La Confession d’une jeune fille/76

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Calmann Lévy (2p. 268-278).



LXXVI


L’année s’acheva ainsi sans que j’eusse aucune nouvelle de Mac-Allan et sans que je permisse à Frumence de jamais m’entretenir de lui. Toute passion s’était apaisée ou endormie en moi, et, quelque rigide que fût mon existence, il est certain pour moi que ce temps fut le plus paisible de ma vie. J’arrivais à trouver que Frumence, avec sa froide philosophie, avait raison, et qu’il n’y a qu’une manière d’être heureux, c’est d’être d’accord avec soi-même et d’arranger son sort en conséquence. Êtes-vous doué d’une ardente personnalité, courez les aventures, osez tout, et ne vous en prenez qu’à vous du mal et du bien qui vous arriveront. Êtes-vous de nature aimante, et connaissez-vous quelqu’un dont les peines vous empêchent de dormir, dont l’ennui vous défende de vous amuser, restez auprès de cet être-là et oubliez-vous tout à fait ; car, du moment qu’il vous est plus cher que vous-même, tout ce que vous ferez pour reprendre votre liberté vous enchaînera davantage, ou empoisonnera votre délivrance.

Quand l’orage menaçait de se réveiller dans mon cœur, je le dominais.

— Tu as voulu aimer, me disais-je, c’est que tu étais née pour aimer. Ton éducation chercheuse, tes réactions, tes folles rêveries et tes immenses désirs d’idéal ne t’ont pas fait trouver un autre but. L’ambition mondaine, la richesse, le rang, l’amour du bruit, ne t’ont pas sollicitée, et tu as sacrifié ces choses sans regret. Aime donc, mais aime qui tu dois aimer. Tu te dois à l’affection sans bornes de Jennie, et vouloir lui préférer quelqu’un, c’était un vol que tu méditais.

Ces réflexions étaient courtes et décisives. Je ne permettais plus à mon imagination de répliquer. Je ne connaissais plus les paresses et les angoisses de la contemplation de moi-même. Je ne m’aimais plus qu’à la condition de valoir quelque chose. Je me blâmais de m’être aimée sans conditions si longtemps. J’avais d’ailleurs, et fort heureusement, bien peu d’instants à moi. Je travaillais pour le pain quotidien. Je gagnais mes journées, et, quand le soir arrivait, j’étais contente de moi. Je voyais Jennie tranquille, Frumence heureux, l’abbé Costel gai, et je pouvais me dire que tout cela était mon ouvrage, puisque d’un mot j’avais pu et j’avais failli l’empêcher. Ce pays que j’avais pris en horreur un instant et que j’aurais voulu fuir à tout prix pour m’étourdir dans un milieu nouveau quelconque, il me reprenait tranquillement, et je me laissais faire. Mes connaissances et mes aptitudes eussent pu se développer dans un monde pour lequel j’avais été formée ; l’inutilité de fait de toutes ces choses m’avait frappée le jour où j’avais renoncé à la lutte. Elle était bien constatée désormais. La pauvreté, l’isolement, l’abandon, le manque d’avenir, retombaient sur moi sans bruit, sans secousse, comme la pierre inexorable du sépulcre sur un corps enterré vivant.

Situation terrible, et qui eût dû briser une nature à la fois ardente et réfléchie comme la mienne, situation grande et féconde quand même, puisque mon vif sentiment du devoir et de la vie me la fit vouloir énergiquement, au lieu de l’accepter avec une molle résignation. Mon navire avait sombré. Je n’avais pas attendu que la mort montât jusqu’à moi, je m’étais jetée résolument à la mer, et, prodige de ma vitalité ou bonté suprême du destin, je ne m’étais pas noyée. J’avais trouvé sous le flot un monde nouveau, mystérieux, voilé, où je m’étais si vite habituée à respirer que des organes nouveaux m’étaient venus et que j’y voyais maintenant briller le soleil, plus beau et plus pur peut-être que ne le voient ceux qui vivent à la surface. Oui, oui, cette métaphore me plaisait.

— À vouloir lutter, me disais-je, tu te serais débattue péniblement, inutilement, honteusement peut-être entre deux eaux, sans être ni plèbe ni aristocratie, sans inspirer ni confiance ni amitié solide, éblouissant quelques-uns, effarouchant le plus grand nombre. Tu t’es jetée tout au fond, dans le grand abîme du renoncement, semblable à cette région profonde des mers que les orages n’atteignent pas et où règne la froide et lumineuse splendeur du calme.

