La Conjuration de Catilina
Œuvres complètes de Salluste, Texte établi par Charles du Rozoir, Jean-Pierre Charpentier, Félix Lemaistre, Garnier frères, libraires-éditeurs, (p. 173-268).
CONJURATION DE CATILINA
I. Tout homme qui veut l’emporter sur les autres animaux doit faire tous ses efforts pour ne point passer obscurément sa vie comme les brutes, que la nature a courbées vers la terre, esclaves de leurs appétits grossiers. Or toutes nos facultés résident dans l’âme et dans le corps (1) : nous employons de préférence l’âme à commander, le corps à obéir (2) : l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes. Aussi me paraît-il plus juste de rechercher la gloire par les facultés de l’esprit que par celles du corps, et, puisque la vie qui nous est donnée est courte, de laisser de nous la plus longue mémoire. Car l’éclat des richesses et de la beauté est fugitif et peu durable : il n’appartient qu’à la vertu de se rendre célèbre et immortelle.
Ce fut longtemps parmi les hommes un grand sujet de discussion, si la force du corps contribuait plus aux succès militaires que les lumières de l’esprit : en effet, avant d’entreprendre, il faut réfléchir (3), et, après avoir réfléchi, promptement exécuter. Ainsi ces deux choses impuissantes, chacune en soi, se prêtent un mutuel secours.
II. Aussi, dans l’origine des sociétés (4), les rois (premier nom qui sur la terre ait désigné le pouvoir), se livrant à des goûts divers, exerçaient, les uns leur esprit, les autres leur corps. Alors la vie des hommes était exempte de convoitise : chacun était content de ce qu’il possédait. Plus tard, depuis qu’en Asie Cyrus, en Grèce les Lacédémoniens et les Athéniens, eurent commencé à subjuguer des villes et des nations, à trouver dans l’amour de la domination un motif de guerre, et à mesurer la gloire sur l’étendue des conquêtes, l’expérience et la pratique firent enfin comprendre que dans la guerre le génie obtient la principale influence. Si les rois et les chefs de nations voulaient déployer dans la paix la même force d’âme que dans la guerre, les affaires humaines seraient sujettes à moins de variations et d’instabilité ; on ne verrait pas les états passer d’une main à l’autre, et n’offrir que changement et confusion : car la puissance se conserve aisément par les mêmes moyens qui l’ont établie. Mais, dès que, prenant la place de l’activité, de la tempérance et de la justice, la mollesse, la débauche et l’orgueil se sont emparés de l’âme, avec les mœurs change la fortune, et toujours le pouvoir passe du moins habile au plus capable. Agriculture, marine, constructions, tous les arts sont le domaine de l’intelligence. Cependant une foule d’hommes livrés à leurs sens et au sommeil, sans instruction, sans culture, ont traversé la vie comme des voyageurs. Pour eux, contre le vœu de la nature, le corps fut une source de plaisirs et l’âme un fardeau. Pour moi, je ne mets pas de différence entre leur vie et leur mort, puisque l’une et l’autre sont vouées à l’oubli (5). En un mot, celui-là seul me paraît vivre réellement et jouir de son existence, qui, adonné à un travail quelconque cherche à se faire un nom par de belles actions ou par des talents estimables. Et dans la variété infinie des choses humaines la nature indique à chacun la route qu’il doit suivre.
III. Il est beau de bien servir sa patrie ; mais le mérite de bien dire n’est pas non plus à dédaigner. Dans la paix comme dans la guerre on peut se rendre illustre, et ceux qui font de belles actions, comme ceux qui les écrivent, obtiennent des louanges. Or, selon moi, bien qu’il ne revienne pas à l’historien la même gloire qu’à son héros, sa tâche n’en est pas moins fort difficile. D’abord, le récit doit répondre à la grandeur des actions : ensuite, si vous relevez quelque faute, la plupart des lecteurs taxent vos paroles d’envie et de malveillance ; puis, quand vous retracez les hautes vertus et la gloire des bons citoyens, chacun n’accueille avec plaisir que ce qu’il se juge en état de faire : au delà, il ne voit qu’exagération et mensonge (6).
Pour moi, très jeune encore, mon goût me porta, comme tant d’autres, vers les emplois publics ; et, dans cette carrière, je rencontrai beaucoup d’obstacles. Au lieu de la pudeur, du désintéressement, du mérite, régnaient l’audace, la corruption, l’avarice. Bien que mon âme eût horreur de ces excès, auxquels elle était étrangère, c’était cependant au milieu de tant de désordres que ma faible jeunesse, séduite par l’ se trouvait engagée. Et moi qui chez les autres désapprouvais ces mœurs perverses, comme je n’étais pas moins qu’eux dévoré de la soif des honneurs, je me vis avec eux en butte à la médisance et à la haine (7).
IV. Aussi, dès qu’après tant de tourments et de périls mon âme eut retrouvé le calme, et que j’eus résolu de passer le reste de ma vie loin des affaires publiques, mon dessein ne fut pas de consumer dans la mollesse et le désœuvrement ce précieux loisir, ni de me livrer à l’agriculture ou à la chasse, occupations toutes matérielles ; mais, revenu à l’étude, dont une malheureuse ambition m’avait trop longtemps détourné, je conçus le projet d’écrire, par partie séparées, l’histoire du peuple romain, selon que chaque événement me paraîtrait digne de mémoire : et je pris d’autant plus volontiers ce parti, qu’exempt de crainte et d’espérance j’ai l’esprit entièrement détaché des factions qui divisent la république. Je vais donc raconter brièvement, et le plus fidèlement que je pourrai, la Conjuration de Catilina, entreprise, à mon avis, des plus mémorables ! Tout y fut inouï, et le crime et le danger. Quelques détails sur le caractère de son auteur me paraissent nécessaires avant de commencer mon récit.
V. Lucius Catilina (8), issu d’une noble famille, avait une grande force d’esprit et de corps, mais un naturel méchant et pervers. Dès son adolescence, les guerres intestines, les meurtres, les rapines, les émotions populaires, charmaient son âme, et tels furent les exercices de sa jeunesse. D’une constitution à supporter la faim, le froid, les veilles, au delà de ce qu’on pourrait croire ; esprit audacieux, rusé (9), fécond en ressources, capable de tout feindre et de tout dissimuler ; convoiteux du bien d’autrui, prodigue du sien, fougueux dans ses passions, il avait assez d’éloquence, de jugement fort peu : son esprit exalté (10) méditait incessamment des projets démesurés, chimériques, impossibles. On l’avait vu, depuis la dictature de L. Sylla (11), se livrer tout entier à l’ambition de s’emparer du pouvoir : quant au choix des moyens, pourvu qu’il régnât seul, il ne s’en souciait guère. Cet esprit farouche était chaque jour plus tourmenté par l’embarras de ses affaires domestiques et par la conscience de ses crimes : double effet toujours plus marqué des désordres dont je viens de parler. Enfin il trouva un encouragement dans les mœurs dépravées d’une ville travaillée de deux vices, les pires en sens contraire, le luxe et l’avarice (12).
Le sujet même (13), puisque je viens de parler des mœurs de Rome, semble m’inviter à reprendre les choses de plus haut, à exposer brièvement les principes de nos ancêtres, la manière dont ils ont gouverné la république au dedans comme au dehors, l’état de splendeur où ils l’ont laissée ; puis par quel changement insensible (14), de la plus florissante et de la plus vertueuse, elle est devenue la plus perverse et la plus dissolue.
VI. La ville de Rome, si j’en crois la tradition, fut fondée et habitée d’abord par les Troyens fugitifs (15), qui, sous la conduite d’Énée, erraient sans avoir de demeure fixe : à eux se joignirent les Aborigènes, race d’hommes sauvages, sans lois, sans gouvernement, libres et indépendants. Dès qu’une fois ils furent réunis dans les mêmes murs, bien que différents d’origine, de langage et de manière de vivre, ils se confondirent avec une incroyable et merveilleuse facilité. Mais, lorsque l’État formé par eux eut acquis des citoyens, des mœurs, un territoire, et parut avoir un certain degré de force et de prospérité, l’envie, selon la destinée presque inévitable des choses humaines, naquit de leur puissance. Les rois des nations voisines les attaquent ; peu de peuples alliés leur prêtent secours ; les autres, frappés de crainte, se tiennent loin du péril ; mais les Romains, au dedans comme au dehors, toujours en éveil, s’empressent, se disposent, s’exhortent l’un l’autre, vont au devant de l’ennemi, et de leurs armes couvrent leur liberté, leur patrie, leurs familles ; puis, le danger repoussé par le courage, ils volent au secours de leurs alliés, de leurs amis, et, en rendant plutôt qu’en recevant des services (16), se ménagent des alliances.
Un gouvernement fondé sur les lois, monarchique de nom, les régissait. Des hommes choisis, dont le corps était affaibli par les années, mais l’âme fortifiée par l’expérience, formaient le conseil public : l’âge, ou la nature de leurs fonctions, leur fit donner le nom de Pères. Dans la suite, lorsque l’autorité des rois, qui n’avait été créée que pour la défense de la liberté et l’agrandissement de l’État, eut dégénéré en une orgueilleuse tyrannie, la forme du gouvernement changea ; un pouvoir annuel et deux chefs (17) furent établis. Par cette combinaison l’on se flattait de préserver le cœur humain de l’insolence qu’inspire la continuité du pouvoir.
VII. Alors chacun à l’envi put s’élever et déployer tous ses talents. Aux rois, en effet, les méchants font moins ombrage que les gens de bien (18), et le mérite d’autrui est pour eux toujours redoutable. On croirait à peine combien il fallut peu de temps à Rome devenue libre pour se rendre puissante, tant s’était fortifiée en elle la passion de la gloire ! La jeunesse, dès qu’elle était en état de supporter les travaux guerriers, apprenait l’art militaire dans les camps mêmes et par la pratique. C’était pour de belles armes, pour des coursiers de bataille, et non pour des courtisanes et des festins, qu’on les voyait se passionner. Pour de tels hommes il n’y avait point de fatigue extraordinaire (19), point de lieu d’un accès rude ou difficile, point d’ennemi redoutable sous les armes ; leur courage avait tout dompté d’avance.
Mais une lutte de gloire encore plus grande s’était établie entre eux : c’était à qui porterait les premiers coups à l’ennemi, escaladerait une muraille, et par de tels exploits fixerait sur lui les regards : là étaient pour eux la vraie richesse, la bonne renommée, la vraie noblesse. Insatiables d’honneur, ils étaient libéraux d’argent ; ils voulaient une gloire sans bornes et des richesses médiocres. Je pourrais rappeler dans quels lieux le peuple romain, avec une poignée d’hommes, a défait les armées les plus nombreuses, et combien il a pris de villes fortifiées par la nature ; mais ce récit m’entraînerait trop loin de mon sujet.
VIII. Oui, assurément, la fortune exerce sur toutes choses son influence (20) : son caprice, plutôt que la vérité, dispense la gloire ou l’oubli aux actions des mortels. Les exploits des Athéniens, j’aime à le reconnaître, ne manquent ni de grandeur, ni d’éclat, seulement ils sont un peu au-dessous de leur renommée. Mais, comme ce pays a produit de grands écrivains (21), le monde entier a placé au premier rang les actions des Athéniens. On a jugé de la valeur de ceux qui les ont faites par la hauteur où les a placées le génie de leurs historiens. Mais le peuple romain n’a jamais eu cet avantage, parce qu’à Rome le citoyen le plus habile était aussi le plus livré aux affaires ; point d’emploi qui exerçât l’esprit à l’exclusion du corps ; les plus vertueux aimaient mieux bien faire que bien dire, et mériter la louange par leurs services que de raconter eux-mêmes ceux des autres.
IX. Ainsi donc dans la paix et dans la guerre les bonnes mœurs étaient également pratiquées : union parfaite ; point d’avarice ; la justice et l’honneur s’appuyaient moins sur les lois que sur le penchant naturel (22). Les querelles, les animosités, les haines, on les réservait pour les ennemis du dehors : entre eux, les citoyens ne disputaient que de vertu. Magnifiques dans le culte des dieux, économes dans leur intérieur, nos pères étaient fidèles à l’amitié. Intrépidité dans les combats, équité lorsque la paix succédait à la guerre, tel était le double fondement de la prospérité publique et privée. Et, à cet égard, je trouve des exemples bien frappants : plus souvent dans la guerre on en a puni pour avoir attaqué l’ennemi contre l’ordre du général, ou quitté trop tard le champ de bataille, que pour s’être permis d’abandonner leur drapeau ou de céder du terrain à un ennemi victorieux. Dans la paix ils faisaient sentir leur autorité plutôt par des bienfaits que par la crainte ; offensés, ils aimaient mieux pardonner que punir (23).
X. Mais, une fois que, par son énergie et son équité, la république se fut agrandie ; qu’elle eut vaincu des rois puissants, subjugué des nations farouches et de grands peuples ; que Carthage, rivale de l’empire romain (24), eut péri sans retour, que toutes les mers nous furent ouvertes, la fortune ennemie commença à se montrer cruelle, à tout troubler. Les mêmes hommes qui avaient supporté sans peine les travaux, les dangers, l’incertitude et la rigueur des événements ne trouvèrent dans le repos et dans les richesses, objets d’envie pour les autres, qu’embarras et misère. D’abord s’accrut la soif de l’or, puis celle du pouvoir : telle fut la source de tous les maux. L’avarice, en effet, étouffa la bonne foi, la probité et toutes les autres vertus ; à leur place elle inspira l’orgueil, la cruauté, l’oubli des dieux, la vénalité. L’ambition força nombre d’hommes à la fausseté, leur apprit à renfermer leur pensée dans leur cœur, pour en exprimer une autre par leur langage, à régler leurs amitiés ou leurs haines, non sur leurs sentiments, mais sur leurs intérêts, et à porter la bienveillance moins dans le cœur que sur le visage. Ces vices ne firent d’abord que de faibles progrès, et furent quelquefois punis. Bientôt, lorsque la contagion, semblable à la peste, eut partout fait invasion, un changement s’opéra dans la république : son gouvernement, si juste et si parfait, devint cruel et intolérable.
XI. Cependant l’ambition plutôt que la cupidité tourmenta d’abord les cœurs. Ce vice, en effet, a plus d’affinité avec la vertu ; car la gloire, les honneurs, le pouvoir, l’homme de bien et le méchant les recherchent également ; mais le premier veut y parvenir par la bonne voie ; le second, au défaut des moyens honorables, prétend y arriver par la ruse et l’intrigue. La cupidité fait sa passion des richesses (25), que le sage ne convoita jamais : ce vice, comme imprégné d’un venin dangereux, énerve le corps et l’âme la plus virile : il est sans bornes, insatiable ; ni l’opulence ni la pauvreté ne peuvent le corriger. Mais, après que L. Sylla, dont les armes avaient reconquis la république (26), eut fait à de louables commencements succéder de funestes catastrophes, on ne vit que rapine et brigandage : l’un de convoiter une maison, l’autre un champ ; les vainqueurs, ne connaissant ni mesure ni pudeur, se portent aux plus infâmes, aux plus cruels excès contre des citoyens. Ajoutez que L. Sylla, pour s’attacher l’armée qu’il avait commandée en Asie, l’avait laissée vivre dans le relâchement et la licence. L’oisiveté de séjours enchanteurs, voluptueux, avait facilement énervé la mâle rudesse du soldat. Là, commença, pour l’armée romaine, l’habitude de faire l’amour et de boire, la passion des statues, des tableaux, des vases ciselés, l’usage de les enlever aux particuliers et au public (27), de dépouiller les temples, et de ne respecter ni le sacré ni le profane. Aussi de tels soldats, après la victoire, n’ont-ils rien laissé aux vaincus. Et en effet, si la prospérité fait chanceler l’âme des sages, comment, avec leur dépravation, ces hommes-là auraient-ils usé modérément de la victoire ?
XII. Dès que les richesses eurent commencé à être honorées, et qu’à leur suite vinrent distinctions, dignités, pouvoir, la vertu perdit son influence, la pauvreté devint un opprobre, et l’antique simplicité fut regardée comme une affectation malveillante. Par les richesses on a vu se répandre parmi notre jeunesse, avec l’orgueil, la débauche et la cupidité ; puis les rapines, les profusions, la prodigalité de son patrimoine, la convoitise de la fortune d’autrui, l’entier mépris de l’honneur, de la pudicité, des choses divines et humaines, des bienséances et de la modération. C’est chose curieuse, après avoir vu construites, à Rome et dans nos campagnes, ces maisons qu’on prendrait pour des villes, d’aller visiter ensuite les temples érigés aux dieux par nos pères, les plus religieux des mortels !
Mais leur piété faisait l’ornement des temples, et leur gloire celui de leurs demeures : ils n’enlevaient aux ennemis que le pouvoir de nuire ; mais les Romains d’aujourd’hui, les plus lâches des hommes, mettent le comble à leurs attentats en enlevant à des alliés ce qu’après la victoire nos braves ancêtres avaient laissé à des ennemis : on dirait que commettre l’injustice est pour eux le véritable usage de la puissance.
XIII. Pourquoi rappellerais-je ici des choses incroyables pour quiconque ne les a pas vues : des montagnes aplanies, des mers couvertes de constructions (28) par maints particuliers ? Ces gens-là me semblent s’être joués de leurs trésors ; car, pouvant en jouir avec sagesse, ils se dépêchaient d’en faire un honteux abus. Dans leurs débauches, dans leurs festins, dans toutes leurs dépenses, mêmes dérèglements. Les hommes se prostituaient comme des femmes, et les femmes affichaient leur impudicité. Pour leur table, ils mettaient à contribution toutes les terres et toutes les mers (29), ils dormaient sans besoin de sommeil, n’attendant pas la faim, la soif, la lassitude, en un mot en prévenant tous les besoins. Après avoir, en ces débordements, consumé son patrimoine, la jeunesse se précipitait dans le crime. Une fois imbue de ces habitudes perverses, l’âme se passait difficilement de ces vaines fantaisies ; de là une ardeur immodérée pour rechercher tous les moyens d’acquérir et de dépenser.
XIV. Au sein d’une ville si grande et si corrompue, Catilina (et rien n’était plus naturel) vit se grouper autour de lui tous les vices et tous les crimes : c’était là son cortége. Le libertin, l’adultère qui, par l’ivrognerie, le jeu, la table, la débauche, avait dissipé son patrimoine ; tout homme qui s’était abîmé de dettes pour se racheter d’une bassesse ou d’un crime ; en un mot, tout ce qu’il pouvait y avoir dans la république de parricides, de sacriléges, de repris de justice, ou qui, pour leurs méfaits, redoutaient ses sentences ; comme aussi ceux dont la main et la langue parjure, exercées au meurtre des citoyens, soutenaient l’existence ; tous ceux enfin que tourmentaient l’infamie, la misère ou le remords (30), c’étaient là les compagnons, les familiers de Catilina. Et, si quelqu’un, encore pur de crime, avait le malheur de se lier avec lui d’amitié, entraîné par la séduction de son commerce journalier, il ne tardait pas à devenir en tout semblable aux autres. Mais c’était surtout des jeunes gens que Catilina recherchait l’intimité (31) : ces âmes tendres et flexibles à cette époque de la vie se laissaient prendre facilement à ses piéges : car, selon le goût de leur âge qui dominait en eux, aux uns il procurait des courtisanes ; pour les autres il achetait des chiens et des chevaux ; enfin il ne ménageait ni l’or ni les plus honteuses complaisances pour les avoir dans sa dépendance et à sa dévotion. Quelques-uns, je le sais, en ont conclu que les jeunes gens qui fréquentaient la maison de Catilina n’y conservaient guère leur chasteté ; mais des conjectures tirées d’autres faits, sans qu’on pût alléguer rien de positif, avaient seules donné lieu à ce bruit.
