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La Conquête de Paris par Bonaparte (1799-1800)/03

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LA CONQUÊTE DE PARIS
PAR
BONAPARTE
(1799-1800)

III[1]
LA PREMIÈRE SESSION LÉGISLATIVE


I

Le 4 nivôse an VIII, — 25 décembre 1799, — les trois consuls définitifs étaient entrés en fonction et Bonaparte avait pris le pouvoir. Quand l’officier de service vint lui demander le premier mot d’ordre, il répondit : Frédéric II et Dugommier : — Dugommier, son ancien chef au siège de Toulon ; Frédéric, le conquérant philosophe qui avait fasciné le siècle. Près des consuls, qui restaient provisoirement au Luxembourg, le Sénat se constituait. Le Tribunal et le Corps législatif seraient immédiatement convoqués. Le premier de ces deux corps devait fonctionner à l’état permanent, mais il n’aurait d’activité véritable que pendant la session législative, dont la durée ne pouvait excéder quatre mois. Le Corps législatif siégerait au Palais-Bourbon, entouré d’une garde d’invalides ; quant au Tribunal, on lui faisait une place au Palais-Égalité, ci-devant Palais-Royal, dans les anciens appartemens de la Duchesse d’Orléans, occupés depuis par le Concert philharmonique, entreprise de plaisirs publics et payans, qui avait tendu les hautes salles de vilaines draperies bleues et aurore. Les Tuileries étaient assignées aux consuls comme résidence définitive, mais l’appropriation du château à ce nouvel usage, la réparation des dégâts causés par la journée du 10 août et l’invasion populaire, exigeraient quelque temps. D’ailleurs, Bonaparte était résolu d’attendre qu’il fût parvenu à une maîtrise plus complète de l’esprit public, qu’il se fût fortifié par de nouveaux et éclatans bienfaits, pour s’installer matériellement à la place des rois et monter à ce Capitole.

La session législative était pour son gouvernement une première épreuve à subir et un cap à doubler. Depuis Brumaire, il n’avait eu affaire qu’à de simples comités d’enregistrement. Maintenant, il allait se trouver en présence d’assemblées véritables, Chambre de discussion, Chambre de vote, siégeant publiquement, investies de prérogatives bien définies. Obtiendrait-il facilement de leur docilité les grandes lois indispensables, les lois complémentaires de l’acte constitutionnel, celles qui lui serviraient à recréer tous les organes de la puissance publique ?

Que seraient ces assemblées ? C’était aux trente et un premiers sénateurs nommés qu’il appartenait de les élire. Entre le 4 et le 6 nivôse, agissant sous la présidence et l’inspiration de Sieyès, sans intervention de Bonaparte, ces sénateurs désignèrent les cent tribuns, les trois cents membres du Corps législatif. Sur sept cent cinquante anciens députés, trois cent quatre-vingts, c’est-à-dire plus de moitié, se trouvèrent replacés dans les nouvelles autorités. Ainsi, de même qu’en l’an III la Convention s’était perpétuée dans les Conseils par la réélection obligatoire des deux tiers de ses membres, le personnel directorial, formé en partie des mêmes élémens, se prolongeait dans les assemblées consulaires, par l’intervention et la grâce de Sieyès. Chaque fois que la nation avait eu la parole, en l’an IV, en l’an V, en l’an VI, elle avait réprouvé ces hommes ; ils s’étaient maintenus malgré sa volonté, à coups d’arbitraire et de violence ; on les lui imposait encore une fois. Ce fait est capital : il explique le discrédit originel des assemblées consulaires, leur faiblesse congénitale, leur impuissance devant Bonaparte. Le peuple n’écoutera plus ceux qui parleront de défendre la liberté contre un tyran de génie, après l’avoir tant de fois sacrifiée à leurs intérêts et à leurs passions.

Dès à présent, le public se montrait hostile à toute velléité de critique et prenait parti d’avance contre les discuteurs. Les choix législatifs avaient fortement déplu, et c’était dans la presse un grondement à peu près général. On s’irritait de voir reparaître ces conventionnels, ces thermidoriens, ces fructidoriseurs, occupans attitrés de la scène politique, éternels revenans ; était-ce donc une indéracinable coterie, une association d’hommes qui se soutenaient mutuellement pour se hisser aux places et accaparer l’influence, une envahissante congrégation ? « Ils ont quelque chose de l’esprit jésuitique, » disait un journal. Dans la Gazette de France, Thurot, l’ex-secrétaire général de la police, reprenant sa plume de journaliste, allait entreprendre une virulente campagne contre les privilégiés de la Révolution et leur exclusivisme : « Vous serez bien étonnés d’apprendre que le nombre des républicains se réduit, dans la République française, à quelques centaines d’individus qui, depuis dix ans, exploitent la France et veulent en conserver le privilège. » C’est avec leur intolérable prétention à monopoliser le républicanisme, le patriotisme et l’aptitude aux fonctions qu’il faut en finir : « le temps est passé où les hommes faisaient un ministre d’un individu qui se disait patriote, lorsqu’ils n’en auraient point voulu pour leur domestique, s’il n’avait eu d’autre titre à leur recommandation. » Aux hommes de la Révolution, on commençait à opposer les hommes de la France.

