La Confession d’une jeune fille/29

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Calmann Lévy (1p. 207-213).



XXIX


Nous parlâmes philosophie pure, et je m’en allai très-rassurée sur le compte de Frumence, mais très-mortifiée pour le mien. Comment ! cet amour immense et profond qu’il m’avait fait entrevoir n’était qu’une sotte chimère répudiée par lui, une fantaisie fugitive dont il n’avait pas même conscience ! L’objet de cette fantaisie était bien humilié de compter pour si peu, et je ne voulais plus croire que ce fût moi.

Et je l’avais cru quinze jours ! J’en avais été tour à tour émue, effrayée, offensée, enivrée, presque malade, tout cela pour m’entendre dire qu’on avait peut-être rêvé de moi cinq minutes et qu’on saurait se dispenser d’y rêver davantage !

Un mauvais instinct s’éveilla dans l’enfant gâté et trop isolé que j’étais, et je devins tout à coup une sotte petite personne ; je ne veux pas chercher si cela fut l’effet d’une crise de personnalité farouche que subissent les autres jeunes filles. Je regarde avec sévérité dans ce passé évanoui qui m’apparaît comme une petite honte et un petit remords, et je ne voudrais en rien l’atténuer. Tout ce que j’en puis conclure aujourd’hui, c’est que je jouais avec la passion sans en connaître la cause et le but.

Je me surpris regrettant de n’avoir pas troublé le repos de Frumence, et rougissant de m’être ainsi abusée sur mon mérite. Le dépit fut si profond, que je cherchai à m’y soustraire en me persuadant que Frumence avait su, à force de vertu et de discrétion, me cacher son amour et déjouer ma pénétration. Il m’adorait, et cela datait de loin. Il m’avait aimée enfant, alors que Denise en devenait folle de jalousie. Il s’était peut-être trahi devant quelqu’un ; l’époque où la méchante Capeforte lui avait attribué des projets de séduction et de captation cupide à mon égard. Il m’avait peut-être oubliée pendant deux ans que nous avions passés presque sans nous voir ; mais, depuis un an que je le voyais toutes les semaines, il m’aimait ardemment, il me contemplait avec enthousiasme, il m’enseignait avec ferveur, il était bien certain qu’il ne pouvait m’épouser et qu’il ne devait pas seulement y songer. Esclave du devoir et doué d’une robuste fierté, il combattait son inclination, il s’en réprimandait et s’en moquait lui-même. Il eût mieux aimé mourir que de me la laisser pressentir, et, quand j’étais prête à la deviner, il s’en tirait par des dénégations enjouées qui étaient un sublime effort d’héroïsme.

Les choses ainsi arrangées dans ma cervelle, je reprenais mon rôle d’idole, qui me plaisait fort, et je considérais Frumence comme un adorateur digne de moi. Il était muet, soumis, craintif, admirable d’abnégation. Il me parlait sans trouble de mon futur mariage avec un homme de mon choix et de mon rang. Il était prêt à devenir le confident et le serviteur dévoué de mes illustres amours, sauf à mourir de désespoir le lendemain de mes noces avec Marius ou tout autre jeune homme bien né. Je le plaignais d’avance, ce noble ami sacrifié ; je lui élevais sur la montagne une tombe digne de lui, et je composais son épitaphe. Je lui appliquais ce vers du Tasse que miss Agar m’avait appris et qu’elle eût aussi bien fait de ne pas m’apprendre :

Drama assai, poco spera e nulla chiede.


Enfin j’embaumais Frumence dans mes souvenirs anticipés, et je me forgeais une chaste et douce mélancolie pour le temps où il ne serait plus.

Voilà comme j’étais guérie du romanesque ! Mais aussi quel est le moyen d’en guérir, quand les bonnes lectures vous tracent un idéal plus pur et non moins séduisant que les mauvaises ? Que peut-on lire à dix-huit ans qui ne parle pas d’amour, soit sérieusement, soit follement ? Les contes du berceau commencent toujours par un roi et une reine qui s’aimaient avec tendresse et finissent par une princesse et un prince qui se marièrent et vécurent heureux. Dès que l’on passe à l’histoire, le domaine des faits réels, on voit l’amour qui débuta par perdre Troie, bouleverser les empires, et, quand on veut boire aux sources les plus sacrées de la poésie, ou trouve Pétrarque brûlant pour Laure et Dante faisant l’apothéose de Béatrix.