XV. Et, en effet, livré dès son adolescence à d’affreux désordres, Catilina avait séduit une vierge de noble famille (32), puis une vestale (33), et commis maints excès également contraires aux lois et à la religion. Plus tard, il s’éprit d’amour pour Aurélia Orestilla, chez qui, hors la beauté, jamais honnête homme ne trouva rien de louable. Mais, craignant un fils déjà grand qu’il avait eu d’un premier mariage, Orestilla hésitait à l’épouser ; il tua, assure-t-on, ce fils, et il passe pour constant que, par la mort de ce fils, il ouvrit ainsi dans sa maison un champ libre à cet horrible hymen (34). Ce forfait, si je ne me trompe, a été l’un des principaux motifs qui lui firent hâter son entreprise : cette âme impure, ennemie des dieux et des hommes, ne pouvait trouver de repos ni dans la veille ni dans le sommeil, tant le remords faisait de ravages dans ce cœur bourrelé ! Son teint pâle, son affreux regard, sa démarche tantôt lente, tantôt précipitée, tout, en un mot, dans ses traits, dans l’expression de son visage, annonçait le trouble de son cœur.
XVI. Quant à cette jeunesse qu’il avait su gagner par ses séductions, comme je viens de le dire, il avait mille manières de la former au crime. De quelques-uns il disposait comme faussaires et faux témoins : honneur, fortune, périls, ils devaient tout sacrifier, tout mépriser. Puis, quand il les avait perdus de réputation et avilis, il leur commandait des crimes plus importants. Manquait-il dans le moment de prétexte pour faire le mal, il leur faisait surprendre, égorger comme des ennemis ceux dont il n’avait point à se plaindre ; ainsi, de peur que l’inaction n’engourdît leur bras ou leur cœur, il aimait mieux être méchant et cruel sans nécessité. Comptant sur de tels amis, sur de tels associés, alors que par tout l’empire les citoyens étaient écrasés de dettes, et que les soldats de Sylla, la plupart ruinés par leurs profusions, encore pleins du souvenir de leurs rapines et de leur ancienne victoire, ne désiraient que la guerre civile, Catilina forma le projet d’asservir la république. D’armée, point en Italie : Cn. Pompée (35) faisait la guerre aux extrémités de la terre : pour Catilina enfin, grand espoir de briguer le consulat (36) : le sénat sans défiance ; partout une tranquillité, une sécurité entières : toutes circonstances singulièrement favorables à Catilina.
XVII. Ce fut donc vers les calendes de juin, sous le consulat de L. César et de C. Figulus, qu’il commença à s’ouvrir séparément à chacun de ses amis : encourageant les uns, sondant les autres ; leur montrant ses moyens, la république sans défense, et les grands avantages attachés au succès de la conjuration. Dès qu’il s’est suffisamment assuré des dispositions de chacun, il réunit en assemblée tous ceux qui étaient les plus obérés et les plus audacieux. Il s’y trouva, de l’ordre des sénateurs, P. Lentulus Sura (37), P. Autronius, L. Cassius Longinus, C. Cethegus, P. et Ser. Sulla, tous deux fils de Servius, L. Vargunteius, Q. Annius, M. Porcius Léca, L. Bestia, Q. Curius ; puis, de l’ordre des chevaliers, M. Fulvius Nobilior (38), L. Statilius, P. Gabinius Capiton, C. Cornélius ; en outre, plusieurs personnes des colonies et des municipes, tenant aux premières familles de leur pays. L’entreprise comptait encore d’autres complices, mais un peu plus secrets, nobles personnages dirigés par l’espoir de dominer, plutôt que par l’indigence ou par quelque autre nécessité de position. Au reste, presque toute la jeunesse romaine, surtout les nobles, favorisaient les desseins de Catilina. Pouvant au sein du repos vivre avec magnificence et dans la mollesse, ils préféraient au certain l’incertain, et la guerre à la paix. Quelques-uns même ont cru dans le temps que M. Licinius Crassus (39) n’avait point ignoré le complot ; et que, mécontent de voir à la tête d’une grande armée Pompée qu’il détestait, il voulait à sa puissance en opposer une autre, quelle qu’elle fût. Il se flattait d’ailleurs, si la conspiration réussissait, de devenir facilement le chef du parti. Mais déjà, auparavant, quelques hommes avaient formé une conjuration dans laquelle était Catilina. Je vais en parler le plus fidèlement qu’il me sera possible.
XVIII. Sous le consulat de L. Tullus et de M. Lepidus (40), les consuls désignés, P. Autronius et P. Sylla, convaincus d’avoir violé les lois sur la brigue, avaient été punis. Peu de temps après, Catilina, accusé de concussion, se vit exclu de la candidature au consulat, faute d’avoir pu se mettre sur les rangs dans le délai fixé par la loi. Il y avait alors à Rome un jeune noble, Cn. Pison (41), d’une audace sans frein, plongé dans l’indigence, factieux et poussé au bouleversement de l’État autant par sa détresse que par sa perversité naturelle. Ce fut à lui que, vers les nones de décembre (42), Catilina et Autronius s’ouvrirent du dessein qu’ils avaient formé d’assassiner dans le Capitole, aux calendes de janvier (43), les consuls L. Cotta et L. Torquatus. Eux devaient prendre les faisceaux, et envoyer Pison avec une armée pour se rendre maître des deux Espagnes. Ce complot découvert, les conjurés remirent leur projet de massacre aux nones de février (44) : car ce n’étaient pas seulement les consuls, c’étaient presque tous les sénateurs que menaçaient leurs poignards. Si, à la porte du sénat, Catilina ne s’était trop hâté de donner le signal à ses complices, ce jour eût vu se consommer le pire forfait qui se fût encore commis depuis la fondation de Rome. Mais, comme il ne se trouva pas assez de conjurés avec des armes, cette circonstance fit échouer le projet.
XIX. Plus tard Pison, nommé à la questure, fut envoyé avec le titre de propréteur dans l’Espagne citérieure, par le crédit de Crassus, qui le savait ennemi de Pompée. Le sénat, d’ailleurs, lui avait sans peine accordé une province ; d’un autre côté, il était bien aise d’écarter du sein de la république un homme taré ; d’une autre part, les gens de bien (45) se flattaient généralement de trouver en lui un appui ; car déjà la puissance de Cn. Pompée commençait à paraître redoutable. Mais, dans sa province, Pison fut tué, durant une marche, par quelques cavaliers espagnols de son armée. Il en est qui prétendent que ces barbares n’avaient pu supporter l’injustice, la hauteur, la dureté de son commandement : selon d’autres, ses cavaliers, anciens et dévoués clients de Cn. Pompée (46), avaient exécuté ses ordres en massacrant Pison ; et jamais jusqu’alors les Espagnols n’avaient commis un tel attentat, bien que par le passé ils eussent eu beaucoup à souffrir du despotisme et de la cruauté. Pour nous, laissons ce fait dans le doute : en voilà assez sur la première conjuration.
XX. Catilina, voyant rassemblés ceux que j’ai nommés tout à l’heure, bien qu’il eût eu avec chacun d’eux de longues et fréquentes conférences, n’en croit pas moins utile de leur adresser une exhortation en commun. Il les conduit dans l’endroit le plus retiré de sa maison ; et là, sans témoins, il leur tient ce discours :
« Si votre courage (47) et votre dévouement m’étaient moins connus, en vain une occasion favorable se serait présentée ; en vain de hautes espérances et la domination seraient entre mes mains ; et moi je n’irais pas, me confiant à des hommes faibles et sans caractère, poursuivre l’incertain pour le certain. Mais souvent, et dans des circonstances décisives, j’ai reconnu votre énergie et votre dévouement à ma personne ; j’ai donc osé concevoir l’entreprise la plus vaste et la plus glorieuse : d’ailleurs, prospérités et disgrâces, tout entre nous, vous me l’avez prouvé, est commun ; car avoir les mêmes volontés, les mêmes répugnances, voilà ce qui constitue une amitié solide.
Le projet que j’ai formé, déjà vous en avez tous été instruits en particulier. Oui, de jour en jour s’enflamme mon courage, lorsque je considère quelle existence nous est réservée si nous ne savons conquérir notre liberté. Depuis que le gouvernement est tombé aux mains et au pouvoir d’un petit nombre d’hommes puissants, les rois, les tétrarques, sont devenus leurs tributaires : les peuples, les nations, leur payent des impôts ; et nous autres, tous tant que nous sommes, pleins de courage, de vertu, nobles ou roturiers, nous avons été une vile populace, sans crédit, sans influence, à la merci de ceux que nous ferions trembler si la république était ce qu’elle doit être. Aussi crédit, puissance, honneurs, richesses, tout est pour eux et pour leurs créatures : à nous ils laissent les exclusions, les accusations, les condamnations, l’indigence.
Jusques à quand, ô les plus courageux des hommes ! souffrirez-vous de tels affronts ? Ne vaut-il pas mieux mourir avec courage que de perdre honteusement une vie misérable et déshonorée, après avoir servi de jouet à l’orgueil de nos tyrans ? Mais qu’ai-je dit ; j’en atteste les dieux et les hommes ! la victoire est dans nos mains ; nous avons la force de l’âge, la vigueur de l’âme ; chez eux, au contraire, surchargés d’ans et de richesses, tout a vieilli. Il ne s’agit que de mettre la main à l’œuvre, le reste ira de soi-même. En effet, qui peut, s’il a un cœur d’homme, les voir sans indignation regorger de richesses, qu’ils prodiguent à bâtir sur la mer, à aplanir des montagnes, tandis que nous manquons des choses les plus nécessaires à la vie ? à élever deux palais (48) ou plus à la suite l’un de l’autre, tandis que nous n’avons nulle part un foyer domestique ? Ils ont beau acheter tableaux, statues, vases précieux, élever pour abattre, puis reconstruire après, enfin prodiguer, tourmenter leur or de mille manières, jamais, en dépit de leurs extravagances, ils ne peuvent triompher de leurs trésors. Et pour nous, misère à la maison, dettes au dehors, embarras présent, perspective plus affreuse encore. Que nous reste-t-il enfin, sinon le misérable souffle qui nous anime ? Que ne sortez-vous donc de votre léthargie ? La voilà, la voilà, cette liberté que vous avez si souvent désirée : avec elle les richesses, la considération, la gloire, sont devant vos yeux, toutes récompenses que la fortune réserve aux vainqueurs. L’entreprise elle-même, l’occasion, vos périls, votre détresse, les magnifiques dépouilles de la guerre, tout, bien plus que mes paroles, doit exciter votre courage. Général ou soldat, disposez de moi : ni ma tête ni mon bras ne vous fera faute. Tels sont les projets que, consul, j’accomplirai, j’espère, avec vous, à moins que ma confiance ne m’abuse, et que vous ne soyez plus disposés à obéir qu’à commander. »
XXI. Après avoir entendu ce discours, ces hommes qui, avec tous maux en abondance, n’avaient ni bien ni espérance aucune, et pour qui c’était déjà un grand avantage de troubler la paix publique, ne se mettent pas moins la plupart à demander à Catilina quel était son but, quelles seraient les chances de la guerre, le prix de leurs services, et quelles étaient partout les forces et les espérances du parti. Alors Catilina leur promet l’abolition des dettes, la proscription des riches, les magistratures, les sacerdoces, le pillage, et tous les autres excès qu’autorisent la guerre et l’abus de la victoire. En outre il leur confie que Pison dans l’Espagne citérieure, et P. Sitlius de Nucérie (49), à la tête d’une armée en Mauritanie, prennent part à ses projets : C. Antonius (50) briguait le consulat ; il espérait l’avoir pour collègue ; c’était son ami intime, pressé d’ailleurs par tous les besoins ; avec lui, une fois consul, il donnera le signal d’agir. À ces promesses il joint mille imprécations contre tous les gens de bien ; puis, appelant par son nom chacun des conjurés, il les comble de louanges : à l’un il parle de son indigence, à l’autre de sa passion favorite, à plusieurs des poursuites et de l’infamie qui les menacent, à beaucoup de la victoire de Sylla et du butin qu’elle leur avait procuré. Lorsqu’il voit tous les esprits enflammés, il leur recommande d’appuyer sa candidature, et congédie l’assemblée.
XXII. On disait dans le temps qu’après avoir prononcé son discours Catilina, voulant lier par un serment les complices de son crime, fit passer à la ronde des coupes remplies de sang humain (51) mêlé avec du vin ; puis, lorsqu’en proférant des imprécations ils en eurent tous goûté, comme cela se pratique dans les sacrifices, Catilina s’ouvrit à eux de ses projets. Son but était, disait-on, d’avoir une plus forte garantie de leur discrétion réciproque par la complicité d’un si noir forfait. Plusieurs cependant regardaient cette anecdote et beaucoup d’autres semblables comme inventées par ceux qui, dans l’espoir d’affaiblir la haine qui, dans la suite, s’éleva contre Cicéron, exagéraient l’atrocité du crime dont il avait puni les auteurs. Quant à moi, ce fait si grave ne m’a jamais paru suffisamment prouvé.
XXIII. Dans cette réunion se trouvait Q. Curius, d’une maison sans doute assez illustre, mais couvert de crimes et d’opprobre : les censeurs l’avaient chassé du sénat pour ses infamies. Chez lui la forfanterie n’était pas moindre que l’audace ; incapable de taire ce qu’il avait appris, il l’était également de cacher ses propres crimes ; enfin, dans ses conversations comme dans ses actions, il n’avait ni règle ni mesure. Il entretenait depuis longtemps un commerce adultère avec Fulvie (52), femme d’une naissance distinguée. Se voyant moins bien traité par elle depuis que l’indigence l’avait rendu moins généreux, tantôt prenant un air de triomphe, il lui promettait monts et merveilles, tantôt il la menaçait d’un poignard si elle ne se rendait à ses désirs ; en somme, il avait avec elle un ton plus arrogant que de coutume. Fulvie, ayant pénétré la cause de procédés si extraordinaires, ne crut pas devoir garder le secret sur le danger qui menaçait la république ; mais, sans nommer son auteur, elle raconte à plusieurs personnes ce qu’elle sait, n’importe comment, de la conjuration de Catilina. Ce fut cette circonstance surtout qui entraîna tous les esprits à confier le consulat à M. Tullius Cicéron : dans tout autre moment, l’orgueil de la noblesse se serait révolté d’un pareil choix : elle aurait cru le consulat profané, si, même avec un mérite supérieur, un homme nouveau l’avait obtenu ; mais, à l’approche du péril, l’envie et l’orgueil se turent (53).
XXIV. Les comices, s’étant donc réunis, proclamèrent consuls M. Tullius et C. Antonius. Ce choix jeta d’abord la consternation parmi les conjurés. Mais la fureur de Catilina n’en fut point calmée ; c’étaient chaque jour au contraire de nouvelles mesures, des amas d’armes faits en Italie dans des localités favorables à ses projets, de l’argent emprunté par son crédit ou par celui de ses amis pour l’envoyer à Fésules à un certain Mallius (54), qui plus tard fut le premier à en venir aux mains. Ce fut alors, dit-on, que Catilina engagea dans son parti un nombre considérable d’hommes de toutes les classes. Il s’attacha même quelques femmes (55), qui d’abord avaient trouvé dans la prostitution le moyen de faire grande dépense ; mais, l’âge ayant mis des bornes à leurs bénéfices, sans en mettre à leur luxe, elles avaient contracté des dettes énormes. Par ces femmes, Catilina comptait soulever les esclaves dans la ville, incendier Rome, faire entrer leurs maris dans son parti, sinon les égorger.
XXV. Parmi elles était Sempronie (56), qui avait commis maints forfaits, d’une audace virile (57). Pour la naissance et pour la beauté, comme du côté de son mari et de ses enfants, elle n’avait eu qu’à se louer de la fortune. Savante dans la littérature grecque et latine, elle chantait et dansait avec une perfection peu séante à une femme honnête ; elle y joignait bien d’autres talents, qui sont des instruments de volupté, et à la décence et à la pudeur elle préféra toujours les plaisirs. De son argent ou de sa réputation, que ménageait-elle le moins ? c’est un point que malaisément on déciderait : tellement emportée par le libertinage, qu’elle cherchait plutôt les hommes qu’elle n’en était recherchée. Souvent, au reste, avant la conjuration, elle avait violé sa foi, nié des dépôts, trempé dans des assassinats : la débauche et l’indigence l’avaient précipitée de crime en crime. Avec tout cela, d’un esprit agréable, sachant faire des vers, manier la plaisanterie, se plier tour à tour au ton de la modestie, de la sensibilité, du libertinage ; du reste, toujours remplie d’enjouement et de grâces.
XXVI. Ses dispositions prises, Catilina n’en sollicitait pas moins le consulat pour l’année suivante (58), espérant que, s’il était consul désigné, il trouverait dans C. Antonius un instrument docile. Cependant il ne restait pas dans l’inaction, et il cherchait tous les moyens possibles d’attenter à la vie de Cicéron. Celui-ci, de son côté, pour se garantir, ne manquait ni de ruse ni d’astuce. Dès le commencement de son consulat, il avait, par le moyen de Fulvie, obtenu, à force de promesses, que Q. Curius, dont je viens de parler, l’instruirait des desseins de Catilina. En outre, en donnant à son collègue C. Antonius l’assurance d’un gouvernement (59), il l’avait déterminé à ne point prendre parti contre la république. Il avait autour de sa personne une escorte d’amis et de clients, qui, sans en avoir l’air, veillaient à sa sûreté. Lorsque le jour des comices fut venu, et que Catilina n’eut réussi ni dans sa demande du consulat ni dans les embûches qu’il avait dressées au Champ-de-Mars contre Cicéron (60), il résolut d’en venir à la guerre ouverte et de tenter les derniers coups, puisque toutes ses manœuvres clandestines avaient tourné à son désavantage et à sa confusion.
XXVII. Il envoie donc C. Mallius à Fésules (61) et dans cette partie de l’Étrurie qui l’avoisine ; dans le Picénum, un certain Septimius de Camerte (62) ; et dans l’Apulie, C. Julius (63) ; enfin, d’autres conjurés en divers endroits, où il les juge le plus utiles à ses desseins (64). Cependant, à Rome, il mène de front diverses intrigues, tendant des pièges au consul, disposant tout pour l’incendie, plaçant des hommes armés dans des postes avantageux ; lui-même, portant des armes, ordonne aux uns d’en faire autant, exhorte les autres à se tenir toujours en haleine et prêts à agir : jour et nuit infatigable, il ne dort point, il est insensible à la fatigue et à l’insomnie (65) ; enfin, voyant que tant d’activité ne produit aucun résultat, il charge M. Porcius Léca (66) de rassembler une seconde fois les principaux conjurés au milieu de la nuit : alors, après s’être plaint de leur manque d’énergie, il leur apprend que d’avance il a dépêché Mallius vers cette multitude d’hommes qu’il avait disposés à prendre les armes ; qu’il a dirigé d’autres chefs sur d’autres lieux favorables, pour commencer les hostilités ; lui-même désire vivement partir pour l’armée dès que préalablement il se sera défait de Cicéron : cet homme était le plus grand obstacle à ses desseins.
XXVIII. Tandis que tous les autres s’effrayent ou balancent, C. Cornélius, chevalier romain, offre son ministère ; à lui se joint L. Vargunteius, sénateur, et ils arrêtent que, cette nuit même, dans peu d’instants, ils se rendront avec des hommes armés chez Cicéron, comme pour le saluer, et que, le surprenant ainsi chez lui à l’improviste et sans défense, il le feront tomber sous leurs coups. Curius, voyant de quel danger est menacé Cicéron, lui fait aussitôt savoir par Fulvie le coup qui se prépare. Les conjurés, trouvant la porte fermée, en furent pour la honte d’avoir médité un forfait odieux. Cependant Mallius, dans l’Étrurie, excitait à la révolte le peuple, qui, par misère et par esprit de vengeance, désirait une révolution, ayant, sous la domination de Sylla, perdu ses terres et tous ses biens. Mallius ameuta en outre les brigands de toute espèce qui affluaient dans cette contrée, et quelques soldats des colonies de Sylla, auxquels la débauche et le luxe n’avaient rien laissé de leurs immenses rapines.
