La Confession d’une jeune fille/43
XLIII
« Moi, soussignée, Jane Guilhem, dite aujourd’hui Jennie Guillaume, fille de Cristin Guilhem et de Marie Kernay, tous deux nés et domiciliés à Saint-Michel, à l’île d’Ouessant (Bretagne), — où je suis née de leur légitime mariage le 10 avril 1789, — je déclare et affirme devant Dieu que je vais dire ici la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
« Mon père exerçait la profession de pécheur, et, quoique pauvre, il n’a jamais rien dû qu’à son travail, à sa bonne conduite et à l’économie de sa femme, aussi courageuse et aussi respectable que lui. On pourra s’informer d’eux quand le moment sera venu.
« J’avais quatorze ans quand je perdis ma mère. Un an après, j’épousai Pierre-Charles Anseaume, qui avait vingt-deux ans, et qui était natif de Châteaulin en Bretagne, sans famille. Il sortait des Enfants-Trouvés et travaillait sur la barque avec mon père, qui l’avait engagé comme aide. Quand nous fumes mariés, l’ennui du pays le prit, et il me proposa d’essayer du commerce, pour lequel il croyait avoir des idées. Comme j’aimais mon mari, que mon père était encore assez jeune pour penser à se remarier, et qu’il en était même déjà question, ce qui me causait un peu de peine, je fis sans trop de regret la volonté d’Anseaume. Il acheta des marchandises, et pendant une année environ nous avons vendu dans les villages de la côte de Bretagne avec d’assez bons profits. Comme je dois dire toute la vérité sur Anseaume, je conviendrai ici qu’il n’aimait pas beaucoup le travail et qu’il me laissait toute la peine ; mais il n’était ni méchant ni mauvais sujet, et je n’ai jamais eu un mot avec lui. C’était un homme qui avait trop d’idées et pas assez d’éducation pour bien connaître ce qu’il voulait et pour se contenter de ce qu’il gagnait. Il voulait toujours gagner plus, non pas en trompant le monde, je ne l’aurais pas souffert, mais en inventant d’autres manières de gagner. Nous changions tous les jours de commerce, et, comme j’avais de l’ordre et de l’activité, tout nous réussissait assez bien ; mais l’ambition lui venait toujours. Ce n’était pas tant pour l’argent d’abord, c’était comme pour contenter son imagination, qui ne s’arrêtait pas. Il disait qu’avec son esprit et mon courage il était sûr de devenir très-riche et de faire parler de lui.
« Il n’aimait rien au monde comme de changer de place ; aussi quand au bout d’un an il me vit sur le point d’accoucher, il fut bien mortifié de l’idée de s’arrêter quelque part. Je proposai d’aller faire mes couches à Saint-Michel d’Ouessant, où je mettrais mon enfant en nourrice ; car il fallait me priver de le garder avec moi, ou renoncer à l’état que nous faisions. Je retournai donc au pays, où je retrouvai mon père marié à une autre femme qui ne se souciait pas de m’avoir dans la maison, et je dus m’établir chez une amie que j’avais à la côte, et qui, pouvant sevrer son dernier enfant, m’offrit de nourrir le mien. Cette amie, qui était très-brave femme, s’appelle Isa Carrian, et on la retrouvera, je pense, quand on voudra, dans le même endroit, ainsi que son frère Jean Porgut. C’est là que je mis au monde une petite fille qui fut nommée Louise, et qui naquit le 3 juillet 1803.
« Aussitôt que je fus en état de reprendre mon commerce, j’allai rejoindre mon mari, qui m’attendait à Lannion. Il s’était débarrassé de notre fonds avec plus de perte que de profit, et j’avais bien fait de mettre quelque petite chose de côté, car il n’entendait rien aux affaires, et il s’y embrouillait aussitôt qu’il voulait s’en occuper lui-même. Je le trouvai changé, et vivant avec des gens dont je ne pris pas bien bonne opinion, car ils ne faisaient rien et paraissaient avoir toujours de l’argent pour le régaler. Ce n’est pas qu’il aimât la débauche ; il avait une petite santé et ne supportait pas les excès ; mais il aimait à causer, et une pointe d’eau-de-vie lui en fournissait pour une journée. Tout cela, c’était du temps perdu, et il m’écouta quand je l’engageai à quitter la ville.