Contre les assemblées, l’opinion soutiendrait donc Bonaparte, mais elle ne lui appartenait pas encore entièrement et parfois le dépassait. Dans les classes relativement aisées, en dehors des politiciens et des philosophes, on était tout à la réaction ; où s’arrêterait cette ardeur rétrograde, qui se manifestait dans les moindres particularités de la vie parisienne ? Avec bonheur, chacun retournait aux usages, aux modes, aux joies d’antan, longtemps proscrites, aujourd’hui tolérées. Sans souci du calendrier républicain, Paris célébrait le Jour de l’an, Paris faisait des visites, donnait et recevait des cadeaux, mangeait des bonbons à la Bonaparte, courait les boutiques du Palais-Égalité et de la rue des Lombards, les boutiques de confiserie et de bijouterie, qui avaient repris un aspect de fête, mais on trouvait que les étrennes étaient plus belles autrefois, les magasins plus brillans, et que le commerce allait mieux. On s’empressait aux églises, on bénissait le Premier Consul de les avoir rouvertes, mais quelques-uns insinuaient que l’autel ne se rétablirait jamais solidement sans s’appuyer au trône. Les journalistes exploitaient la tendance publique ; « Toutes ces plumes vénales, gémissait le démocrate Poultier, suivent le vent de la réaction parce que cela amène des abonnés ; » et les jeunes gens à la mode, par une conception fantaisiste de l’histoire, se figuraient que l’ère royale avait été un temps toujours exempt de secousses et de crises, où l’on menait tranquillement joyeuse vie ; « Quand on leur parle d’une monarchie de quatorze cents ans, ils croient bonnement que pendant quatorze cents ans on alla paisiblement à l’opéra et au vaudeville,… qu’il y avait d’assez fréquentes guerres, mais qu’on n’y envoyait jamais de jeunes gens, de peur d’interrompre les bals et les thés. » La majorité des bourgeois paisibles admettait sans doute la République, le fait établi, et s’était même déshabituée des formes monarchiques, mais combien d’entre eux, tenant Bonaparte pour l’homme actuellement indispensable, providentiel, ne s’imaginaient pas pourtant que la Révolution pût rien fonder ; un pouvoir stable s’édifierait-il jamais sur ce volcan à peine refroidi, et la France trouverait-elle un lendemain, un avenir, sans s’accorder avec ses princes ?

Le royalisme pur, le royalisme militant, restait organisé. Le parti relevant du Comte d’Artois, ce parti d’action dont la spécialité était d’obéir à un prince qui n’agissait jamais, avait à Paris des bureaux secrets, des officines, des salons, des journaux, « quarante journaux, » la majorité île la presse, des contre-polices, des ramifications mystérieuses jusque dans l’intérieur et « la domesticité du gouvernement[2]. » Sous l’immobilité lasse de la cité, ses intrigues grouillaient ; ses agens correspondaient avec Londres et avec l’Ouest.

Bien qu’un armistice eût été signé avec les chefs vendéens, angevins, bretons et normands, bien que des négociations se poursuivissent avec cette république de chefs qui s’intitulait la France royale, l’insurrection toujours sur pied pesait sur Paris par sa proximité relative et l’opprimait, entretenait un sourd malaise. Les républicains se disaient : faut-il voir en Bonaparte « un Monk qui se sert de la Vendée comme d’une planche pour ramener et sauver la royauté[3] ? » La masse des gens tranquilles s’alarmait un peu de ce voisinage de guerre civile. Les avant-postes de la chouannerie normande étaient à moins de trente lieues : on les disait plus près, on croyait parfois les voir dans la forêt de Saint-Germain. Des bandes d’insurgés tenaient la basse Seine, interceptaient les convois de vivres remontant le fleuve et gênaient l’approvisionnement de Paris.

