La Confession d’une jeune fille/21

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Calmann Lévy (1p. 138-147).



XXI


Je ne dois pas oublier un événement qui, pour la première fois, me donna l’idée de l’étrange position qu’en dépit de mon bonheur et de ma sécurité j’occupais dans le monde.

Il y avait environ un mois que Marius nous avait quittées, lorsque j’allai à Toulon avec Jennie pour quelques emplettes. Nous rencontrâmes dans une boutique madame Capeforte avec une femme que je ne reconnus pas d’abord sous la mante noire dont elle était embéguinée. Je ne faisais même aucune attention à cette femme, lorsqu’elle se jeta sur moi et m’embrassa plusieurs fois coup sur coup sans me donner le temps de respirer. C’était ma pauvre Denise, si changée et si enlaidie que je ne pus retenir mes larmes en lui rendant ses caresses.

Comme elle faisait grand bruit de sa joie de me revoir et menaçait d’attrouper les passants, madame Capeforte nous fit passer dans l’arrière-boutique en me disant tout bas :

— Ne craignez rien, elle est toujours un peu trop démonstrative ; mais elle n’est plus folle puisque je sors avec elle, comme vous voyez.

Je n’avais nullement peur, et, Jennie étant avec moi, j’étais bien sûre que ma grand’mère ne me blâmerait pas de témoigner de l’intérêt à ma nourrice. Denise essaya d’abord de se calmer et de causer avec moi ; mais la vue de Jennie lui inspira une jalousie soudaine, et je vis bien, à ses yeux ardents et à sa parole brève, qu’elle était loin d’être guérie. Tout ce que Jennie put lui dire pour l’apaiser augmenta son dépit, et, se levant tout à coup :

— Vous n’êtes qu’une menteuse et une intrigante ! lui-dit-elle. Je vous reconnais bien ! C’est vous qui avez ramené cette fille (en parlant ainsi, elle me désignait) à la pauvre madame de Valangis ; mais ce n’est pas là son enfant, c’est la vôtre.

Madame Capeforte, qui écoutait Denise avec avidité, fit semblant de vouloir la détromper, tout en demandant insidieusement à Jennie si c’était elle, en effet, qui m’avait ramenée à ma grand’mère. Jennie répondit qu’elle ne savait ce qu’on voulait lui dire, et Denise s’emporta contre elle en invectives, assurant toujours qu’elle la reconnaissait.

— Et comment voulez-vous qu’on croie à vos mensonges ? s’écria-t-elle ; est-ce moi qui serai votre dupe, quand je sais bien que l’enfant est mort ? Et comment ne saurais-je pas qu’il est mort, puisque c’est moi qui l’ai tué ?

— Taisez-vous, Denise, lui dit madame Capeforte du ton dont elle lui eût dit de parler encore ; voilà que votre tête se perd. Vous n’auriez pas tué un enfant que vous nourrissiez, à moins d’être folle.

— Et qui vous dit que je ne l’étais pas ? reprit Denise avec véhémence. Est-ce que je sais, moi, quand j’ai commencé à l’être ? Non, je ne m’en souviens pas. Je sais qu’on m’a enfermée après, et qu’on m’a fait souffrir tous les martyres ; mais je sais aussi qu’il y avait un pont et une voiture. Je ne vois plus où c’était, je ne peux pas dire quand c’était. J’ai jeté l’enfant dans l’eau pour voir s’il avait des ailes, parce que j’avais rêvé qu’il en avait ; mais il n’en avait pas, car il s’est noyé, et jamais personne ne l’a retrouvé. Alors…

Denise n’en put dire davantage, elle devint furieuse, et les commis du magasin furent forcés d’accourir et de la tenir de force pendant que Jennie m’emmenait au plus vite.

Jennie essaya de me distraire de l’émotion que cette scène fantasque et douloureuse m’avait causée ; mais elle-même en était aussi bouleversée que moi, et, en revenant chez nous, nous fîmes presque la moitié du chemin sans pouvoir nous rien dire. Enfin elle rompit le silence en me demandant à quoi je songeais.

