La Confession d’une jeune fille/34

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 254-261).



XXXIV


Il avait rompu son amourette à Toulon, et il redevenait assidu chez nous. Cette petite campagne dans le monde de l’émotion ne l’avait pas changé d’un iota ; il me disait comme auparavant, comme il m’avait toujours dit : « Le bonheur, c’est l’absence de soucis ; c’est un état négatif. »

J’écoutai une dernière fois ses théories inébranlables, j’enviai la placide indifférence, et je lui demandai avec une hardiesse triste s’il ne pensait pas qu’à nous deux nous pourrions un jour réaliser son rêve. Sa surprise parut extrême.

— Ah çà, répondit-il en riant d’un rire nerveux, j’espère que tu ne vas pas me dire que tu es éprise de moi ?

— Sois tranquille, je ne le suis pas. Je te connais et je me connais assez moi-même à présent pour voir qu’on peut parler du mariage comme de toute autre chose raisonnable. As-tu quelquefois songé que nous pouvions nous marier, si bon nous semblait ?

— Ce ne serait pas si aisé que tu le penses. Je suis ton égal pour la naissance, et le mariage me ferait ton égal pour la fortune ; mais ta grand’mère, qui n’a plus d’initiative et qui a peut-être encore un peu d’ambition pour toi, aurait besoin de ton initiative, à toi, pour se décider.

— Cela revient à dire que tout dépend de moi.

— Et de moi, s’il te plaît !

— Sans doute, et voilà ce que je le demande. Serais-tu content d’être mon mari ?

— Attends que j’y pense.

— Ce sera donc la première fois ? Sois sincère !

— Je veux être sincère. J’y ai pensé cent fois. Il n’en pouvait pas être autrement. Tu es certainement la personne que j’aime le mieux au monde, ce qui ne veut pas dire que je mourrai de désespoir si tu en épouses un autre, un autre plus riche, plus instruit et plus aimable ; c’est ton droit. Et c’est parce que je t’ai toujours reconnu ce droit-là que je n’ai jamais pensé à toi comme à quelqu’un dont on fait dépendre sa vie. Est-ce clair ?

— Oui, et c’est parfaitement raisonnable.

— C’est raisonnable et loyal.

— C’est conforme au savoir-vivre.

— Ah ! Lucienne, je t’y prends ! tu y mets de l’ironie, ma petite !

— Non, je me conforme à ton vocabulaire pour éviter les malentendus.

— Écoute, ma fille : si c’est une épreuve que tu veux tenter, épargne-toi cette peine. Je ne te ferai jamais la cour, c’est-à-dire que je ne te ferai jamais de mensonges. Je ne ferai pas des yeux blancs et des soupirs à faire tourner les moulins de Galathée. Je ne me ferai jamais berger, je ne te prendrai jamais les mains et jamais je ne te demanderai un doux baiser sous l’ombrage. Tu ne me verras jamais un genou en terre devant toi. Outre que ce serait fort bête, ce serait fort mal. Tu n’es plus un enfant ; tu sais qu’une jeune fille, si bien élevée qu’elle soit, sans avoir des sens comme Galathée, peut avoir des nerfs ; et moi, je sais qu’un homme bien né ne doit pas chercher à surprendre les nerfs ou les sens d’une jeune fille sans avoir sa confiance entière, librement accordée sous l’empire de la raison. Voilà où je ne suis pas un rustre et où tu pourras reconnaître que le savoir-vivre dont je me pique est la véritable vertu d’un garçon de mon âge.

Je fus très-satisfaite du langage de Marius. Quoique j’en pusse dire et penser, j’aimais le grand ; nous étions des enfants de l’Empire, et, toute légitimiste que l’on m’avait faite, les fumées de l’héroïsme flottaient encore dans mon cerveau. Je m’imaginai voir quelque chose de très-grand dans la froideur systématique de Marius, et le fantôme de Frumence m’apparut plus forcé que sincère. Marius était naïf dans sa philosophie ; son stoïcisme, c’était lui-même en chair et en os. Je pris le néant pour la puissance.

— Je suis contente de toi, lui répondis-je. C’est ainsi que je comprends l’estime réciproque que nous nous devons. Il te reste à me dire si, en supposant que j’eusse l’initiative nécessaire auprès de ma bonne maman, tu m’en saurais véritablement gré.