Par surcroît d’embarras, l’hiver s’annonçait très dur. Le thermomètre tombé brusquement à dix degrés au-dessous de zéro, la gelée s’établissant, la Seine prise, augmentaient la détresse des classes pauvres. Dans le faubourg Antoine, dans le faubourg froid et noir, l’ouvrier traînait sa misère, trouvait plus difficilement à se nourrir. Les moulins à farine établis sur les rivières, pris dans les glaces, cessaient de fonctionner ; le prix du pain et des autres denrées renchérissait, et des menaces de disette se levaient à l’horizon. Bonaparte se préoccupait de ces symptômes, à l’heure où la réunion des assemblées pouvait le remettre aux prises avec quelques effervescences parlementaires. En l’an III, quand il commandait l’armée de l’intérieur, il avait vu les émeutes de la faim, les atroces émeutes de germinal et de prairial ; il savait que le besoin physique et la souffrance, plus que la passion politique, suscitent les grands troubles, en mettant les désespérés au service des factieux.

Afin d’assurer l’immobilité des masses, il tâchait de pourvoir à leur subsistance. L’approvisionnement des boulangeries, des halles et marchés, le maintien des prix à un taux modéré, restaient l’objet de soins constans. Le gouvernement essaya de donner l’impulsion à la charité privée ; le nouveau ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte, ouvrit avec fracas une souscription en faveur des indigens, les noms des donateurs devant être portés au Bulletin des lois et proposés à la reconnaissance publique ; c’était appeler la vanité au secours de la philanthropie. Le gouvernement fit plus et n’hésita pas à ouvrir des ateliers nationaux. La construction de deux ponts fut annoncée ; l’un devait s’établir en face du Jardin des Plantes ; la victoire le baptiserait plus tard et le nommerait pont d’Austerlitz ; l’autre relierait la cité à l’île Saint-Louis, appelée alors l’île de la Paternité. En attendait que ces grands travaux pussent commencer, l’État se faisait dès à présent embaucheur et chef de chantier. Par arrêté du 18 nivôse, le ministère de l’Intérieur avait été invité à occuper comme il pourrait trois mille bras. Au bruit de cet appel, les ouvriers se présentaient par bandes aux commissaires de police, qui les renvoyaient à l’administration centrale. Le ministère les répartissait en groupes sous la direction de ses architectes, faisait chercher « sur quels terrains, à quels bâtimens on pourrait les employer[4]. »

Pour satisfaire les classes qui souffraient de moins matérielles infortunes, Bonaparte légiférait par voie de règlement. Il avait déjà mis sur pied son Conseil d’État, en le composant des hommes chez lesquels il avait reconnu le sens et l’instinct des besognes reconstituantes, le goût du travail utile, consciencieux, pratique, préféré aux discussions bruyantes ; en face des hommes de Sieyès, ce serait son équipe personnelle. Il popularisa du premier coup son Conseil d’Etat en lui faisant prendre l’initiative d’un grand acte de réparation, dont il ne voulait point laisser l’honneur aux corps politiques. Les lois des 3 brumaire an III, 19 fructidor an V et 9 frimaire an VI avaient enlevé l’exercice des droits de citoyen à tous les parens d’émigrés et aux ci-devant nobles ; ils ne pouvaient être élus à aucune fonction, participer à aucun vote, obtenir aucun emploi ; c’était frapper d’interdiction civique toute une partie de la nation, créer en France une innombrable caste de parias, de privilégiés à rebours et d’émigrés à l’intérieur. Par son premier avis, rendu le 6 nivôse et approuvé par les consuls, le Conseil d’État déclara que la constitution, en ne soumettant à aucune restriction l’exercice des droits politiques, avait implicitement abrogé toutes lois contraires. Cette façon d’interpréter le silence de la constitution pour bouleverser l’arsenal des prohibitions révolutionnaires et abolir le privilège de roture était hardie ; elle parut à certains un empiétement sur les droits de la puissance législative, mais le public ne vit que la justice et le bienfait de la mesure, le rétablissement de l’un des principes essentiels de 1789 : l’égalité devant la loi.


II

Tandis que le Conseil d’État prenait si délibérément l’avance sur les assemblées, le Tribunal, s’étant réuni le 11 nivôse et ayant élu Daunou pour président, s’occupait d’une question de costume. Pour les membres de la nouvelle législature, un acte des autorités constituantes avait supprimé la toge rouge et le travestissement romain ; il avait prescrit l’habit de soie à la française, gros bleu pour les députés et bleu clair pour les tribuns, agrémenté d’or pour les premiers et d’argent pour les seconds, avec le « chapeau français » et la ceinture tricolore. Le public approuvait cette réaction dans les costumes ; il y voyait un encouragement donné à l’industrie nationale, une grosse commande assurée aux manufactures lyonnaises, car il ne faudrait pas moins de « 4 000 aunes de soie » pour habiller tout le monde législatif. Mais les tribuns maugréaient, craignaient la dépense ; quelques-uns regrettaient la toge et ne concevaient pas que des tribuns fussent habillés autrement qu’à la façon des Gracques. Dans la première séance, Riouffe posa emphatiquement, par motion d’ordre, ces deux questions : les tribuns, orateurs du peuple, doivent-ils se distinguer par leur tenue des autres citoyens ? en admettant l’affirmative, n’eût-il pas été préférable de leur donner, à la place d’un habit étroit et cérémonieux, un vêtement plus ample, plus aisé, facilitant la gesticulation de l’orateur et les fougues de son débit ? Cette discussion, qui n’eût pas été déplacée dans un atelier de tailleur, remplit la séance.