XXIX. À la nouvelle de ces mouvements, Cicéron, doublement inquiet, car il ne lui était plus possible par ses propres moyens de défendre plus longtemps Rome contre tous ces complots, et il n’avait pas de renseignements assez positifs sur la force et sur la destination de l’armée de Mallius, rend compte au sénat de ce qui n’était déjà que trop connu par la rumeur publique. Le sénat, se conformant à l’usage reçu dans les circonstances périlleuses, décrète que « les consuls prendront des mesures pour que la république n’éprouve aucun dommage (67) ». Cette puissance suprême que, d’après les institutions de Rome, le sénat confère au magistrat, consiste à lever des troupes, à faire la guerre, à contenir dans le devoir, par tous les moyens, les alliés et les citoyens, à exercer souverainement, tant à Rome qu’au dehors, l’autorité civile et militaire. Dans tout autre cas, sans l’ordre exprès du peuple, aucune de ces prérogatives n’est attribuée au consul.
XXX. Peu de jours après, le sénateur L. Sénius lut dans le sénat une lettre (68) qu’il dit lui avoir été apportée de Fésules. On lui mandait que, le sixième jour avant les calendes de novembre (69), Mallius avait pris les armes à la tête d’un nombre immense d’habitants. En même temps, comme il arrive d’ordinaire en de telles conjonctures, les uns annoncent des prodiges (70) ; d’autres, des rassemblements, des transports d’armes ; enfin que, dans Capoue et dans l’Apulie, on fomente une guerre d’esclaves. Un décret du sénat envoie donc Q. Marcius Rex (71) à Fésules, et Q. Metellus Creticus dans l’Apulie et dans les pays voisins. Ces deux généraux victorieux restaient aux portes de Rome, n’ayant pu encore obtenir les honneurs du triomphe, par les cabales de quelques hommes habitués à trafiquer de l’équité comme de l’injustice. D’un autre côté, sont envoyés à Capoue Q. Pompeius Rufus (72), et dans le Picénum Q. Metellus Céler (73), tous deux préteurs, avec l’autorisation « de lever une armée selon les circonstances et le danger ». On décrète en outre que « quiconque aura donné des indices sur la conjuration dirigée contre la république, recevra, s’il est esclave, la liberté et cent mille sesterces (74) ; s’il est libre, deux cent mille sesterces, avec sa grâce en cas de complicité » : on ordonne aussi que « les troupes de gladiateurs seront disséminées à Capoue et dans d’autres municipes, selon leur importance, et que dans Rome seront établis de toutes parts des postes commandés par des magistrats subalternes ».
XXXI. Ces dispositions répandent le trouble parmi les citoyens ; l’aspect de Rome n’est plus reconnaissable. À ces transports de joie et de débauche, qu’avait fait naître une longue tranquillité, succède tout à coup une tristesse profonde. On court, on s’agite : plus d’asile, plus d’homme auquel on ose se confier : sans avoir la guerre, on n’a plus la paix ; chacun mesure à ses craintes l’étendue du péril. Les femmes, que la grandeur de la république n’avaient point accoutumées aux alarmes de la guerre, on les voit se désoler, lever au ciel des mains suppliantes, s’apitoyer sur leurs petits enfants, interroger chacun, s’épouvanter de tout, et, oubliant le faste et les plaisirs, désespérer d’elles et de la patrie. Cependant l’âme implacable de Catilina n’en poursuit pas moins ses projets, malgré ces préparatifs de défense, et bien que lui-même, en vertu de la loi Plautia (75), eût été interrogé par L. Paulus (76). Enfin, pour mieux dissimuler (77), et comme pour se justifier en homme provoqué par une accusation injurieuse, il se rend au sénat. Alors le consul M. Tullius, soit qu’il craignît la présence de Catilina, soit qu’il fût poussé par la colère, prononça un discours lumineux (78), et qui fut utile à la république ; il l’a publié depuis. Dès que Cicéron se fut assis, Catilina, fidèle à son rôle de dissimulation, les yeux baissés, d’une voix suppliante, conjura les sénateurs « de ne rien croire légèrement sur son compte : la noble maison dont il était sorti, la conduite qu’il avait tenue dès sa première jeunesse, lui permettant d’aspirer à tout (79), ils ne devaient pas penser qu’un patricien qui, à l’exemple de ses ancêtres, avait rendu de grands services au peuple romain, eût intérêt à la perte de la république, tandis qu’elle aurait pour sauveur M. Tullius, citoyen tout nouveau dans la ville de Rome ». Comme à ces traits contre Cicéron (80) il ajoutait d’autres injures, tous les sénateurs l’interrompent par leurs murmures, le traitent d’ennemi public et de parricide. Furieux, il s’écrie : « Puisque, environné d’ennemis, on me pousse vers l’abîme, j’éteindrai sous des ruines l’incendie qu’on me prépare (81) ».
XXXII. À ces mots il sort brusquement du sénat et rentre dans sa maison. Là, il roule mille projets dans son esprit ; considérant que ses entreprises contre le consul sont déjouées, que des gardes protègent la ville contre l’incendie, il juge que ce qu’il y a de mieux à faire est de renforcer son armée et de s’assurer, avant que l’enrôlement des légions soit achevé, de tout ce qui doit servir ses opérations de guerre. Il part donc au milieu de la nuit, et presque sans suite, pour le camp de Mallius ; mais il mande à Cethegus, à Lentulus, et à d’autres conjurés dont il connaissait l’activité et l’audace, d’employer tous les moyens pour fortifier le parti, hâter l’assassinat du consul, disposer le meurtre, l’incendie, et toutes les horreurs de la guerre : pour lui, dans peu de jours, il sera aux portes de la ville avec une grande armée.
XXXIII. Tandis que ces événements se passent à Rome, Mallius prend dans son armée des députés qu’il envoie vers Marcius Rex, avec un message ainsi conçu : « Nous en prenons les dieux et les hommes à témoin, général : ce n’est ni contre la patrie que nous avons pris les armes, ni contre la sûreté de nos concitoyens ; nous voulons seulement garantir nos personnes de l’oppression, nous malheureux, indigents, et qui, grâce aux violences et à la cruauté des usuriers, sommes la plupart sans patrie, tous sans considération et sans fortune. À aucun de nous il n’a été permis, selon la coutume de nos pères, d’invoquer la loi, et, après la perte de notre patrimoine, de sauver notre liberté personnelle : tant fut grande la barbarie des usurieurs et du préteur ! Souvent vos pères, touchés des maux du peuple romain, sont venus, par des décrets, au secours de son indigence ; et, naguère, nous avons pu voir le taux excessif des dettes amener, du consentement de tous les bons citoyens, la réduction à un quart pour cent (82). Souvent le peuple, mû par le désir de dominer, ou soulevé par l’orgueil des magistrats, se sépara des patriciens ; mais nous, nous ne demandons ni le pouvoir, ni les richesses, ces grands, ces éternels mobiles de guerre et de combats entre les mortels ; nous ne voulons que la liberté, à laquelle tout homme d’honneur ne renonce qu’avec la vie. Nous vous conjurons, vous et le sénat ; prenez en pitié de malheureux concitoyens : ces garanties de la loi, que nous a enlevées l’injustice du préteur, rendez-les-nous, et ne nous imposez point la nécessité de chercher en mourant les moyens de vendre le plus chèrement possible notre vie ».
XXXIV. À ce message, Q. Marcius répondit que « s’ils avaient quelque demande à faire au sénat, ils devaient mettre bas les armes, et se rendre à Rome comme suppliants ; que toujours le sénat et le peuple romain avaient montré assez de mansuétude et d’humanité pour que nul n’eût jamais en vain imploré son assistance ». Cependant Catilina, pendant qu’il est en route, écrit à la plupart des personnages consulaires et aux citoyens les plus recommandables « qu’en butte à de fausses accusations, et ne pouvant résister à la faction de ses ennemis, il cédait à la fortune et s’exilait à Marseille ; non qu’il se reconnût coupable d’un si grand crime, mais pour donner la paix à la république et ne point susciter de sédition par sa résistance ». Mais bien différentes étaient les lettres dont Q. Catulus fit lecture au sénat, et qu’il dit lui avoir été remises de la part de Catilina. En voici la copie :
XXXV. « L. Catilina, à Q. Catulus, salut. — Le rare dévouement dont vous m’avez donné des preuves, et qui m’est si précieux, me fait, dans l’imminence de mes périls, avoir confiance à la recommandation que je vous adresse. Ce n’est donc point l’apologie de ma nouvelle entreprise que je veux vous présenter ; c’est une explication que, sans avoir la conscience d’aucun tort, j’entreprends de vous donner, et certes vous ne manquerez pas de la trouver satisfaisante. Des injustices, des affronts, m’ont poussé à bout. Voyant que, privé du fruit de mes travaux et de mes services, je ne pouvais obtenir le rang convenable à ma dignité, j’ai pris en main, selon ma coutume, la cause commune des malheureux : non que je ne fusse en état d’acquitter avec mes biens mes engagements personnels, puisque, pour faire face à des engagements qui m’étaient étrangers, la générosité d’Orestilla et la fortune de sa fille ont été plus que suffisantes ; mais des hommes indignes étaient comblés d’honneurs sous mes yeux, tandis que, par une injuste prévention, je m’en voyais écarté. C’est par ce motif que, prenant un parti assez honorable dans ma disgrâce, j’ai embrassé l’espoir de conserver ce qui me restait de dignité. Je me proposais de vous en écrire davantage, mais l’on m’annonce qu’on prépare contre moi les dernières violences. Je n’ai que le temps de vous recommander Orestilla, et je la confie à votre foi. Protégez-la contre l’oppression, je vous en supplie par vos enfants. Adieu ».
XXXVI. Catilina s’arrêta quelques jours chez C. Flaminius Flamma, sur le territoire d’Arretium, pour distribuer des armes à tout le voisinage, déjà préparé à la révolte ; puis, avec les faisceaux et les autres insignes du commandement, il se rendit au camp de Mallius. Dès qu’on en fut instruit à Rome, le sénat déclare (83) « Catilina et Mallius ennemis de la république : à la foule de leurs partisans, il fixe le jour avant lequel ils pourront, en toute sûreté, mettre bas les armes ; il n’excepte que les condamnés pour crime capital. » On décrète en outre « que les consuls feront des levées ; qu’Antoine, à la tête de l’armée, se mettra sans délai à la poursuite de Catilina, et que Cicéron restera à la défense de la ville ». Combien dans cette conjoncture l’empire romain me parut digne de compassion ! Du levant au couchant toute la terre soumise par ses armes lui obéissait ; au dedans, on avait à souhait paix et richesses, les premiers des biens aux yeux des mortels ; et cependant des citoyens s’obstinaient à se perdre, eux et la république ; car, malgré les deux décrets du sénat, il ne se trouva pas un seul homme, dans une si grande multitude, que l’appât de la récompense déterminât à révéler la conjuration, pas un qui désertât le camp de Catilina : tant était grande la force d’un mal qui, comme une contagion, avait infecté l’âme de la plupart des citoyens !
XXXVII. Et ces dispositions hostiles (84) n’étaient pas particulières aux complices de la conjuration : en général, dans tout l’empire, la populace, avide de ce qui est nouveau, approuvait l’entreprise de Catilina, et en cela elle suivait son penchant habituel ; car toujours, dans un état, ceux qui n’ont rien portent envie aux honnêtes gens, exaltent les méchants, détestent les vieilles institutions, en désirent de nouvelles, et, en haine de leur position personnelle, veulent tout bouleverser. De troubles, de séditions ils se repaissent sans nul souci, car la pauvreté se tire facilement d’affaire. Et quant au peuple de Rome, plus d’un motif le poussait vers l’abîme : d’abord, ceux qui, en quelque lieu que ce fût, se faisaient remarquer par leur bassesse et par leur audace ; d’autres aussi, qui, par d’infâmes excès, avaient dissipé leur patrimoine ; tous ceux enfin qu’une action honteuse ou un forfait avaient chassés de leur patrie étaient venus refluer sur Rome comme dans une sentine. En second lieu, beaucoup d’autres, se rappelant la victoire de Sylla, et voyant de simples soldats devenus, les uns sénateurs, les autres si riches, qu’ils passaient leur vie au sein de l’abondance et d’un faste royal, se flattaient, si eux-mêmes prenaient les armes, d’obtenir les mêmes avantages de la victoire. De plus, la jeunesse qui, dans les campagnes, n’avait, pour tout salaire du travail de ses mains que l’indigence à supporter, attirée par l’appât des largesses publiques et particulières, avait préféré l’oisiveté de Rome à un travail ingrat. Ceux-là et tous les autres subsistaient du malheur public. Aussi ne doit-on pas s’étonner que de tels hommes, indigents, sans mœurs, pleins de magnifiques espérances, vissent le bien de l’état là où ils croyaient trouver le leur. En outre, ceux dont Sylla vainqueur avait proscrit les pères, ravi les biens, restreint la liberté, n’attendaient pas dans des dispositions différentes l’événement de la guerre. Joignez à cela que tout le parti opposé au sénat aimait mieux voir l’état bouleversé que de perdre son influence : tant, après de longues années, ce fléau des vieilles haines s’était de nouveau propagé parmi les citoyens !
XXXVIII. En effet, dès que, sous le consulat de Cn. Pompée et de M. Crassus, la puissance tribunitienne eut été rétablie, de jeunes hommes, se voyant tout à coup revêtus de cette haute dignité, commencèrent, avec toute la fougue de leur âge, à déclamer contre le sénat, à agiter le peuple ; bientôt, par leurs largesses et leurs promesses, ils l’animent de plus en plus ; et c’est ainsi qu’ils obtenaient la célébrité et la puissance. Contre eux luttaient de toute leur influence la plupart des nobles, en apparence pour le sénat, en réalité pour leur propre grandeur ; car, à parler sans détour, tous ceux qui, dans ces temps-là, agitèrent la république sous des prétextes honorables, les uns comme pour défendre les droits du peuple, les autres pour rendre prépondérante l’autorité du sénat, n’avaient en vue, quoiqu’ils alléguassent le bien public, que leur puissance personnelle. Il n’y avait dans ce débat ni modération ni mesure ; chacun des deux partis usa cruellement de la victoire.
XXXIX. Mais, après que Cn. Pompée eut été chargé de la guerre maritime et de celle contre Mithridate, l’influence du peuple diminua, et la puissance d’un petit nombre s’accrut. Magistratures, gouvernements, tous les honneurs étaient à eux : inviolables, comblés d’avantages, ils passaient leur vie sans alarmes, et par la terreur des condamnations, ils empêchaient les autres citoyens d’agiter le peuple pendant leur magistrature. Mais, dès que, grâce à la fluctuation des partis, l’espoir d’un changement fut offert, le vieux levain de la haine se réveilla dans ces âmes plébéiennes ; et si, d’un premier combat, Catilina fût sorti vainqueur, ou que, du moins, le sort en eût été douteux, il est certain que les plus grands désastres auraient accablé la république ; on n’eût pas permis aux vainqueurs de jouir longtemps de leur triomphe : profitant de leur lassitude et de leur épuisement, un ennemi plus puissant leur eût enlevé la domination et la liberté.
On vit alors plusieurs citoyens étrangers à la conjuration partir d’abord pour le camp de Catilina : de ce nombre était Aulus Fulvius (85), fils du sénateur, que son père fit arrêter en chemin, et mettre à mort. Dans le même temps, à Rome, Lentulus, conformément aux instructions de Catilina, sollicitait par lui-même ou par d’autres tous ceux que leur caractère ou l’état de leur fortune semblait disposer à une révolution : il s’adressait non seulement aux citoyens, mais aux hommes de toute autre classe, pourvu qu’ils fussent propres à la guerre.
XL. Il charge donc un certain P. Umbrenus (86) de s’aboucher avec les députés des Allobroges (87), et de les engager, s’il lui est possible, à prendre parti pour eux dans cette guerre. Il pensait qu’accablés du fardeau des dettes, tant publiques que particulières, belliqueux d’ailleurs, comme toute la nation gauloise, ils pourraient facilement être amenés à une telle résolution. Umbrenus, qui avait fait le commerce dans la Gaule, connaissait presque tous les principaux citoyens des grandes villes, et il en était connu. Sans perdre donc un instant, la première fois qu’il voit les députés dans le Forum, il leur fait quelques questions sur la situation de leur pays ; puis, comme s’il déplorait leur sort, il en vient à leur demander « quelle fin ils espèrent à de si grands maux « . Dès qu’il les voit se plaindre de l’avidité des gouverneurs, accuser le sénat, dans lequel ils ne trouvaient aucun secours, et n’attendre plus que la mort pour remède à leurs misères : » Eh bien ! leur dit-il, si vous voulez seulement être des hommes, je vous indiquerai le moyen de vous soustraire à tant de maux ». À ces paroles, les Allobroges, pleins d’espérance, supplient Umbrenus d’avoir pitié d’eux ; rien de si périlleux ni de si difficile qu’ils ne soient prêts à tenter avec ardeur, si c’est un moyen de libérer leur patrie du fardeau des dettes. Umbrenus les conduit dans la maison de D. Brutus (88) : elle était voisine du Forum, et on n’y était pas étranger au complot, à cause de Sempronia ; car, dans ce moment, Brutus était absent de Rome. Il fait aussi venir Gabinius, afin de donner plus de poids à ce qu’il va dire, et, en sa présence, il dévoile la conjuration, nomme les complices, et même un grand nombre d’hommes de toutes les classes tout à fait innocents, afin de donner aux députés plus de confiance : ceux-ci lui promettent leur concours ; il les congédie.
XLI. Les Allobroges furent longtemps incertains sur le parti qu’ils devaient prendre. D’un côté leurs dettes, leur penchant pour la guerre, les avantages immenses qu’on espérait de la victoire ; de l’autre la supériorité des forces, des mesures infaillibles, et, pour un espoir très douteux, des récompenses certaines. Après qu’ils eurent ainsi tout pesé, la fortune de la république l’emporta enfin. Ils révèlent donc tout ce qu’ils ont entendu à Q. Fabius Sanga, qui était le principal patron de leur pays. Cicéron, instruit du complot par Sanga (89), ordonne aux députés de feindre le plus grand zèle pour la conjuration, de se mettre en rapport avec le reste des complices, de leur prodiguer les promesses, et de ne rien négliger pour acquérir les preuves les plus évidentes de leur projet.
XLII. Vers ce même temps il y eut des mouvements dans la Gaule citérieure et ultérieure, le Picénum, le Bruttium et l’Apulie. En effet, les émissaires que Catilina avait précédemment envoyés voulant, avec irréflexion et comme par esprit de vertige, tout faire à la fois, tenir des assemblées nocturnes, transporter des armes et des traits, presser, mettre tout en mouvement, causent plus d’alarmes que de danger. Il y en eut un grand nombre que le préteur Q. Metellus Celer, après avoir, en vertu d’un sénatus-consulte, informé contre eux, fit jeter en prison. Semblable mesure fut prise dans la Gaule ultérieure par C. Murena (90), qui gouvernait cette province en qualité de lieutenant.
XLIII. À Rome, Lentulus et les autres chefs de la conjuration, ayant, à ce qu’ils croyaient, des forces suffisantes, avaient décidé qu’aussitôt l’arrivée de Catilina sur le territoire de Fésules L. Bestia (91), tribun du peuple, convoquerait une assemblée pour se plaindre des harangues de Cicéron, et rejeter sur cet estimable consul (92) tout l’odieux d’une guerre si désastreuse. C’était le signal auquel, dès la nuit suivante, la foule des conjurés devait exécuter ce que chacun d’eux avait à faire. Voici, dit-on, comment les rôles étaient distribués : Statilius et Gabinius, avec une nombreuse escorte, devaient dans le même moment mettre le feu à douze endroits convenables dans Rome, afin qu’à la faveur du tumulte l’accès fût plus facile auprès du consul et auprès de ceux que l’on voulait sacrifier ; Cethegus, assaillir la maison de Cicéron, et le poignarder : chacun avait sa victime. Quant aux fils de famille, de la classe noble la plupart, ils devaient tuer leurs pères ; puis, dans le trouble universel causé par le meurtre et l’incendie, tous se faire jour pour joindre Catilina.