Béatrix ! ce fut là surtout mon rêve et mon dangereux météore. Je commençais à bien savoir l’italien. Ce n’est pas la peine d’apprendre une langue, si on doit en ignorer les beautés. Frumence, qui ne pouvait mettre l’Enfer entre mes mains, coupa son édition pour me donner le Paradis. Le Paradis consomma ma perte. Je devins sa Béatrix dans ma pensée. J’entrepris de le guérir de la passion qu’il n’éprouvait pas et de lui faire lire dans le ciel auquel il ne croyait pas.

Je ne sais s’il s’aperçut que je devenais bizarre et inquiétante comme élève ; mais il s’arrangea souvent pour être absent le dimanche, et bientôt je fus presque des mois entiers sans le trouver aux Pommets. M. Costel me remettait mes cahiers, que son neveu avait examinés et annotés durant la semaine, avec des livres quand j’en pouvais manquer. Je trouvais aussi mon déjeuner servi sur la grande table, mais je prolongeais en vain ma visite ; Frumence ne devait rentrer que le soir, et j’étais forcée de partir sans l’avoir vu. Je savais bien que Frumence n’avait pas régulièrement affaire à Toulon, et qu’il lui en coûtait de ne pas exercer envers moi sa gentille et modeste hospitalité.

Le mystère de sa conduite, bien loin de m’offenser, me charma. Il me fuyait ! Il avait bien tort, puisque je venais à lui pour verser le dictame céleste sur ses blessures ! Mais il ne pouvait pas ainsi supporter ma vue tous les dimanches. Il craignait de se trahir. Il s’égarait et se cachait dans les « antres sauvages » pour faire provision de stoïcisme contre l’attrait de ma présence.

Si ce brave garçon eût été réellement aux prises avec une passion pour moi, j’en eusse fait un martyr, car je m’acharnais à ne pas me laisser oublier. Cela eût été odieux ; mais mon ignorance des passions empêchait ma conscience de m’avertir, et j’allais toujours pensant que le bienfait de mon amitié épurée devait aider Frumence malgré lui à entretenir sa vertu sans trop de souffrance. Je jouais à mon insu un jeu de grande coquette, un jeu à me perdre, si Frumence n’eût été le plus sage et le meilleur des hommes.

Ne le voyant presque plus, j’imaginai de lui écrire sous prétexte de le consulter sur mes études. J’éprouvais le besoin d’essayer mon style et de parler de moi à un esprit prosterné devant le mien. Je me mis donc, moi aussi, à écrire des pages de rêveries et de réflexions et à les glisser dans mes cahiers, comme par mégarde ; mais je reconnus que ce serait trop naïf, tout en étant très-hypocrite, et je m’adressai franchement à lui en le priant de résoudre mes doutes. À propos des amours illustres ou des renoncements austères de l’histoire, je tâchais de l’entraîner dans des subtilités de psychologie ou de sentiment où je m’égarais moi-même. Je lui posais des problèmes, je lui soulignais des citations, j’appelais sa méditation sur des niaiseries solennelles, ou sur des problèmes insolubles de lui à moi. J’y portais une hardiesse inouïe et une candeur étonnante ; car Jennie avait su me garder chaste comme elle-même, et il n’est aucune de mes inquiétudes de cœur qu’elle n’eût pu guérir par son sens droit et délicat, si j’eusse daigné l’interroger ; mais j’avais l’ingrat caprice de ne plus vouloir d’elle pour mon guide immédiat, et peut-être aussi aurais-je rougi devant elle, si elle eût deviné le roman que je me forgeais sur le compte de Frumence.

Celui-ci répondit très-prudemment à mes indiscrètes curiosités. Il ne voulut pas prendre mes griffonnages pour des épîtres que je lui adressais. Il eut l’air de les considérer comme des essais littéraires que je soumettais à son jugement. Il se contenta d’écrire en marge, en me les rendant, des réflexions comme celles-ci : « Pas mal rédigé, — question oiseuse, — raisonnement assez juste, — recherche futile, — page bien écrite et bien pensée, — divagation puérile, — bonne réflexion, — rêvasserie de quelqu’un qui s’endort devant son encrier, » etc., etc. — Et il ne garda aucun de ces précieux écrits qui étaient destinés à éclairer et à calmer son âme agitée. — Je m’en étonnai un peu, et puis j’essayai de croire qu’il en prenait copie et qu’un jour il me dirait : « Voilà ce que j’ai feint de dédaigner ; mais j’en ai fait mon profit ; vous m’avez sauvé, par la sainte amitié, des orages de l’amour. »

C’est lui dont la sainte bonté m’eût guérie, à elle seule, de mes sottes illusions ; mais un concours de circonstances nouvelles devait bientôt les dissiper radicalement.