— Comment l’entends-lu ?

— Serais-tu véritablement heureux à ta manière en partageant ma vie ?

— Oui, si ta vie doit rester ce qu’elle est.

— Comment l’entends-tu à ton tour ?

— C’est-à-dire si tu penses pouvoir rester dans les idées justes que tu as maintenant et prendre confiance tout à fait dans les miennes.

— J’ai confiance dans ton caractère, et je désire conserver des idées justes. Que puis-je te dire de plus ?

— Eh bien, nous en reparlerons, nous nous consulterons à loisir, et, si dans quelque temps nous sommes contents l’un de l’autre, nous nous arrêterons à l’idée de ne plus nous quitter ; si, au contraire, nous reconnaissons qu’elle n’est pas réalisable, nous la rejetterons sans cesser de nous estimer et d’être les meilleurs amis du monde ; cela te va-t-il ?

— Parfaitement.

À partir de ce moment, je me crus en possession d’un véritable repos d’esprit. Je pensai à Marius comme j’aurais pensé à acquérir une maison saine et solide, ou une bibliothèque destinée aux loisirs simples et sérieux de toute ma vie. Je recouvrai le sommeil, ma tristesse se dissipa. Je fis des projets de bonheur pour les autres. Je gardais Jennie près de moi et je lui faisais épouser Frumence, qui devenait le précepteur de mes enfants. Marius rendait pleine justice à ces bons amis. Je ne serais jamais séparée d’eux. Je n’aurais jamais d’autre domicile que celui de ma chère grand’mère. Je ne serais jamais séparée d’elle non plus, vivante ou morte. Je conserverais religieusement les choses créées et arrangées par elle ; je vivrais dans la religion des souvenirs.

Marius tint sa promesse : il ne me fit pas la cour ; mais mon air grave et décidé lui donna confiance. Il fut plus aimable qu’il ne s’était jamais donné la peine de l’être. C’était une déférence soutenue, des attentions constantes, une obligeance fraternelle sans aucune affectation et qui n’avait rien de prémédité. Il semblait subir, sans le savoir, le charme d’un sentiment plus délicat que nos habitudes de camaraderie. Il était parfait pour ma grand’mère, qui le reprenait en amitié et recommençait à le gâter. J’y aidais de mon mieux. Je trouvais fort doux de pouvoir, moi aussi, gâter quelqu’un, et j’abandonnais mon cœur à une amitié qui me paraissait devoir remplacer l’amour avec avantage.

Je ne veux être ni ingrate ni injuste envers Marius. Il fut, je le crois, de très-bonne foi, en ce sens que, voulant tenir de moi son bonheur, c’est-à-dire l’aisance, les petits soins et la sécurité, il était bien décidé à m’en récompenser par de la douceur, des égards et les mille petites condescendances de la vie intime. Il n’eût pas fallu, il ne fallait rien lui demander en dehors de sa nature, et ne pas chercher à lui faire comprendre ce qui dépassait son horizon. Avec une femme sans imagination et sans vive sensibilité, il eût été le modèle des époux. Je m’efforçais de devenir semblable à lui et de changer mes instincts : il pouvait bien s’y tromper et me promettre avec sincérité de me rendre heureuse. D’un dimanche à l’autre, notre mutuelle confiance faisait insensiblement du progrès. Il obtint, à l’automne de 1824, un congé d’un mois qui nous lia tout à fait. Il aimait la chasse, et, comme il tenait à garder son indépendance, il affecta d’abord d’y aller tous les jours, pour voir si j’en serais piquée. Je ne le fus que de voir qu’il me soumettait à une épreuve, et je n’en fis rien paraître. Il m’en tint compte et n’y retourna plus. Il passa tout son temps près de moi, feuilletant mes livres, les critiquant un peu à tort et à travers et paraissant s’y intéresser quand même, me conseillant dans les soins du ménage comme un homme qui s’entend à tout simplifier, m’aidant à distraire ma grand’mère, m’accompagnant à la promenade sans paraître chercher le tête-à-tête, mais sachant le faire naître et en profiter pour me faire apprécier l’avenir tel qu’il l’entendait.