Au milieu de ces apprêts et de ces résolutions, Cethegus ne cessait de se plaindre de l’inertie des conjurés : avec leurs hésitations, leurs remises d’un jour à l’autre, ils laissaient échapper les plus belles occasions ; il fallait, dans un si grand péril, agir, et non délibérer ; pour lui, si quelques braves voulaient le seconder, les autres dussent-ils rester endormis, il attaquerait le sénat. Naturellement fougueux, violent, prompt à l’exécution, il ne voyait de succès que dans la célérité.
XLIV. Cependant, d’après les instructions de Cicéron, les Allobroges (93) se rendent auprès des conjurés par l’entremise de Gabinius. Ils demandent à Lentulus, à Cethegus, à Statilius et à Cassius de leur donner, revêtu de leur seing, un engagement qu’ils puissent montrer à leurs concitoyens, qui, sans cela, se laisseraient difficilement engager dans une si grande entreprise. Tous le donnent sans défiance, excepté Cassius, qui promet de se rendre bientôt en personne dans leur pays, et part de Rome un peu avant les députés. Lentulus envoie avec eux un certain T. Volturcius, de Crotone, afin qu’avant de rentrer dans leur pays ils se lient encore plus étroitement par des serments réciproques avec Catilina. Le même Volturcius doit remettre à Catilina une lettre conçue en ces termes :
« Celui que je vous envoie (94) vous dira qui je suis. Songez à votre détresse, et rappelez-vous que vous êtes homme. Réfléchissez à tout ce qu’exige votre position, et cherchez des auxiliaires partout, même dans la plus basse classe ».
Lentulus charge Vollurcius d’ajouter verbalement : « Déclaré ennemi de la république, dans quel but Catilina repousserait-il les esclaves ? À Rome, tout est prêt comme il l’a ordonné ; qu’il ne tarde plus à s’en approcher ».
XLV. Ces mesures prises, et pendant la nuit fixée pour le départ des ambassadeurs, Cicéron, par eux instruit de tout, donne aux préteurs L. Valerius Flaccus et C. Pomptinus (95) l’ordre de se tenir en embuscade sur le pont Milvius, et d’arrêter l’escorte des Allobroges. Il leur explique en détail le but de leur mission, puis en abandonne l’exécution à leur prudence. Ces deux hommes de guerre disposent leur troupe sans bruit, et, suivant leurs instructions, se rendent secrètement maîtres des abords du pont. À peine Volturcius et les Allobroges y sont-ils arrivés, qu’un cri s’élève des deux côtés en même temps. Les Allobroges, reconnaissant aussitôt de quoi il s’agit, se rendent sans hésiter aux préteurs. Volturcius d’abord exhorte les siens, et, l’épée à la main, se défend contre cette multitude ; mais, dès qu’il se voit abandonné par les députés, il prie instamment Pomptinus, dont il était connu, de le sauver ; enfin, intimidé et ne comptant plus sur la vie, il se rend aux préteurs comme à des ennemis.
XLVI. Cette expédition terminée (96), le consul est instruit de tout par un prompt message. Alors il se sent partagé entre une joie et une inquiétude également vives. S’il se réjouit de voir, par la découverte de la conspiration, Rome arrachée au danger, il se demande avec anxiété ce qu’il doit faire de si éminents citoyens surpris en un si affreux délit. Il prévoit que l’odieux de leur supplice retombera sur lui, et que leur impunité perdra la république. Enfin, raffermissant son âme, il envoie chercher Lentulus, Cethegus, Statilius, Gabinius, ainsi que Q. Céparius de Terracine, qui se disposait à partir pour l’Apulie, afin d’y soulever les esclaves. Tous arrivent sans délai, excepté Céparius, qui, sorti de sa maison un instant auparavant et apprenant que tout était découvert, avait fui de Rome. Le consul, par considération pour la dignité de préteur dont Lentulus est revêtu, le conduit par la main ; il fait amener les autres, sous escorte, dans le temple de la Concorde. Là, il convoque le sénat, et en présence d’un grand nombre de ses membres, il fait entrer Volturcius avec les Allobroges (97), et ordonne au préteur Flaccus d’apporter aussi le portefeuille et la lettre que ces ambassadeurs lui avaient remis.
XLVII. Interrogé sur son voyage, sur cette lettre, enfin sur tous ses projets et sur leurs motifs, Volturcius a d’abord recours au mensonge et à la dissimulation ; mais ensuite, sommé de parler, sous la garantie de la foi publique, il dévoile tout ce qui a été fait : « C’est depuis peu de jours seulement que Gabinius et Céparius l’ont fait entrer dans la conjuration ; il ne sait rien de plus que les ambassadeurs ; seulement il a plus d’une fois entendu dire à Gabinius que P. Autronius, Servius Sylla, L. Vargunteius, et bien d’autres encore, étaient dans la conjuration ». Les Allobroges font les mêmes déclarations ; et, Lentulus persistant à nier, ils le confondent, et par sa lettre, et par des propos qu’il avait souvent à la bouche : « Que les livres Sibyllins avaient promis l’empire de Rome à trois Cornélius ; que déjà l’on avait vu Cinna et Sylla ; et qu’il était, lui, le troisième dont la destinée serait d’être le maître de Rome ». Il avait dit encore : « qu’on était dans la vingtième année depuis l’incendie du Capitole ; et que, d’après divers prodiges, les aruspices avaient souvent prédit qu’elle serait ensanglantée par la guerre civile ». La lecture des lettres achevée, chacun des conjurés ayant préalablement reconnu sa signature, le sénat décrète : « que Lentulus abdiquera sa magistrature, et sera remis, avec ses complices, à la garde de citoyens ». On confie donc Lentulus à P. Lentulus Spinther, alors édile (98) ; Cethegus à Q. Cornificius ; Statilius à C. César ; Gabinius à M. Crassus ; et Céparius, qui venait d’être arrêté dans sa fuite, au sénateur Cn. Terrentius.
XLVIII. Cependant, la conjuration découverte, la populace, qui d’abord, par amour de la nouveauté, n’avait été que trop portée pour cette guerre, change de sentiment, maudit l’entreprise de Catilina, élève Cicéron jusqu’aux nues (99), et, comme si elle venait d’être arrachée à la servitude, témoigne sa joie et son allégresse. En effet, les autres fléaux de la guerre lui promettaient plus de butin que de dommage ; mais l’incendie lui semblait cruel, monstrueux, et désastreux surtout pour elle, dont tout l’avoir consistait dans son mobilier, ses ustensiles et ses vêtements. Le lendemain, on avait amené devant le sénat un certain L. Tarquinius, qui, au moment de son arrestation, était, dit-on, en chemin pour se rendre auprès de Catilina. Comme il promettait de faire des révélations si on lui garantissait sa grâce, le consul lui ayant commandé de dire tout ce qu’il savait, il donne à peu près les mêmes détails que Volturcius sur les apprêts pour l’incendie, sur le massacre des gens de bien, sur la marche de l’ennemi ; il ajoute « qu’il est dépêché par M. Crassus à Catilina pour lui dire de ne point s’épouvanter de l’arrestation de Lentulus, de Cethegus et des autres conjurés ; que c’était une raison de plus pour se hâter de marcher sur Rome, afin de relever le courage des autres conjurés, et de faciliter la délivrance de ceux qui avaient été arrêtés ».
Mais, dès que Tarquinius eut nommé Crassus (100), homme d’une naissance illustre, d’une immense richesse, d’un crédit sans bornes, les uns se récrièrent sur l’invraisemblance d’une telle dénonciation ; les autres, tout en la croyant fondée, jugèrent néanmoins que, dans un pareil moment, il fallait plutôt ménager qu’aigrir un citoyen si redoutable : la plupart étaient, pour leurs affaires particulières, dans la dépendance de Crassus. Tous donc de proclamer Tarquinius « faux témoin » et de demander qu’il en soit délibéré. Cicéron recueille les votes : le sénat, ce jour-là très nombreux, décrète « que la dénonciation de Tarquinius esl évidemment fausse, qu’il sera retenu dans les fers, et qu’il ne recouvrera sa liberté que lorsqu’il aura fait connaître par le conseil de qui il avait avancé une si énorme imposture ».
Quelques-uns ont cru, dans le temps, que P. Autronius avait fabriqué cette accusation, dans l’espoir que, si Crassus se trouvait compromis, dans un commun danger il couvrirait les conjurés de sa puissance. Selon d’autres, Tarquinius avait été mis en jeu par Cicéron, qui voulut ainsi empêcher que Crassus, en se chargeant, selon sa coutume, de la cause des coupables, n’excitât des troubles dans la république. Et j’ai moi-même entendu plus tard Crassus dire hautement qu’un si cruel affront lui avait été ménagé par Cicéron.
XLIX. Cependant Q. Catulus (101) et C. Pison ne purent alors, ni par leur crédit, ni par leurs instances, ni à force d’argent, engager Cicéron à se servir des Allobroges, ni d’aucun autre délateur, pour accuser faussement C. César. Tous deux, en effet, étaient ses ennemis déclarés : Pison, depuis qu’il avait été attaqué devant le tribunal des concussions pour le supplice injuste d’un habitant de la Gaule transpadane ; Catulus, depuis ses démarches pour le pontificat, nourrissait cette haine ardente, en voyant qu’à la fin de sa carrière, et après avoir passé par les plus hautes dignités, il avait succombé dans sa lutte contre un tout jeune homme tel que César. L’occasion semblait favorable ; les immenses libéralités particulières de celui-ci et ses largesses publiques l’avaient prodigieusement endetté. Mais, ne pouvant déterminer le consul à une action si odieuse, eux-mêmes vont de proche en proche répandre cette imposture, qu’ils disent tenir de Volturcius ou des Allobroges, et excitent contre César des préventions si fortes, que plusieurs chevaliers romains, qui, pour la sûreté du sénat, étaient en armes autour du temple de la Concorde, poussés, soit par l’idée du péril, soit par le noble désir de faire éclater leur zèle pour la patrie, menacèrent César de leurs épées lorsqu’il sortit de l’assemblée du sénat.
L. Tandis que ces délibérations occupent le sénat, et qu’on décerne des récompenses aux ambassadeurs allobroges, ainsi qu’à Titus Volturcius, dont les dépositions avaient été reconnues vraies, les affranchis de Lentulus, et un petit nombre de ses clients, allaient, chacun de son côté, exciter dans les rues les artisans et les esclaves à venir le délivrer : quelques-uns cherchaient avec empressement ces meneurs de la multitude, qui, pour de l’argent, étaient toujours prêts à troubler l’état. De son côté, Cethegus, par des émissaires, sollicitait ses esclaves et ses affranchis, troupe d’élite exercée aux coups d’audace, pour qu’en masse et avec des armes ils se fissent jour jusqu’à lui.
Le consul, instruit de ces mouvements, fait les dispositions de troupes qu’exigent la circonstance et le moment, convoque le sénat, et met en délibération le sort des détenus. Déjà dans une précédente assemblée, le sénat, très-nombreux, les avait déclarés traîtres à la patrie. Decimus Junius Silanus (102), appelé à opiner le premier en qualité de consul désigné, fut d’abord d’avis que l’on condamnât au dernier supplice ceux qui étaient détenus, ainsi que L. Cassius, P. Furius, P. Umbrenus et Q. Annius, si on parvenait à les arrêter. Mais ensuite le même Silanus, ébranlé par le discours de C. César, annonça qu’il se rangerait à l’avis de Tibérius Néron (103), qui demandait qu’après avoir renforcé les postes on ajournât la décision. César, quand son tour fut venu, invité par le consul à donner son opinion, s’exprima à peu près en ces termes (104) :
LI. « Sénateurs, tout homme qui délibère sur des affaires douteuses doit être exempt de haine, d’affection, de colère et de pitié. Difficilement il parvient à démêler la vérité, l’esprit que ces sentiments préoccupent, et jamais personne n’a pu à la fois servir sa passion et ses intérêts. Appliquez à un objet toute la puissance de votre esprit, il sera fort ; si la passion s’en empare et le domine, il sera sans force. Ce serait ici pour moi une belle occasion, sénateurs, de rappeler et les rois et les peuples qui, cédant à la colère ou à la pitié, ont pris de funestes résolutions : mais j’aime mieux rapporter ce que nos ancêtres, en résistant à la passion, ont su faire de bon et de juste. Dans la guerre de Macédoine (105), que nous fîmes contre le roi la république de Rhodes (106), puissante et glorieuse, qui devait sa grandeur à l’appui du peuple romain, se montra déloyale et hostile envers nous. Mais lorsque, la guerre terminée, on délibéra sur le sort des Rhodiens, nos ancêtres, pour qu’il ne fût pas dit que les richesses de ce peuple, plutôt que ses torts, avaient donné lieu à la guerre, les laissèrent impunis. De même, dans toutes les guerres puniques, bien que les Carthaginois eussent souvent, soit pendant la paix, soit pendant les trêves, commis d’atroces perfidies, nos pères n’en prirent jamais occasion de les imiter, plus occupés du soin de leur dignité (107) que d’obtenir de justes représailles.
Et vous aussi, sénateurs, vous devez prendre garde que le crime de P. Lentulus et de ses complices n’ait plus de pouvoir sur vous que le sentiment de votre dignité : et l’on ne vous verra pas consulter votre colère plutôt que votre gloire. En effet, si un supplice digne de leur forfait peut s’inventer, j’approuve la mesure nouvelle que l’on propose : si, au contraire, la grandeur du crime surpasse tout ce qu’on peut imaginer, je pense qu’il faut s’en tenir à ce qui a été prévu par les lois. La plupart de ceux qui ont énoncé avant moi leur opinion ont, avec art, et en termes pompeux, déploré le malheur de la république : ils ont énuméré les horreurs que la guerre doit entraîner et les maux réservés aux vaincus ; le rapt des jeunes filles et des jeunes garçons ; les enfants arrachés des bras de leurs parents ; les mères de famille forcées de subir les caprices du vainqueur ; le pillage des temples et des maisons, le carnage, l’incendie ; partout enfin les armes les cadavres, le sang et la désolation. Mais, au nom des dieux immortels, à quoi tendaient ces discours ? À vous faire détester la conjuration ? Sans doute, celui qu’un attentat si grand et si atroce n’a pu émouvoir, un discours va l’enflammer ! Il n’en est pas ainsi : jamais les hommes ne trouvent légères leurs injures personnelles ; beaucoup les ressentent trop vivement. Mais, sénateurs, à tous n’est pas donnée la même liberté. Ceux qui, dans une humble condition, passent obscurément leur vie peuvent faillir par emportement : peu de gens le savent ; chez ceux-là, renommée et fortune sont égales. Mais ceux qui, revêtus d’un grand pouvoir, vivent en spectacle aux autres, ne font rien dont tout le monde ne soit instruit (108). Ainsi, plus est haute la fortune et plus grande est la contrainte (109) : alors la partialité, la haine, mais surtout la colère, ne sont point permises. Ce qui chez les autres se nomme emportement, on l’appelle, chez les hommes du pouvoir, orgueil et cruauté.
Pour vous exprimer mon opinion, sénateurs, toutes les tortures n’égaleront jamais les forfaits des conjurés. Mais, chez la plupart des mortels, ce sont les dernières impressions qui restent : or, des plus grands scélérats on oublie le crime, et l’on ne parle que du châtiment, pour peu qu’il ait été trop sévère.
Ce qu’a dit D. Silanus, homme ferme et courageux, il l’a dit, je le sais, par zèle pour la république, et, dans une affaire si grave, ni l’affection ni la haine n’ont eu sur lui aucune influence. Je connais trop la sagesse et la modération de cet illustre citoyen. Toutefois son avis me paraît, je ne dis pas cruel (car peut-on être cruel envers de pareils hommes ?), mais contraire à l’esprit de notre gouvernement. Assurément, Silanus, ce ne peut être que la crainte ou l’indignation qui vous ait forcé, vous, consul désigné, à voter une peine d’une nouvelle espèce. La crainte ? il est inutile d’en parler, lorsque, grâce à l’active prévoyance de notre illustre consul, tant de gardes sont sous les armes ; la peine ? il nous est bien permis de dire la chose telle qu’elle est : dans l’affliction, comme dans l’infortune, la mort n’est point un supplice, c’est la fin de toutes les peines : par elle, tous les maux de l’humanité s’évanouissent ; au delà il n’est plus ni souci ni joie.
Mais, au nom des dieux immortels, pourquoi donc à votre sentence, Silanus, n’avez-vous pas ajouté qu’ils seraient préalablement battus de verges ? Est-ce parce que la loi Porcia (110) le défend ? mais d’autres lois aussi défendent d’ôter la vie à des citoyens condamnés, et ordonnent de les laisser aller en exil. Est-ce parce qu’il est plus cruel d’être frappé de verges que mis à mort ? mais qu’y a-t-il de trop rigoureux, de trop cruel envers des hommes convaincus d’un si noir attentat ? Que si cette peine est plus légère, convient-il de respecter la loi sur un point moins essentiel pour l’enfreindre dans ce qu’elle a de plus important ?
Mais, dira-t-on, qui osera censurer votre décret contre les fils parricides de la république ? Le temps, un jour, la fortune, dont le caprice gouverne le monde. Quoi qu’il leur arrive, ils l’auront mérité. Mais vous, sénateurs, considérez l’influence que, pour d’autres accusés, peut avoir votre décision. Tous les abus sont nés d’utiles exemples ; mais, dès que le pouvoir tombe à des hommes inhabiles ou moins bien intentionnés, un premier exemple, fait à propos sur des sujets qui le méritaient, s’applique mal à propos à d’autres qui ne le méritent point.
Vainqueurs des Athéniens (111), les Lacédémoniens leur imposèrent trente chefs pour gouverner leur république. Ceux-ci commencèrent par faire périr sans jugement tous les plus scélérats, tous ceux que chargeait la haine publique : le peuple de se réjouir et de dire que c’était bien fait. Plus tard, ce pouvoir sans contrôle s’enhardit peu à peu ; bons et méchants furent indistinctement immolés au gré du caprice : le reste était dans la terreur. Ainsi Athènes, accablée sous la servitude, expia bien cruellement son extravagante joie.
De nos jours, lorsque Sylla vainqueur fit égorger Damasippe et d’autres hommes de cette espèce, qui s’étaient élevés pour le malheur de la République, qui ne louait point cette action ? C’étaient, disait-on, des hommes de crime, des factieux, qui, par leurs séditions, avaient bouleversé la République ; ils périssaient avec justice. Mais cette exécution fut le signal d’un grand carnage. Car, pour peu que l’on convoitât une maison, une terre, ou seulement un vase, un vêtement appartenant à un citoyen, on s’arrangeait de manière à le faire mettre au nombre des proscrits. Ainsi ceux pour qui la mort de Damasippe avait été un sujet de joie furent bientôt eux-mêmes traînés au supplice ; et les égorgements ne cessèrent qu’après que Sylla eut comblé tous les siens de richesses.
Assurément ce n’est pas moi qui redoute rien de pareil, ni de la part de M. Tullius, ni dans les circonstances actuelles ; mais, au sein d’un grand État, la variété des caractères est infinie. On peut, dans un autre temps, sous un autre consul, qui comme lui disposerait d’une armée, croire à la réalité d’un complot imaginaire. Si, d’après cet exemple, armé d’un décret du sénat, un consul tire le glaive, qui arrêtera, qui réglera le cours de ces exécutions ?
