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La Conquête (Verhaeren, les Forces)

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Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 81-86).
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LA CONQUÊTE




Vers les continents d’or, de marbre et de corail,
Sous le vent dur fouettant de son large éventail,
De mer en mer, leurs vitesses entrecroisées,
Les navires s’en vont, pareils à des pensées.

Avec des blocs de fer ou des cailloux de plomb,
Avec leur cargaison de bois couchée en long,
— Forêt vaincue et morte — en leurs cales profondes,
Avec l’ambre, le pétrole, le zinc, l’étain,
Avec l’espoir dans l’aventure et dans le gain,
Hardis et clairs, ils embarquent l’âme du monde.

Et les quais de la Chine et de l’Inde et les ports
Surgis aux flancs de l’Amérique ou de l’Afrique
Et Vera-Cruz et Buenos-Aire et Mogador
Et les sols sulfureux et les forêts lyriques
Lourdes de fruits sucrés et gluantes de miel

Et les plages de nacre et les golfes de gel
Et l’ombre et la lumière et l’affre et le mystère,
L’Est, l’Ouest, le Nord, le Sud, toute la terre
Les accueille, afin que les trésors s’échangent
Riches, compacts et clairs, ainsi que des vendanges.

Le monde entier travaille et l’Europe debout,
Là-bas, sur son tas d’or millénaire qui bout,
Du fond de ses banques formidables, préside
À ces trafics captés par des cerveaux lucides,
Chiffre à chiffre, dans les mailles de leurs calculs.
Si les chutes, les débâcles et les reculs
Brisent parfois les rêts des trop vastes audaces,
Il n’importe : les ors croulent et se déplacent
Sans appauvrir les sols, ni dessécher les mers ;
La fortune toujours tient ses vantaux ouverts
Devant la neuve ardeur et la jeune folie,
Il faut vider le vin avant le flot de lie,
Et qui compte les morts n’est déjà plus vivant.

La terre est désormais, du Ponant au Levant,
À la race qui l’explora jusqu’en ses astres,
Qui traversa tous les dangers, tous les désastres,
Toutes les morts, dans l’espoir fou de détenir,

Un jour, entre ses mains vieilles mais obstinées,
Les énigmes, les mystères, les destinées,
Dont s’éclairent les yeux mi-clos de l’avenir.

Et les voici tanguer, sur leurs vaisseaux, ces hommes
Dont l’âme fit Paris, Londres, Berlin et Rome,
— Prêtres, soldats, marins, colons, banquiers, savants —
Rois de l’audace intense et maîtres de l’idée
Qui projettent les traits de leur force bandée
Aux buts les plus lointains des horizons vivants.

Si l’équité parfois au fond de leurs cœurs bouge,
S’ils massacrent pour s’imposer et pour régner,
Du moins réprouvent-ils le sang sur leurs mains rouges ;
Ils innovent un droit moins rude et suranné
Qui se tempère, et s’illumine, et s’humanise.
Où débordait la violence, ils organisent ;
S’ils se vengent, ici ; ils pacifient, ailleurs ;
Ils représentent ce que la terre a de meilleur ;
Bien que vagues et tremblantes, les harmonies
Des temps futurs chantent, dans leurs cerveaux,
Ils ont le front tout pavoisé d’orgueil nouveau
Et de leur multitude éclosent les génies.


Ô les clairs voyageurs qui vont pareils aux dieux !
Le monde entier est repensé par leurs cervelles ;
Ils enserrent la terre en des routes nouvelles,
Joignent les Océans et conquièrent les cieux.
Un fil d’airain chargé de sonores paroles
Vibre dans l’étendue — et les pensers a’envolent
De l’un à l’autre bout de l’univers dompté ;
Toute la vie, avec ses lois, avec ses formes,
— Multiples doigts noueux de quelque main énorme —
S’entr’ouvre et se referme en un poing : l’unité ;
Et les sillages sûrs que d’escale en escale,
Par les mers d’encre ou d’or, tracent les vaisseaux clairs
Semblent le grand faisceau mondial des nerfs
Qui contractent les doigts de cette main totale.