« Comme nous étions en voyage pour Morlaix, où nous devions racheter d’autres denrées, il me dit tout d’un coup qu’il avait assez du petit commerce et qu’il voulait essayer d’autre chose, sans pouvoir expliquer son idée. Il parlait beaucoup sans rien dire et paraissait avoir la tête montée au point qu’il me fit peur, car il n’était pas ivre et semblait bien plutôt en train de devenir fou.
« Je réussis à le calmer, et, à Morlaix, il me laissa remonter notre boutique ambulante ; mais, comme nous commencions à nous refaire, il me quitta, disant qu’il avait rendez-vous à Lorient pour huit jours et qu’il voulait étudier une affaire où je ne ferais que le gêner, car je n’y comprendrais rien. Il fallait vouloir ce qu’il voulait, car, s’il n’était pas méchant, il était obstiné. J’en eus du chagrin, je lui étais attachée malgré ses défauts, et d’ailleurs on doit ne pas trop regarder à ceux de son mari. Je ne me méfiais que de sa mauvaise tête, mais il emportait peu d’argent, et je devais continuer avec ou sans lui à en gagner pour élever ma petite Louise sans trop de misère.
« Anseaume resta trois mois absent, et je commençais à m’en tourmenter bien fort, quand il revint me trouver à Nantes. Il n’avait rien gagné, et il n’en était pas plus triste. Il disait avoir vu du pays et savoir plus d’un moyen de s’enrichir. Je ne pus jamais avoir d’explication raisonnable là-dessus. Il me craignait, disant que j’étais trop scrupuleuse et que je ne connaissais que le métier d’un cheval de pressoir qui tourne la roue sans regarder d’où vient le cidre. Il patienta quelque temps, et s’ennuya encore, et parut encore prêt à devenir fou.
« — Laisse-moi voyager au loin, disait-il. J’irai en Angleterre, en Amérique, et tu n’entendras jamais parler de moi, ou je rapporterai des millions.
« Il n’y avait plus moyen de lui parler de faire une petite fortune pour aller vivre tranquilles dans un coin avec notre enfant. Je vis bien que sa pauvre tête était perdue et que ma fille ne devait plus compter que sur moi. Je refusai de le suivre à Paris, où il voulait aller, et un matin il disparut pour revenir deux mois plus tard avec beaucoup de belles marchandises qu’il disait rapporter de Lyon. Jamais il ne put me dire avec quel argent il se les était procurées. Cela me fit peur. Je refusai de les vendre.
« — Tu crois donc, me dit-il en riant, que je les ai volées ?
« Je lui répondis que, si je le croyais, j’en mourrais de chagrin, mais que je le savais assez léger pour se laisser mêler à des affaires dangereuses, et que je ne voulais pas de marchandises dont il ne pouvait pas me dire la provenance.
« Je crois encore que tout ce que mon pauvre mari a pu faire de mal, il l’a fait sans avoir sa tête. Je n’ai jamais voulu voir bien clair au fond de cette affaire-là et des autres. Je lui ai vu tantôt des bijoux, tantôt de l’argent, et je n’ai jamais consenti à y toucher. Il ne s’en fâchait pas. Il riait toujours ou me traitait d’enfant sauvage. C’est ce qui me tranquillisait un peu. Je savais bien qu’il avait de l’esprit, et je ne pouvais pas croire qu’on pût être gai en faisant le mal ; mais on pense bien que je n’étais pas gaie pour mon compte et que j’avais besoin d’un peu de courage pour ne pas montrer mes peines.
