La Confession d’une jeune fille/65

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Calmann Lévy (2p. 194-200).



LXV


Je n’aurais su dire ce que je regrettais en particulier. Je perdais tout, et, dans ce désastre immense, le passé m’apparaissait tellement fini, que je ne cherchais plus à m’y rattacher. Ce qui restait de moi à Bellombre et dans la vallée de Dardenne, ma maison qui n’était plus à moi, ma grand’mère qui n’était plus qu’à Dieu, Frumence qui ne m’avait jamais aimée, tout était ruine et deuil, et j’avais été pressée au dernier moment de quitter des espérances mortes à jamais, des souvenirs déjà ensevelis… Mais le passé riant et paisible, mes jours d’enfance, ma confiance sans bornes, — plus tard mes rêves sans fin, mes premières agitations, les énigmes cherchées, les solutions conquises et reperdues, le sentiment de ma force, celui de ma faiblesse, les troubles de ma volonté, tout un monde évanoui comme un songe, voilà ce qui vivait en moi d’une vie sans but, sans fruit et sans retour.

Rien de tout cela ne m’avait donc servi ? J’avais travaillé quinze ou seize ans à développer mon intelligence dans un milieu où elle devait m’être utile, et rien de ce que j’avais appris à vouloir n’avait d’usage connu et défini dans la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi ! Je fus épouvantée de ce temps passé et de ce temps à venir, à la limite desquels je me trouvais seule et désarmée, et un moment il me sembla que j’étais morte.

Mais Jennie, n’était-elle pas là, et n’était-elle pas désormais le véritable but de ma vie, puisqu’elle était la cause de mon sacrifice ? En la regardant, elle qui n’en savait rien et qui croyait vivre pour moi sans me rien devoir, je fus frappée de son attitude inflexible dans l’épreuve qui me brisait. Jennie regardait toujours droit devant elle, fort peu à droite et à gauche, jamais en arrière. Elle aussi avait eu une existence scindée et dévastée avant de m’adopter ; elle l’avait renouée sans l’aide de personne, et de nouveau elle me l’avait consacrée. Et, pour la troisième fois, elle changeait de pays, de labeur et de milieu pour me suivre, me servir et me protéger, tout cela, comme s’il n’y eût jamais eu que moi au monde et que tout le reste ne valut pas l’ombre d’un regret : admirable amitié que toute la mienne ne suffisait pas à payer !

Le voyage n’étonna que moi. Jennie reprenait ses anciennes habitudes de locomotion, comme si elle ne les eût jamais quittées. John était dans son élément, et il parcourait d’ailleurs un pays souvent exploré. Pour moi, qui n’étais jamais sortie de ma montagne, les autres montagnes, la chaîne de l’Estrelle et la forêt des Mores furent un grand sujet d’intérêt et d’attention. Nice ne me plut pas, j’y trouvai trop de bruit, trop de luxe, trop de civilisation, et surtout trop d’Anglais. Je ne demandai pas à y rester plus d’un jour, j’étais pressée de voir la retraite que Mac-Allan m’avait promise à Sospello. Elle était charmante, petite, propre, simplement meublée, isolée, commode, fraîche et silencieuse, le pays admirable, en pleine montagne, avec des rochers, des cascades et une végétation auprès desquels notre pauvre Provence m’apparut si sèche et si petite, que j’étais un peu honteuse de l’avoir tant admirée.

Les premiers jours furent une ivresse. Je n’étais pas seulement naturaliste par éducation et par goût, j’étais artiste aussi sans le savoir, et les grands paysages m’impressionnaient autant que les charmants détails des localités. Ce plaisir immense qui s’empara de moi à la vue des Alpes fut une surprise très-douce, et je me demandai si, avec une faculté si vive et une jouissance si personnelle, je pourrais jamais être malheureuse, quelle que fût ma condition. Comme tous les jeunes cerveaux romanesques, je m’enivrai de l’idée d’habiter un chalet sur les hauteurs inexplorées, et d’y vivre seule avec un livre et un troupeau.

Je tâchais de communiquer mon enthousiasme à Jennie.

— Toi qui sais tout, lui disais-je, parce que tu sais tout voir, comment ne m’as-tu pas encore dit qu’il y avait sous le ciel des pays si beaux, qu’il suffisait d’y être pour s’y trouver bien, même avec l’isolement et la misère ?

