle toujours ; l’acier des outils est toujours bon, et si l’outil se casse, c’est toujours la faute de l’ouvrier), etc. Et comme le travail est aux pièces, les chefs font encore une faveur quand ils veulent bien aider à réparer des coups durs. De sorte que véritablement ce système est idéal pour les patrons, puisqu’il comporte tous les avantages pour eux, tandis qu’il réduit les ouvriers à l’état d’esclaves et leur impose tout de même des initiatives toutes les fois que ça ne colle pas. C’est un raffinement d’où résulte de la souffrance dans les deux cas, parce que dans tous les cas c’est l’ouvrier qui a tort.

On ne peut appeler scientifique un tel système qu’en partant du principe que les hommes ne sont pas des hommes, et en faisant jouer à la science le rôle rabaissé d’instrument de contrainte. Mais le rôle véritable de la science en matière d’organisation du travail est de trouver de meilleures techniques. En règle générale, le fait qu’il est si facile d’exploiter toujours plus la force ouvrière crée une sorte de paresse chez les chefs, et on a vu dans beaucoup d’usines une négligence incroyable de leur part vis-à-vis des problèmes techniques et des problèmes d’organisation, parce qu’ils savaient qu’ils pouvaient toujours faire réparer leurs fautes par les ouvriers en augmentant un peu plus la cadence.

Taylor a toujours soutenu que le système était admirable parce qu’on pouvait trouver scientifiquement non seulement les meilleurs procédés de travail et les temps nécessaires pour chaque opération, mais encore la limite de la fatigue au delà de laquelle il ne fallait pas faire aller un travailleur.

Depuis Taylor, une branche spéciale de la science s’est développée en ce sens : c’est ce qu’on appelle la psychotechnique, qui permet de définir les meilleures conditions psychologiques possibles pour tel ou tel travail, de mesurer la fatigue, etc.

Alors les industriels, grâce à la psychotechnique, peuvent dire qu’ils ont la preuve qu’ils ne font pas souffrir leurs ouvriers. Il leur suffit d’invoquer l’autorité de savants.

Mais la psychotechnique est encore imparfaite. Elle vient d’être créée. Et même serait-elle parfaite, elle n’atteindrait jamais les facteurs moraux ; car la souffrance à l’usine consiste surtout à trouver le temps long ; mais elle ne s’arrête pas là. Et jamais d’ailleurs aucun psychotechnicien n’arrivera à préciser dans quelle mesure un ouvrier trouve le temps long. C’est l’ouvrier lui-même qui peut le dire.

Ce qui est encore plus grave, c’est ça : il faut se méfier des savants, parce que la plupart du temps ils ne sont pas sincères. Rien n’est plus facile pour un industriel que d’acheter un savant, et lorsque le patron est l’État rien n’est plus facile pour lui que d’imposer telle ou telle règle scientifique. On le voit en ce moment en Allemagne où l’on découvre subitement que les graisses ne sont pas aussi nécessaires qu’on le pensait à l’alimentation humaine. On pourrait de même découvrir qu’il est plus facile à un ouvrier de faire deux mille pièces que mille. Les travailleurs ne doivent donc pas avoir confiance dans les savants, les intellectuels ou les techniciens pour régler ce qui est pour eux d’une importance vitale. Ils peuvent bien entendu prendre leurs conseils, mais ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, et s’ils s’aident de la science ça devra être en l’assimilant eux-mêmes.


Ici s’arrête le texte qui a pu être recueilli.


  1. Simone Weil a fait le 23 février 1937, devant un auditoire ouvrier, une conférence dont nous n’avons pas de manuscrit original mais seulement ce texte partiel recueilli par un auditeur.