« Il fit une troisième absence pendant que je travaillais en Normandie à débiter des articles de mercerie, et, comme j’avais gagné quelque chose sur mes échanges, je résolus de me reposer quelques jours en m’en allant au pays voir ma pauvre petite, que je connaissais à peine et dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis assez longtemps. J’allais partir, quand je vis arriver mon mari avec une jolie enfant dans ses bras,
« — Voilà la fille, me dit-il, voilà notre Louise que je t’apporte ; elle est sevrée, et il ne faudra plus la quitter, car tu vois qu’elle a souffert et qu’elle est délicate pour son âge.
« En effet, au milieu de ma joie, je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer en retrouvant ma fille d’un an et demi aussi petite et aussi menue qu’un enfant de dix mois tout au plus. Elle était pâle, et la femme que mon mari avait amenée pour en prendre soin en route avait l’air d’une pauvresse de carrefour.
« Il la paya et la renvoya tout de suite ; je ne l’ai jamais revue, et je ne la reconnaîtrais pas, si je la rencontrais. Anseaume m’a dit qu’elle était de l’île d’Ouessant ; mais je n’y avais jamais aperçu sa figure, et je ne connaissais pas le nom qu’il lui donna. Je dois dire qu’il lui en donna d’abord un comme au hasard et puis un autre ; autant dire que je n’ai jamais rien su de cette femme. Anseaume prétendit qu’il arrivait de l’Espagne par mer, qu’il avait débarqué à Brest, où il s’était informé de moi chez notre correspondant, qu’il avait voulu aller voir notre petite, et que, la trouvant mal soignée, il s’était décidé à me l’apporter en la mettant sur les bras de la première femme venue. Il n’en avait pas trouvé de meilleure mine qui fût à même de le suivre.
« — Puisque voilà ma Louise, lui répondis-je, je te pardonne tout, et, puisque j’avais économisé de quoi aller la voir, je vais la garder et m’arrêter ici pour lui donner le temps de se remplumer, car elle en a bien besoin.
« J’étais si heureuse d’avoir mon enfant et de faire connaissance avec elle, que je mis ma voiture et mon cheval en dépôt dans une ferme de Normandie, aux environs de Coutances, et y louai une chambre pour moi, car Anseaume parlait déjà de repartir, et repartit au bout de deux jours. Moi, au bout de deux mois, j’avais déjà rendu la santé, la couleur et la gaieté à ma pauvre petite, et je lui apprenais les premiers mots, qu’elle ne savait pas, quoiqu’elle dût être en âge de babiller un peu. Je passais mes journées dans les prés à la voir se rouler sur l’herbe au soleil. Je trouvais partout du bon lait pour elle. Je ne pensais plus qu’à elle. Tout le monde était bien pour nous, et la fermière me consolait en me disant qu’elle avait eu des enfants retardés comme était le mien, qui s’étaient bien repris et étaient devenus forts. Cela me donnait du courage, j’oubliais mes peines, j’étais heureuse pour la première fois de ma vie.
« Je reçus un jour une lettre d’Anseaume datée de Bordeaux. Il m’annonçait son départ pour l’Amérique, me recommandait d’avoir bien soin de notre petite, et m’envoyait cent louis. J’eus peur de les prendre, et pourtant je les pris, me disant que, s’ils ne venaient pas de bonne source, j’étais bonne, moi, pour les rendre à qui me les réclamerait avec de vraies raisons. Et puis je ne pouvais pas me dire autorisée à suspecter la bonne foi de mon mari, mon devoir me le défendait ; je n’avais pas de preuves, et je peux jurer encore aujourd’hui qu’excepté l’affaire de l’enfant, je ne sais positivement rien de mal sur son compte. Un temps viendra malheureusement où je serai forcée de mettre sur la voie des recherches, et où sa mémoire sera peut-être entachée. Je retarderai ce jour-là autant que je le pourrai, et, s’il n’arrive pas, j’en rendrai grâce à Dieu.