C’est qu’en dépit de tout, mes ressources intellectuelles me sauvaient de l’ennui et du dégoût, et que les vrais biens ne sont jamais perdus. J’arrivais, comme Frumence, à me faire un monde intérieur tout rempli de grands noms et de grandes pensées. Une heure de lecture, que je pouvais saisir entre deux longs travaux matériels, me valait mieux que mes anciennes journées d’études et de discussions. J’étais comme le paysan qui fait de grand appétit un bon repas avant de prendre la serpe ou la cognée, et qui sent sa force renouvelée pour une tâche de six heures. Ainsi, je reprenais mon aiguille de dentellière ou ma plume de copiste avec entrain quand j’avais lu posément cinq ou six belles pages dont je vivais le reste du jour. Le soir, nous marchions tous trois au hasard pendant deux heures, causant de tout, de l’univers à propos d’une fourmi, et de l’histoire du genre humain sur la terre à propos d’un enfant qui passait conduisant sa chèvre.

La nuit, plus de veilles débilitantes et de rêves dangereux : un sommeil de plomb ! Si quelquefois une bourrasque passait sur les tuiles mal assujetties du presbytère, où l’on avait enfin réussi à me créer un petit logement isolé et assez commode, je m’éveillais avec plaisir pour l’écouler passer. Cette vie simplifiée que j’avais su me faire, me rendait aussi indifférente aux tempêtes du ciel qu’à celles de l’esprit. Que le vent d’est emportât une partie du toit, il ne serait ni long ni coûteux à reconstruire. Tant pis pour les palais quand ils s’écroulent ! Que la personnalité sacrifiée vînt encore me mordre un peu le cœur, il ne me faudrait qu’un jour de travail et de fatigue pour la vaincre : tant pis pour les châteaux en Espagne !

Je n’avais jamais été douce. Jennie disait de moi que j’étais généreuse, ce qui n’est pas la même chose. Avec de la tendresse, on me conduisait aisément : le grand mérite ! Je voulais bien n’être pas mauvaise, à la condition que les autres fussent parfaits. Dans ma vie nouvelle, j’appris à ne pas regarder mes idées comme infaillibles et mes volontés comme souveraines. En les soumettant à ma raison et à mon dogme du devoir, je m’habituai vite à les modifier et même à les laisser partir comme des oiseaux qu’on chasse d’un arbre et qui ont toute une forêt pour percher aussi bien ailleurs. Bien m’en prit, car Jennie mariée changea un peu, et l’épouse donna plus d’autorité à la mère. Rien ne s’était refroidi pour moi dans son cœur, loin de là : je crois qu’elle se défendait encore d’aimer trop Frumence dans la crainte d’avoir une idée, un projet dont je n’eusse pas la meilleure part ; mais sa maladie laissait encore parfois de l’ébranlement dans ses nerfs. Elle avait des moments d’impatience, et, quand elle me reprochait de ne pas prendre pour mon usage la plus jolie pièce de notre pauvre mobilier, ou de ne pas me réserver à table le meilleur morceau, c’était avec une sorte d’emportement. J’eusse regimbé ou boudé autrefois ; mais désormais il m’était doux de sentir la volonté de Jennie peser sur la mienne et me remettre à ma place, moi qui avais tant abusé de sa douceur !

Quelquefois Frumence craignait qu’elle ne m’eût fait de la peine en me parlant sur un ton brusque. Je le rassurais.

— Laissez-la faire, lui disais-je. Cela me fait sentir qu’elle est non plus ma bonne, mais ma mère. Si elle ne me grondait pas, je ne serais pas de la famille, et je me trouverais à charge.

L’affection de ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre s’établit dès le lendemain de leur union avec autant de calme et de gravité apparente que s’ils eussent été mariés depuis dix ans. Jennie, toujours jolie, embellie même par sa maladie, qui en amincissant sa taille et ses traits lui avait donné l’air plus jeune qu’auparavant, ne laissa percer aucune ivresse contraire à la dignité de son âge véritable, et Frumence, s’il était vivement épris, comme je le crois, cacha si bien ses joies, que je ne me sentis pas de trop un seul instant avec eux. Je leur sus gré de cette noble chasteté qui protégeait le sentiment intime de ma pudeur. Leurs beaux yeux clairs rencontrèrent toujours les miens avec une tendre sérénité, et jamais je ne les vis surpris ou troublés à mon approche. J’étais vraiment bénie, et l’époux de Jennie, au lieu de se mettre entre elle et moi, semblait avoir apporté dans nos relations quelque chose de plus complet, l’éternelle sécurité.

