La Confession d’une jeune fille/77

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Calmann Lévy (2p. 278-285).



LXXVII


Que devenait Marius ? Il n’osait venir me voir, bien que Galathée m’eût insinué dans sa visite qu’il avait l’intention de m’en rendre une, si je l’y encourageais. Je n’avais pas répondu : je ne trouvais pas que Marius dût se servir d’un intermédiaire auprès de moi, et surtout d’un intermédiaire comme mademoiselle Capeforte. J’étais depuis quinze mois aux Pommets quand je reçus de lui cette étrange lettre :

« Lucienne, j’ai perdu mon emploi, et c’est un peu toi qui en es cause. Si tu n’avais pas laissé mon opinion et celle des autres s’égarer sur ton compte dans un temps où j’aurais pu réparer les torts que tu m’attribuais, je n’aurais pas été enveloppé dans ta disgrâce et traité d’ingrat pour ne t’avoir pas épousée. Rappelle-toi que c’est toi qui n’as pas voulu de moi ; mais j’ai beau le dire, personne ne veut le croire, et j’ai reçu des affronts qui m’ont forcé d’avoir plusieurs affaires. Il en est résulté qu’on me croit duelliste et mauvaise tête, et que j’ai perdu l’appui de mes protecteurs. Me voilà sans ressources, car je n’ai pas pu faire d’économies. La position qu’on m’avait donnée m’entraînait à des dépenses pour paraître décemment dans le monde, et je n’ai rien pu mettre de côté. Que veux-tu que je devienne dans de telles circonstances ? Je ne peux pas exercer un métier, ta grand’mère ne m’en a pas fait apprendre, et elle a eu tort, puisqu’elle ne songeait pas à me faire un legs. Je ne peux donc pas t’offrir d’être ton soutien, je ne sais pas me soutenir moi-même.

« Dans cette extrémité, et ne pouvant descendre aux horreurs et aux avanies de la misère, j’ai été contraint ou de me jeter à l’eau ou d’accepter la main d’une personne que je n’aime certainement pas d’amour et que j’aurai bien de la peine à prendre au sérieux. Tu devines de qui il s’agit. Elle a essayé de te parler de moi, elle voulait te faire cette confidence ; mais tu as détourné la tête avec mépris et la conversation avec empressement. Tu me dédaignes bien, Lucienne, et tu me hais peut-être… Cette pensée m’est insupportable. Écris-moi un mot, dis-moi que tu me pardonnes, ou que tu m’oublies ; car, sans cela, je suis capable de reprendre la parole que m’a arrachée le docteur Reppe, et d’aller m’engager comme soldat au service de l’Espagne ou de l’Autriche en cachant un nom que je ne dois pas dégrader. »

« Mon cher Marius, lui répondis-je, si vous étiez soldat au service de la France, votre nom ne serait pas dégradé selon moi ; mais nous avons des idées très-différentes là-dessus, et ce que je vous dirais serait fort inutile. Si vous ne pouvez échapper aux avanies et aux horreurs de la misère lâche et paresseuse, faites un riche mariage ; mais tâchez d’avoir au moins de l’amitié et de l’estime pour votre femme. C’est à vous de la rendre telle que vous puissiez la prendre au sérieux. Que ce soit donc là le but de tous vos efforts. Je vous promets d’y aider autant qu’il me sera possible en parlant d’elle avec tout le ménagement que mérite du moins jusqu’ici la douceur de son caractère. Vous voyez, d’après cette promesse et d’après ce conseil, que je n’ai aucun ressentiment contre vous, et que je m’intéresse toujours à votre bonheur. »

Quelques jours après, on publia les bans de Marius avec mademoiselle Capeforte, et celle-ci m’écrivit :

« Ma bonne Lucienne, je sais que tu as le cœur généreux et que tu as donné de bons conseils à Marius. Je viens donc te dire une nouvelle qui te fera plaisir. Ta belle-mère n’a pas réussi à faire avec Bellombre un marquisat pour son fils ; on la dit même dégoûtée de cette idée-là, parce qu’elle va se marier en troisièmes noces avec un vieux lord anglais qui repasse sa pairie sur la tête du jeune homme. Alors, on dit que Bellombre va être vendu, et je ne te cache pas que l’ambition de maman et du docteur, c’est de l’acheter pour Marius et pour moi. Si ça réussit, comme je l’espère, je t’offrirai un logement chez nous et la nourriture. Je compte que tu ne voudras pas me faire de la peine en me refusant.

« Ton amie pour la vie,

« Galathée. »

Ainsi, madame Capeforte, bien que honnie et bafouée, en était venue à ses fins. Elle m’avait dépossédée, calomniée, chassée ; elle avait réalisé son rêve de marier sa fille à un gentilhomme, et ce gentilhomme, c’était Marius !