— Peux-tu me le demander ! lui dis-je. Je pense que c’est cruel et imprudent de la part de madame Capeforte d’avoir mis cette pauvre Denise en notre présence. Elle devait bien savoir qu’elle était folle toujours et que l’émotion lui donnerait une crise.

— Vous ne pensez pas, reprit Jennie d’un air pensif, que madame Capeforte ait pu le faire exprès ?

— Oh ! mon Dieu, si, va ! madame Capeforte nous déteste, je ne sais pas pourquoi !

— Mais elle ne déteste pas Denise ; elle la soigne, elle la prêche, elle la promène. Non, madame Capeforte ne s’attendait pas à la voir comme cela !

— Soit ; mais est-ce que tu crois, Jennie, que Denise a toujours été folle ?

— C’est ce que je voulais aussi vous demander. Avez-vous jamais ouï dire qu’elle fut déjà bizarre, du temps qu’elle était votre nourrice ?

— Non, jamais. Elle embrouille ses souvenirs. Il est bien certain qu’elle a voulu me tuer, mais c’est à la fin de son dernier séjour chez nous.

Et je racontai à Jennie comment Denise avait voulu me jeter hors de la voiture, la dernière fois que je m’y étais trouvée avec elle. Jennie me fit entrer dans tous les détails qu’il me fut possible de lui donner, et, comme elle m’écoutait avec attention :

— Sais-tu, lui dis-je, frappée de sa physionomie inquiète, que tu as l’air de penser que j’ai été tuée ?

— Je ne peux pas le penser, dit-elle en souriant de ma naïveté, puisque vous voilà ici.

— Sans doute, Jennie ; mais si je n’étais pas moi ? Voyons ! si Denise avait jeté la vraie Lucienne dans le torrent sans savoir ce qu’elle faisait, et qu’ensuite celle qu’elle y voulait jeter encore fût une fausse Lucienne comme elle le prétend ?

— Alors, vous seriez la fausse Lucienne ?

— Dame, qui sait ?

— Quelqu’un aurait donc eu intérêt à faire cette lâcheté de tromper votre grand’mère ?

— Ou quelqu’un se serait trompé fort innocemment en lui ramenant une petite fille qui ne serait pas la sienne.

— Vous croyez donc que Denise sait ce qu’elle dit ?

— Est-ce que tu ne le crois pas un peu toi-même ? Tu as l’air tout triste et tout étonné.

— Mais Denise prétend aussi que c’est moi qui vous ai ramenée. Le croyez-vous ?

— Non, si tu me dis le contraire.

— Ce que je peux vous jurer, c’est que j’ai vu Denise aujourd’hui pour la première fois.

Il me sembla que Jennie éludait ma question et, à mon tour, je la regardai si attentivement, qu’elle en fut troublée.

— Ah ! ma bonne Jennie, m’écriai-je, si c’est par toi que j’ai été élevée et ramenée, ne me le cache pas. Je t’aimais tant !

— Vous m’aimiez ? dit Jennie émue.

— J’aimais une mère que j’avais ! On a bien tâché de me la faire oublier ; mais justement la seule chose que je n’ai pas oubliée, c’est le chagrin que j’ai eu quand elle m’a laissée là avec ma grand’mère, que je ne connaissais pas. Je ne parle jamais de cela avec personne. Je ne voudrais pas faire de la peine à ma bonne maman ; mais, je te le dis, à toi, j’ai été bien longtemps sans l’aimer, et même encore à présent quelquefois, quand je pense à l’autre, malgré moi je me figure que je n’ai jamais chéri personne autant qu’elle.

Soit que Jennie ne fût pas celle dont je parlais, soit qu’il lui fût interdit formellement de me rien révéler, et qu’elle sût se résigner à mentir dans l’intérêt de mon repos, elle détourna mes soupçons, et même elle me gronda un peu de préférer à ma grand’mère un fantôme que j’avais peut-être rêvé.

— Je veux bien me persuader cela, si c’est mal de me souvenir, lui répondis-je ; mais je ne sais pas pourquoi je ne pourrais pas être ta fille et chérir ma grand’mère.