Nos ancêtres, sénateurs, ne manquèrent jamais de prudence ni de décision ; et l’orgueil ne les empêchait point d’adopter les usages étrangers, quand ils leur paraissaient bons. Aux Samnites, ils empruntèrent leurs armes offensives et défensives ; aux Toscans (112), la plupart des insignes des magistratures ; en un mot, tout ce qui, chez leurs alliés ou leurs ennemis, leur paraissait convenable, ils mettaient une ardeur extrême à se l’approprier, aimant mieux imiter les bons exemples qu’en être jaloux. À la même époque, adoptant un usage de la Grèce, ils infligèrent les verges aux citoyens et le dernier supplice aux condamnés. Plus tard, la République s’agrandit ; l’agglomération des citoyens donna aux factions plus d’importance, l’innocent fut opprimé : on se porta à bien des excès de ce genre. Alors la loi Porcia et d’autres lois furent promulguées, qui n’autorisent que l’exil contre les condamnés. C’est surtout cette considération, sénateurs, qui, pour nous détourner de toute innovation, me paraît décisive. Certes, il nous étaient supérieurs en vertu et en sagesse, ces hommes qui, avec de si faibles moyens, ont élevé un si grand empire, tandis que nous, héritiers d’une puissance si glorieusement acquise, c’est à grand’peine que nous la conservons.
Mon avis est-il donc qu’on mette en liberté les coupables, pour qu’ils aillent grossir l’armée de Catilina ? Nullement ; mais je vote pour que leurs biens soient confisqués ; pour qu’eux-mêmes soient retenus en prison dans les municipes les mieux pourvus de force armée ; pour qu’on ne puisse jamais, par la suite, proposer leur réhabilitation, soit au sénat, soit au peuple : que quiconque contreviendra à cette défense soit déclaré par le sénat ennemi de l’état et du repos public ».
LII. Dès que César eut cessé de parler, les sénateurs exprimèrent, d’un seul mot, leur assentiment à l’une ou à l’autre des opinions émises (113). Mais, quand M. Porcius Caton fut invité à dire la sienne, il prononça le discours suivant :
« Je suis d’un avis bien différent, sénateurs, soit que j’envisage la chose même et nos périls, soit que je réfléchisse sur les avis proposés par plusieurs des préopinants. Ils se sont beaucoup étendus, ce me semble, sur la punition due à des hommes qui ont préparé la guerre à leur patrie, à leurs parents, à leurs autels, à leurs foyers : or la chose même nous dit qu’il faut plutôt songera nous prémunir contre les conjurés qu’à statuer sur leur supplice. Car les autres crimes, on ne les poursuit que quand ils ont été commis ; mais celui-ci, si vous ne le prévenez, vous voudrez en vain, après son accomplissement, recourir à la vindicte des lois. Dans une ville conquise il ne reste rien aux vaincus. Mais, au nom des dieux immortels, je vous adjure, vous, pour qui vos maisons, vos terres, vos statues, vos tableaux, ont toujours été d’un plus grand prix que la république ; si ces biens, de quelque nature qu’ils soient, objets de vos tendres attachements, vous voulez les conserver ; si à vos jouissances vous voulez ménager un loisir nécessaire, sortez enfin de votre engourdissement, et prenez en main la chose publique. Il ne s’agit aujourd’hui ni des revenus de l’État ni d’outrages faits à nos alliés : c’est votre liberté, c’est votre existence, qui sont mises en péril.
Souvent, sénateurs, ma voix s’est élevée dans cette assemblée ; souvent le luxe et l’avarice de nos citoyens y furent le sujet de mes plaintes et, pour ce motif, je me suis fait beaucoup d’ennemis : car, moi qui ne me serais jamais pardonné même la pensée d’une faute, je ne pardonnais pas facilement aux autres les excès de leurs passions. Mais, bien que vous tinssiez peu de compte de mes représentations, la république n’en était pas moins forte : sa prospérité compensait votre insouciance. Aujourd’hui il ne s’agit plus de savoir si nous aurons de bonnes ou de mauvaises mœurs, si l’empire romain aura plus ou moins d’éclat et d’étendue, mais si toutes ces choses, quelles qu’elles puissent être, nous resteront ou tomberont avec nous au pouvoir de nos ennemis.
Et l’on viendra ici me parler de douceur et de clémence ! Il y a déjà longtemps que nous ne savons plus appeler les choses par leur nom : pour nous, en effet, prodiguer le bien d’autrui s’appelle largesse ; l’audace du crime, c’est courage : voilà pourquoi la république est au bord de l’abîme. Que l’on soit (j’y consens, puisque ce sont là nos mœurs) généreux des richesses de nos alliés, compatissant pour les voleurs publics ; mais que, du moins, on ne se montre pas prodigue de notre sang ; et que, pour sauver quelques scélérats, tous les bons citoyens ne soient pas sacrifiés.
C’est avec beaucoup d’art et de talent que C. César vient de disserter devant cette assemblée sur la vie et sur la mort : il estime faux, je le crois, ce que l’on raconte des enfers (114) : que, séparés des bons, les méchants vont habiter des lieux noirs, arides, affreux, épouvantables. Son avis est donc de confisquer les biens des conjurés et de les retenir en prison dans les municipes : il craint sans doute que, s’ils restaient à Rome, ils ne fussent, ou par les complices de la conjuration, ou par une multitude soudoyée, enlevés à force ouverte : comme s’il n’y avait de méchants et de scélérats que dans Rome, et qu’il n’y en eût pas par toute l’Italie ! comme si l’audace n’avait pas plus de force là où il existe moins de moyens pour la réprimer ! Le conseil que donne César est donc illusoire, s’il craint quelque danger de la part des conjurés ; si, au milieu d’alarmes si grandes et si générales, seul il est sans crainte, c’est, pour vous comme pour moi, un motif de craindre davantage.
Ainsi donc, lorsque vous statuerez sur le sort de P. Lentulus et des autres détenus, tenez pour certain que vous prononcerez à la fois sur l’armée de Catilina et sur tous les conjurés. Plus vous agirez avec vigueur, moins ils montreront de courage ; mais, pour peu qu’ils vous voient mollir un instant, vous les verrez ici plus déterminés que jamais.
Gardez-vous de penser que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, si petite d’abord, à tant de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait entre nos mains encore plus florissante, puisque, citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande quantité que nos pères. Mais ce sont d’autres moyens (115) qui firent leur grandeur, et ces moyens nous manquent : au dedans, l’activité ; au dehors, une administration juste ; dans les délibérations, une âme libre et dégagée de l’influence des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice ; la pauvreté de l’État, l’opulence des particuliers (116) ; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle distinction : toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque, tous tant que vous êtes, chacun de vous ne pense que pour soi ? Chez vous, esclaves des voluptés ; ici, des richesses ou de la faveur. De là vient que l’on ose se jeter sur la république délaissée. Mais laissons ce discours.
Des citoyens de la plus haute noblesse ont résolu l’embrasement de la patrie ; le peuple gaulois, cet ennemi implacable du peuple romain, ils l’excitent à la guerre ; le chef des révoltés, avec son armée, tient le glaive sur vos têtes. Et vous temporisez encore ! vous hésitez sur ce que vous devez faire d’ennemis arrêtés dans l’enceinte de vos murs ! Prenez en pitié, je vous le conseille, de jeunes hommes que l’ambition a égarés : faites mieux : laissez-les tout armés partir. Je le veux bien, pourvu que toute cette mansuétude et cette pitié, une fois qu’ils auront pris les armes, ne tournent pas en malheur pour vous. Sans doute le danger est terrible, mais vous ne le craignez pas : qu’ai-je dit ? il vous épouvante ; mais, dans votre indolence, dans votre pusillanimité, vous vous attendez les uns les autres ; vous différez, vous liant sans doute sur ces dieux immortels à qui, dans les plus grands périls, notre république a plus d’une fois dû son salut. Ce n’est ni par des vœux ni par de lâches supplications que s’obtient l’assistance des dieux, la vigilance, l’activité, la sagesse des conseils, voilà ce qui garantit les succès. Dès qu’on s’abandonne à l’indolence et à la lâcheté, en vain implore-t-on les dieux : ils sont courroucés et contraires (117).
Du temps de nos pères, T. Manlius Torquatus, dans la guerre des Gaulois, fit mourir son propre fils, pour avoir combattu l’ennemi sans son ordre. Ce noble jeune homme expia par sa mort un excès de courage. Et vous, vous balancez à statuer sur le sort d’exécrables parricides ! Sans doute le reste de leur vie demande grâce pour ce forfait. Oui, respectez la dignité de Lentulus, si lui-même a jamais respecté la pudeur ou sa propre réputation, s’il a jamais respecté ou les dieux ou les hommes ; pardonnez à la jeunesse de Cethegus, si deux fois déjà il ne s’est armé contre la patrie (118). Mais que dirai-je de Gabinius, de Statilius, de Céparius, qui, s’il eût encore existé pour eux quelque chose de sacré, n’auraient point tramé un si noir complot contre la république ?
Enfin, sénateurs, je le déclare, s’il pouvait être ici permis de faillir, je ne m’opposerais pas à ce que l’événement vînt vous donner une leçon, puisque vous méprisez mes discours ; mais nous sommes enveloppés de toutes parts : Calilina avec son armée, est à nos portes : dans nos murailles, au cœur même de la ville (119), nous avons d’autres ennemis. Il n’est mesure ni délibération qui puissent être prises secrètement : raison de plus pour nous hâter. Voici donc mon avis : puisque par l’exécrable complot des plus grands scélérats, la république est tombée dans le plus grand péril ; que par le témoignage de T. Volturcius et des ambassadeurs allobroges, aussi bien que par leurs propres aveux, ils sont convaincus d’avoir comploté le massacre, l’incendie et d’autres attentats affreux, atroces, envers leurs concitoyens, j’opine pour que, d’après ces aveux et la preuve acquise contre eux d’un crime capital, ils soient, conformément aux institutions de nos ancêtres, livrés au dernier supplice ».
LIII. Après que Caton se fut assis, tous les consulaires, comme aussi la plupart des sénateurs, approuvent son avis, élèvent jusqu’au ciel la fermeté de son âme, et, s’adressant des reproches, s’accusent réciproquement de timidité. Caton est proclamé grand et illustre ; le décret du sénat est rédigé conformément à sa proposition (120).
Pour moi, dans tout ce que j’ai lu (121), dans tout ce que j’ai entendu, sur ce que le peuple romain a, au dedans comme au dehors, et par mer et sur terre, accompli d’exploits glorieux, je me suis complu à rechercher quel avait été le principal mobile de tant d’heureux succès. Je savais que souvent, avec une poignée d’hommes, Rome avait su résister aux nombreuses légions de l’ennemi ; j’avais reconnu qu’avec des ressources bornées elle avait soutenu des guerres contre des rois opulents ; qu’en outre elle avait souvent éprouvé les coups de la fortune ; enfin que les Grecs en éloquence, les Gaulois dans l’art militaire, avaient surpassé les Romains. Après beaucoup de réflexions, il est demeuré constant pour moi que c’est à l’éminente vertu d’un petit nombre de citoyens (122) que sont dus tous ces exploits : par là notre pauvreté a triomphé des richesses, et notre petit nombre de la multitude.
Mais, après que le luxe et la mollesse eurent corrompu notre cité, ce fut par sa grandeur seule que la république put supporter les vices de ses généraux, et de ses magistrats ; et, comme si le sein de la mère commune eût été épuisé (123), on ne vit plus, pendant bien des générations, naître à Rome d’homme grand par sa vertu. Toutefois, de mon temps, il s’est rencontré deux hommes de haute vertu, mais de mœurs diverses, M. Caton et C. César ; et, puisque le sujet m’en a fourni l’occasion, mon intention n’est point de les passer sous silence, et je vais, autant qu’il est en moi, faire connaître leur caractère et leurs mœurs (124).
LIV. Chez eux donc la naissance, l’âge (125), l’éloquence, étaient à peu près pareils : grandeur d’âme égale, et gloire aussi, mais sans être la même. César fut grand par ses bienfaits et sa générosité ; Caton, par l’intégrité de sa vie. Le premier s’était fait un nom par sa douceur et par sa clémence ; la sévérité du second avait ajouté au respect qu’il commandait. César, à force de donner, de soulager, de pardonner, avait obtenu la gloire ; Caton, en n’accordant rien. L’un était le refuge des malheureux ; l’autre, le fléau des méchants. La facilité de celui-là, la fermeté de celui-ci, étaient également vantées. César s’était proposé pour règle de conduite l’activité, la vigilance : tout entier aux intérêts de ses amis, il négligeait les siens, ne refusait rien de ce qui valait la peine d’être accordé ; pour lui-même, grand commandement, armée, guerre nouvelle, voilà ce qu’il ambitionnait ; c’était là que son mérite pouvait briller dans tout son éclat. Mais Caton, lui, faisait son étude de la modération, de la décence, et surtout de l’austérité : il ne le disputait ni d’opulence avec les riches, ni d’influence avec les meneurs de factions, mais bien de courage avec les plus fermes, de retenue avec les plus modérés, de désintéressement avec les plus intègres ; aimant mieux être homme de bien que de le paraître : aussi, moins il cherchait la gloire, plus il en obtenait.
LV. Lorsque le sénat, comme je l’ai dit, se fut rangé à l’avis de Caton, le consul, jugeant que le mieux à faire était de devancer la nuit qui était proche, de peur qu’il n’éclatât, durant cet intervalle, quelque nouvelle tentative, ordonne aux triumvirs (126) de tout préparer pour le supplice. Lui-même, ayant disposé des gardes, conduit Lentulus à la prison ; les autres y sont menés par les préteurs. Dans cette prison l’on trouve, en descendant un peu sur la gauche, à environ douze pieds de profondeur, un lieu appelé Tullianum. Il est partout entouré de murs épais, et couvert d’une voûte cintrée de grosses pierres (127). La saleté, les ténèbres, l’infection, en rendent l’aspect hideux et terrible. Dès que dans ce cachot Lentulus eut été descendu, les exécuteurs, d’après l’ordre qu’ils en avaient reçu, lui passèrent au cou le nœud fatal. C’est ainsi que ce patricien de la très-illustre maison de Cornélius, qui avait exercé dans Rome l’autorité consulaire (128), trouva une fin digne de ses mœurs et de ses actions. Cethegus, Statilius, Gabinius et Céparius furent exécutés de la même manière.
LVI. Tandis que ces événements se passent à Rome, Catilina, avec toutes les troupes qu’il avait amenées, et que commandait Mallius, organise deux légions ; il proportionne la force de ses cohortes (129) au nombre des soldats ; ensuite, à mesure que des volontaires ou quelques-uns de ses complices arrivent au camp, il les répartit également dans les cohortes. Ainsi, en peu de temps, il parvient à mettre ses légions au complet, lui qui d’abord n’avait pas plus de deux mille hommes. Mais, de toute cette troupe, il n’y avait guère que le quart qui fût régulièrement armé ; les autres, selon ce qui leur était tombé sous la main, portaient des bâtons ferrés ou des lances ; quelques-uns, des pieux aiguisés (130). À l’approche d’Antoine avec son armée, Catilina dirige sa marche à travers les montagnes, portant son camp tantôt vers Rome, tantôt vers la Gaule, sans jamais laisser à l’ennemi l’occasion de combattre. Il espérait avoir au premier jour de grandes forces, dès qu’à Rome les conjurés auraient effectué leur entreprise. En attendant, il refusait les esclaves qui, dès le commencement, n’avaient cessé de venir le joindre par troupes nombreuses. Plein de confiance dans les ressources de la conjuration, il regardait comme contraire à sa politique de paraître rendre la cause des citoyens commune à des esclaves fugitifs.
LVII. Mais, lorsque dans le camp arrive la nouvelle qu’à Rome la conjuration était découverte ; que Lentulus, Cethegus, et les autres conspirateurs dont je viens de parler, avaient subi leur supplice, la plupart de ceux qu’avait entraînés à la guerre l’espoir du pillage ou l’amour du changement se dispersent. Catilina conduit le reste à marches forcées, à travers des montagnes escarpées, sur le territoire de Pistoie, dans l’intention de s’échapper secrètement, par des chemins de traverse, dans la Gaule cisalpine. Mais Q. Metellus Celer, avec trois légions, était posté en observation dans le Picénum : d’après l’extrémité où Catilina se trouvait réduit, et que nous avons déjà fait connaître, il avait pressenti le dessein qu’il méditait. Aussi, dès que par des transfuges il fut instruit de la marche de Catilina, il se hâta de décamper, et vint stationner au pied même des montagnes par où celui-ci devait descendre. De son côté, C. Antonius n’était pas éloigné, bien qu’avec une armée considérable il fût obligé de suivre, par des chemins plus faciles, des gens que rien n’arrêtait dans leur fuite.
Catilina, se voyant enfermé entre les montagnes et les troupes de l’ennemi, tandis qu’à Rome tout avait tourné contre lui, et qu’il ne lui restait plus aucun espoir de fuir ou d’être secouru, jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire dans une telle extrémité que de tenter le sort des armes, et résolut d’en venir au plus tôt aux mains avec Antonius. Ayant donc convoqué ses troupes, il leur adressa ce discours :
LVIII. « Je le sais, soldats, des paroles n’ajoutent rien à la valeur, et jamais la harangue d’un général ne fit d’un lâche un brave, d’une armée timide une troupe aguerrie. Ce que la nature ou l’habitude a mis d’intrépidité au cœur d’un homme, il le déploie à la guerre. Celui que ni la gloire ni les dangers ne peuvent enflammer d’ardeur, vous l’exhortez en vain ; la crainte ferme ses oreilles. Je ne vous ai donc convoqués que pour vous donner quelques avis, et en même temps pour vous exposer le motif du parti que j’ai embrassé.
Vous ne savez que trop, soldats, combien la lenteur et la lâcheté de Lentulus ont été fatales et à nous et à lui-même ; et comment, tandis que j’attendais des renforts de Rome, je me suis vu fermer le chemin de la Gaule. Maintenant quelle est la situation de nos affaires ? Vous l’appréciez tous comme moi. Deux armées ennemies, l’une du côté de Rome, l’autre du côté de la Gaule, s’opposent à notre passage. Garder plus longtemps notre position, quand même telle serait notre volonté, le manque de blé et d’autres approvisionnements nous en empêche. Quelque part que nous voulions aller, c’est le fer à la main qu’il faut nous frayer une route.
Je vous y exhorte donc : montrez-vous braves et intrépides ; et, quand vous engagerez le combat, souvenez-vous que fortune, honneur, gloire, et, de plus, liberté et patrie, tout repose dans vos mains (131). Vainqueurs, tout s’aplanit devant nous (132) : nous aurons des vivres en abondance ; les colonies, les municipes, nous seront ouverts. Si la peur nous fait reculer, tout se tournera contre nous : aucun asile, aucun ami, ne protégera celui que ses armes n’auront point protégé. Considérez en outre, soldats, que l’ennemi n’est pas soumis à l’empire de la nécessité qui nous presse ; nous, c’est pour la patrie, pour la liberté, pour la vie, que nous luttons. Eux, il leur est indifférent de combattre pour l’autorité de quelques citoyens. Attaquez donc audacieusement, et souvenez-vous de votre ancienne valeur.
Nous pouvions, accablés de honte, traîner notre vie dans l’exil : quelques-uns même de vous auraient pu à Rome, dépouillés de leurs biens, attendre pour vivre l’assistance d’autrui. Cette existence honteuse n’était pas tolérable pour des hommes. Vous avez préféré celle-ci ; si vous voulez la faire cesser, il est besoin d’audace. Nul, s’il n’est vainqueur, ne fait succéder la paix à la guerre (133) ; car espérer le salut dans la fuite, alors que vous aurez détourné de l’ennemi les armes qui vous défendent, c’est pure démence. Toujours, dans le combat, le plus grand péril est pour les plus timides ; l’intrépidité tient lieu de rempart (134).