La seule chose qui tourmentât Jennie, c’était le désir d’améliorer rapidement notre sort commun, le mien surtout, car elle ne s’habituait pas à l’idée de me voir ouvrière. Si je l’eusse écoutée, je me serais croisé les bras pendant qu’elle travaillait, et j’eusse consenti à ce qu’elle dépensât ses économies pour me procurer une meilleure habitation et une toilette plus élégante. Sur ce point, je lui résistai énergiquement, et, quand elle vit que je me trouvais heureuse de vivre comme elle, de me servir moi-même et de travailler de mes mains, elle se calma peu à peu.

Je dois dire que les habitants du pays nous aidèrent beaucoup par leur obligeance à nous préserver de la gêne. Non-seulement nos voisins nous aimaient, et madame Pachouquin, qui était une personne excellente, nous comblait de soins et de petits présents, mais encore les paysans de toute la vallée et les ouvriers de Toulon, que nous avions fait souvent travailler à Bellombre, protestèrent par leur attachement contre les calomnies répandues contre nous. Le dimanche, nous recevions les visites de ces braves gens, et, en voyant que j’étais gaie, sans regrets du bien-être et laborieuse avec plaisir, ils conçurent pour moi une estime qui alla bientôt jusqu’à l’engouement. Les Méridionaux ne font rien à demi. Leur blâme tourne aisément à l’outrage, mais aussi leur sympathie passe vite à l’enthousiasme. J’étais toujours pour eux la demoiselle, et, comme je les priais de ne plus me donner le nom de Valangis pour ne pas m’attirer de querelles avec le grand monde, ils s’obstinaient à m’appeler la demoiselle de Bellombre. Ainsi, lady Woodcliffe, dût-elle réussir à faire relever le marquisat au profit de son fils, ne pouvait me déposséder de ma populaire seigneurie.

Mais ce qui valut encore mieux que cette sorte de réhabilitation nobiliaire, c’est que la bonne opinion du peuple sur mon compte s’imposa insensiblement à toutes les classes, ainsi qu’il arrive toujours en pareille occurrence. Il n’est guère de calomnie qui prévale contre ces mots : aimé des pauvres ! Les plus fières notabilités sont jalouses de l’amour des petits, et, quand elles ne l’inspirent pas spontanément, elles tâchent de l’obtenir par des bienfaits. Moi, je ne pouvais rien acheter, on m’aimait gratuitement. On respectait Jennie que l’on voyait passer le dimanche, allant seule à la ville pour chercher et reporter notre ouvrage, tandis que, loin d’exploiter l’intérêt de ma situation, je faisais le ménage en son absence, et ne me montrais qu’à ceux qui venaient me voir. Bientôt les bourgeois vinrent pour m’offrir leurs services, et les nobles aussi, M. de Malaval en tête, pour m’engager à accepter leur protection. Je refusai que ceux-ci intervinssent entre mes ennemis et moi, et leur protestation contre l’inimitié dont j’étais victime n’en fut que plus vive. Quand ma déchéance sociale fut proclamée à Toulon par un jugement rendu à la requête de ma belle-mère et facilitée par mon refus de combattre, il y eut un cri de réprobation contre cette riche famille qui me dépouillait si cruellement, afin d’avoir le droit de m’offrir à titre d’aumône des moyens d’existence que je ne voulais ni ne pouvais accepter. On rendit pleine et entière justice à ma fierté, et il fut question dans le peuple de me porter en triomphe et de mettre le feu à certain moulin. Nous réussîmes à calmer les esprits ; mais la cabale suscitée contre moi n’eut plus le moindre succès à espérer, et madame Capeforte, réduite au silence, chassée de plusieurs maisons recommandables, prit le parti de nier son animosité et de dire hypocritement qu’elle avait été trompée sur mon compte. Elle essaya de se réconcilier avec moi et me fit des avances auxquelles je ne répondis pas. Alors, elle me dépêcha Galathée, que j’accueillis sans rancune, mais avec réserve, en ne lui permettant pas de me parler d’autre chose que de la pluie et du beau temps.

Les gens de Bellombre, le bon Michel en tête, venaient aussi me voir souvent, et, si j’eusse voulu les croire, ils m’eussent apporté toutes les fleurs et tous les fruits du domaine. J’eus beaucoup de peine à leur faire comprendre que je n’avais plus droit à rien, pas même à une rose de notre jardin. C’étaient alors des pleurs et des exclamations qui parfois m’ennuyaient un peu, je l’avoue. Je ne me trouvais pas si déplorable que cela. J’avais conquis un trésor de philosophie que ces bonnes gens ne savaient pas apprécier.