La Confession d’une jeune fille/18

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Calmann Lévy (1p. 120-125).



XVIII


Enfin je secouai ce vertige ; la raison me revint, et je repoussai le soupçon avec tant d’énergie, que Marius en fut ébranlé et rougit de sa crédulité ; mais il ne voulut pas avouer tout à fait la défaillance de son jugement.

— Admettons, dit-il, que l’on m’ait exagéré tout cela et que M. Frumence n’ait pas assez de malice et de prévoyance pour avoir fait de pareils calculs ; il n’en est pas moins vrai que sa présence ici, maintenant que je m’en vais, est une chose inutile et même dangereuse pour ton avenir. Ma tante est bien vieille, et Jennie la gouverne. Jennie protège Frumence, cela est évident pour moi, et il se peut qu’elle ne se méfie pas du danger. Après tout, Jennie, avec tout son esprit, est une femme du peuple qui ne sait rien du monde, de ses usages, et de la médisance à laquelle donnent prise les choses inconvenantes. Ce que tu dis de madame Capeforte peut s’appliquer à bien d’autres. Tout le monde est soupçonneux, tout le monde est porté à incriminer ceux qui bravent ses opinions. Tu appartiens au monde, tu feras un jour comme lui ; tu dois d’avance te soumettre à lui et le craindre. Il ne faut donc pas que Frumence reste ici, fût-il le plus honnête homme de la terre. Promets-moi de refuser ses leçons ; autrement, je croirai que tu veux vivre comme une sauvage, te moquer du qu’en dira-t-on, et rompre avec la société des honnêtes gens. Alors, tu comprends, je m’en laverai les mains, et je ne reviendrai jamais ici.

— Il serait bien plus simple d’y rester, toi, lui dis-je. Si tu le voulais, Frumence te mettrait en état de réparer le temps perdu.

— Non, ma chère, reprit Marius ; il est trop tard. Je n’apprendrai jamais rien ici, on y manque d’émulation, et ma tante m’a rendu un bien mauvais service en ne m’envoyant pas à Saint-Cyr, où j’aurais peut-être travaillé comme les autres.

Ainsi, Marius, en nous quittant, n’avait que des reproches à adresser à tout le monde, même à ma grand’mère, sa bienfaitrice, même à moi, qui ne lui avais pas semblé digne d’exciter ce qu’il appelait son émulation ! Son ingratitude m’apparut en cet instant comme une chose monstrueuse ; je ne pus lui répondre, et nous quittâmes la Salle verte sans nous parler. J’avais le cœur gros de douleur, mais je sentais ma fierté blessée, et je ne voulais pas pleurer. Marius marchait la tête au vent, l’air distrait, froidement dépité, et de temps en temps cassait une branche ou du pied écrasait une plante, comme s’il eût dédaigné et détesté tout ce qui se trouvait sur son chemin.

— Allons, dit-il, quand nous eûmes remonté à la prairie, tu me boudes, toi aussi ? Tu es pressée de me voir au diable ?

— Est-ce que vraiment tu vas dans un enfer ? lui demandai-je en dissimulant mon inquiétude sous un air de plaisanterie.

— Oui, ma chère enfant, reprit-il d’un ton d’amertume qu’il s’efforçait en vain de rendre dégagé. Je vais coucher dans une espèce de soupente avec les rats et les puces ; j’aurai de l’encre aux doigts et du goudron sur mes habits ; je ferai des additions et des soustractions dix ou douze heures par jour. Je sais bien que M. de Malaval me fera manger à sa table, ne fût-ce que pour me condamner à écouter ses hâbleries. Et puis, le soir, pour me distraire, on me proposera une petite promenade en barque dans le port, d’un navire à l’autre. Ce sera d’une gaieté folle !… Que veux-tu ! quand on est pauvre, il faut bien manger de la vache enragée. Voilà ce que tout le monde me dit… pour me consoler !

— Tu exagères. Bonne maman te donnera toujours de l’argent.