« Me voyant de l’argent avec celui que j’avais gagné, et ne devant plus compte de mes affaires à un mari qui m’abandonnait à ma propre gouverne, je pris le parti d’aller vivre en paix avec Louise dans mon pays pendant un an ou deux. L’enfant avait besoin d’une mère, et elle n’était pas encore assez forte pour me suivre dans ma vie de voyage et de travail. Je débarquai à la côte d’Ouessant, juste en face de la maison d’Isa Carrian, et, quoique j’eusse à lui savoir mauvais gré de m’avoir rendu ma fille si chétive, je ne voulus point passer devant sa porte sans lui montrer comme je l’avais déjà amendée et sans écouter les excuses qu’elle pourrait me faire.
« J’entrai donc chez elle et je la trouvai en deuil. Elle avait perdu son mari et son petit garçon.
« — Tu viens voir le malheur, me dit-elle en m’embrassant ; me voilà seule au monde, et tu es bonne de ne pas m’en vouloir. Il n’y a pas eu de ma faute, et j’ai bien pleuré ta fille aussi ! Mais te voilà consolée, toi : tu en as déjà une seconde, et aussi belle qu’était l’ancienne, car elle ne peut guère avoir plus d’un an, et je la trouve grande pour son âge.
« Je crus qu’Isa avait perdu la raison. Quand je lui eus juré que je pensais tenir Louise dans mes bras, elle me jura que Louise était morte depuis six mois, et que je pourrais voir son extrait mortuaire et sa petite tombe. Quant à mon mari, personne ne l’avait revu au pays depuis notre départ : il m’avait menti, il m’avait donné à élever un enfant illégitime, peut-être un enfant qu’il avait eu de la pauvresse qui me l’avait apporté, et dont, au reste, Isa ni personne chez nous n’avait jamais entendu parler.
« Je n’ai pas besoin de raconter ici le chagrin que je dus avoir. Je restai enfermée toute la nuit avec la pauvre Isa, qui n’était coupable de rien, car elle avait soigné ma fille aussi bien que son propre enfant. Ils avaient tous deux été enlevée par une épidémie. Carrian avait péri en mer. Isa était bien misérable, mais elle voulait me rendre les mois de nourrice que je lui avais envoyés d’avance pour ma petite. Je les lui fis garder, et nous dûmes aviser ensemble à ce que j’allais faire de ma fausse Louise. Je ne cherchai pas longtemps. Je l’aimais ; je ne pouvais plus faire autrement que de l’aimer. Quant à mon mari, je ne devais ni ne voulais le perdre d’honneur. Je demandai le secret à Isa, qui me le promit et me le garda fidèlement. L’enfant qu’on m’avait donné, et dont je ne savais pas l’âge, pouvait bien passer pour mon second enfant. Mon père, à qui je le présentai le lendemain, me reprocha de ne lui avoir pas écrit que j’étais mère une seconde fois. Je lui reprochai doucement de ne m’avoir pas fait savoir la mort de ma fille. Il répondit que les mauvaises nouvelles sont plus mauvaises à écrire. On s’embrassa. La fausse Louise, à qui je donnai le nom d’Yvonne, car mes deux filles ne pouvaient pas s’appeler de même, fut adoptée par la famille sans aucune méfiance de la vérité. Ma belle-mère n’était pas une mauvaise femme, mais elle me vit avec plaisir m’établir à la côte avec Isa. Je fis réparer et assainir la maison de mon amie, et j’y montai une petite boutique qui s’achalanda vite des partants et arrivants, et qui me permit de vivre dans l’aisance et la propreté. Yvonne me devint tous les jours plus chère, et je passai là environ quatre ans qui ne furent pas malheureux.
