La Confession d’une jeune fille/17

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Calmann Lévy (1p. 112-119).



XVII


Au bout de huit jours, Marius revint. Il entrait le lendemain dans la maison Malaval, Fourrières et Ce, pour faire des écritures de commerce et apprendre le roulement des profits et pertes de la marine marchande. Il était très-calme, et c’est avec une tranquillité étonnante qu’il demanda pardon à ma grand’mère d’un moment de vivacité que rien, disait-il, ne motivait dans la conduite de M. Frumence Costel à son égard. Il regrettait de m’en avoir rendue témoin, mais il ne jugeait pas nécessaire, malgré les insinuations de sa tante, de se réconcilier avec son précepteur.

— Je ne le reverrai pas de sitôt, ajouta-t-il, et, n’ayant plus rien à démêler avec lui, il n’y a plus de discussion possible entre nous. Je viens vous remercier de vos bontés pour moi et vous dire, ma chère tante, que j’entends, à ma majorité, indemniser M. Frumence pour les leçons qu’il m’a données, et M. de Malaval pour l’hospitalité qu’il va me donner durant mon stage. Je ne veux rien devoir à personne ; j’espère que vous comprenez cela et que vous n’en avez jamais douté.

Ma grand’mère avait été fort triste, surtout depuis deux jours, et, en l’entendant parler avec cette orgueilleuse froideur, elle ne put contenir son blâme et sa compassion.

— Pauvre enfant ! lui dit-elle en l’embrassant avec une certaine solennité, je voudrais qu’il vous fût permis de vous débarrasser ainsi de toute obligation et de vous croire affranchi de toute gratitude ; mais la vérité, que je vous aurais ménagée si vous fussiez resté chez moi dans des idées raisonnables, je suis forcée de vous la dire brusquement, maintenant que, sans me consulter, vous avez pris un parti. Écoutez-moi ; et toi, Lucienne, va voir Jennie.

Une heure plus tard, je vis Marius quitter ma grand’mère et s’en aller, la tête basse, du côté de la Salle verte ; je fus prise d’un effroi invincible. Jennie venait de me dire que Marius ne possédait plus rien au monde. Le dépositaire de son petit capital avait fait faillite ; ma grand’mère avait appris l’avant-veille la catastrophe qui réduisait Marius à la misère.

— Oui, allez avec lui, me dit Jennie ; n’ayez pas peur qu’il se tue, mais consolez-le de votre mieux, car il est bien à plaindre.

Je rejoignis Marius auprès du petit lac, qu’il regardait d’un air sinistre, mais, j’en suis bien certaine maintenant, sans la moindre velléité de s’y jeter.

— Je sais que tu es ruiné, lui dis-je en m’attachant à son bras sans me formaliser de la brusquerie avec laquelle il me repoussait ; mais, vois-tu, à quelque chose malheur est bon, comme dit Jennie. Tu vas rester avec nous ?

— Est-ce Jennie qui a dit cela ? demanda-t-il avec vivacité.

— Non, c’est moi qui le dis.

— Au fait, Jennie ne peut pas me sentir, et je lui rends bien la pareille ; mais, toi, tu ne peux pas faire que je reste sans me déshonorer. Tu ne comprends donc pas ?… Tu es une enfant, et il est bien inutile que je t’explique des choses qui sont au-dessus de ta portée.

— Si fait, lui dis-je, il faut m’expliquer tout ; je suis en âge de tout comprendre.

— Eh bien, reprit-il, comprends donc que, si l’on me garde ici par charité, je dois supporter sans me plaindre tout ce qui m’y choque et tout ce qui m’y blesse : mademoiselle Jennie d’abord, la véritable maîtresse de la maison, avec ses airs dédaigneux et impertinents, et ensuite M. Frumence avec ses airs de pitié pour mon inaptitude aux sciences exactes. Or, je sais à quoi m’en tenir à prévient sur ces deux recommandables personnages. Mademoiselle Jennie est une intrigante qui joue le désintéressement pour que ma tante lui fasse la part plus large sur son testament, et M. Frumence est un cuistre qui a peut-être un double but : celui d’épouser la Jennie quand elle sera riche, ou bien… Mais tu ne comprendrais pas le reste, et je t’en ai assez dit.

— Non, je veux tout savoir. Il faut que je sache tout ce que tu penses.

— Eh bien, tâche de voir un peu au-dessus de ton âge, tâche de voir l’avenir. Tu as quatorze ans. Dans un an ou deux, on pensera peut-être à te marier, et, avec ce pédant près de toi, tu seras compromise.

— Compromise ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu vois bien que tu ne comprends pas !

— Explique, alors !

— C’est très-difficile, très-délicat. Cela veut dire soupçonnée.