Soldats, lorsque mes yeux s’arrêtent sur vous, et que je me retrace vos exploits, j’ai le plus grand espoir de vaincre. Votre ardeur, votre âge, votre valeur, excitent ma confiance, sans compter la nécessité, qui seule donne du courage aux plus timides. D’ailleurs, la multitude des ennemis ne peut nous envelopper dans un lieu si resserré. Toutefois, si la fortune trahissait votre courage, gardez-vous de périr sans vengeance ; et, plutôt que de vous laisser prendre pour être égorgés comme de vils troupeaux, combattez en hommes, et ne laissez à l’ennemi qu’une victoire sanglante et douloureuse ».
LIX. Après ce discours, qui fut suivi de quelques moments de silence, Catilina fait sonner les trompettes, et conduit ses troupes en bon ordre sur un terrain uni. Alors il renvoie tous les chevaux, afin que l’égalité du péril augmente le courage du soldat : lui-même, à pied, range son armée selon la disposition du lieu et la qualité des troupes. Il occupait une petite plaine resserrée à gauche par des montagnes, à droite par une roche escarpée : il compose de huit cohortes son front de bataille ; le reste, dont il forme sa ligne de réserve, est rangé en files plus serrées. Il en tire tous les centurions d’élite, tous les réengagés, et parmi les simples soldats ce qu’il y avait de mieux armés, pour les placer au premier rang. Il donne à C. Mallius le commandement de la droite, et celui de la gauche à un certain habitant de Fésules (135). Quant à lui, avec les affranchis et les colons de Sylla, il se place auprès de l’aigle qu’à la guerre cimbrique C. Marius avait eue, dit-on, dans son armée.
De l’autre côté, C. Antonius, empêché par la goutte (136) d’assister au combat, remet à M. Petreius (137), son lieutenant, le commandement de l’armée. Petreius range en première ligne les cohortes des vétérans, qu’il avait enrôlées au moment du tumulte (138). Derrière eux il place le reste de l’armée en réserve ; lui-même parcourt les rangs à cheval, appelant chaque soldat par son nom, l’exhortant, le priant de se souvenir que c’est contre des brigands mal armés qu’ils combattent pour la patrie, pour leurs enfants, pour leurs autels et leurs foyers. Cet officier, vieilli dans l’art militaire (car durant plus de trente ans il avait, comme tribun, préfet, lieutenant ou préteur, servi dans l’armée avec beaucoup de gloire), connaissait presque tous les soldats et leurs belles actions : en les leur rappelant, il enflammait leur courage.
LX. Toutes ces dispositions prises, Petreius fait sonner la charge, et ordonne aux cohortes de s’avancer au petit pas. L’armée ennemie exécute le même mouvement. Quand on fut assez proche pour que les gens de trait pussent engager le combat, les deux armées, avec un grand cri, s’élancent l’une contre l’autre : on laisse là les javelots ; c’est avec l’épée que l’action commence. Les vétérans, pleins du souvenir de leur ancienne valeur, serrent l’ennemi de près : ceux-ci soutiennent intrépidement le choc ; on se bat avec acharnement. Cependant Catilina, avec les soldats armés à la légère, se tient au premier rang, soutient ceux qui plient, remplace les blessés par des troupes fraîches, pourvoit à tout, combat surtout lui-même, frappe souvent l’ennemi, et remplit à la fois l’office d’un valeureux soldat et d’un bon capitaine.
Petreius, voyant Catilina combattre avec plus de vigueur qu’il n’avait cru, se fait jour avec sa cohorte prétorienne à travers le centre des ennemis, tue et ceux qu’il met en désordre et ceux qui résistent sur un autre point ; ensuite il attaque les deux ailes par le flanc. Mallius et l’officier fésulan sont tués à la tête de leurs corps. Lorsque Catilina voit ses troupes dispersées, et que seul il survit avec un petit nombre des siens, il se rappelle sa naissance et son ancienne dignité ; il se précipite dans les rangs les plus épais de l’ennemi, et succombe en combattant.
LXI. Mais, le combat fini, c’est alors qu’on put apprécier toute l’intrépidité, toute la force d’âme qu’avait montrée l’armée de Catilina. En effet, presque partout, la place où chaque soldat avait combattu vivant, mort il la couvrait de son cadavre. Un petit nombre, dans les rangs desquels la cohorte prétorienne avait mis le désordre, étaient tombés à quelque distance, mais tous frappés d’honorables blessures. Catilina fut trouvé bien loin des siens (139), au milieu des cadavres des ennemis : il respirait encore ; et ce courage féroce qui l’avait animé pendant sa vie demeurait empreint sur son visage (140).
Enfin, de toute cette armée, ni dans le combat ni dans la fuite il n’y eut pas un seul homme libre fait prisonnier : tous avaient aussi peu ménagé leur vie que celle des ennemis. L’armée du peuple romain n’avait pas non plus remporté une victoire sans larmes et peu sanglante ; car tous les plus braves avaient péri dans le combat ou s’étaient retirés grièvement blessés. Beaucoup, qui étaient sortis de leur camp pour visiter le champ de bataille ou pour dépouiller les morts, retrouvèrent, en retournant les cadavres, les uns un ami, les autres un hôte ou un parent. Il y en eut encore qui reconnurent des ennemis personnels. Ainsi des émotions diverses, la joie, la douleur, l’allégresse et le deuil, agitaient toute l’armée.
NOTES
DE LA CONJURATION DE CATILINA.
Salluste a pris le fond de ces idées dans le premier chapitre de la Politique d’Aristote : « Tout animal est composé de corps et d’âme, celle-ci commande, l’autre est essentiellement obéissant. Telle est la loi qui régit les êtres vivants, lorsqu’ils ne sont pas viciés et que leur organisation est dans la nature… Je ne parle pas de ces êtres dégradés chez lesquels le corps commande à l’âme : ceux-là sont constitués contre le vœu de la nature. »
Salluste, au chapitre Ier de Jugurtha, présente la même idée : Sed dux atque imperator vitæ mortalium animus est. On peut voir, dans la note qui précède, qu’elle est imitée d’Aristote. Sénèque épît. cxiv) a dit : Rex noster est animus.
Lactance cite ce passage dans son traité de Origine erroris, et ce qu’il dit à ce propos est curieux : « Dans cette alliance du ciel et de la terre, dont l’homme est l’expression et l’image, la substance la plus sublime vient de Dieu : c’est l’âme qui possède l’empire sur le corps ; la substance la plus grossière est le corps qui vient du démon : et c’est le corps qui, formé de terre, doit être soumis à l’âme, comme la terre au ciel. Il est comme un vase, dont l’esprit, qui vient du ciel, se sert comme d’une demeure temporaire. L’âme et le corps ont chacun leurs fonctions distinctes : de façon que ce qui vient du ciel et de Dieu commande, et que ce qui vient de la terre soit assujetti au démon. Cette vérité n’a pas échappé à Salluste, ce méchant homme. (Ici Lactance cite le passage depuis ces mots : Sed omnis, jusqu’à ceux-ci : servitio magis utimur, puis il ajoute :) À merveille, s’il eût aussi bien vécu qu’il a parlé. Il fut assujetti en esclave aux plus honteuses voluptés, et sa conduite dépravée donna le démenti à ses paroles. » (Liv. II, page 206 de l’édition de Leyde, 1660.)
Il n’est pas, pour ainsi dire, un mot de ce premier chapitre de la Catilinaire qui n’ait été cité comme exemple par les grammairiens et les scoliastes. Voyez Nonius Marcellus de Varia verbor. signif. ; Donat et Eugraphius sur Térence.
C’est encore d’Aristote que Salluste a pris cette idée que les rois ont été le premier pouvoir établi sur la terre. Cicéron dit également dans le traité des Lois (liv. III, chap. ii) : Omnes antiquæ gentes regibus quondam paruerunt. Justin s’exprime de même en commençant son histoire : Principio rerum, gentium nationumque imperium penes reges erat. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, où il reproduit presque tout le préambule de Salluste, cite ce passage depuis ces mots : Igitur initio reges, jusqu’à ceux-ci ; satis placebant ; d’abord au chapitre x, puis au chapitre xiv du livre III. Il cite dans ce même chapitre xiv le passage suivant, depuis Postea vero, jusqu’à instituerat dicere.
Sénèque, dans son traité de la Brièveté de la vie, a emprunté à Salluste plusieurs pensées.
Imitation de Thucydide. (Lib.. II, c. xxxv.) Ce passage de Salluste a été cité par Grégoire de Tours, le père de notre histoire nationale. Après avoir, au commencement de son septième livre, fait un éloge touchant des vertus du saint évêque d’Albi, Sauve, son ami, il ajoute : « En écrivant ceci, je crains que quelque lecteur ne le trouve incroyable, selon ce qu’a écrit Salluste dans son histoire : » puis il rapporte le passage depuis les mots : Ubi de magna virtute, jusqu’à ceux-ci : pro falsis ducit.
Salluste, ainsi que nous l’avons dit dans sa vie, écrivait cette histoire peu de temps après son expulsion du sénat. On voit qu’il cherche à pallier les motifs de sa disgrâce, comme s’il eût été mal à propos confondu par la calomnie avec d’autres personnes plus justement décriées. « Cependant, ainsi que l’observe de Brosses, il ne se mit pas en peine de lui imposer silence dans la suite par une conduite plus régulière. »
Lucius Sergius, surnommé Catilina, c’est-à-dire le pillard (voyez Festus, au mot Calillatio), était de l’illustre maison patricienne Sergia, qui faisait remonter son origine à Sergeste, l’un des compagnons d’Énée.
« À dire vrai, observe Saint-Évremont, les anciens avaient un grand avantage sur nous à connaître les génies par ces différentes épreuves où l’on était obligé de passer dans l’administration de la ré| publique ; mais ils n’ont pas eu moins de soin pour les bien dépeindre ; et qui examinera leurs éloges avec ira peu de curiosité et d’intelligence, y découvrira une étude particulière et un art infiniment recherché. En effet, vous leur voyez rassembler des qualités comme opposées qu’on n’imaginerait pas se rencontrer dans une même personne : animus audax, subdolus ; vous leur voyez trouver de la diversité dans certaines qualités qui paraissent tout à fait les mêmes, et qu’on ne saurait démêler sans une grande délicatesse de discernement : subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator.
Il y a une autre diversité dans les éloges des anciens, plus délicate, et qui nous est encore moins connue : c’est une certaine différence dont chaque vice et chaque vertu est marquée par l’impression particulière qu’elle prend dans les esprits où elle se trouve. Par exemple…, l’audace de Catilina n’est pas la même que celle d’Antoine.
Salluste nous dépeint Catilina comme un homme de méchant naturel, et la méchanceté de ce naturel est aussitôt exprimée : sed inqenio maloque pravoque. L’espèce de son ambition est distinguée par le dérèglement des mœurs, et le dérèglement est marqué, à l’égard du caractère de son esprit ; par des imaginations trop vastes et trop élevées : vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta, semper cupiebat. Il avait l’esprit assez méchant pour entreprendre toutes choses contre les lois, et trop vaste pour se fixer à des desseins proportionnés aux moyens de les faire réussir. »
Saint-Évremont, qui a traduit cette expression vastus ammus par son esprit vaste, fait une dissertation très-ingénieuse sur la signification du mot vastus. « Il me prend envie de nier, dit-il, que vaste puisse jamais être une louange, et que rien soit capable de rectifier cette qualité. Le grand est une perfection dans les esprits ; le vaste est toujours un vice. L’étendue juste et réglée fait 4e grand ; la grandeur démesurée fait le vaste. Vastitas, grandeur excessive. Le vaste et l’affreux ont bien du rapport… Vastus quasi vastatus.» Après avoir prouvé qu’appliquée aux solitudes, aux forêts, aux campagnes, aux rivières, aux animaux, aux hommes, vastos Cyclopas, vasta se mole moventem Polyphemum, l’épithète de vastus n’est jamais prisé en bonne part, Saint-Évremond examine particulièrement ce que c’est qu’un esprit vaste. « Vaste, dit-il, se peut appliquer à une imagination qui s’égare, qui se perd, qui se forme des visions et des chimères. Je n’ignore pas qu’on a prétendu louer Aristote en lui attribuant Un génie vaste… On a dit qu’Alexandre, que Pyrrhus, que Catilina, que César, que Charles-Quint, que le cardinal de-Richelieu, ont eu un esprit vaste ; mais, si on prend la peine d’examiner tout ce qu’ils ont fait, on trouvera que les beaux ouvrages, que les belles actions, doivent s’attribuer aux autres qualités de leur esprit, et que les erreurs et les fautes doivent être imputées à ce qu’ils ont de vaste. »
Après avoir prouvé sa thèse à l’égard d’Aristote, d’Alexandre, de Pyrrhus, Saint-Évremont arrive à Catilina. « Il aspira, dit-il, aux emplois que Pompée sut obtenir ; et, si rien n’était trop grand pour le crédit de Pompée, rien n’était trop élevé pour l’ambition de Catilina. L’impossible ne lui paraissait qu’extraordinaire, l’extraordinaire lui semblait commun et facile. Vastus animus immoderata, incredibilia, nimis alta, cupiebat. Et par là vous Voyez le rapport qu’il y a d’un esprit vaste aux choses démesurées. Les gens de bien condamnent son crime, les politiques blâment son entreprise comme mal conçue ; car tous ceux qui ont voulu opprimer la république, excepté lui, ont eu pour eux la faveur du peuple ou l’appui des légions. Catilina n’avait ni l’un ni l’autre de ces secours : son industrie et son courage lui tinrent lieu de toutes choses dans une affaire si grande et si difficile, etc.
Catilina fut un des satellites les plus cruels de Sylla, qui le mit à la tête d’un certain nombre de soldats gaulois chargés d’égorger Nannius Titinius, L. Tanasius et divers autres chevaliers romains (Q. Cicéron, de Petitione consulatus, c. II). « Mais ce fut au milieu d’eux, dit Q. Cicéron (ibid.), qu’il assassina de ses propres mains le mari de sa sœur, Q. Cecilius, » etc. Rien n’égale les cruautés qu’il exerça sur le préteur M. Marius Gratidianus, oncle de Cicéron par sa sœur, et de la famille de Marius. Catilina le tira de sa main d’une étable où il s’était caché, le chassa devant lui à coups de bâton par toute la ville jusqu’au delà du Tibre, et l’immola aux mânes de Lulatius, devant le tombeau de cette famille. Là, il lui fit successivement briser les jambes, arracher les yeux, couper les oreilles, la langue et les mains.
Il faut comparer ce morceau avec le portrait de Catilina tracé par Cicéron dans le discours pro Cœlio (c. v.). On y remarquera les mêmes contrastes que dans le tableau dessiné par Salluste. En effet, selon Plutarque, « il était à la fois hardi et hasardeux à entreprendre de grandes choses, cauteleux et malicieux de nature. » Dans les fragments du discours in Toga candida, Cicéron revient encore sur le caractère de Catilina ; et, dans le discours plusieurs fois cité en la note précédente, Q. Cicéron s’exprime ainsi sur Catilina : « De quel éclat, grands dieux : brille votre autre rival ? Aussi noble que le premier, a-t-il plus de vertu ? non, mais plus d’audace. Antoine craint jusqu’à son ombre : Catilina ne craint pas même les lois. » (Ch. II.)
Tacite a imité Salluste : Res poscere videtur, quia iterum in mentionem incidimus viri sæpius memorandi, ut vitam studiumque ejus paucis repetam. (Hist. lib. IV.)
Le commentaire de M. Burnouf offre des observations précieuses sur la construction de cette phrase, dans laquelle le verbe disserere a pour sujet à la fois et l’accusatif instituta et ces liaisons pronominales quomodo, puis quantamque. M. Burnouf cite un exemple analogue dans notre langue :
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que, dans votre sein ce serpent élevé,
Ne vous punisse un jour de l’avoir élevé.
Tradition fort contestée (voir à ce sujet la note 8 du président de Brosses sur l’Histoire de la Conjuration, et, dans l’Histoire romaine de Niebuhr, l’article intitulé Énée et les Troyens dans le Latium). — Au surplus, par ces mots sicut ego accepi, Salluste semble exprimer lui-même du doute à cet égard. En général, ceux qui lisent les historiens romains ne font pas une attention assez sérieuse à ces formes dubitatives, qui indiquent chez ceux-ci peu de foi à leurs antiquités nationales.
(Thucyd., lib. II, c. XL.) La même pensée se trouve dans la Guerre de Jugurtha : Beneficia dare, invitus accipere.
Passage rapporté par saint Augustin (de Civitate Dei, lib. V, c. XII). Puis il ajoute : Consules appellati sunt a consulendo. Voltaire, dit le P. d’Otteville, avait vraisemblablement en vue cet endroit, lorsque, dans Rome sauvée, il fait dire à Cicéron par Catilina :
Vous abusez beaucoup, magistrat d’une année,
De votre autorité passagère et bornée.
Ce trait, d’une éternelle vérité, s’applique aux tyrans comme aux rois faibles. Fénelon l’a développé d’une manière admirable dans Télémaque : « C’est un crime encore plus grand à Tyr, fait-il dire à Narbal, d’avoir de la vertu : car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies. La vertu le condamne, il s’aigrit et s’irrite contre elle. » Et ailleurs : « Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus. Le défaut de celui-ci était, au contraire, de se défier des puis honnêtes gens… Les bons lui paraissaient pires que les méchants, parce qu’il les croyait aussi méchants et plus trompeurs. » (Liv. III, passim.)
Il y a dans le texte labos. Servius nous apprend que Salluste n’écrivait jamais labor (in Æneidos, lib. I, v. 253).
Lactance cite ce passage dans son traite de Falsa sapientia pour établir l’inconséquence des idées des anciens sur la Divinité : car, dit-il, si la fortune gouverne toutes choses, quid ergo ceteris diis loci superest ? (Lib. III, page 340.)
Le roi Louis XII parlait à peu près de même des Français… Il s’accorde avec Salluste en ce qui regarde les Grecs, et pense différemment à l’égard des Romains. Tous deux ont raisonné juste relativement au temps où ils vivaient, lors duquel leurs nations n’avaient pas encore eu d’historiens comparables à ceux des Grecs. Ce prince avait coutume de dire « que les faits des Grecs étaient peu de chose par eux-mêmes, mais qu’ils les avaient rendus grands et glorieux par la sublimité de leur éloquence ; que les Français avaient fait quantité de belles actions, mais qu’ils n’avaient pas su les écrire ; que les Romains, parmi tous les peuples, étaient ceux qui avaient en même temps accompli beaucoup d’exploits glorieux, et su les écrire et les raconter dignement ; » (De Brosses.)
C’est ainsi que Tacite dit des Germains : Plus ibi mores valent quam alibi bonæ leges (c. XIX) ; et Justin, des Scythes : Justitia gentis ingeniis culta, non legibus (lib. II, c. II), et Virgile, des Latins :
Neve ignorate Latinos,
Saturni gentem, haud vinclo, nec legibus æquam,
Sponte sua, veterisque dei se more tenentem.
On voit qu’ici la poésie et l’histoire sont d’accord pour attribuer à des peuples au berceau des vertus supposées. Il ne faut que lire les commencements de l’Histoire romaine, dans Tite-Live et Denys d’Halycarnasse, pour s’assurer combien est flatté ce portrait tracé par Salluste. Sur ces mots, concordia maxima, d’Otteville a dit ; avec vérité : « Trouverait-on, dans les siècles qui précédèrent la destruction de Carthage, deux années où les Romains aient été parfaitement unis ? »
Saint Augustin, dans son Épître adressée à Marcellina, s’exprime ainsi : Dignum esset exsurgere civitatem quæ tot gentibus imperitaret : quod accepta injuria, ignoscere quam persequi malebani. Cicéron (Tuscul. v) : Accipere quam facere præstat injuriam.
Comparez cet aperçu moral de l’Histoire romaine avec les Fragments vi, vii, viii, ix et x de la Grande histoire de Salluste.