— Vous dites des enfantillages, Lucienne ! Vous êtes trop grande pour dire ces choses-là. Si vous étiez ma fille, vous ne seriez pas la petite-fille de madame de Valangis, et Denise aurait bien raison de me traiter d’intrigante et de menteuse ; car j’aurais trompé votre bonne maman, ce qui serait odieux.

— Ce que tu dis là me ferme la bouche. Je n’y songeais pas, et ce que Denise a dit me faisait rêver tout éveillée. Je vois bien que Frumence avait raison ; les enfants ne doivent pas causer avec les fous, ça leur tourne la tête. Je ne veux plus te dire qu’une chose, Jennie : c’est qu’en supposant que je fusse une fausse Lucienne… cela, tu n’en sais rien, et personne ne peut prouver le contraire !…

— Je vous demande pardon, on peut prouver le contraire ; mais supposons ! Que vouliez-vous dire ?

— Je voulais dire qu’au fond cela me serai bien égal, à moi ! Puisque ma grand’mère m’aime comme son enfant, je l’aime comme ma grand’mère, et je ne peux pas tenir beaucoup à ma pauvre maman que je n’ai pas connue, et à mon papa que je ne connaîtrai, je crois, jamais. Sais-tu, Jennie, qu’il n’a jamais répondu un mot aux lettres qu’on m’a fait lui écrire ? Elles étaient pourtant gentilles, mes lettres ! Je m’étais bien appliquée, je lui promettais de bien l’aimer, s’il voulait m’aimer un peu. Eh bien, il paraît qu’il ne veut pas.

— Cela n’est pas possible, répondit Jennie ; mais supposons que cela soit : votre grand’mère vous aime pour deux, et dès lors il ne faut pas dire que vous voulez bien être une fausse Lucienne. Si elle le pensait, elle en aurait trop de chagrin.

— Je ne veux pas qu’elle ait du chagrin ; mais, toi, Jennie, puisque lu ne m’es rien, cela t’est bien égal que je sois la fausse ou la vraie ?

— Oh ! moi, cela ne me regarde pas. Soyez ce que vous voudrez, je ne vous aime ni plus ni moins.

— Alors, c’est toi qui m’aimes plus que tout le monde ; car peut-être bien que les autres, ma bonne maman elle-même, ne me regarderaient plus si je n’étais pas mademoiselle de Valangis. Pourtant ce ne serait pas ma faute.

Nous arrivions. Jennie, voyant travailler ma cervelle, se hâta de raconter notre maussade aventure à ma grand’mère afin qu’elle me tranquillisât. Ce fut bientôt fait. J’avais un grand respect pour l’air calme et sérieux de ma bonne maman.

— Soyez sûre, ma fille, me dit-elle, que vous m’appartenez, et que votre pauvre nourrice ne sait ce qu’elle dit. Plaignez-la et oubliez ses paroles. Respectez et chérissez Jennie autant que moi-même, je le veux bien ; mais sachez que vous n’avez pas d’autre mère que moi. Quant à votre papa, dont vous vous plaignez un peu, songez qu’il vous a à peine connue, qu’il n’a pas été libre de vous venir voir dans le temps, et qu’à présent il a une autre femme et d’autres enfants dont il est forcé de s’occuper. Il sait que vous êtes bien avec moi, et vous ne devez jamais vous croire le droit de lui faire des reproches. Promettez-moi que cela ne vous arrivera plus.

Je le promis, et je ne tardai pas à oublier les divagations de Denise et les miennes propres. Pourtant rien ne put jamais m’ôter de l’idée que Jennie et mon ancienne maman étaient la même personne. Cela était comme gravé dans mon cœur, sinon dans ma mémoire. Il n’en résultait pas que je fusse la fille de Jennie, mais rien n’empêchait que j’eusse été élevée par elle.

Cette aventure eut un résultat dont je ne m’aperçus guère et dont je ne me rendis pas compte. Je la racontai à Marius, qui, au lieu de me tranquilliser, comme avait fait ma grand’mère, devint tout pensif, et ne me laissa plus revenir sur nos projets de mariage. Comme ces projets avaient été le résultat d’un sentiment irréfléchi, ils s’effacèrent aisément de mon esprit en quelques années, et le sien ne parut pas en avoir conservé la moindre trace.