— Ta bonne maman m’en donnera jusqu’à ce que j’en gagne ; mais elle n’est pas bien riche, et on ne donne presque rien à un jeune homme, on prétend qu’il ferait des folies. C’est pourquoi on me défrayera de tout jusqu’à nouvel ordre, et on me mettra, comme aujourd’hui, vingt francs dans la poche, en me disant ; « Va, mon petit, amuse-toi bien ! »

Nous fûmes interrompus par Frumence, qui nous cherchait pour nous faire ses adieux.

— M. Marius nous quitte, me dit-il, et ce n’est plus un précepteur qu’il vous faut, mademoiselle Lucienne, c’est une gouvernante. Madame votre grand’mère a compris cela, et m’a autorisé à me retirer. Je cesse à regret les leçons que j’avais le plaisir de vous donner et que vous preniez si bien ; mais, d’un autre côté, mon oncle trouvait les journées bien longues, et il a besoin de moi pour l’aider à traduire un gros ouvrage classique. J’aurai l’honneur de venir quelquefois le dimanche présenter mon respect à madame de Valangis, et j’espère que si, de votre côté, vous venez vous promener quelquefois aux Pommets, mon oncle aura l’honneur de vous recevoir.

Tel fut l’adieu simple et tranquille de Frumence. J’étais si surprise et si émue de cette résolution inattendue, que je ne sus lui rien dire. Il vit seulement à ma contenance que j’étais fort peinée, et il me tendit sa grande main, où je mis la mienne en retenant une larme. J’espère qu’il la devina et ne douta point de mon affection. Quant à Marius, il fut si confus de voir ses accusations victorieusement anéanties par le départ de Frumence, qu’il fut beaucoup plus abasourdi que moi. Il répondit à peine, et gauchement, lui qui savait si bien saluer, au salut froidement poli de notre précepteur.

— Tu le vois, lui dis-je quand nous nous retrouvâmes seuls, tu as cru à des mensonges affreux, et les vilains complots que tu supposais n’existent pas. Conviens donc que tu as été très-injuste, et ne laisse pas partir ce pauvre ami à qui tu as fait de la peine, sans te réconcilier avec lui.

Marius me le promit, et sans doute il fit de bonnes réflexions dans la nuit, car dès le lendemain matin il prit son cheval et alla rendre visite à Frumence. Je ne sais s’il eut le courage de lui demander franchement pardon ; mais sa démarche était un acte de repentir et de déférence dont les Costel lui surent gré. Le soir, Marius prit congé de ma grand’mère et de moi en pleurant. C’était la première fois qu’il montrait un peu de sensibilité, et j’en fus vivement émue. Je ne me demandai pas si c’était le chagrin de quitter le bien-être de la maison ou les tendresses de la famille. Il pleurait, c’était un fait si anormal, que ma grand’mère en fut touchée aussi. Au moment de monter dans la carriole qui le conduisait à Toulon avec ses paquets, il fit un suprême effort, alla vers Jennie et lui demanda pardon des absurdités de sa conduite. Jennie n’eut pas l’air de comprendre, assura en lui tendant la main qu’elle n’avait aucun souvenir d’une malice sérieuse de sa part, et lui recommanda de lui envoyer son linge à entretenir.

Le cocher était déjà sur son siége, le fouet en main, lorsque Marius alla dire un dernier adieu plus déchirant pour lui que tous les autres ; il alla dire adieu à son cheval. Ce n’était plus le petit bidet du meunier, c’était un joli corse que ma grand’mère avait acheté pour lui l’année précédente. Je vis que Marius pleurait encore plus en sortant de l’écurie qu’en sortant de nos bras ; mais je n’étais pas en veine d’observation. Je le plaignis de tout perdre à la fois, ses affections et ses plaisirs. Je lui promis d’obtenir que son cheval ne serait pas vendu, et qu’il le retrouverait quand il viendrait nous voir.