La Confession d’une jeune fille/28

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Calmann Lévy (1p. 190-206).



XXVIII


Je rêvai de Frumence. Je le vis dans des habits de prince oriental, traverser un jardin enchanté. Une fée l’avait métamorphosé et le conduisait vers un temple resplendissant où l’attendait une fiancée couverte d’un grand voile. Pourquoi Frumence le paysan était-il devenu si magnifique ? Et quelle était la fiancée ? Quelqu’un me dit : « C’est toi. » Je me mis à rire, le temple disparut, et je vis Frumence en guenilles servant la messe à l’abbé Costel.

Je me levais de bonne heure, et, en attendant mon déjeuner, je prenais le frais sur la terrasse. Ce jour-là, je descendis à la Salle verte pour n’être pas vue relisant la mystérieuse page. Était-ce sérieusement que Frumence prétendait nier Dieu ? Qui était-ce, elle ? Voilà où aboutissaient toutes mes conjectures. Était-ce le bien suprême des philosophes, la sagesse ? L’amante des métaphysiciens, la lumière intellectuelle ? Y avait-il sous ces mots de femme, d’amant, d’hyménée, une allégorie platonicienne ? Je me promis de le demander à Frumence.

Mais je n’osai persister dans cette intention. Non, ce n’était pas une allégorie. Frumence aimait. Elle était une femme ; quelle femme ? où ? comment ? Ma curiosité devint une idée fixe, une obsession. J’étudiais ce grimoire et j’oubliais toute autre étude. Il y avait des moments où cette recherche me paraissait sublime et la rédaction de Frumence un chef-d’œuvre. Un instant après, c’était une rêverie sans but dont Marius se fût moqué.

C’était, dans tous les cas, une porte ouverte sur un monde bien supérieur à celui des romans de miss Agar, un amour contemplatif et pour ainsi dire impersonnel.

— Si je l’osais, pensai-je, je demanderais à Frumence de m’enseigner la science morale de l’amour, car c’est une science, je le vois bien, et peut-être la plus belle de toutes. Il me semble que je la comprendrais, quelque abstraite qu’elle pût être.

Mais la honte me retenait, et j’aurais pu chercher la définition de cette honte aussi ingénument que Frumence cherchait celle du désir. Il me venait aussi une défiance devant son impiété.

Pendant toute la semaine, j’aspirai au moment où je pourrais causer avec lui et l’amener adroitement à traiter ce grave sujet avec moi. Et puis tout à coup, le dimanche venu, comme je traversais la vallée avec Michel, j’eus un éblouissement, le cœur me battit très-fort ; je ne sais quelle voix fantastique me dit à l’oreille comme dans mon rêve : « Elle, c’est toi. » Je fus indignée. Je tournai bride en disant à Michel :

— Nous n’irons pas à la messe aujourd’hui.

— Est-ce que mademoiselle se sent malade ?

— Oui, Michel, un grand mal de tête.

Je rentrai. Jenny s’inquiéta, me fit boire du tilleul et me supplia de me jeter sur mon lit une heure ou deux. Je le lui promis afin qu’elle me laissât seule. Je relus la maudite page, et cette fois je crus devoir m’étonner de ne l’avoir pas encore comprise. Elle, c’était bien moi. J’étais la divinité, le bien suprême ; la raison n’admettait pas un hyménée impossible, mais j’étais adorée en silence. J’apparaissais dans la nuée, je parlais dans la cascade ; on ne me le dirait jamais : qu’allais-je faire à présent que je l’avais deviné ?

Je n’aimais pas Frumence, je ne pouvais pas l’aimer, non à cause de sa pauvreté et de sa naissance, j’étais trop héroïne de roman et trop philosophe de l’antiquité pour m’arrêter à ces misères, mais, parce que, moi aussi, j’étais une âme stoïque, planant au-dessus des choses humaines, Frumence l’avait bien compris. J’étais l’idéal insaisissable ! Répondre à un amour terrestre, moi, le bien suprême ? Allons donc ! Je ne pouvais descendre du piédestal où je me trouvais perchée et où je faisais si bonne figure. Je décrétai donc que je n’aimerais pas, que Frumence m’avait bien jugée, que j’étais trop supérieure à l’amour pour jamais le connaître, enfin que, l’amitié fraternelle étant seule digne de moi, je devais plaindre Frumence et m’efforcer de le guérir d’un trouble funeste, le ramener à la foi, et par là le sauver du désespoir sans cesser d’être l’objet de son admiration.