Dans le même moment, le Corps législatif se constituait sous la présidence de son doyen d’âge, le citoyen Tarteyron. Pour la première fois, des représentans officiels du gouvernement figuraient dans une Chambre française. Une place avait été réservée au pied de la tribune pour les conseillers d’Etat, séparés de l’assemblée par des draperies rouges. Trois conseillers d’État montèrent ensemble à la tribune, et l’un d’eux, Fourcroy, lut le premier projet de loi émané de l’initiative consulaire ; il avait pour but de régler les rapports entre les pouvoirs publics et le mécanisme législatif. Ce projet fut renvoyé à la discussion du Tribunal ; après quoi, le Corps législatif s’occupa de son règlement, car la constitution, en l’obligeant à voter ou à rejeter silencieusement les lois, ne lui avait pas imposé un mutisme absolu et ne lui interdisait point quelques discussions à côté.

Le 13 nivôse, un incident très vif se produisit au Tribunal, à propos du lieu où ce corps avait été placé. Était-il convenable de l’avoir logé au Palais-Royal, centre de tous les plaisirs et de toutes les corruptions, repaire doré des escrocs, des agioteurs et des filles, palais et bouge ? Dans leurs délibérations, les tribuns ne seraient-ils point troublés par la rumeur des galeries et le charivari des musiques ? Puis, pour installer la salle d’assemblée, les bureaux et dépendances, il avait fallu non seulement déplacer un concert, mais fermer plusieurs salons de jeux, expulser militairement les joueurs qui s’obstinaient à se réunir, déranger diverses industries, plus ou moins interlopes ; les intéressés faisaient grand bruit, se plaignaient qu’on eût exproprié « leur innocent commerce, » à quoi les journaux répliquaient qu’il s’agissait plutôt du « commerce de l’innocence. » Dans l’espèce d’émoi causé par ces incidens, le tribun Duveyrier trouva occasion à placer un discours tout retentissant de déclamations révolutionnaires. Il approuvait, quant à lui, qu’on eût mis le Tribunat au lieu où la Révolution avait fait ses premières armes ; c’était là qu’en un jour immortel Camille Desmoulins et ses émules avaient ameuté le peuple pour le lancer à l’assaut de la Bastille et abattre ce rempart de la tyrannie. Il importait que de tels souvenirs, de tels exemples restassent toujours présens à la mémoire des tribuns : « Dans ces lieux, si l’on osait parler d’une idole de quinze jours, nous rappellerions qu’on vit abattre une idole de quinze siècles. »

La majorité de l’assemblée accueillit ces mots avec une stupeur épouvantée. Bonaparte apparaissait déjà si fort, si redoutable, si impérieux, qu’un outrage à sa personne semblait ressusciter le crime de lèse-majesté. Le soir, l’émotion en ville fut grande : on disait que Duveyrier allait être arrêté. Il n’en fut rien, et le belliqueux tribun, ami d’ailleurs de Leclerc, coucha dans son lit. Au cours d’une des séances suivantes, consterné de sa propre audace, il essaya de rétracter ses paroles, sous couleur de les expliquer, et Riouffe, ancien flagorneur du Directoire, se répandit sur le compte de Bonaparte en adulations éperdues, à quoi le président Daunou coupa court assez dignement, en rappelant l’orateur à la question. Quant à Bonaparte, sous le coup qui lui avait été directement asséné, il ne bronchait pas et demeurait immobile, laissant à l’opinion le soin de faire justice.

L’avertissement donné aux tribuns ne vint pas du pouvoir ; il vint du public ; il fut prompt et rude. Ainsi, disait-on de tous côtés, ils sont incorrigibles, ces bavards, ces factieux, qui ont sacrifié tant de fois l’intérêt de la France à un effet oratoire. Il a suffi de leur rouvrir une tribune pour que l’on entende à nouveau ces motions, ces appels incendiaires, qui menacent de remettre encore une fois tout en combustion. Depuis deux mois qu’il n’y avait plus d’assemblées proprement dites, on était si tranquille ; contre les interrupteurs du repos public, ce fut un tolle général. Plusieurs journaux signifièrent au Tribunat qu’il se tromperait grossièrement s’il se croyait appelé par la constitution à entraver la marche des affaires, à s’ériger en permanent obstacle, en Chambre d’opposition.