Elle m’avait pris mon nom, mon fiancé, ma fortune, elle allait me prendre ma maison, et vieillir tranquillement sur le fauteuil où j’avais vu expirer ma grand’mère !

— Non ! me dit Frumence, à qui je faisais part de mes réflexions ; le fauteuil du moins est sauvé. Il est chez Pachouquin, bien caché et bien soigné, j’attendais le jour de votre fête pour le placer dans votre chambre.

— Et comment donc avez-vous fait, Frumence ? Était-il déjà en vente ?

— Non, et, ne pouvant l’acheter, je l’ai volé.

— Vous, Frumence ?

— Oui, pour vous, Lucienne ; J’ai bien examiné ce respectable meuble, je l’ai mesuré, dessiné, et avec l’aide de Michel, qui est un peu tapissier, j’en ai fabriqué un tout pareil que j’ai mis à la place. Nous avons fait le coup durant la nuit, avec mystère, comme deux malfaiteurs, et pourtant très-satisfaits de nous-mêmes. J’aurais bien voulu emporter aussi le pittospore ; mais j’ai, dans un coin banal et presque inconnu de la montagne, un de ses enfants qui vient à merveille, et que nous devions planter devant votre fenêtre un de ces matins. J’ai volé aussi votre premier berceau pour Jennie ; j’ai même ramassé dans la cour du château les morceaux de la princesse Pagode, et je les ai recollés. Ils sèchent dans mon atelier.

— Bien, mon bon Frumence ! Marius l’eût certainement recassée, s’il l’eût retrouvée à Bellombre. Me voilà receleuse ; mais, comme vous, je suis sans remords. À présent nous pouvons rire de l’engageante promesse qui m’est faite. Me voyez-vous d’ici logée et nourrie par la future madame Galathée de Valangis ! Mais je lui dois de la reconnaissance, car, si quelque chose pouvait me rendre fière d’avoir perdu mou nom, c’était de le voir ramassé par elle.

— Soyez bonne jusqu’au bout, reprit Frumence, remerciez-la de ses offres sans raillerie et sans amertume : sa mère y verrait du dépit !

C’était bien ce que je comptais faire, et c’est ce que je fis ; mais je n’en avais pas fini avec les misérables agitations de Marius. La veille de son mariage, il m’écrivit encore :

« Lucienne, c’est demain ! Plains-moi. Cette épreuve est tellement dure, qu’elle est peut-être au-dessus de mes forces. Jurer amour et fidélité à cette pauvre créature ridicule et à moitié idiote ! entrer dans cette famille abjecte, m’entendre appeler mon fils par cette intrigante ! cela me rappellera le jour où ta grand’mère m’appela ainsi quand elle mit ta main dans la mienne. Ce jour-là, nous nous aimions, Lucienne ! Pour toi, c’était de l’amitié ; mais moi, j’avais beau m’en défendre pour ne pas t’effaroucher, j’étais amoureux de toi. Ne ris pas, il faut payer ce tribut une fois en sa vie. Je l’ai payé, et je sens que je n’aimerai plus jamais personne. J’ai mal aimé, c’est vrai, mais les autres t’aimeront-ils mieux, et Mac-Allan ne t’a-t-il pas abandonnée, lui aussi ? Écoute, Lucienne, j’ai la tête troublée. Cette situation est trop cruelle pour moi. Tu as consenti à assister à mon mariage, tu ne veux pas paraître à la fête, mais tu as promis à Galathée d’être à la municipalité. Peut-être ne comptais-tu pas tenir parole. Eh bien, sauve-moi, viens ! Si je te vois là, je romps tout, je dis non, je déclare que c’est toi que j’aime, je te venge de tous tes ennemis, je t’épouse ! Après cela, inutile au monde et avili par la misère, je me brûle la cervelle ; mais je te laisse un nom que personne ne pourra te contester, je répare mes torts et je meurs content. Viens, Lucienne ! L’espoir que tu viendras me donnera la force de me traîner jusqu’à la mairie. »

On pense bien que je n’y allai pas, quoique j’eusse d’abord résolu de donner cette preuve d’oubli et de pardon. Marius ne fit point d’esclandre, il alla à la mairie et à l’église. Le lendemain, il m’envoya un exprès pour me redemander ses lettres, que je lui renvoyai. Grâce à une coïncidence vraiment burlesque, le même exprès me remit un billet mystérieux de Galathée par lequel elle me réclamait les folles confidences qu’elle m’avait écrites à Sospello au sujet de son inclination inconsidérée pour Frumence. Heureusement, John, au moment de mon départ, m’avait remis ces lettres que je n’avais pas voulu lire, et je pus les renvoyer toutes cachetées, recommandant bien au garçon meunier chargé de cette mission délicate de ne pas se tromper de paquet en les remettant aux deux époux séparément.