— Si c’est là ce que vous pensez, me répondait-elle, tout est bien, car c’est ce que je pense aussi. Je ne vois rien de plus beau que ma Bretagne ; mais j’aime tout ce qui est beau, même autrement, et, d’ailleurs, quand vous admirez quelque chose, cela me le montre tout de suite comme il faut le voir. Mon père n’était pas un marin comme un autre ; tout pauvre homme sans grand savoir qu’il était, il aimait tant la mer qu’il en parlait avec des mots qui me faisaient ouvrir les yeux et les oreilles quand j’étais petite. C’est peut-être comme cela que j’ai appris à regarder et à écouter… Ne regardez pourtant pas trop ces belles montagnes-ci, me dit-elle, un jour que nous étions arrivées en marchant à un endroit si délicieux que je ne voulais plus rentrer dîner ; que savez-vous s’il ne vous faudra pas demeurer en plaine, ou dans une ville, ou dans quelque autre pays de montagnes aussi différent de celui-ci que celui-ci diffère de votre Provence ?

— Pourquoi ne demeurerais-je pas où il me plaira de demeurer ?

— Vous aurez un mari, Lucienne, il ne faut pas oublier cela, et vous avez beau être riche, il vous faudra bien faire la part de ses goûts, de ses occupations et de ses devoirs.

— Tu me ramènes toujours à l’idée du mariage, que j’ai tant de plaisir à oublier ! Pourquoi faut-il absolument que j’enchaîne ma liberté ? Voyons, dis-le une bonne fois, toi qui as l’humeur si peu matrimoniale pour ton compte !

— Pour vivre seule, Lucienne, il faut trop de courage. J’en avais beaucoup, et pourtant vous voyez… Quand du mariage il ne m’est resté qu’un enfant qui n’était pas à moi, cela a compté plus encore dans ma vie que le plaisir d’être libre et de faire ma volonté. Croyez-moi, on est femme, c’est pour aimer quelqu’un plus que soi-même, un mari s’il le mérite, et des enfants dans tous les cas.

— Ah ! tu sens cela, toi, ma Jennie ; mais, moi, je ne le sais pas. Je suis encore un enfant moi-même, et je ne connais que le besoin d’être aimée et gâtée comme tu me gâtes.

— C’est votre droit ; mais cela ne peut pas durer toujours. Vous sentirez bientôt le besoin d’un devoir, et soyez sûre que le plus doux chemin de la vie, c’est encore ce devoir-là.

— Pourquoi vouloir me donner cette idée, Jennie ? Tu es imprudente, contre ta coutume ! Il ne faut parler des joies de la maternité à une fille que quand elle a rencontré le mari qu’elle peut aimer.

— Je vous parle comme je fais, répondit Jennie, parce que, depuis quelque temps, vous avez l’air de jouer avec l’avenir et de ne pas vouloir y songer. Cela m’inquiète, moi, il est temps que je vous le dise. Vous ne me parlez pas assez de M. Mac-Allan, et pourtant vous lui avez sacrifié bien des choses, puisque c’est pour lui devoir tout devant Dieu que vous ne voulez lui rien devoir selon le monde. Pourquoi ne lui écrivez-vous pas ?

— Peut-être parce que je ne trouve rien à lui écrire.

— C’est peut-être mal. Cet homme-là vous aime.

— Mon Dieu ! répondis-je avec un peu d’humeur, je l’aimerai peut-être aussi. Donne-moi donc le temps. Sais-je ce que c’est que d’aimer ? Tu n’as jamais voulu me l’apprendre. Voyons, pourquoi ne m’as-tu jamais dit ce que c’était que l’amour ?

— Parce que vous n’étiez pas bien facile à marier. On doutait de vos droits à la succession ; cela date de loin. Vous étiez difficile aussi, vous, et les partis qui se présentaient ne vous convenaient pas. Ne vous voyant pas entraînée vers quelqu’un, j’aurais craint de vous pousser à l’impatience du mariage.

— Et maintenant, tu m’y pousses, je le vois bien ! Avoue donc que, pour ton compte aussi…

— Ah ! si vous croyez que je pense à moi, dit Jennie fâchée, ne parlons plus jamais de rien.

Je l’apaisai en l’embrassant, et je ne demandais qu’à parler d’autre chose. Je ne pouvais pas lui dire que j’étais sans ressources, et que, pour me décider à accepter les millions de Mac-Allan, il me fallait encore plus de temps que je n’en réclamais.