La Confession d’une jeune fille/45

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Calmann Lévy (2p. 34-41).



XLV


Un silence de consternation succéda au discours de Mac-Allan. Jennie seule résista au découragement.

— Oui ! dit-elle avec énergie. Je crois qu’à la vérité la vérité doit suffire. Qu’on nous donne du temps ! Je chercherai, moi. Personne ne sait si le contrebandier est mort. Il est peut-être vivant. J’ai passé dix ans avant d’avoir une preuve de la mort de mon mari et je l’ai enfin acquise. Je ne sais pas le nom de ce contrebandier ; mais j’ai reconnu une fois sa figure, pourquoi ne la reconnaîtrais-je pas une seconde ? Il y a toujours des contrebandiers à Ouessant et ailleurs. Tous se connaissent. Je m’adresserai à eux, je les ferai parler. Pourquoi celui qui m’a dit la vérité aurait-il inventé cela ? Comment aurait-il fait pour l’imaginer et pour tomber juste ? Voilà un hasard que vous n’expliquerez pas. Et pourquoi ne dirait-il pas maintenant tout ce qu’il sait, s’il n’a pas été le complice de l’enlèvement ? Non, non ! tout n’est pas fini, parce que nous n’avons pas fait toutes les recherches qu’il fallait faire ; mais nous les ferons. C’est le moment de les commencer. Je n’y répugnerai plus. Si mon mari n’est pas à l’abri du blâme, il est maintenant à l’abri du châtiment. Et puis je n’ai pas d’enfants. Il n’avait pas de famille, lui ; moi, je n’en ai plus. Il n’y aura plus que moi pour porter un nom déshonoré. Rien ne me retiendra maintenant pour sauver Lucienne. J’ai eu tort peut-être d’attendre si longtemps. Les innocents doivent passer avant les coupables… Que voulez-vous ! c’était mon mari ! Et, quand à Brest ou à Toulon je voyais passer la chaîne, j’avais froid dans le cœur et je me disais : « Est-ce que je serai obligée de l’envoyer là ? » J’ai été faible, ma pauvre Lucienne ! il faut me pardonner, mais je réparerai tout. Je me mettrai en route demain s’il le faut, et, s’il le faut, j’irai jusqu’en Amérique.

— Attendez, Jennie ! dit M. Barthez, ému presque autant que moi-même ; vous avez dit que vous répondriez à des questions. Où est mort Anseaume ?

— Anseaume est mort au Canada et en prison pour dettes. Il paraît qu’il y était devenu fou, ce malheureux !

— Comment avez-vous su qu’il était mort, et comment n’avez-vous recherché le lieu et la preuve de son décès qu’au bout de dix ans ?

— J’ai recherché la preuve aussitôt que j’ai su la mort, mais je ne savais pas le lieu. Des mariniers bretons qui avaient été à la pêche de la baleine avaient rencontré à Terre-Neuve d’anciennes connaissances du Canada, des pêcheurs comme eux, et, comme on causait de ceux avec qui on avait couru la mer autrefois, on en est venu à parler de mon mari. Il avait fait tout jeune une campagne de pêche par là, et on se souvenait de lui parce qu’il était le plus gai et le plus paresseux de la bande. Alors, un de ces Canadiens a dit : « J’ai revu une fois Anseaume à Montréal, et je sais qu’il est mort par là. Il ne songeait plus à la pêche. Il faisait un autre état. » On n’a pu savoir quel état. Seulement, on m’a dit, à moi : « Vous êtes veuve, » et je ne pouvais pas en être sûre. J’ai donc chargé un avoué de chez nous de prendre des informations. J’ai dépensé beaucoup d’argent. On a écrit beaucoup de lettres. Enfin on a découvert, il n’y a pas plus de deux ans, qu’Anseaume était mort en prison à Québec sous le nom de Perceville, mais bien connu pour Anseaume par ses créanciers et inscrit comme tel au registre des décès. Je voulais payer ses dettes, on n’a pu retrouver les créanciers : c’étaient des ambulants comme lui. J’ai fait demander s’il n’avait pas laissé des effets, des papiers, une lettre pour moi. Il n’avait rien laissé, et ce qu’il eût laissé d’écrit, m’a-t-on dit, n’aurait pu être que des paroles de fou. — Mais enfin, pourquoi n’irais-je pas m’informer moi-même à présent ? Dans la folie, on parle quelquefois beaucoup et on peut dire la vérité. Je peux retrouver ses camarades de prison, le médecin, l’infirmier, savoir si à sa dernière heure il a eu un remords, un souvenir, une crainte, s’il a parlé d’un enfant…

— Vous avez autant de sagacité que d’imagination, madame Jennie, dit M. Mac-Allan avec douceur ; mais, quand vous feriez ces prodiges de dévouement et de zèle, croyez-vous donc que les vagues propos du délire, recueillis si longtemps après coup, auraient quelque valeur en justice ? Non, voilà des rêves, croyez-moi ! Tout ce que vous nous apprenez rend plus délié encore le fil,… je ne veux pas dire le cheveu, qui rattache mademoiselle Lucienne à la société. Tout ce que vous songez à entreprendre ne peut que rendre impossible une transaction avantageuse, j’ose dire brillante, pour la personne que vous aimez. Vos recherches peuvent durer longtemps, et, pendant qu’elles dureront, quel sera le sort de mademoiselle Lucienne, réduite à la portion congrue, privée de votre compagnie et abandonnée seule à des luttes pénibles, sans parler des dangers que court une jeune personne isolée et sans protection dans le monde ?