En conséquence, je me mis en route, le dimanche suivant, avec un calme rempli de mansuétude. Je maintins mon cheval au pas ; ses vives allures eussent dérangé ma gravité. Je devais apparaître digne et souriante à mon malheureux ami. L’occupation où je le surpris n’était pas précisément celle d’un martyr de l’amour. Il était debout, traçant avec de la craie sur le mur extérieur de la sacristie les figures d’un problème de mathématiques. De son autre main, il tenait, sans en avoir conscience, une burette d’étain qu’il venait de remplir de vin au presbytère, et il attendait que l’abbé eût passé son surplis jauni et sa chasuble poudreuse pour officier ; car, ce jour-là, le garde champêtre était malade, et Frumence allait servir la messe.

— Vous voilà ? me dit-il sans se déranger. Ah ! aujourd’hui, mademoiselle Lucienne, il faudra patienter un peu pour votre collation : je suis sacristain.

— Et pourquoi êtes-vous sacristain, si vous ne croyez pas en Dieu ?

Cette question brusque le surprit beaucoup. Il ne s’était pas aperçu du feuillet manquant dans ses papiers ; il ne donnait pas de suite à ces sortes d’élucubrations et il ne les relisait peut-être jamais, et, comme jamais il n’avait parlé religion avec moi ni devant moi, il ne se rendait pas compte de ma découverte.

— Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ? me demanda-t-il comme un homme qui cherche à rassembler ses souvenirs. Je n’ai jamais soulevé aucune hypothèse à ce sujet avec vous.

— Personne ne m’a rien dit, lui répliquai-je : c’est une idée qui me vient en vous voyant si peu occupé de la consécration de ce vin que vous répandez par terre sans y prendre garde, tandis que vous faites là des chiffres qui n’ont aucun rapport…

— C’est vrai, répondit-il en souriant et en regardant la burette à peu près vide ; j’ai tout répandu, et M. Costel n’aurait plus rien à consacrer. Je retourne à la cure. Allez à votre banc, mademoiselle Lucienne, je n’aurai plus de distraction qui retarderait la messe.

Je le regardai servant la messe, et, pour la première fois, j’observai attentivement sa figure et son maintien. Frumence était grave et consciencieux dans tout ce qu’il faisait. Il savait sa messe sur le bout du doigt et la servait avec une précision mathématique. Il était à genoux, il se levait, il se réagenouillait comme un bon soldat qui fait machinalement et sérieusement l’exercice. Il n’y avait sur son visage aucune expression de moquerie et aucune affectation de croyance. La même tranquillité décente se lisait sur la figure et dans les manières de l’abbé. Il n’y avait en eux rien qui pût scandaliser personne.

Quand le moment du tête-à-tête accoutumé fut venu, Frumence prévint mon désir en me renouvelant sa question :

— Quelqu’un vous a donc dit que j’étais un impie ?

— Je vous ai dit que non, si ce n’est autrefois Denise et madame Capeforte, qui blâmaient votre oncle et vous de dire la messe sans y croire. J’avais oublié tout cela ;… mais…

— Mais vous y avez pensé, vous vous l’êtes rappelé aujourd’hui ?

— Eh bien, oui. Je vous ai dit ce qui me passait par la tête. Vous ai-je fâché, monsieur Frumence ?

— Pas le moins du monde. Et moi, vous ai-je jamais blessée par mon maintien à l’église ?

— Non ; mais…

— Mais quoi ?

— Je me demande pourquoi vous faites une chose à laquelle vous ne croyez pas.

— Supposons que…

— Je ne veux pas supposer. Je veux que vous me disiez si vous croyez en Dieu et si vous méprisez son culte.

— Je crois que tout culte a du bon, que toute croyance a du vrai, et je ne méprise aucune forme de religion dans le présent comme dans le passé.

— C’est-à-dire que vous ne croyez à rien ?