En réalité, une minorité d’opposans assez nombreux s’était formée dans le Tribunat et le Corps législatif. Parmi les tribuns, les uns voulaient simplement se donner de l’importance, obéissaient à l’incurable manie de parler à tort et à travers et de critiquer ; d’autres étaient des fanatiques d’irréligion, reprochant à Bonaparte de trahir la cause de la Révolution et de la philosophie en supprimant l’intolérance, en répondant au vœu national qui redemandait des autels. Quelques-uns, d’esprit plus ouvert et raffiné, désiraient sincèrement, dans la mesure de leurs attributions, maintenir un régime de libre discussion et de contrôle.

Ces parlementaires attardés se réunissaient pour la plupart chez Mme de Staël, mais ne s’y trouvaient pas seuls : ils s’y rencontraient avec des ministres et des conseillers d’État, avec les frères de Bonaparte et ses amis de la première heure. En rouvrant son salon, Mme de Staël avait voulu moins en faire un foyer d’opposition qu’un centre d’influence. Cette femme de génie eut toujours la passion et la faiblesse de se mêler aux affaires publiques, de s’y jeter avec toute son ardeur et de réclamer part au gouvernement. Sous le Directoire, elle s’était crue un instant l’Egérie des hommes du Luxembourg ; elle avait approuvé l’acte de fructidor, puis s’était efforcée d’en modérer les suites ; généreuse jusqu’en ses erreurs, elle avait arraché à la terreur fructidorienne plusieurs victimes ; dans le gouvernement d’alors, elle eût voulu se créer un ministère idéal, tout d’influence et d’autorité spirituelle, mais elle en eût fait le ministère de la pitié. Aujourd’hui, elle avait trop l’instinct du grand pour ne pas admirer Bonaparte ; elle ne demandait qu’à le porter aux nues, à le célébrer, à l’aimer, mais à la condition qu’il puiserait auprès d’elle quelques-unes de ses inspirations, qu’il admettrait les critiques de Benjamin Constant et transformerait le salon de Mme de Staël en succursale du Consulat. Les habitués de ce salon, comme Mme de Staël elle-même, avaient applaudi au 18 Brumaire et cru qu’en ce jour, la liberté proscrite rentrait par effraction ; ils avaient chaleureusement adhéré à la constitution de frimaire, d’abord parce qu’elle sauvegardait leur situation personnelle, et aussi parce qu’elle leur paraissait réserver, par l’institution du Tribunal, les droits de la parole ; elle créait, pensaient-ils, une république à l’usage de l’élite intellectuelle et érigeait les assemblées, issues désormais d’une sélection compliquée, en académies légiférantes. Et pourtant le père de Mme de Staël, M. Necker, retiré en Suisse, avait essayé de jeter sur cet enthousiasme quelques grains de son bon sens genevois ; il croyait à la nécessité de Bonaparte, admirait « ses prodigieuses facultés, » mais il comprenait que la constitution, dépourvue de garanties réelles, tournerait fatalement au profit du despotisme : « Et vous êtes tous dans l’enchantement, écrivait-il à sa fille ; je vous félicite non pas de tant d’esprit, mais de tant de bonheur. » Il ajoutait dans une autre lettre, avec une bonhomie un peu narquoise : « Vive la République ! Est-ce toujours ainsi que l’on dit[5] ? »

L’erreur des hommes d’esprit et de talent dont Mme de Staël vivait entourée était de confondre la liberté politique avec ce qui n’en est que l’une des formes. Peu leur importait que le régime nouveau ne fût pas véritablement représentatif, pourvu qu’il restât à certains égards parlementaire. Ils jugeaient que la France serait libre tant qu’elle aurait un gouvernement sous lequel on pourrait parler, tant qu’elle posséderait des assemblées où eux-mêmes trouveraient place, tant qu’il y aurait des triomphes oratoires, des luttes et des exploits de tribune. Mais voici que le projet de loi réglant les rapports des pouvoirs, tel qu’il était soumis au Tribunal, tendait manifestement à étrangler les discussions ; il obligeait le Tribunal à se prononcer sous deux jours sur tout projet émané de l’initiative gouvernementale, permettait bien au Corps législatif de proroger en certains cas le délai, sur demande des tribuns, mais réservait au Conseil d’État le droit d’en fixer finalement le terme ; il portait en tout la marque d’un esprit autoritaire et expéditif.