Caton, cité par Aulu-Gelle, avait dit : Avaritiam omnia vitia habere putabant (voyez Aulu-Gelle, liv. III, ch. i). Les mêmes idées que Salluste expose ici et dans le chapitre suivant se trouvent présentées en d’autres termes dans sa première lettre à César, passim.
On lit dans l’Epitome de-Tite-Live, livre LXXXIII : Recuperata republica, pulcherrimam viçtoriam crudelitate, quanta in nullo hominum unquam fuit, inquinavit. — Voyez aussi Valère-Maxime, liv. IX, ch. xi, no 2 ; Plutarque, Vie de Sylla ; Salluste, dans sa deuxième lettre à César, ch. iv, an illa jusqu’à atque crudelia erant ; Lucain, Pharsale, liv. II, passim.
Ces expressions, et privatim et publice, se trouvent au commencement de la dernière Verrine : Quin Verres sacra profanaque omnia et privatim et publice spoliavit. Si le P. d’Otteville avait fait ce rapprochement, il n’eût pas, sur la foi du journal de Trévoux, commis dans sa seconde édition un énorme contre-sens, qu’il avait évité dans la première, et qui consiste à dire les enlever pour les particuliers ou pour l’État.
Contracta pisces æquora sentiunt
Jactis in altum molibus…
Horatius, Carminum, lib. III, ode I.
On a cru que Salluste faisait ici allusion au faste de Lucullus (voyez Velleius Paterculus, liv. II).
Et quæsitorum terra pelagogue ciborum
Ambitiosa fames, et lautæ gloria mensæ !
Lucanus, Pharsalia, lib. IV, v. 375.
Quis tota Italia, dit Cicéron, veneficus, quis gladiator, quis latro, quis sicarius, quis parricida, quis testamentorum subjector, qids circumscriptor, quis ganeo, quis nepos, quis adulter, quæ mulier infamis, quis corruptor juventutis, quis corruptus inveniri potest, qui se cum Catilina non familiarissime vixisse fateatur ? (Catil. II, c. IV ; voyez aussi le discours de Petitione consulatus, c. II.)
« Il avoit, dit Plutarque, corrompu une partie de la jeunesse. Car il leur subministroit à chacun les plaisirs auxquels la jeunesse est encline, comme banquets, amours de folles femmes, et leur fournissoit argent largement pour soutenir toute cette dépense. » (Vie de Cicéron.)
Quelle était cette jeune fille ? on l’ignore. Selon Lucceius, qui avait écrit contre Catilina un ouvrage qui n’existe plus, Catilina eut sa première intrigue criminelle avec la femme d’Aurelius Orestes, qui fut depuis sa belle-mère, et prétend que cette même Orestilla, qu’il épousa dans la suite, était née de ce commerce. « La même intrigue, dit Cicéron (Fragm. orat. in Toga candida), lui a produit une fille et une épouse.
Cette aventure arriva l’an de Rome 681. La vestale se nommait Fabia Terentia : elle était sœur de Terentia, femme de Cicéron (Asconius in Toga candida). Au surplus, si Catilina fut trouvé dans l’appartement de cette vestale, les suites de ce rendez-vous ne furent pas assez constatées ; et, malgré la véhémence des accusations de P. Clodius, Pison, qui prononça pour elle un plaidoyer admirable, selon Cicéron (Brutus, ch. LXVIII), la fit acquitter.
Valère-Maxime raconte ce fait, liv. IX, ch. i, no 9, et Cicéron y fait allusion dans sa 1re Catilinaire, ch. vi ; mais, selon lui, ce n’était pas le premier crime qu’eût inspiré à Catilina son amour adultère pour Aur. Oréstilla. Avant son fils, il avait fait périr sa première épouse.
Pompée était alors, en Orient, occupé d’abattre les derniers restes de la puissance de Mithridate. « Le luxe et la débauche, puis la ruine totale de son patrimoine, qui en fut la suite ; enfin l’occasion favorable que lui offrait l’éloignement des armées romaines, occupées aux extrémités de la terre, poussèrent Catilina à former le détestable dessein d’opprimer sa patrie. » (Florus, liv. IV, ch. i.) — « Pompée, dit Bossuet, achevait de soumettre ce vaillant roi (Mithridate), l’Arménie où il s’était réfugié, l’Ibérie et l’Albanie qui le soutenaient, la Syrie déchirée par les factions, la Judée, où la division des Asmonéens ne laissa à Hyrcan II, fils d’Alexandre Jannée, qu’une ombre de puissance, et enfin tout l’Orient ; mais il n’eût pas su où triompher de tant d’ennemis sans le consul Cicéron, qui sauvait la ville des feux que lui préparait Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome. » (Discours sur l’histoire universelle, ixe époque.)
Catilina était incertain s’il pourrait briguer le consulat. Il était encore sous le poids de l’accusation de concussion intentée contre lui par les peuples de son gouvernement d’Afrique. Il ne pouvait, dans cet état d’accusation (reatus), remplir la formalité imposée aux candidats, qui consistait à déclarer sa prétention dans l’assemblée du peuple, vingt-sept jours avant l’élection. Catilina fut absous, mais trop tard.
P. Cornélius Lentulus Sura avait été consul l’an de R. 683, avec Cn. Aufidius Orestes ; mais les désordres de sa conduite publique et privée le firent chasser du sénat par les censeurs Gellius et Lentulus, l’an de R. 686. Pour y rentrer, Lentulus brigua la préture, et obtint celle de Rome l’année même du consulat de Cicéron. On peut consulter sur ce personnage la 3e Catilinaire de Cicéron. Questeur quelque temps avant la dictature de Sylla, Lentulus avait dissipé les deniers publics ; puis, quand Sylla voulut lui faire rendre compte, il s’en moqua et dit qu’il était hors d’état de les rendre, mais qu’il tiendrait le gras de sa jambe (sura) pour y être frappé, faisant allusion à la punition que s’infligeaient entre eux les enfants qui n’avaient pas de quoi payer au jeu. — P. Autronius Petus avait été condisciple de Cicéron, et son collègue dans la préture. L’an 687, il brigua, avec P. Sylla, neveu du dictateur, le consulat pour l’année 689 ; et tous deux eurent si ouvertement recours à des menées coupables, que le Consul C. Calpurnius Pison fut obligé de porter contre les nouvelles brigues une loi très-sévère. Autronius et Sylla n’en continuèrent pas moins leurs manœuvres avec succès ; ils furent, l’an 688, désignés consuls pour l’année suivante, au préjudice de L. Manlius Torquatus et de L. Aurelius Cotta. Ceux-ci accusèrent leurs heureux rivaux d’avoir acheté les voix, et invoquèrent contre eux la nouvelle loi Calpurnia. Leur élection fut déclarée nulle, ce qui était jusqu’alors sans exemple (voyez Cicéron, pro P. Sylla et pro Cornelio, passim). — L. Cassius Longinus avait été, l’an 690, un des compétiteurs de Cicéron et de Catilina dans la demande du consulat. Son embonpoint, sur lequel Cicéron le raille dans la 3e Catilinaire (ch. vii), ne l’empêcha pas de se sauver au plus vite après la découverte de la conspiration. On disait de lui qu’il était plus stupide que méchant. Cependant il souscrivit toujours aux avis les plus cruels : ce fut même lui qui se chargea de mettre le feu dans Rome (voyez Asconius, in Toga candida, et ci-dessous notre auteur). — C. Cethegus. Il a déjà été parlé de ce personnage. Cethegus avait été dans toutes les factions, ayant d’abord servi Marius, puis Sylla ; ensuite il avait été complice de Lepidus (voyez Cicéron, 3e Catilinaire, passim). — P. et Ser. Sylla, neveux du dictateur. Il ne paraît pas prouvé que Publius ait fait partie de la conjuration, du moins si l’on en croit Cicéron (pro Sulla, passim). — L. Vargunteius. Salluste parle de lui ci-après (ch. xxxviii). Cicéron (pro Sulla, c. xi) dit qu’il avait subi une accusation pour fait de brigue, et avait eu pour défenseur Hortensius. — Q. Annius. Ce sénateur avait été de la faction de Marius. Ce fut lui qui tua de sa main l’orateur Marc Antoine (Plutarque, Vie de Marius ; Valère Maxime, liv. VIII, ch. ix, no 2, et liv. IX, ch. ii, no 2). — M. Porcius Leca, de la famille des Catons. C’est le même dont le nom est écrit Lecca dans la 1re Catilinaire, ch. iv. — L. Bestia. L. Calpurnius Pison Bestia, petit-fils du Pison qui avait été consul l’an 643, et qui avait commandé dans la guerre de Numidie, fut nommé tribun du peuple l’année même du consulat de Cicéron. — Q. Curius. Salluste parlera souvent de ce personnage (ch. xxiii ; xxvi ; xxxviii, etc.), qui déshonorait un sang illustre sans racheter ses vices par aucun mérite.
D’une des familles les plus illustres de la république. Il ne faut pas le confondre avec un autre conjuré, A. Fulvius, sénateur, dont Salluste parle ci-après, ch. xxxix. — L. Statilius descendait de Statilius, qui commandait la cavalerie lucanienne à la bataille de Cannes. Cicéron en parle dans la 3e Catilinaire (ch. iii). — P. Gabinius Capiton. Cicéron lui donne le surnom de Cimber dans la même Catilinaire (ibid.) ; il était parent d’A. Gabinius, sous le consulat duquel Cicéron fut exilé, : l’an de R. 696. — C. Cornélius était de la maison plébéienne de ce nom. Il laissa un fils qui, quelques années après, fut l’un des accusateurs de P. Sylla, à l’occasion de cette même conjuration. À ce catalogue des conjurés, Cicéron joint Q. Magius Chilo, Tongillus, Publicius, Cincius Munatius et Furius. Salluste nomme encore ailleurs Septimius, Julius Ceparius, Umbrenus, Sittius, Pison, Fulvius, Vultureius, Tarquitius, Manlius, ou plutôt Mallius, Flammius.
Il avait été consul l’an 684. Il paraît prouvé qu’il était avec César de la première conjuration. Il devait, après le meurtre des sénateurs désignés aux poignards des conjurés, être élevé à la dictature et nommer César général de la cavalerie. On soupçonna encore d’être de la conjuration Paulus, frère de Lepidus, depuis triumvir, et le consul C. Antonius, collègue de Cicéron.
L. Volcatius Tullus avait été tribun du peuple l’an 678, Cicéron en parle avec estime (pro Plancio, c. xxi). Manius Emilius Lepidus, étant questeur l’an 676, fit rebâtir en marbre l’ancien pont du Tibre, qui porte encore aujourd’hui le nom de pont Émilien. C’est à tort que les éditions de Salluste portent M. (Marcus) au lieu de M’. (Manius) Lepidus.
De la famille Calpurnia. Cicéron, dans son discours sur la Demande du consulat, l’appelle le petit poignard de l’Espagne, pugiunculum hispaniense.
Le 5 décembre.
Le 31 décembre.
Le 5 février 689.
Metellus Creticus et Catulus lui-même se joignirent en cette occasion à Crassus.
L’Espagne était pleine de gens dévoués à Pompée, qui longtemps y avait commandé. Asconius parle comme Salluste sur ce fait dans ses remarques sur le discours de Cicéron, in Toga candida. Mais, selon Tacite (Annales, liv. IV), Pison périt par la main des habitants de Termeste, où il avait voulu enlever les deniers publics.
Le président de Brosses observe avec raison que ce discours est du nombre de ceux que l’historien a visiblement composés ; car il est clair qu’il n’a pu savoir ce qui s’était dit dans les conférences nocturnes des conjurés.
Ces paroles de Salluste rappellent ce passage d’Isaïe (ch. v, ℣ 8) : « Malheur à vous, qui joignez des maisons à des maisons, et qui ajoutez terres à terres, jusqu’à ce qu’enfin le lieu vous manque ! »
Ayant été expulsé de Rome pour quelque méfait, il ramassa une petite armée, avec laquelle il passa d’Espagne en Afrique, où il se maintint jusqu’au temps de la guerre civile entre César et Pompée. Il rendit de grands services au premier en Numidie, et finit par être tué en trahison par l’Africain Arabion, fils du roi Manassès.
Il fut surnommé Hybrida, le Métis, fils de Marc Antoine le célèbre orateur, et oncle de Marc Antoine le triumvir.
Plutarque et Florus rapportent positivement ce fait, ainsi que Dion Cassius. Cependant le silence absolu de Cicéron sur une circonstance si affreuse forme, selon de Brosses, une preuve négative bien complète que ce fait n’est qu’un conte inventé après coup.
« Florus, qui la nomme une très-vile courtisane, dit le président de Brosses, a sans doute moins égard à sa naissance qu’à ses mœurs. »
Salluste fait des réflexions analogues au sujet de l’élection de Marius, dans la Guerre de Jugurtha (ch. LXIII).
Ainsi l’ont écrit Plutarque, Dion Cassius, Appien et d’antiques inscriptions : cependant les manuscrits de Salluste portent Manlius. C’était un vieil officier qui s’était distingué dans les guerres de Sylla, et qui, après y avoir gagné d’immenses richesses, les avait dissipées dans la débauche.
Appien nous apprend que Catilina tira beaucoup d’argent des femmes de cette espèce, dont plusieurs ne s’étaient engagées dans le complot que par l’espoir de devenir bientôt veuves.
D’une ancienne et illustre maison plébéienne, Sempronia avait épousé Decimus Junius Brutus, consul en 677, dont elle eut un fils du même nom, qui fut un des meurtriers de César.
L’esprit hardi d’une femme voluptueuse, telle qu’était Sempronia, dit Saint-Évremont, eût pu faire croire que son audace allait à tout entreprendre en faveur de ses amours ; mais, comme cette sorte de hardiesse est peu propre pour les dangers où l’on s’expose dans une conjuration, Salluste explique d’abord ce qu’elle est capable de faire par ce qu’elle a fait auparavant : quæ multa sæpe, etc. Voilà l’espèce de son audace exprimée. Il la fait chanter et danser, non avec les façons, les gestes et les mouvements qu’avaient à Rome les chanteuses et les baladines, mais avec plus d’art et de curiosité qu’il n’était bienséant à une honnête femme : psallere et saltare elegantius. Quand il lui attribue un esprit assez estimable, il dit en même temps en quoi consistait le mérite de cet esprit : ceterum ingenium ejus, etc.
C’était la troisième fois que Catilina briguait cette dignité. Il était soutenu par le consul Antonius ; il avait pour concurrent Ser. Sulpicius, L. Licinius Murena et Decimus, Junius Silanus, qui avait déjà échoué en 690. Cicéron, pour traverser la brigue de Catilina, fit passer au sénat une nouvelle loi qui ajoutait à la rigueur des dispositions de la loi Calpurnia. Comme Catilina ne put être élu, l’effet de cette loi ne retomba point sur Catilina, mais sur Murena, intime ami de Cicéron, que Sulpicius et Caton accusèrent d’avoir acheté les suffrages. Cicéron le défendit l’année suivante.
En tirant au sort entre les consuls, les gouvernements, comme c’était l’usage, la Macédonie échut à Cicéron, et la Gaule cisalpine à Antoine ; mais, comme la première de ces provinces était beaucoup plus lucrative que l’autre, Cicéron la lui céda.
Les comices dont il est ici question se tinrent pour l’élection des consuls de l’année suivante : D. Julius Silanus et Murena furent élus.
Plutarque (Vie de Cicéron) marque que ce Mallius, dont il est parlé au ch. xxiv, avait déjà été envoyé en Étrurie, et était revenu momentanément à Rome pour s’entendre de nouveau avec Catilina, et pour le seconder dans sa demande du consulat.
Homme obscur de Camerte ou Camerie, colonie romaine, en Ombrie.
Il portait un beau nom, dit le président de Brosses, sans en être plus connu.
Cicéron dit dans la 2e Catilinaire (ch. iii) : Video, cui Apulia sit attributa, qui habeat Etruriam, qui agrum picenum, qui gallicum, qui sibi has urbanas insidias cædis atque incendiorum depoposcerit.
Cicéron donne la même idée de l’inconcevable activité de Catilina dans sa 3e Catilinaire (ch. iv) : Ille erat unus limendus, etc.
Cicéron, dans la 1re Catilinaire (ch. iv) et dans le plaidoyer pour Sylla (ch. xviii) parle avec détail de cette réunion, qui eut lieu dans la nuit du 6 au 7 novembre chez Porcius Léca.
Cette formule solennelle investissait les consuls d’une autorité presque égale à celle du dictateur. — Ici l’ordre des faits est interverti dans la narration de Salluste. Ce décret, rendu le 20 octobre, était antérieur de dix-sept jours à la réunion secrète chez Porcius Léca. Les projets de Catilina étant découverts depuis plusieurs jours, c’était le 19 octobre que Cicéron en fit part officiellement au sénat, qui, le lendemain, porta le décret dont il est question dans la présente note.
Cette communication ouvrit enfin les yeux au public sur le projet des conjurés : encore, beaucoup de gens croyaient qu’on exagérait les choses, et que tout ceci n’était qu’une querelle de faction, ordinaire à Rome entre les grands. Ce préjugé survécut même à la mort de Catilina, et obscurcit la gloire que s’attribuait Cicéron d’avoir sauvé Rome.
Le 27 octobre.
Cicéron en fait mention dans sa 3° Catilinaire (ch. viii), et Pline, Hist. Nat., liv. II, ch. li.
Consul l’an 686, avait succédé à Lucullus dans le commandement de la guerre contre Mithridate et Tigrane. — Q. Metellus Creticus, consul l’an 685, venait de s’emparer de la Crète, à la suite d’une expédition qui lui fit peu d’honneur. Comme ces deux généraux attendaient aux portes de Rome les honneurs du triomphe, ils avaient conservé avec eux leurs troupes.
Il n’était pas de la même famille que le grand Pompée ; il tirait son origine de Q. Pompéius Rufus, qui fut consul avec Sylla en 666, puis gouverneur d’Espagne. C’était, dit Cicéron (pro Cælio), un homme d’une probité reconnue et fort exact à son devoir.
Un des plus honorables citoyens de la république, un de ceux qui secondèrent avec, le plus de zèle, le consul Cicéron. Il descendait de Metellus le Macédonique, fut préteur l’an 691 et consul l’an 694. Cicéron, au sortir de son consulat, lui céda le gouvernement de la Gaule cisalpine.
Vingt mille quatre cent cinquante-huit francs trente-trois centimes.
Proposée par le tribun Plautius Silvanus, l’an 665 de Rome, de vi publica, contre ceux qui formaient des entreprises contre le sénat, les magistrats, qui paraissaient armés dans les rues de Rome, qui, à la faveur d’une sédition, s’emparaient de postes élevés, etc.
L. Emilius Lepidus Paulus, fils du consul Lepidus, qui suscita une guerre civile après la mort de Sylla. Il était si jeune à l’époque de la conjuration, qu’il ne put être questeur que quatre ans après. Or il fallait avoir vingt-sept ans pour aspirer à cette magistrature. L. Paulus n’exerçait donc alors aucune magistrature ; mais c’était l’usage à Rome que les jeunes gens qui voulaient se faire une réputation débutassent par des accusations publiques contre des citoyens puissants. Cicéron (pro Vatino, c. x), fait un grand éloge du zèle et du courage que montra dans cette occasion L. Paulus Emilius, qui fut depuis, avec L. César et Cicéron, une des trois principales victimes du deuxième triumvirat.
Salluste reprend ici la série des faits qui suivirent le conciliabule nocturne tenu chez Léca, et la tentative d’assassinat sur le consul Cicéron.
C’est un éloge assez froid de la 1re Catilinaire, prononcée le 9 novembre par Cicéron. L’expression est vraie cependant, car, dans cette harangue, toutes les circonstances de la conjuration sont si clairement déduites, qu’il devenait impossible de la révoquer en doute. Elle fut utile en ce qu’elle força Catilina de quitter Rome. Le président de Brosses prétend rectifier Salluste en donnant à cette harangue l’épithète de foudroyante.
