La Confession d’une jeune fille/14

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Calmann Lévy (1p. 91-99).



XIV


Pourtant, sans que nous en fussions frappés, Marius et moi, elle s’affaissait de jour en jour. Son esprit restait net et sa volonté active ; mais sa vue baissait rapidement, et elle ne pouvait plus supporter les soins du ménage. Denise nous manquait beaucoup ; bien qu’elle eût très-mal gouverné la maison, elle avait dispensé ma grand’mère de plus d’une fatigue, et, quoique Frumence prolongeât les heures qu’il devait nous consacrer pour tenir désormais les comptes avec beaucoup d’ordre, il ne pouvait veiller à l’économie de l’intérieur. On ne m’avait jamais initiée à ces détails vulgaires si utiles, si nécessaires à une femme. Il était déjà tard pour que j’en prisse le goût, et j’étais encore trop jeune pour en avoir la notion vraie. Denise avait coutume de commander, un peu rudement, et l’effet de ses criailleries avait été de m’inspirer une grande répugnance pour le commandement.

Ma bonne maman sentit le besoin d’associer une femme à son gouvernement, à la surveillance et aux soins que lui semblait réclamer ma précieuse petite personne, et à ceux dont elle-même avait grand besoin. Elle consulta l’abbé Costel, qui, soit discrétion, soit paresse, n’aimait pas beaucoup à s’immiscer dans les affaires d’autrui, et qui lui conseilla de s’en rapporter à Frumence.

— Frumence, disait-il, est plus pratique que moi, surtout depuis qu’il vit tous les jours près de vous et qu’il voit un peu le monde. Je crois qu’il connaît quelqu’un…

Frumence eut avec ma grand’mère un entretien à la suite duquel elle me parut émue et joyeuse.

— Frumence me procure un trésor, me dit-elle ; me voilà tranquille pour le reste de mes jours.

— C’est donc quelqu’un que vous connaissez, bonne maman ?

— Par ouï-dire, oui, ma petite ; c’est une personne qui s’attachera à vous, et que je vous prie d’aimer d’avance comme je l’aime aussi… sans la connaître.

— Viendra-t-elle bientôt ?

— Je l’espère, quoique Frumence ne soit pas encore bien certain de la décider.

Frumence était en train d’écrire. Il m’appela près de lui.

— Si vous vouliez, me dit-il, écrire deux lignes dans ma lettre, cette personne se déciderait probablement à venir prendre soin de votre bonne maman et de vous.

Je crus devoir me donner un air d’importance.

— Vous êtes donc sûr, lui dis-je, qu’elle nous aimera beaucoup ?

— Je vous en réponds.

— Et que ma bonne maman sera heureuse avec elle ?

— J’en suis parfaitement sûr.

— Alors, c’est mon devoir d’écrire à cette personne ?

— C’est ma conviction.

— Est-ce que vous allez me dicter ?

— Non, c’est à vous de trouver ce qu’il faut dire pour donner confiance en vous. Celle dont je vous parle et à qui j’écris ne servira jamais personne que par dévouement et à la condition d’être aimée.

— Est-ce qu’on peut promettre d’aimer quelqu’un que l’on ne connaît pas ?

— Faites vos conditions : si elle ne les remplit pas, vous serez en droit de ne pas l’aimer, et elle s’en ira.

De plus en plus pénétrée de mon importance, je commençai à écrire sur la page blanche que Frumence me présentait : Mad

— Est-ce mademoiselle qu’il faut l’appeler ?

— Non, c’est madame. Elle est veuve.

J’écrivis :

« Madame, si vous voulez venir chez nous et aimer ma bonne maman de tout votre cœur, je vous aimerai de tout mon cœur aussi.

« Lucienne de Valangis. »

— C’est parfait, dit Frumence.

Et il plia sa lettre ; mais il la mit dans sa poche sans écrire l’adresse.

— Comment donc s’appelle cette dame ? lui demandai-je.

Il me répondit qu’elle me le dirait elle-même en arrivant, et, quand je voulus savoir où elle demeurait, il prétendit que pour le moment il ne le savait pas, mais qu’il avait un moyen de lui faire parvenir notre lettre.

— Ce sera, me dit Marius quand je l’eus mis au courant, quelque parente dans le malheur. Une personne amenée par les Costel doit être une affamée comme ce pauvre curé. Quant à moi, ça m’est bien égal, ce qu’elle sera ; je pense qu’à présent je ne vais pas rester bien longtemps ici.

Il y avait déjà quelque temps que Marius parlait de s’en aller, et chaque fois mon cœur se serrait et mes yeux se remplissaient de larmes. L’habitude de vivre avec lui était devenue la moitié de ma vie. Je ne sais si c’était de l’amitié ou de l’égoïsme. Il ne m’aimait certes pas et il ne m’aidait en rien ; mais il était toujours avec moi, il m’arrachait à ma personnalité. Il m’empêchait d’être moi, et je n’aurais su que faire de moi sans lui. J’avais souvent besoin de lui échapper et de me reprendre ; mais au bout de quelques heures il me manquait, et il me semblait que je lui manquais aussi. Notre amitié était celle de deux jeunes chiens qui se mordent un peu, mais qui ne peuvent pas se quitter.