Contre ce projet, Benjamin Constant prépara un discours très vif ; seulement, cette harangue de révolte, qui déplairait au Consul, risquait de couper en deux la société de Mme de Staël et de dépeupler en partie son salon, chose bien grave. Le 15 nivôse, jour de la discussion, avant d’aller au Tribunal, Benjamin Constant consulta son amie ; elle lui répondit : « Il faut suivre sa conviction[6] ! »

Benjamin parla. Cet être séduisant et inquiet abordait pour la première fois une tribune française. Son corps long et maigre, ses cheveux d’un blond fade, son physique d’étudiant allemand prévenaient peu en sa faveur ; il parla, et l’auditoire émerveillé subit le charme. D’un verbe acéré, il disséqua le projet consulaire et en montra tous les ressorts combinés de manière à restreindre la prérogative tribunitienne : « Le but de ce projet, dit-il, est de nous présenter pour ainsi dire les propositions au vol, dans l’espérance que nous ne pourrions pas les saisir, et de leur faire traverser notre examen comme une armée ennemie. » Il continua ainsi longtemps, spirituel, mordant, incisif ; chaque mot portait sa griffe. Ses contradicteurs firent preuve d’une infériorité manifeste et il eut incontestablement les honneurs de la séance. La majorité de ses collègues était pourtant décidée à ne pas le suivre jusqu’au vote ; ils lui donneraient tort par leur suffrage et raison dans leur conscience. Pour beaucoup d’entre eux, son discours fut à la fois sujet d’admiration et de scandale.

Le soir, Mme de Staël attendait à dîner un certain nombre d’amis. Au lieu des convives, ce furent les billets d’excuse qui arrivèrent l’un après l’autre ; il en vint dix à la file. L’audace de l’ami de la maison avait fait ce vide, et la soirée s’acheva presque dans le désert. Mme de Staël se maîtrisa d’abord ; à la fin, elle ne put dissimuler sa cruelle blessure. Les jours suivans, des amis d’ancienne date, des obligés, évitèrent son approche ; Talleyrand fut l’un des premiers à lui tourner le dos. Ces hommes de salon ne demandaient déjà qu’à se transformer en gens de cour ; vers le maître à peine démasqué, c’était un élan d’empressemens lâches, une concurrence de bassesses, et la servilité devançait la servitude.

Dans la majorité du public, le déchaînement fut inouï. Le Tribunal avait fini pourtant par approuver le projet de loi, mais l’opposition avait réuni vingt-cinq suffrages contre cinquante-quatre, plus d’un tiers des voix ; elle s’était comptée et affirmée ; elle pouvait se développer, grandir, mettre en péril la stabilité du gouvernement. Or, parmi la masse des spectateurs, les gens même de cœur libéral en étaient venus à considérer Bonaparte comme tellement imposé par les circonstances, que la moindre atteinte à l’homme en qui la France se reposait et par lequel la patrie pouvait revivre, semblait acte de haute trahison. Puis, on avait vu, pendant dix ans, toute scission entre les autorités aboutir très vite à des déchiremens, tout parti dégénérer en faction ; les violens discours avaient toujours précédé les coups de fusil et les massacres ; ces souvenirs lugubres pesaient sur tous les esprits. À voir renaître un germe d’opposition, l’opinion littéralement s’affola ; on se crut rejeté dans le chaos ; la rente était retombée au-dessous de vingt francs.

Voilà donc, criaient les journaux ameutés, voilà ce que l’on a gagné à repeupler les assemblées d’hommes usés, discrédités, habitués à vivre de discordes ; c’est à eux qu’il faut s’en prendre si l’acte pacificateur de Brumaire n’a pas encore produit les résultats espérés. Parce que ces hommes avaient trop longtemps fatigué et tourmenté la France, on ne leur permettait plus l’indépendance ; ils avaient raison dans le présent, tort par leur passé. En quelque position qu’ils se soient aujourd’hui réfugiés et logés, l’animadversion publique les recherche et les incrimine. Aux tribuns payés pour parler, on reproche de trop parler. Aux législateurs payés pour se taire et voter, on reproche de mal gagner leur argent. Ils ne viennent même pas à la Chambre. Le 17 nivôse, jour fixé pour opiner sur le projet en suspens, le Corps législatif ne s’est pas trouvé en nombre suffisant pour que le scrutin pût s’ouvrir. Les députés touchent leur traitement et ne remplissent pas leur mandat. Qu’on les rappelle à la décence, à leur fonction, et, s’ils osent réclamer, « nous leur répondrons, le texte de la constitution à la main : Vous n’avez pas la parole. »