— Vous vous trompez, monsieur, dit sèchement Marius ; ma cousine aura la protection de ses parents, M. de Malaval et moi.

— Votre protection est bien jeune, monsieur, répondit l’avocat, et celle de M. de Malaval ne pourra être que gratuitement généreuse. Résisteront-elles l’une et l’autre à la certitude plus ou moins prochaine d’un devoir purement chimérique ?

Je ne sais ce que Marius allait répliquer, lorsque l’abbé Costel, qui n’avait encore rien dit ni rien fait paraître de ses impressions, prit la parole avec une certaine vivacité enthousiaste.

— Vous ignorez, monsieur, dit-il à Mac-Allan, que M. Marius de Valangis est le fiancé de mademoiselle de Valangis, et qu’elle n’a pas besoin des concessions de sa belle-mère pour conserver le nom qu’elle porte. Si elle le perd, elle est sûre de le retrouver le lendemain : donc, vos propositions sont non avenues. Ni M. Marius ni sa cousine n’accepteront jamais des offres d’argent, dont ils sont déjà assez offensés. Ne les renouvelez pas, je vous le conseille, et plaidez, si bon vous semble. Réduisez mademoiselle de Valangis au partage des biens de sa grand’mère avec les frères consanguins, réduisez-la même au dénûment absolu : elle ne peut qu’attendre son sort, braver l’infortune et s’en consoler par l’affection de son époux et le dévouement de ses amis.

— Vous parlez d’or, monsieur l’abbé, répondit sans hésiter Mac-Allan ; si c’est là la conclusion du débat, je n’ai plus qu’à me taire et à regarder ma mission comme accomplie. J’abandonne à d’autres, plus ardents que moi aux exécutions judiciaires, le soin d’attaquer le testament et de contester l’état civil de l’héritière. Toute la responsabilité du désastre tombe désormais sur M. Marius de Valangis, et je m’en lave les mains : j’ai fait mon devoir.

L’abbé Costel avait rompu la glace. Il ne restait plus à Marius qu’à risquer le naufrage ; mais Marius n’était pas l’homme du parti héroïque, il n’en avait que la velléité superficielle, et ses airs de fierté se trouvaient toujours d’accord avec l’intérêt bien entendu de sa situation. Il lui avait semblé de bon goût de m’offrir sa protection pour me lier à lui par la reconnaissance en cas de succès. Cette protection n’allait pas jusqu’au mariage en cas de ruine. Il pâlit, et, sentant tous les yeux attachés sur lui, il perdit la tête, serra les poings, et me lança un regard de défi et de terreur ; singulier mélange de menace et de détresse qui n’échappa ni à la perspicacité de M. Barthez, ni à celle de M. Mac-Allan, ni à celle de Frumence. Je n’avais qu’une chose à faire, qui était de renouveler devant tous la déclaration que j’avais déjà faite devant M. Barthez. Je sentis aussi que je devais tout prendre sur mon compte pour sauver à Marius l’humiliation de se trouver au-dessous du rôle magnanime que lui attribuait si gratuitement M. Costel. Je déclarai donc que, pour des raisons étrangères à la situation actuelle, j’étais revenue sur mes projets et avais refusé d’avance les offres généreuses que mon cousin était disposé à me faire. Marius, soulagé d’un poids au-dessus de ses forces, retrouva assez de présence d’esprit pour faire une belle sortie.

— Puisqu’il en est ainsi, dit-il en venant à moi, je n’ai plus que le droit de conseil, et j’espère que tu voudras bien me faire part de tes résolutions et agréer les avis que j’aurai à te soumettre. Pour le moment, après t’avoir offert tout ce qu’il dépendait de moi de t’offrir, j’aurais mauvaise grâce à insister sur un moyen de salut que tu dédaignes, peut-être à tort, et je me retire pour t’épargner l’embarras de te prononcer sur les causes de ton refus.

Il me baisa la main, salua les autres avec une élégance aisée, et se retira avec M. de Malaval, qui crut devoir m’adresser quelques mots de blâme poli sous forme de regret. Selon lui, dès ce moment, et grâce à sa brillante imagination, la chose fut commentée et racontée ainsi : Marius, devant le conseil de famille assemblé, m’avait demandé ma main dans les termes les plus explicites et avec l’insistance la plus ardente. Lui-même m’avait vivement pressée, ainsi que M. Barthez et même M. Mac-Allan, de couronner l’amour le plus chevaleresque et la flamme la plus pure. J’avais écouté les mauvais conseils de l’abbé Costel et de Frumence. Je ne sais quel rôle Jennie avait joué dans ce drame de famille, mais la rupture venait bien de mon fait ; c’était un coup de tête, un caprice d’enfant gâté, et, si je perdais ma cause, je ne devais m’en prendre qu’à moi seule. Telle fut par la suite la version de M. de Malaval avec des variantes, mais toujours la même au fond.