Dans son désœuvrement de prédilection, Marius, très-peu avancé d’esprit et très-peu développé au moral pour son âge, ne trouvait que moi d’assez enfant pour l’écouter, le contredire et l’occuper ; mais il ne se doutait pas que je lui fusse nécessaire, et c’est machinalement qu’il m’attirait ou me retenait près de lui. À mesure qu’il grandissait, il éprouvait quelques rares velléités d’interroger l’avenir et de sortir de la solitude où nous vivions, et pourtant il lui était impossible de savoir ce qu’il voulait faire et désirait être. Il me le demandait sérieusement, et je ne savais que lui répondre. Alors il prenait du dépit et feignait d’être très-désireux de partir, afin de me forcer à chercher avec lui où il voulait aller.

Ce pauvre enfant n’avait presque rien et se croyait riche. Il avait ouï dire qu’il avait hérité de trente mille francs, et il regardait cela comme une fortune capable d’assurer l’indépendance et le luxe de toute sa vie. En vain Frumence, qu’il avait daigné consulter à cet égard, lui avait dit que trente mille francs étaient un joli en-cas pour un homme qui travaille et vit de peu, et rien du tout pour un homme qui ne fait rien et qui prétend bien vivre, Marius n’était pas persuadé ; il persistait à croire qu’en vivant bien et ne travaillant pas il ne verrait jamais la fin de son patrimoine. Aussi parlait-il de choisir un état seulement pour avoir le droit de se promener à sa guise et de s’habiller comme il lui plairait. Ma grand’mère, qui l’élevait et l’entretenait de pied en cap à ses frais pour lui conserver intact son petit avoir, avait mis un frein à ses besoins d’élégance. Elle le faisait habiller décemment et solidement, et il rougissait de la coupe de ses habits et de la forme de ses chapeaux quand ils n’étaient pas à la dernière mode. C’était pour lui un véritable sujet de honte et de chagrin, et, quand j’obtenais la permission de lui donner un de mes fichus neufs pour se faire une cravate, il passait la journée à faire et refaire son nœud avec une gaieté folle. Aussi aspirait-il au jour où il aurait un tailleur à lui, ou un uniforme quelconque. Il aimait la jolie tournure des jeunes marins, et ma grand’mère eût désiré qu’il suivît cette carrière, dans laquelle son mari et d’autres membres de sa famille s’étaient distingués ; mais Marius ne mordait pas aux mathématiques et il avait pour la mer une aversion prononcée. Il eût voulu être marin sans jamais s’embarquer.

— Alors, lui disais-je, tu veux être dans l’armée de terre ?

— Oui, répondait-il. Il faut que je sois dans les hussards ou dans les chasseurs ; il n’y a que ça de joli.

— Mais tu n’as pas l’âge pour être soldat ?

— Je ne serai pas soldat ; je veux être officier, je suis gentilhomme.

— Alors M. Frumence dit qu’il faut entrer dans une école militaire où on apprend les mathématiques, et il dit aussi que tu ne les apprendras jamais, si tu ne les étudies pas.

Nous en restions là, car Marius ne voulait ou ne pouvait rien apprendre. Le plus grand effort dont il fût capable, c’était d’avoir l’air d’écouter Frumence et de suivre attentivement ses démonstrations. Encore ceci n’était-il que la victoire remportée par sa politesse un peu hautaine sur sa répugnance contre toute contrainte. Il n’avait qu’une force, celle de la douceur qu’il s’imposait pour obliger les autres à la douceur. Quand Frumence, qui était aussi patient que possible, avait l’air de souffrir de son néant, Marius lui disait d’un grand air de courtoisie : « Monsieur, je vous demande pardon et je vous prie d’être plus clair, » comme si c’eût été la faute du professeur et non la sienne. Quand j’avais de l’humeur avec lui : « Tu sais, me disait-il, que je ne veux pas me fâcher, moi, et que tu peux bien dire ce que tu voudras sans que je m’en soucie. » Et il disait tout cela d’un ton si fier et si calme, que l’orage passait vite, mais sans lui avoir profité, sans l’avoir ému un instant, sans avoir dérangé un cheveu de son toupet merveilleusement frisé et relevé sur le front comme une équerre. Il continuait à être le plus joli garçon du monde, ce qui ne l’empêchait pas d’en être le plus insignifiant. Je m’étais habituée à sa figure, et je n’y trouvais plus aucun charme. Ses élégances ne m’éblouissaient plus, ses interminables peigneries, ses méticuleux nettoyages d’ongles, m’impatientaient sérieusement. Son bilboquet m’était odieux, et ses chasses avec Frumence, qui tuait tout le gibier manqué par lui, me faisaient rire ; mais il me dominait par son impassibilité.

J’ai su depuis que ma grand’mère, après s’être préoccupée de son avenir, avait remis un peu les choses à la grâce de Dieu en arrachant à Frumence l’aveu de la complète incapacité de son élève.

— Eh bien, avait-elle dit, patientons, et gardons-nous de le rendre malheureux. Ne connaissant pas ses fautes, il ne comprendrait pas les punitions. Que sera-t-il ? Peut-être un pauvre petit hobereau de campagne, comme tant d’autres, économisant toute l’année pour se montrer huit jours, ou s’abrutissant à la chasse et ne se montrant jamais ; ou encore un pauvre sous-officier attendant vingt ans ses épaulettes : à moins pourtant qu’il ne fasse comme mon fils, lequel n’étant rien qu’un joli garçon, et ne sachant rien que plaire aux dames, s’est sauvé deux fois par un bon mariage.

Ma pauvre grand’mère ne savait pas si bien dire.