Dans ce concert d’invectives et de quolibets, les journaux des nuances les plus diverses se réunissaient. Le Journal des hommes libres, organe des bas Jacobins, organe officieux du ministre de la police, avait l’un des premiers donné de la voix : il avait lancé contre Mme de Staël et Benjamin Constant d’ignobles attaques. Les républicains d’extrême gauche, dépourvus et faméliques, haïssaient la caste des révolutionnaires en place, pourvus et rétribués, et Fouché, Jacobin autoritaire, détestait le parlementarisme sous toutes ses formes. D’autre part, la Gazette de France, organe de la réaction indépendante, procédait par insinuations venimeuses ; derrière Benjamin Constant et autres vains parleurs, elle prétendait découvrir une plus redoutable puissance, l’homme qui s’était fait du silence une force, le patient tisseur d’intrigues, l’invisible moteur, Sieyès le taciturne. Sans le nommer, elle le désignait, et, derrière Sieyès, quelques-uns croyaient apercevoir la faction d’Orléans, poussant toujours au désordre pour en profiter et pocher en eau trouble. Parmi les journaux royalistes, c’était une furieuse levée de boucliers. L’occasion leur paraissait bonne pour s’acharner sur les hommes de la Révolution. Ils adjuraient Bonaparte d’en finir avec ce résidu, de le balayer. Ils lui proposaient en exemple Cromwell, qui s’était débarrassé du Parlement croupion en le faisant disperser « comme une vile canaille. » Aujourd’hui, à propos d’une apostrophe injurieuse et d’un discours trop éloquent, c’était un appel au coup de force, à l’acte brutal, une incitation à recommencer la journée de Saint-Cloud.

Bonaparte laissait dire, laissait hurler. Mme de Staël elle-même a dit de lui : « Cet homme si impatient au fond de lui-même a le talent de rester immobile quand il le faut[7]. » Il ne bougeait pas. Sans doute, à l’approcher de près, il était facile de surprendre une contraction de son visage, un pli de colère sur son front, un frémissement de rage contre les hommes qui s’essayaient à contrarier son despotisme en marche, en même temps qu’ils retardaient la réfection de la France. Cependant, il se contient encore, sait rester maître de soi, ne se permet aucun éclat public ; les coups qu’il porte demeurent tout intimes, prudemment calculés, et il frappe en sourdine.

Contre Mme de Staël, on parlait de mesures extrêmes ; étrangère, elle dépendait du gouvernement, qui pouvait par simple arrêté l’expulser de France, et la malheureuse femme tremblait, car elle ne voyait en dehors de Paris qu’endroit de bannissement et de langueur, « plus que le tombeau[8]. » Mais Bonaparte n’en est pas encore là ; tout au plus fait-il donner avis à Mme de Staël de se retirer pour quelques jours dans sa maison de Saint-Ouen, aux portes de Paris, et va-t-il jusqu’à la déporter dans la banlieue. Il sait d’ailleurs le moyen, où qu’elle soit, de la tenir en lieu de pénitence et d’exil. Pour prolonger le vide qui s’est fait autour d’elle, il n’a qu’un mot à dire : il le dit, et, à l’exception de quelques visiteurs d’un courage furtif, tout le monde se détourne du salon compromettant et le met en quarantaine. C’est frapper Mme de Staël dans ce qu’elle a de plus cher, dans son besoin de société, dans sa passion de parler et de se communiquer, dans ce goût pour les échanges et les batailles d’idées qui donnent un aliment à sa dévorante activité d’esprit et qui la sauvent de ce qu’elle redoute le plus au monde, l’ennui. A se voir délaissée, sevrée de relations et de causeries, elle souffre horriblement ; elle souffre des injures de la presse ; elle souffre encore plus d’avoir perdu la faveur du Consul, car il lui est également impossible de se plier au joug et de supporter la disgrâce. Dans sa retraite de Saint-Ouen, elle s’agite, s’affole, vit dans une exaltation douloureuse, dans une perpétuelle surexcitation de l’esprit et des nerfs. Et vainement son père qui l’adore, le sage Necker, resté à Coppet, s’efforce de loin à la calmer et à la consoler.

Il fait de son mieux pour arranger les choses. Dans des lettres confiées à la poste et destinées à passer sous les yeux d’une police rien moins que scrupuleuse, il loue Bonaparte, l’appelle « le grand Consul, le héros, ton héros, » et tâche ainsi de l’adoucir. Quand il écrit à Mme de Staël par voie plus sûre, il la conjure de ne pas permettre à son imagination de grossir ses malheurs. Il lui conseille de renoncer à la politique, qui décidément lui réussit mal, et voudrait l’avoir pour quelque temps à Coppet, dans une atmosphère apaisante ; elle retournerait à Paris ensuite : « Il faudrait se soumettre à une lacune de Paris pour y retourner ensuite en gens d’esprit et non plus en gens d’affaires. Ces derniers me paraissent du néant et font le même effet sur tout le monde. Tu es blâmable de vivre si fortement d’opinion et de la plus mauvaise que j’aie connue depuis longtemps[9]. » Il la supplie surtout de se remettre au travail, d’y chercher l’oubli, de faire un livre, un beau livre, qui la remettra en faveur auprès du public, auprès de Bonaparte peut-être, et de prendre « le bénéfice du temps[10]. » Il n’avait pas si tort, puisque Bonaparte, qui cherchait toujours à rallier après avoir frappé, laissera bientôt son frère Joseph porter à Mme de Staël quelques paroles de paix, offrir une rentrée en grâce, des faveurs, tout ce qu’elle voudra, au prix d’une absolue soumission : « Mon Dieu, répondra-t-elle en retrouvant toute sa fierté, il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense[11]. »

