La Confession d’une jeune fille/39

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 291-297).



XXXIX


Je ne sais plus ce qui se passa. J’avais un courage apparent, j’agissais sans en avoir conscience. Je ne sais ce que je répondais. Tout le monde me sembla bon pour moi, même madame Capeforte, et je souffris Galathée auprès de moi. Il y eut un repas chez nous au retour de l’enterrement. C’est un vieil usage qui me sembla bien cruel, mais Jennie s’y soumit avec son courage ordinaire et veilla à ce que tout le monde fût bien servi. Marius me parla, je crois, avec affection ; mais j’étais sensible à toutes les consolations indistinctement : au fond, il n’en était aucune qui pénétrât jusqu’à mon cœur, et la muette douleur de Frumence l’avait seule soulagé un peu.

Je ne sais quelles formalités furent remplies. Quand je me retrouvai seule avec Jennie, au bout de trois ou quatre jours, il ne me sembla pas que je fusse chez moi. Mon moi, séparé de celui de ma grand’mère, ne me représentait plus rien. Et pourtant son testament avait été produit. Il m’avait mise en possession de tous ses biens. Si personne ne réclamait, j’étais bien son héritière.

L’opposition se fit attendre au delà du temps nécessaire pour que la nouvelle du décès de ma bonne maman parvînt à la veuve et aux enfants de son fils. M. Barthez revint me voir et il se réjouissait de ce silence ; il espérait que ma famille d’outre-mer serait aussi indifférente pour moi que mon père l’avait toujours été.

Marius me rendit une visite cérémonieuse avec ses anciens patrons, MM. de Malaval et Fourvières. Il n’y fut pas dit ouvertement un mot de notre mariage, bien que le cousin Malaval, qui protégeait beaucoup Marius, fit son possible pour renouer nos projets. J’évitai de répondre à ses insinuations. Je regardais ma situation comme entièrement provisoire, et il me plaisait assez de la considérer ainsi quand je venais à penser que, ma fortune assurée, je n’aurais aucun prétexte pour ne pas appartenir à Marius. J’étais trop loyale pour en faire naître un autre ; mais il est certain que le positivisme de mon fiancé m’effrayait sérieusement, et que je me reprochais comme une folie la confiance que je m’étais laissé inspirer.

De son côté, il m’aidait à ajourner nos projets. Ce jour-là, Malaval voyait tout en beau dans ma destinée, et, par contre, l’ami Fourvières voyait tout en noir. Marius était comme une âme en peine entre ces deux anges inspirateurs, et tout son sang-froid ne réussissait pas à me cacher les perplexités de son esprit. Pour la première fois depuis le triste événement qui avait tout remis en question, j’eus envie de rire et de railler un peu la figure irrésolue et inquiète de mon cousin. Je vis bien qu’il me devinait et qu’il était piqué de plus en plus. J’aurais voulu qu’il me prît sérieusement en grippe. Il ne put s’y décider.

Quand il fut parti, je pleurai amèrement en disant à Jennie tout ce que j’avais sur le cœur. Jusque-là, soit par fierté, soit par courage, je le lui avais caché.

— Je ne sais pas si vous vous trompez sur le caractère de cet enfant, me répondit-elle avec son bon sens toujours empreint d’une certaine profondeur de vues ; tout le monde a de grands défauts, et l’amitié consiste à ne pas les voir. Moi, je voyais bien ceux de Marius ; mais je vous croyais aveugle, et je ne les voyais pas sans remède. Je me disais qu’avec vos yeux fermés vous le corrigeriez. On ne corrige les gens qu’en les aimant. Voilà que vous ne l’aimez pas ou que vous ne l’aimez plus, puisque vous le jugez. Il ne faut pas l’épouser.

— Comment faire, Jennie, si je conserve ma fortune ?

— Je ne sais pas, mais je crois qu’il faut lui dire la vérité.

— Il deviendra mon ennemi et peut-être mon détracteur.