« Mais, un jour que j’avais été chez une parente malade, de l’autre côté de l’île, et que je revenais vers le soir avec ma petite par un endroit désert, je vis dans les rochers une barque de contrebande qui s’amarrait pour la nuit, et dans cette barque un homme dont j’avais souvenir. C’était un de ces mauvais compagnons que mon mari rencontrait de ville en ville, avec qui il avait toujours des secrets à dire, et qui le gardaient avec eux des semaines entières, Je n’étais pas bien aise de lui parler ; mais je pensai qu’il pourrait me donner des nouvelles d’Anseaume, et, m’approchant du récif qui l’abritait, je lui en demandai. Il me répondit, sans sortir de sa barque, que cela se trouvait bien, car il était chargé de m’en donner en cas de rencontre. Il m’apprit d’abord une chose qui me fâcha beaucoup, c’est que mon mari, après avoir fait longtemps la contrebande, s’était engagé à bord d’un flibustier, et qu’il devait être toujours sur les côtes d’Amérique, où il avait été rencontré un an auparavant par celui qui me parlait. Je ne pus guère le confesser, il avait fait aussi la flibuste, celui-là, et il ne se souciait pas de parler de lui-même. Je lui demandai s’il ne s’appelait pas de son nom de guerre Ésaü. Il prétendit que je me trompais, et qu’il se nommait Bouchette. Voyant que je n’en pouvais rien tirer de plus, j’allais le quitter, quand il parut se souvenir de quelque chose, et, regardant Yvonne qui dormait sur mon épaule :
« — Est-ce celle-là ? me dit-il.
« — Comment, celle-là ?
« — Oui, celle que nous avons ramenée du Midi avec une fille bohémienne qui ne pouvait plus la nourrir.
« — Oui, c’est celle-là.
« Je répondais comme cela pour savoir la vérité, et je fis semblant de ne pas trop m’étonner. Je lui dis qu’il devait m’apprendre au juste d’où venait cette enfant, parce que mon mari m’avait commandé d’en avoir bien soin et de la reporter ensuite où on l’avait prise.
« — Ma foi, répondit le contrebandier, vous en ferez ce que vous voudrez. C’était une affaire commencée par Anseaume, et qu’il a oubliée à présent avec quantité d’autres. Sotte affaire, et que je n’approuvais pas ! Il y avait trop de dangers et trop de choses à débrouiller. Vous savez bien qu’Anseaume est fou ?
« — Vous dites que mon mari est fou ?
« — Ça le prend comme ça de temps en temps, et, à force de vouloir du nouveau, il fait plus de vieux que de bon.
« — Voyons, dites-moi la vérité : où est-ce que cette bohémienne avait pris l’enfant ?
« — Je sais bien d’où l’enfant vient ; mais, si c’est la bohémienne ou Anceaume qui l’a pris, je ne sais pas.
« — Mais quelle était son idée ?
« — L’idée de le reporter dans quelque temps, comme s’il l’avait trouvé et sauvé, afin de se faire payer cher. Il disait une chose et puis une autre. Tantôt il voulait le reporter tout de suite, mais il avait peur d’être pincé ; tantôt il voulait écrire sans signer et se faire donner d’avance une grosse somme ; mais il ne se fiait pas à la bohémienne, et je ne voulais pas me mêler de ça. En attendant, l’enfant n’allait pas bien, et il avait peur de le voir mourir en chemin. Ça m’inquiétait aussi, car on faisait des recherches assez loin, et j’ai lâché Anseaume à Valence, sur le Rhône. Je l’ai retrouvé au bout de trois semaines qui arrivait à Paris. Il ne voyageait pas vite et n’allait pas tout droit, afin de dépister la police. Je lui ai conseillé de vous porter la petite, parce que, si on voulait la rendre avec profit, il fallait pouvoir la livrer en bon état. C’est ce qu’il a fait ; mais je vois qu’il a oublié, en partant pour l’Amérique, de vous dire le fin mot. Je le reconnais bien là. Il vous craignait, ou bien il a pensé à autre chose. Que voulez-vous ! c’est comme ça qu’il est !
» — N’importe son idée, repris-je ; je veux rendre l’enfant. Dites-moi à qui elle appartient.