Empruntons ici à M. Burnouf une excellente remarque de goût : « Dixit Catilina Conjuratis : Mala res, spes multo asperior. — Dicit senatui : Omnia bona in spe habeo. In utroque servit causæ et tempori. »
Ce discours, que Salluste prête à Catilina, paraît controuvé ; car s’il avait été réellement tenu, Cicéron n’eût pas manqué de le rappeler devant le peuple.
Cette parole menaçante de Catilina fut, selon Cicéron (pro Murena, c. xxv), adressée par lui à Caton, avant les comices, pour l’élection des consuls. La faute que Salluste a commise ici a été reproduite par Valère-Maxime et par Plutarque ; mais, comme l’a dit Beauzée, avec plus de vérité que de goût : « Cicéron savait son Catilina mieux que personne, » et nous devons avec lui rectifier Salluste, qui ne fut pas, comme l’orateur romain, en position de tenir note des faits de la conjuration, pour ainsi dire jour par jour et d’heure en heure.
Argentum ære solutum est. Mot à mot l’argent fut payé en airain ; c’est-à-dire que pour un sesterce qui était d’argent, on donna un as qui était d’airain et qui valait le quart du sesterce. Allusion à la loi rendue, l’an 668, par le consul L. Valerius Flaccus. Turpissimæ legis auctor, qua creditoribus quadrantem solvi jusserat. (Velleius Paterculus, lib. II, c. xxiii.)
Ce fut le troisième décret rendu dans cette affaire. Ce jour-là Cicéron adressa au peuple sa 2e Catilinaire.
Rapprochez ce qui est dit dans ce chapitre et dans le suivant avec les chap. xii et xxxvi de Jugurtha.
— Voyez sur ce fait Valère-Maxime, liv. V, ch. v no 5, et Dion Cassius, liv. XXXVII.
C’était un affranchi, ainsi que Cicéron nous l’apprend dans sa 3e Catilinaire (ch. vi).
Leur république faisait partie de la province romaine dans les Gaules, et comprenait une partie du Dauphiné et de la Savoie.
L’époux de Sempronie.
Il descendait de Fabius l’Allobrogique, qui avait été consul l’an 633 ; et, à ce titre, Sanga était le patron des Allobroges.
C’est-à-dire dans la Gaule au delà des Alpes, par rapport à Rome. Des manuscrits et nombre d’éditions portent ici in citeriore Gallia ; mais c’est une erreur évidente, et l’on en voit la preuve dans le plaidoyer de Cicéron pour Murena, où il parle de la conduite de son client dans la Gaule cisalpine (ch. XLI).
Il avait été désigné tribun du peuple pour l’année qui allait s’ouvrir (Plutarque, Vie de Cicéron). Or, dès le 10 décembre, il devait prendre possession de sa magistrature, et l’exécution des mesures concertées par Lentulus et les autres conjurés devait avoir lieu le 17 décembre, époque de la fête des Saturnales, qui était pour la populace un temps de licence.
C’est la seule louange directe qui soit donnée à Cicéron dans toute cette histoire ; heureusement Salluste ne dissimule pas les faits qui d’eux-mêmes font assez l’éloge de Cicéron.
Quel rôle honteux pour des ambassadeurs ! faire ainsi le personnage d’agents provocateurs ! Au surplus, Rome se montra peu reconnaissante envers eux : elle ne fit pas droit aux réclamations de leur république au sujet des dettes dont elle était accablée, et les Allobroges surent fort mauvais gré à leurs députés de leur conduite.
Cicéron, dans la 3e Catilinaire (ch. v), rapporte cette lettre en termes un peu différents.
L. Valerius Flaccus, de l’illustre maison Valeria, mérita les remerçîments du sénat pour l’énergie qu’il déploya dans toute cette affaire. Au sortir de sa préture, il fut gouverneur de l’Asie Mineure. Accusé de concussion l’an 695, par D. Lélius, il eut pour défenseurs Hortensius et Cicéron, qui le firent absoudre (Voir le plaidoyer pro Flacco). — C. Pomptinus avait été lieutenant de Crassus dans la guerre des esclaves. Au sortir de sa préture, il succéda à Murena dans le gouvernement de la Gaule ultérieure. Quand Cicéron fut fait gouverneur de Cilicie, il emmena comme lieutenant Pomptinus, qui contribua aux succès que son général obtint dans cette province.
Ceci se passa dans la nuit du 2 au 5 décembre. Cicéron raconte les faits à peu près de la même manière dans sa 5e Catilinaire (ch. ii).
Encore une circonstance où Salluste a pour contradicteur Cicéron, qui dit, dans sa 3e Catilinaire, qu’il introduisit Volturcius sans les Gaulois, et qu’il ne fit entrer ceux-ci qu’ensuite.
Il était parent du conjuré. Il fut consul avec Metellus Népos l’an de R. 697, et suivit constamment le parti de Pompée. — Q. Cornificius, d’une maison plébéienne, avait cette année brigué le consulat avec Cicéron. — Cn. Terentius fut préteur l’année suivante. Il était parent du docte Varron et de Terentia, épouse de Cicéron.
Ici l’on a reproché à Salluste de s’être abstenu de détailler les honneurs que le sénat rendit à Cicéron, sauveur de la république. Sans doute cela peut indiquer dans l’historien quelque partialité contre celui qui est l’objet de cet oubli ; mais a-t-on bien fait attention que des détails de ce genre entraient peu dans la manière austère de notre historien ? Au surplus, Cicéron, dans sa 5e Catilinaire et dans son discours contre Pison, fait lui-même l’énumération de toutes les distinctions dont il fut comblé.
Il paraît hors de doute que Crassus et César étaient dans le secret de la conjuration. C’est l’opinion qu’a suivie Voltaire dans sa tragédie de Rome sauvée (acte II, sc. III) :
J’ai pesé tes projets, je ne veux pas leur nuire ;
Je peux leur applaudir, et n’y veux point entrer.
J’entends : pour les heureux tu veux le déclarer, etc.
Le président de Brosses accuse ici formellement Salluste de calomnie envers Catulus. Toutefois Plutarque dit bien que cet illustre citoyen fut, ainsi que C. Pison, du nombre de ceux qui reprochèrent à Cicéron d’avoir manqué l’occasion de se défaire de César, contre lequel on avait tant d’indices, en empêchant les chevaliers romains de le tuer. — C. Pison avait été consul avec Glabrion l’an 687. Il fut ensuite gouverneur de la Gaule cisalpine.
Cicéron (Brutus, c. LXVIII) vante Silanus comme orateur : « Il avait, dit-il, peu d’acquis, mais beaucoup de brillant et d’éloquence naturelle. » Cicéron nous apprend encore (in Pison., c. xxiv) que Silanus, au sortir de son consulat, alla commander en Illyrie.
Il semblerait, d’après le récit de Salluste, que Silanus aurait seul opiné à la mort contre les conjurés ; qu’ensuite il abandonna son avis pour embrasser celui de César, et que Caton osa seul reprendre et appuyer l’opinion de Silanus. Trompé sans doute par les bruits qu’on avait affecté de répandre, Brutus s’en était expliqué de même dans un écrit ; et Cicéron réfute cette assertion dans une de ses lettres à Atticus, (liv. XII, lett. xxi), où il rappelle que tous les consulaires, ainsi que Murena, l’autre consul désigné, opinèrent comme Silanus.
Tiberius Claudius Nero fut l’aïeul de l’empereur Tibère.
Nous ne sommes pas tout à fait de l’avis du président de Brosses, qui ne doute point que le discours de César, et celui de Caton, qui va suivre, n’aient été prononcés par eux dans les mêmes termes qui se trouvent rapportés ici. Plutarque, en effet, nous apprend que Cicéron avait fait venir ce jour-là des sténographes exercés, pour consigner sur-le-champ par écrit les harangues des différents orateurs ; mais, comme l’a fort bien fait observer d’Otteville, il faut que Salluste ait retranché au moins de la harangue de Caton certain passage dans lequel il reprenait grièvement Silanus de s’être rétracté, et inculpait César, qui, sous une apparence de popularité, et pour affecter la clémence et la douceur, compromettait la république et intimidait le sénat (Plutarque, Vie de Caton). Velleius nous apprend encore que Caton plaça dans son discours des éloges de Cicéron, que Salluste a également retranchés. Il est évident que notre historien a pris à tâche d’éloigner tout ce qui pouvait inculper trop directement César, et faire à Cicéron une trop belle part d’éloges. Remarquons enfin, avec M. Burnouf, qu’en se servant de ces mots hujuscemodi verba, pour le discours de César, hujuscemodi orationem pour celui de Caton, Salluste n’annonce pas leurs paroles mêmes, eadem omnia verba, mais seulement la substance de leurs harangues. Enfin, demande le savant humaniste, qui ne reconnaît dans ces deux discours le style sallustien ? Concluons-en que Salluste a sans doute rédigé ces deux harangues d’après les originaux qu’il avait sous les yeux, mais qu’il ne s’est pas fait scrupule d’en modifier le fond au gré de ses affections politiques, et d’en assortir la forme à sa manière.
Dans laquelle Paul-Émile défit Persée : an de R. 686.
Voyez Tite-Live, liv. XXXVII, ch. LV ; liv. XLIV, ch. xiv ; liv. XLV, ch. xx et suiv. ; Velleius Paterculus, liv. I, ch. ix ; Aulu-Gelle, liv. VII, ch. iii.
Cicéron (pro Rabirio, c. v.) a dit : Quid deceat vos, non quantum liceat vobis, spectare.
Omne animi vilium tanto conspectius in se
Crimen habet, quanto major, qui peccat, habetur.
Juvenalis, Sat. VIII, v. 140.
Pline a dit encore, dans le Panégyrique de Trajan : Habet hoc magna fortuna, quod nihil tectum, nihil occultum esse patitur.
Sénèque (Consol. ad Polyb., c. xxvi,) a dit : Magna servitus est magna fortuna.
« Il n’y a pas une histoire chez les Romains, observe Saint-Évremont, où l’on ne puisse connaître le dedans de la république par ses lois, comme le dehors par ses conquêtes… La conjuration de Catilina, dans Salluste, est toute pleine des constitutions de la république, et la harangue de César, si délicate et si détournée, ne roule-t-elle pas toute sur la loi Porcia, sur les justes considérations qu’eurent leurs pères pour quitter l’ancienne rigueur dans la punition des citoyens, sur les dangereuses conséquences qui s’ensuivraient si une ordonnance aussi sage était violée ?
À la fin de la guerre du Péloponèse, l’an de R. 351, avant J. C. 404. — Sur les trente tyrans d’Athènes, consultez Justin, liv. V, ch. viii et suiv.
Comparez ce passage à ce que dit Florus (liv. I, ch. v) sur le même sujet.
Ce fut alors que Cicéron prononça sa 4e Catilinaire, où il s’attachait à réfuter l’opinion de César (voyez surtout le paragraphe 4 de ce discours, qui jette le plus grand jour sur l’opinion de César). On ne peut excuser Salluste d’avoir évité ici de nommer Cicéron. Après Cicéron, Catulus, prince du sénat, prit la parole, et réfuta directement l’opinion de César. Tibère Néron ouvrit un troisième avis, auquel se réunit Silanus. Le frère même de Cicéron vota pour l’opinion de César. Enfin Caton, qui, en qualité de tribun du peuple, était assis à la porte du sénat dans sa chaise curule, opina des derniers.
Ce langage était commun à Rome. Dans le plaidoyer pour Cluentius, ne voyons-nous pas Cicéron traiter de vieilles rêveries auxquelles personne ne croit plus l’opinion des supplices de l’enfer ? On voit dans la 4e Catilinaire, d’après la manière dont Cicéron réfute ce passage du discours de César, qu’il n’admettait le dogme de l’éternité des peines que comme une croyance légale, instituée par la sagesse des anciens législateurs de Rome. « Nos ancêtres, dit-il, pour imposer dans cette vie une crainte aux méchants, voulurent que dans les enfers des supplices fussent réservés aux impies, » etc.
« Qui ne croirait, dit saint Augustin, à entendre ici Salluste ou Caton, que l’ancienne république romaine était un modèle accompli de vertus, sans mélange d’aucun vice ? Cependant ce n’était rien moins que cela : je n’en veux d’autre témoignage que Salluste lui-même dans sa Grande histoire. »
La contre-partie de cette pensée se trouve exprimée dans Horace :
Privatus illis census erat brevis
Commune magnum…
Carminum lib. II, ode xv.
Salluste, dans le discours de Lepidus, a imité les expressions dont il se sert ici. Non votis deorum auxilia parantur. Aulu-Gelle rapporte de Metellus le Numidique des paroles analogues : Quid ergo nos a diis immortalibus divinitus exspectemus, nisi malis rationibus finem faciamus ? His demum deos propitios esse æquum est, qui sibi adversarii non sunt. Dii immortales virtutem approbare, non adhibere debent. (Lib. I, c. v.) Les anciens pensaient, à l’exemple des Lacédémoniens, qu’il faut invoquer les dieux en mettant la main à l’œuvre, et que, selon le précepte d’Hésiode, il faut que le laboureur fasse sa prière la main sur la charrue. Les supplications des fainéants étaient, selon eux, désagréables au ciel et renvoyées à vide (voyez Plutarque, Vie de Paul-Émile). Ovide a dit :
............Sibi quisque profecto
Fit deus : ignavis precibus Fortuna repugnat.
Metamorphoseon, lib. VIII, v. 72,
Le ciel est inutile à qui ne s’aide pas.
Rotrou.
Aide-toi, le ciel t’aidera.
La Fontaine.
Dans la guerre civile de Marius, lors du soulèvement de Lepidus
Dans le plaidoyer pro Murena (c. xxxix), prononcé entre la 2e et la 3e Catilinaire, Cicéron s’exprime d’une manière analogue sur les dangers imminents de la patrie : Hostis est enim non apud Aniensem, quod bello punico gravissimum visum est, etc.
Quand Salluste dit que le décret du sénat fut rédigé conformément à la proposition de Caton, il suit l’opinion commune qui n’était pas exacte ; car, opinant des derniers, Caton n’avait fait que soutenir l’avis de la plupart des consulaires.
On a critiqué cette digression, qui arrive au moment où l’on voudrait que Salluste eût pris pour règle ad eventum destina. Toutefois, une fois sorti de la transition assez pénible par laquelle il commence, on doit dire qu’il nous offre une des plus belles pages de son histoire.
« La république, dit Cicéron dans son discours pro Sextio, ne se soutint plus que par les efforts d’un petit nombre de gens qui lui servaient pour ainsi dire d’étais. »
Ici le texte de Salluste, qui paraît altéré, a exercé la sagacité des critiques. Veluti effeta parente est le texte adopté par Reauzée, d’Otteville, M. Burnouf. Cortius nous apprend que cette version ne se rencontre que dans un seul manuscrit : c’est cependant la seule qui présente un sens satisfaisant et même assez naturel. Veluti effeta parentum, tel est le texte de Cortius et d’Havercamp, adopté par Dureau de Lamalle. Au reste, selon l’observation de Dureau de Lamalle, quelque leçon qu’on adopte, s’il y a toujours quelque chose d’un peu extraordinaire dans le tour de phrase, il ne reste pas le plus léger nuage sur la pensée.
« Salluste, dit Saint-Évremont, ne se contente pas de nous dépeindre les hommes dans les éloges, il fait qu’ils se dépeignent eux-mêmes dans les harangues, où vous voyez toujours une expression de leur naturel. La harangue de César nous découvre assez qu’une conspiration ne lui déplaît pas. Sous le zèle qu’il témoigne à la conservation des lois et à la dignité du sénat, il laisse apercevoir son inclination pour les conjurés. Il ne prend pas tant de soin à cacher l’opinion qu’il a des enfers : les dieux lui sont moins considérables que les consuls ; et, à son avis, la mort n’est autre chose que la fin de nos tourments et le repos des misérables. Caton fait lui-même son portrait après que César a fait le sien. Il va droit au bien, mais d’un air farouche : l’austérité de ses mœurs est inséparable de l’intégrité de sa vie. Il mêle le chagrin de son esprit et la dureté de ses manières avec l’utilité de ses conseils. »
César avait trente-sept ans et Caton trente-trois.
Triumviri capitales. Magistrats inférieurs qui étaient chargés de présider aux supplices et d’informer contre les criminels de la lie du peuple.
« Ce lieu subsiste encore aujourd’hui, dit le président de Brosses. J’y suis descendu pour l’examiner. Il m’a paru entièrement conforme à la description qu’en donne ici Salluste. La voûte, l’exhaussement et tout le reste sont encore tels qu’il les dépeint. Il sert de chapelle souterraine à une petite église appelée San Pietro in Carcere, qu’on y a bâtie en mémoire de l’apôtre saint Pierre, qui avait été mis en prison dans le Tullien. Il ne tire son jour que par un trou grillé qui donne dans l’église supérieure. Au-dessous il y a un autre cachot plus profond, ou plutôt un égout (car nous apprenons des Actes des Martyrs que l’égout de la place passait sous le cachot). Ce bâtiment et les magnifiques égouts d’Ancus Marlius sont constamment les deux plus anciens bâtiments qui subsistent en Europe. » C’est le cachot où avait été jeté et où expira Jugurtha.
Il faut se rappeler que Lentulus, quoique préteur alors, avait déjà été consul.
Il y avait originairement dix cohortes de quatre cent vingt soldats dans chaque légion, qui, par conséquent, était de quatre mille deux cents hommes, outre trois cents cavaliers. Marius porta la légion à six mille hommes.
Selon Appien, Catilina avait environ vingt mille hommes, dont un quart seulement de troupes réglées et armées convenablement ; mais la plus grande partie se dissipa dès qu’elle eut appris ce qui venait de se passer à Rome.
Dans Q. Curce (liv. IV, ch. XIV), Darius dit à ses soldats : In dextris vestris jam libertatem, opem, spem futuri temporis geritis…
Tacite (Vie d’Agricola, ch. XXXIII) : Omnia prona victoribus, atque eadem victis adversa.
La même pensée se trouve reproduite dans la Guerre de Jugurtha (ch. LXXXIII) : Omne bellum… quum victores velint.
Ici Salluste se ressemble encore à lui-même. On lit dans la Guerre de Jugurtha, (ch. CVII) : Quanto sibi in prælio minus pepercissent, tanto tutiores fore.
Quinte-Curce a dit, dans le discours déjà cité, note 131 : Effugit mortem quisquis contempserit ; timidissimum quemque consequitur. Et Horace :
Mors et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventæ
Poplitibus, timidove tergo.
Carminum lib. III, ode II.
Plutarque le nomme Furius.
Dion (liv. XXXVI) assure qu’Antonius feignit d’être malade.
C’est le même Petreius qui, avec Afranius, commanda en Espagne les légions de Pompée. Après la bataille de Pharsale, lorsque le parti pompéien se rallia en Afrique, Petreius réunit ses forces à celles de Juba, roi de Mauritanie, et se montra pour César un adversaire habile et acharné. Après la défaite de Thapsus, Petreius et Juba s’entretuèrent à la suite d’un festin, « de sorte, dit Florus, qu’on vit le sang royal et le sang romain souiller à la fois les mets à moitié consommés de ce funèbre banquet. » (Liv. IV, ch. ii.)
Les Romains employaient ce mot pour exprimer un danger pressant, tel qu’une révolte des provinces ou un armement de la part des Gaulois. Crébillon, dans son Catilina, s’est servi de ce mot dans son acception particulière :
On dirait, à vous voir assemblés en tumulte,
Que Rome des Gaulois craigne encore une insulte.
Cette admirable description du combat de Pistoie a été très-heureusement imitée par Florus (liv. IV, ch. iv) : Quam atrociter dimicatum est, exitus docuit, etc.
Fronte minæ durant, et stant in vultibus iræ.
Silius Ital., Punicorum, lib. V, v. 675.
........... Cui frons nec morte remissa
Irarum servat rabiem. ......
Lib. XIII, v. 753.