— C’est possible, et il est certain qu’il aura le droit de vous accuser de caprice.

— Si tu me blâmes, c’est que je suis blâmable, et, dès lors, je dois me sacrifier, épouser Marius quand même !

— Non, Lucienne. Dans le mariage, on ne se sacrifie pas tout seul ; on rend malheureux malgré soi celui qu’on n’aime pas. Je ne comprends pas pourquoi, ayant toujours eu, comme vous le dites, une méfiance contre Marius, vous avez été jusqu’à la veille de l’épouser. Vous avez eu là une idée surprenante, et je n’aime guère les idées que je ne peux pas expliquer. Si c’est une faute que vous avez commise contre vous-même, il faut vous attendre à l’expier. Vous aurez un ennemi, puisque vous vous êtes trompée d’ami ; mais il vaut mieux cela que de se marier avec déplaisir. Ce serait une plus grande faute, et le châtiment serait sans remède : il tomberait sur l’innocent et sur le coupable.

— C’est Marius qui est l’innocent selon toi ?

— Eh ! mon Dieu, oui, puisqu’il est le moins raisonneur et le moins intelligent de vous deux.

Il va droit devant lui comme il est. C’était à vous de le juger plus tôt.

Jennie avait raison. J’avais eu des idées fausses sur le bonheur et une notion trop peu élevée du mariage. Je l’avais envisagé comme un contrat de tranquillité pure et simple, non comme l’idéal d’un dévouement réciproque. J’étais punie de mon erreur, puisque j’étais forcée de revenir sur mes pas et de dire à Marius : « Je ne puis t’aimer. » Il eût été en droit de me répondre : « Pourquoi m’as-tu laissé croire le contraire ? »

J’étais humiliée de cette situation, et, par moments, l’orgueil l’emportant sur la vraie dignité, j’aimais mieux tenir ma parole à tout prix que de m’entendre reprocher d’y avoir manqué. Jennie combattit cette mauvaise inspiration. Elle voulait me voir résignée à tout, plutôt que de profaner l’éternelle et entière affection du mariage. Mon âme se relevait au contact de la sienne, mais en même temps mon cœur, que j’avais cru raffermi, se déchirait de nouveau. L’idéal de l’amour reparaissait, et la solitude m’étreignait de son mortel ennui.

Comme Marius attendait les événements, il ne reparut pas de plusieurs semaines, et, comme il ne m’écrivit pas pour me dire qu’il serait à mes ordres dans toutes les hypothèses, je me tranquillisai sur son compte. Je fis observer à Jennie qu’en lui disant la vérité lorsqu’il viendrait me la demander, je ne courrais pas le risque de froisser sa tendresse. J’essayai à ce propos de lui demander ce qu’elle pensait de mes droits, dans le cas où ils me seraient contestés.

— Je pense, me dit-elle, que, si l’on vous réduit à la moitié des biens de votre grand’mère en attaquant son testament, vous aurez encore de quoi vivre. Cela joint à ce que j’ai…

— Tais-toi, Jennie, ne parlons jamais d’argent. Ce qui est à l’une est à l’autre, c’est convenu, et il y aura toujours assez pour nous deux. Ce qui m’inquiète un peu, c’est de bien savoir qui je suis. Les papiers laissés par ma grand’mère n’ont rien révélé à cet égard.

— Ce qui doit être révélé à cet égard, répondit Jennie, est entre nos mains. C’est là, dans ce bureau dont vous avez la clef et où vous avez vu cent fois un paquet cacheté. Le jour où l’on vous demanderait si vous êtes ce que vous êtes, nous ouvririons cela et nous le lirions. Ne m’en demandez pas davantage. Je dois me taire jusqu’à l’heure marquée, et, si cette heure ne vient jamais, vous lirez cela toute seule et le garderez pour vous. Je ne voulus pas interroger Jennie davantage. Sa figure avait une expression si solennelle, que j’aurais craint de faire un sacrilège en touchant à ces papiers qu’elle confiait à mon respect.