— Vous tenez donc absolument à le savoir, mademoiselle Lucienne ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Mais… je m’intéresse à vous, monsieur Frumence. Je vous estime, je crois que l’abbé est un homme respectable, et l’idée d’un sacrilège…

— Un homme qui ne croirait pas au miracle eucharistique pourrait-il empêcher, selon vous, le miracle de s’accomplir, et sa messe serait-elle nulle ? C’est M. Costel qui vous a fait faire votre première communion, et vos pâques ensuite. L’instruction religieuse qu’il vous a donnée était-elle conforme au catéchisme qu’on lui prescrivait de vous enseigner ? et le sacrement qu’il vous a administré peut-il être pour vous non avenu ?

— Certainement non, et l’Église nous permet de croire bon tout acte religieux régulièrement accompli. Pourtant, si l’évêque croyait M. Costel athée, il l’interdirait tout de suite.

— Aurait-il raison ?

— Oui, s’il craignait que le pasteur n’enseignât l’athéisme à ses ouailles.

— Mais, s’il était avéré et constaté qu’il ne le fait pas, et que son enseignement est conforme au programme exigé ?…

— Alors, l’évêque n’aurait rien à dire, j’en conviens, et ce serait à Dieu seul de juger la conscience du prêtre en désaccord avec sa fonction.

— J’aime à vous entendre raisonner serré, ma chère Lucienne, et je vais vous répondre ; mais nous écarterons M. Costel de la question. M. Costel croit en Dieu et à l’Évangile, voilà ce que je puis vous affirmer. Il aime le christianisme plus qu’aucune autre religion, bien qu’il soit tolérant envers toute liberté de conscience. Il ne se cache pas d’être ainsi ; vous l’avez entendu causer, vous l’avez vu agir, et je crois même que vos croyances sont un reflet assez fidèle des siennes.

— C’est vrai, Frumence. Il m’est impossible de damner personne, et je dois dire que M. Costel ne m’a ni prescrit ni défendu de le faire. Je crois qu’il a des doutes sur bien des choses, mais je ne sais véritablement pas lesquelles.

— Et vous voulez lire, vous enfant, dans la conscience austère d’un vieillard qui a passé sa vie à peser le pour et le contre !

— Non, certes, répondis-je, intimidée du ton sévère de Frumence. Il ne s’agit pas de l’abbé Costel, que je respecte sans arrière-pensée, du moment qu’il est vraiment chrétien. Il s’agit…

— Il s’agit de moi qui ne le suis pas ?

— Eh bien, oui, répondis-je avec quelque vivacité, car je me trouvais offensée par sa réserve un peu dédaigneuse. Vous m’avez appris à raisonner, je raisonne, et vous avez promis de me répondre.

— Je ne vous ai nullement promis de vous dire mes opinions personnelles, reprit-il avec un peu de vivacité aussi, et je vous trouve trop curieuse à cet égard-là. Il s’agissait de savoir si un homme que vous supposez athée et qui peut l’être fait une bassesse ou une profanation en se prêtant à l’exercice d’un culte quelconque. Eh bien, je vous réponds : c’est selon. Il y a un doute absolu qui confère à la conscience d’un homme le droit de participer à tout acte officiel de la loi civile et religieuse de son temps et de son pays, sans la mépriser et sans l’outrager en aucune sorte. Les études et les réflexions d’un homme sérieux peuvent, il est vrai, l’amener à cette conclusion, que toute religion est un mensonge et tout culte une hypocrisie : en ce cas, il ne doit jamais entrer dans aucun temple pour y faire acte de soumission à l’usage ; mais un autre homme également sérieux peut avoir tiré de ses réflexions et de ses études une persuasion contraire. Il peut s’être dit que l’idéalisme était un besoin naturel à l’esprit humain, et que tout ce qui élevait en lui la notion du bien et du beau devait être respecté, à la condition de ne pas s’imposer par la force ou la ruse. Eh bien, en me voyant aider mon oncle à remplir une fonction qu’il juge bonne, vous eussiez dû vous dire que j’étais l’homme qui tolère tout et ne répudie rien. Homo sum… Et puisque vous avez appris un peu de latin, vous savez le reste.

— Vous voulez alors que je vous accepte ainsi, vous à qui je demande l’instruction ?

— Je veux que vous me teniez pour un honnête homme et une conscience droite, sauf à ne plus rien demander si vous trouvez que mes lumières ne vous suffisent plus, et que je ne peux pas développer en vous un idéal conforme à vos tendances. Chacun a les siennes, ma chère enfant, et la sagesse consiste à les connaître, comme l’éducation doit consister dans le soin de ne pas les contrarier.