— Mais soupçonnée de quoi ?

— D’avoir pensé à épouser Frumence.

— Moi ! Est-ce que ce serait possible ?

— Ce serait possible, si tu étais assez indigne du nom que tu portes pour accepter celui d’un manant, et, comme tu vas vivre avec cet homme-là pour ainsi dire en tête-à-tête, on te soupçonnera d’avoir encouragé ses projets. Alors, tu comprends, les honnêtes gens te mépriseront, et moi, qui n’aurai pu le faire chasser d’ici, puisque après la scène que je lui ai faite il y est encore et compte y rester, je serais avili pour avoir acquiescé à un pareil état de choses.

— Et tu penses que M. Frumence peut avoir de pareils projets sur moi… lui qui pourrait être mon père ?

— M. Frumence n’a que vingt-cinq ans, et ne pourrait pas être ton père. Quant à ses projets, il les a depuis longtemps ; il les avait en entrant ici,

— Mais tu rêves, Marius, cela ne se peut pas.

— Pourquoi donc ? Il savait bien que tu grandirais, que tu serais riche et que tu te marierais un jour. Mettons qu’il n’ait jamais espéré être ton mari ; il s’est dit : « Elle sera compromise par ma présence, et tout s’arrangera avec beaucoup d’argent ou une bonne place que je me ferai donner. » Tu secoues la tête ; tu ne me crois pas ?

— Non !

— Eh bien, demande au docteur et à d’autres personnes du pays — car tout le monde le sait — pourquoi la pauvre Denise a été chassée. Elle est peut-être folle à présent, elle a eu tant de chagrin ! Mais elle n’était pas si folle quand on l’a enfermée… Je sais tout, moi : elle aimait Frumence !

— Oh !

— Il n’y a pas de oh ! M. Frumence n’est pas si vertueux qu’on croit. Il avait sans doute parlé mariage à Denise, et, comme ensuite il n’a plus voulu d’elle, elle a vu ce qui se passait. Frumence était charmant pour toi, il te gâtait, il te portait comme un petit enfant. Il voulait t’attacher à lui comme à un bon petit papa, afin de te gouverner par la suite. Alors, Denise, qui avait la tête vive, est devenue jalouse de toi. Elle a parlé de vengeance, elle a dit des bêtises. On a eu peur d’elle, Frumence s’est dépêché de la faire passer pour folle…

— C’est le docteur qui dit à présent qu’elle ne l’était pas ?

— Le docteur dit tout ce qu’on veut, tu le sais bien. C’est tantôt oui et tantôt non ; mais je sais des détails par d’autres personnes à qui Denise a tout avoué et tout raconté.

— Ces autres personnes, c’est madame Capeforte, conviens-en !

En effet, le pauvre enfant était l’écho de cette méchante femme. Lui qui l’avait toujours méprisée et raillée, il l’avait écoutée cette fois, parce que, mécontent de lui-même, il éprouvait le besoin de justifier à ses propres yeux la faute qu’il avait commise en adressant ses premières galanteries à la respectable Jennie et en regardant Frumence comme son rival auprès d’elle. Aussi, Marius, oublieux de ses propres torts et se gardant bien de me les laisser pressentir, se consolait-il de sa ridicule conduite par la pensée qu’il avait fait trop d’honneur à des misérables, et qu’il devait désormais autant que possible déjouer leurs intrigues.

Je fus atterrée un instant par ces malsaines et calomnieuses révélations, et, je dois l’avouer, je fus bien près d’y croire. Marius était un homme dans mon esprit, un homme qui avait déjà vu le monde et qui, à défaut de la science des livres, avait le jugement et l’expérience des choses pratiques. J’étais si enfant sous ce rapport, moi ! On m’avait gardée si pure et tellement ignorante du mal ! Toutes les fois que devant moi il était question d’un crime ou d’un scandale, ma grand’mère me distrayait pour m’empêcher d’entendre ; Jennie m’emmenait, Frumence me faisait lire quelque belle histoire, et à la moindre inquiétude de ma part on me disait : « Les gens qui font le mal sont des malades ; n’y songez pas : c’est l’affaire des médecins. » Depuis l’aventure de Denise, cette raison du mal m’avait toujours paru concluante, puisque Denise m’aimait tout en voulant me tuer.

Après le récit de Marius, je crus que la folie était autour de moi, ravageant toutes les âmes qui avaient servi de refuge à la mienne, troublant toutes les consciences que ma conscience avait prises pour appui et pour modèle. Un instant je craignis de devenir folle moi-même, et je crois qu’au lieu de défendre mes amis et de gronder Marius, je ne sus que divaguer et m’épouvanter avec lui, comme si tous deux nous fussions tombés dans un abîme.