« — Oh ! ma foi, je n’en sais rien à présent. Je ne me souviens que d’une chose, c’est que l’affaire a été faite aux environs de Toulon-sur-Mer. Allez-y, et vous saurez bien l’histoire dans le pays. C’est des histoires qui n’arrivent pas souvent, et la chose a dû faire du bruit.
« J’aurais voulu en savoir davantage ; mais le contrebandier vit ou crut voir approcher un garde-côte, et il prit le large en me faisant signe de m’éloigner. Je devais rentrer ma petite, qui était fatiguée. Le lendemain et les jours suivants, je cherchai le long des côtes, mais je ne pus retrouver cet homme, et je commençai à penser à ce que je devais faire.
« J’avais tant de chagrin de me séparer d’Yvonne, que je confesse avoir juré plus d’une fois en l’embrassant que je la garderais sans rien dire ; mais, en me figurant le chagrin que ses parents devaient avoir, j’avais honte de moi, et je demandais à Dieu la force de faire sa volonté. Au bout de huit jours, je partis pour Toulon, où, sans faire semblant de rien, j’appris bien vite qu’on avait perdu une petite fille de dix mois, quatre ans auparavant, et que sa grand’mère la cherchait toujours. Ayant pris des informations sur le pays et sur les voisins de cette dame, j’allai parler au curé des Pommets, qui me reçut bien, et à qui je demandai de me faire causer secrètement avec elle. Elle me donna un rendez-vous le soir dans un endroit secret de son parc, appelé la Salle verte, et, laissant la petite au curé et à son neveu, M. Frumence, je me rendis déguisée en femme provençale, en me cachant la figure sous une cape, auprès de cette dame à qui je racontai toute mon histoire, et qui prit tout de suite tant de confiance en moi, qu’elle voulait me payer avant d’avoir sa petite-fille ; mais je ne voulus pas de payement, comme on peut bien le penser : je n’en avais pas besoin, et on aurait pu croire que j’avais spéculé sur la vérité. J’amenai la petite le lendemain soir avec les mêmes précautions. Madame de Valangis ne pouvait pas la reconnaître ; mais elle avait gardé bonne souvenance des petites marques qu’elle avait à l’oreille et au pied droit, du nombre de ses marques de vaccine et d’une petite mèche de cheveux blonds qu’elle avait au milieu de ses cheveux noirs. Elle avait écrit tout cela pour la reconnaître si on la lui ramenait, et, comme Yvonne avait tous ces signes et cette mèche de cheveux blonds qu’elle a encore et qui est bien apparente, ni la grand’mère ni moi ne pouvions douter que ce ne fût elle. Je lui rendis sa petite après lui avoir fait jurer sur l’Évangile qu’elle ne dirait jamais un mot de ce que je lui avais appris, car cette affaire-là pouvait conduire le coupable aux galères, et je ne pouvais répondre que le coupable ne fût pas mon mari. Cette bonne dame voulait me garder chez elle, mais je ne pouvais pas rester exposée à des recherches qui auraient fini par compromettre Anseaume. Je promis sur l’honneur à cette dame de revenir, si je devenais veuve, et de la relever de son serment si la vérité était un jour nécessaire à la légitimité et aux droits de Lucienne. Je suis revenue quand j’ai appris que mon mari était mort ; mais, par égard pour sa mémoire, je n’ai jamais rien laissé dire. Pour échapper aux questions, je n’ai même jamais eu l’air devant le monde d’avoir connu Lucienne auparavant, j’ai un peu changé mon nom ; enfin j’ai fait pour le pauvre Anseaume tout ce que me commandait mon devoir, et, dans tout ce que je viens d’écrire sous les yeux de madame de Valangis et de M. Frumence, neveu adoptif de l’abbé Costel, je jure encore que ma mémoire ne m’a pas trompée d’un mot. Je ne sais rien de plus et rien de moins ; en foi de quoi, je signe, le jour de Pentecôte de l’année 1816.
« Au château de Bellombre. »