— Si elles sont mauvaises pourtant ?

— Il n’y en aurait pas de mauvaises, si elles avaient leur libre essor dans une société bien réglée. Je sais qu’on peut abuser de la liberté : c’est le danger inévitable de tout ce qui est bon en soi ; mais l’intolérance, escortée du despotisme qui en est l’application, étant le pire des maux, il faut choisir le moindre. Donc, soyez très-pieuse, si bon vous semble ; mais n’exigez pas de moi que je sois pieux. Quand on est libre de ne plus se consulter l’un l’autre, il est si simple de ne pas chercher à discuter !

Frumence me donnait là une leçon de sagesse que j’eusse peut-être acceptée avec reconnaissance quinze jours auparavant ; mais le moyen de concilier l’indépendance de ses idées avec le culte que je lui attribuais pour moi ! Je regardai sa déclaration comme une révolte, et je l’attribuai à sa fierté blessée par mes soupçons. Je le pris donc d’un peu haut avec lui, tout en m’efforçant d’adoucir l’amertume que je lui attribuais. Je ne sais plus en quels termes je lui accordai la continuation de ma confiance, mais je persistai à croire que je devais l’arracher à l’athéisme.

— Ne fût-ce que pour votre bonheur, ajoutai-je, ce doute absolu où vous vous complaisez, je le vois bien, me paraît effrayant.

— Vraiment ? me dit-il avec un sourire caressant qui était l’expression la plus marquée de sa physionomie, habituellement pensive. Vous vous inquiétez de mon bonheur en ce monde et en l’autre ?

— Ne parlons que de celui-ci, puisque c’est le seul auquel vous croyez. Si une peine amère, une douleur secrète s’emparaient de vous, quel serait votre refuge ?

— L’amitié de mon semblable, répondit-il sans hésiter. Lui seul pourrait compatir à mes faiblesses et m’aider dans mes angoisses. Dieu, s’il m’était permis de l’interroger, et s’il daignait me répondre, me dirait : « Ta peine est une loi de ton existence. Cherche ton appui dans ceux qui subissent la même loi, et cherche-le en toi-même, si tes semblables n’y peuvent rien. »

Il me sembla que Frumence entrait enfin dans la question, et que je commençais à lire dans sa pensée.

— Je le vois bien, lui dis-je, vous êtes très-fort et plus orgueilleux que sensible. Vous souffrez beaucoup, et il vous plaît de souffrir seul, sans avoir recours à une providence visible ou invisible.

— La providence invisible, répondit-il, elle est au dedans de moi comme dans le cœur de mes amis. Elle s’appelle volonté du bien. Dès que je ne suis pas un être faussé par les illusions, je sens en moi et chez ceux qui me ressemblent celle force réelle, et c’est à moi de l’employer de mon mieux.

— Ainsi, vous combattrez tout seul, ou grâce aux conseils de votre oncle, le mal qui vous ronge ?

— Mais aucun mal ne me ronge ! s’écria Frumence en riant à bouche ouverte de mes expressions recherchées. Je n’ai ni peine secrète ni amère douleur à combattre. Il n’y a pas de ces souffrances-là pour un philosophe de mon espèce.

— De quelle espèce est donc votre philosophie ? repris-je très-désappointée.

— C’est celle d’un homme qui la montre peu et qui s’en sert beaucoup, répondit-il avec une modeste animation. Je ne suis pas professeur de philosophie, moi. Je ne fais pas de cours, je n’écris pas de livres. J’aime la raison pour elle-même, et je m’en nourris comme de l’aliment le plus sain. Il est dans tout, cet aliment à mon usage, il mûrit sur tous les arbres. Avec un peu de savoir bien humble, on apprend à cueillir le meilleur, et dès lors les désespoirs romanesques, les prétendues tortures de l’âme vous font l’effet d’appétits dépravés ou de digestions laborieuses.

Frumence parlait avec tant de conviction, que je crus devoir lui tout dire pour me débarrasser d’un grand trouble. Je lui présentai la fameuse page en lui demandant avec un peu de malice si c’était la traduction de quelque texte d’un livre nouveau.

— Ce doit être une traduction ou un extrait, dit-il en parcourant l’écrit des yeux.

