La Confession d’une jeune fille/40

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Calmann Lévy (1p. 297-302).



XL


Deux mois s’étaient écoulés, et je commençais à me croire oubliée ou épargnée. Je vivais avec Jennie dans un isolement mélancolique. Je m’étais interdit de sortir. Il me semblait que mon deuil ne devait pas voir sitôt le soleil, même pour traverser et visiter la solitude. Un sentiment de réserve instinctive nous retenait, Jennie et moi, dans cette maison silencieuse et fermée où nous nous efforcions de croire que quelque chose de la chère existence disparue avait encore besoin de nous. Nous ne faisions pas de projets : nous sentions que nous n’avions pas encore le droit d’en faire. Quand même mon avenir eût été assuré, nous nous fussions reproché de ne pas vivre le plus longtemps possible avec le passé regretté.

Un jour pourtant, Jennie se tourmenta pour ma santé, qui souffrait un peu de cette claustration, j’avais, malgré ma petite taille, beaucoup de forces à dépenser, et je n’avais jamais été bien portante qu’à la condition de beaucoup agir et de beaucoup vivre au grand air par tous les temps.

— Montez à cheval, il le faut, me dit-elle ; allez aux Pommets. Dans la semaine, on ne rencontre pas une âme de ce côté-là. Frumence m’a fait dire que le tombeau de notre chère dame était achevé et posé. Tenez, portez-lui ce bouquet que j’ai cueilli ce matin pour elle. Ce sont les fleurs qu’elle aimait. Allez, ma chérie, Michel vous accompagnera.

— Pourquoi ne viens-tu pas avec moi, Jennie ?

— Je vais vous le dire tout bonnement. Frumence croit qu’à présent je pourrais et je devrais l’épouser. Il dit que ce serait plus respectable de le voir s’occuper de vos affaires, si nous étions mariés.

— Tu as donc reçu quelque nouvelle qui lève ces empêchements que je ne sais pas, mais que tu m’as dit exister ?

— Oui, je savais bien que j’étais veuve. Mon mari est mort à l’étranger. On me l’avait écrit ; on m’a enfin envoyé l’attestation ; elle est en règle, à ce qu’il paraît.

— Eh bien, pourquoi ne pas épouser cet excellent ami qui t’aime tant ?

— Parce que votre sort n’est pas réglé. Et puis Frumence ne doit pas quitter son brave homme d’oncle. Si vous étiez ruinée ou seulement gênée, qu’est-ce que je ferais pour vous aider, enfermée dans un endroit comme les Pommets, où il n’y a pas un sou à gagner ?

— Chère Jennie, voilà que tu penses à me faire vivre avec ton travail ? Tu crois donc que j’y consentirais ?

— Et qu’est-ce que vous deviendriez ? Voyons ! qu’est-ce que vous savez faire ? Si vous aviez voulu apprendre la musique et le dessin,… je me figurais, moi, que ça vous aurait fait une ressource à l’occasion. Vous n’avez pas aimé cela. Vous vouliez être savante. On ne devait pas vous contrarier, il faut respecter le tour que prend une jeune âme… Mais qu’est-ce qu’une femme peut faire avec du latin, du grec et des grandes affaires comme Frumence vous en a mis dans la tête ? Vous seriez bonne à élever des garçons, et, si vous aviez dû épouser votre cousin, c’eût été très-bien de pouvoir apprendre à vos fils ce que Marius n’a pas voulu savoir ; mais, s’il s’agit d’être institutrice ou dame de compagnie, on ne vous confiera pas des demoiselles pour en faire des bacheliers.

— Tant mieux, Jennie ! Être dans la position où j’ai vu miss Agar et Galathée ? Oh ! jamais, j’espère !

— Bien, vous êtes fière, je sais cela ; mais il dépend de soi de n’être jamais avilie chez les autres. Est-ce que je l’ai été ici, moi qui n’avais jamais servi personne ?

— Tu as raison, ma Jennie ; je suis une sotte. Je pourrais être comme toi femme de confiance quelque part,… avec toi !…

— Ah ! pauvre enfant, vous êtes simple ! On ne prend pas deux femmes de charge dans une maison. Et puis vous ne savez rien de ce qu’il faut savoir ; vous avez plus d’esprit qu’il n’en faut, mais vous n’auriez pas la patience !

— Nous nous ferons lingères ou couturières, veux-tu ? Nous travaillerons chez nous.

— Oui ! nous gagnerons chacune six sous par jour, et, là-dessus, il faudra en dépenser vingt chacune pour être bien mal nourries et logées plus mal encore.

— Que comptais-tu donc faire pour moi en me disant tout à l’heure… ?

— C’est mon secret. J’ai une ressource bien petite, mais assez sûre. Par exemple, il nous faudra quitter le pays, et c’est pourquoi je ne veux pas épouser Frumence. Allons ! vous voilà songeuse ? Ce que nous disons, c’est pour mettre les choses au pis, et elles n’ont pas coutume d’arriver comme on les prévoit. D’ailleurs, jusqu’à présent, il ne semble pas qu’il y ait rien de mauvais sous jeu pour vous ; n’y pensez donc pas et allez prendre l’air, il le faut.

Je montai à cheval, et, suivie de Michel, j’arrivai aux Pommets. Je n’y trouvai que l’abbé Costel pour me faire les honneurs de cette tombe que j’allais vénérer. C’était encore l’ouvrage de Frumence. Il avait choisi une belle pierre, cette pierre du pays qui a la blancheur et la finesse de grain du marbre. Il l’avait fait tailler sur mes dessins et il avait gravé lui-même l’inscription et les ornements. Je déposai là le bouquet que Jennie m’avait confié, et, malgré ma résolution de n’y pas pleurer, j’eus une grande lutte à soutenir contre moi-même en songeant à celle qui était là et qui ne pouvait plus me protéger.

J’allais remonter à cheval quand je vis arriver Frumence avec un personnage inconnu, un homme d’une quarantaine d’années, de moyenne taille, d’une figure plutôt distinguée que régulière, mais pleine d’intelligence et de douceur. Il avait beaucoup d’aisance dans les manières, et sa tenue simple, mais soignée, annonçait un homme appartenant à la plus moderne civilisation.

En m’abordant et en me le présentant, Frumence avait pourtant l’air inquiet, et je ne sais quelle tristesse grave répandue sur sa noble figure sembla m’annoncer que le moment des épreuves était venu.

— M. Mac-Allan, me dit-il, avocat en Angleterre, et chargé par la famille de feu M. le marquis de Valangis, votre père, de venir se consulter avec vous.

Je me sentis pâlir et ne pus que balbutier quelques mots. Mon trouble augmenta quand je vis que cet étranger le remarquait et en avait pitié. Je me trouvai humiliée et en même temps indignée de l’être, car je ne l’avais mérité en aucune façon. Ce n’était que le commencement de la longue série d’angoisses que j’allais traverser.