Mais il rougit tout à coup en voyant qu’il s’était nommé à ce passage : Et pourtant tu n’es pas poëte, Frumence, tu ne crois pas en Dieu, toi !

— Voilà donc, reprit-il en surmontant un embarras mêlé de contrariété, ce qui vous a scandalisée ? Eh bien, n’en parlons plus, n’en parlons jamais. C’est un tort d’écrire pour soi ce qu’on ne voudrait lire à personne. Ceci ne se renouvellera pas.

Il jeta sa page dans le fond de la cheminée après l’avoir roulée en boule dans ses mains, et, reprenant sa tranquillité, il voulut me parler d’histoire ancienne ; mais j’étais décidée à le confesser. Je cédais à une curiosité ardente, je dirais presque coupable, si j’avais eu conscience de ce que je faisais.

— Il ne s’agit pas des Grecs et des Romains, lui répondis-je ; il s’agit de vous et de moi.

— De moi peut-être ; mais de vous ?

— De moi qui suis votre élève volontaire et qui ai le droit de vous adresser des questions. Vos idées font appel aux miennes. Qu’est-ce que vous entendez par… ?

— Oublions mes énigmes.

— Impossible ! je les sais par cœur.

— Tant pis ! reprit-il d’un air mécontent.

Mais il se rasséréna assez vite.

— Puisque j’ai commis la faute, je dois la réparer. Que me demandez-vous ?

— Ce que vous appelez le bien suprême.

— Je crois l’avoir écrit : le sentiment de la justice dans le cœur du juste.

— Fort bien ; mais il y a une personne dont vous avez dit aussi : « Elle est le bien suprême. »

— Oui. Elle s’associe dans mon âme à la notion du juste, du vrai et du bon.

— Et à la pensée de l’amour, de l’amitié et de l’hyménée, car ce sont vos expressions.

— Pourquoi le nierais-je ? Vous êtes d’âge à savoir que le but d’une inclination vraie, c’est l’association de deux personnes qui s’estiment assez pour souhaiter de passer leur vie ensemble. Ce jour viendra pour vous dans quelques années, Lucienne ! Faites un bon choix : c’est la morale à tirer de mes pensées, puisque mes pensées vous intéressent.

— Vous avez donc le désir de vous marier, Frumence ? Je ne le savais pas, vous ne me l’aviez jamais dit.

— Et je ne comptais jamais vous le dire ; à quoi bon ? Entendons-nous cependant : je n’ai pas le désir de me marier, mais seulement le regret de ne pas pouvoir me marier.

— Parce que… ?

— Parce que la seule personne qui me conviendrait ne peut m’appartenir. Donc, je n’y songe pas.

— Vous y songez malgré vous pourtant.

— Si c’est malgré moi, c’est absolument comme si je n’y songeais pas. Tenez, Lucienne, je suis bien aise que ceci puisse nous servir de texte pour philosopher aujourd’hui. Il y a des rêveries involontaires, comme il y a des pensées définies. La vie de l’esprit se compose de ces alternatives que l’on pourrait comparer à l’état de sommeil et à l’état de veille de la vie du corps. À tout âge, et au votre plus qu’au mien, il y a des lassitudes de l’esprit ou des excès de vitalité dans l’imagination, qui jettent dans le rêve. La raison consiste à s’abandonner le moins possible à cette sorte de désœuvrement de la pensée, car c’est le domaine de l’illusion, et l’illusion, c’est du temps qu’on perd pour la sagesse. Un bon esprit accorde très-peu d’instants et très-peu de confiance à la rêverie. Il la change vite en méditation, et la méditation, c’est la recherche des choses nettes et vraies. Me comprenez-vous bien ?

— Oui, je crois : vous voulez m’empêcher de devenir romanesque ?

— Vous l’avez été !

— Je ne le suis plus. J’ai pris avec vous le goût de la force et de la raison ; mais, si vous voulez que je continue, il ne faut pas être romanesque vous-même.

— Merci de la leçon, ma chère philosophe ! Je l’ai été apparemment pendant cinq minutes, il y a une quinzaine de jours ; mais, comme je l’avais absolument oublié, c’est absolument comme si cela ne m’était jamais arrivé. Notre esprit est quelquefois un malade en délire dont l’homme bien portant n’est pas responsable.