Vis-à-vis des assemblées, Bonaparte continuait d’affecter une impassibilité sereine et presque déférente. Avec une habileté suprême, il ménageait les formes et les apparences de la liberté. Il se donnait l’air de respecter ce droit de discussion et de contrôle qu’il détestait au fond. À ce moment, qu’on le regarde, qu’on l’écoute : c’est le langage, le ton, l’attitude d’un grand républicain.

Il dédaigne de relever les insultes et ne s’offense que des louanges. Point de réponse aux discours de Duveyrier et de Constant ; mais Riouffe l’a bassement adulé ; les journaux publient aussitôt cette note, de provenance officieuse : « On prétend que Bonaparte a annoncé qu’il refuserait sa porte à quiconque se permettrait contre lui des éloges emphatiques et ridicules. » On le pousse à chasser les assemblées ; il invite les présidens des deux Chambres à choisir librement les commandans de leur garde. On voudrait qu’il se saisît du rôle de César ; voici sa réponse : veillant à l’aménagement des Tuileries, où il se garde encore de prendre domicile, il a soin de faire placer dans la grande galerie, parmi les bustes de personnages célèbres, celui de Brutus. Mais un journal, le Rédacteur, discute et blâme ce choix : le poignard de Brutus n’a été que l’instrument d’une faction oligarchique contre un homme qui s’est imposé à l’admiration des siècles. Aussitôt, le Moniteur répond par un article de fond, par une de ces dissertations d’histoire romaine qui plaisent à l’imagination classique de l’époque ; il reproche à César d’avoir « cumulé sur sa tête toutes les dignités, tous les pouvoirs, et mis partout sa volonté à la place de la loi. » Quant à celui qui l’a frappé, il était noble et pur : « fier d’être le libérateur de ses égaux, il eût cru les offenser et s’humilier lui-même, en ne devenant que leur maître ; » et ce n’est pas l’un des spectacles les moins piquans de cette période que de voir le journal de Bonaparte prendre contre César la défense de Brutus

Cependant, l’émotion générale et les polémiques ne s’apaisaient point. Dans la cacophonie des journaux, la note dominante restait dure et cruelle aux assemblées existantes. L’idée de s’en débarrasser et de renouveler le personnel législatif prenait corps. La chose était facile, disait-on maintenant, et pouvait s’accomplir sans recours au remède militaire, puisqu’on avait affaire à des législateurs nommés et point élus, conséquemment révocables. Bonaparte, revêtu de la sanction populaire, était seul l’élu de la France ; entre lui et les assemblées, qu’il fasse juge le peuple, qu’il l’appelle à se prononcer par plébiscite sur la question suivante : les choix faits ont-ils été agréables au peuple ; le peuple veut-il que le Premier Consul nomme une commission de sénateurs qui sera chargée de les réviser et d’en opérer d’autres ?

Ce moyen de solution, proposé d’abord par le Surveillant, fut violemment soutenu par le Journal des hommes libres ; des feuilles même modérées, telles que le Publiciste, s’y rallièrent. La Gazette de France s’emportait ; son rédacteur Thurot interpellait Bonaparte : « Interrogez la France. Les nominations faites par le Sénat conservateur ont été si étranges, ont tellement heurté l’opinion publique, que tous les signes d’improbation indirecte se sont manifestés à la fois. L’argent s’est resserré, le crédit est devenu plus impossible, les fonds publics ont oublié le 18 Brumaire, et nous restons tremblans et incertains entre un gouvernement qui appelle notre confiance et des autorités législatives qui la repoussent. » Pour agir, attendra-t-on que le mal s’aggrave ? « Alors se présenteront de nouveau ces hommes silencieux dont les dispositions sont déjà faites (lisez Sieyès) ; ils viendront blâmer ce qui est leur ouvrage, et jeter leur venin sur la tombe de ceux dont ils auront avancé la chute. Vous qui gouvernez, osez consulter l’opinion ; elle est toute en votre faveur… De toutes nos autorités, vous êtes la seule à laquelle on puisse se rallier. Les hommes nécessaires sont toujours ceux qui sont préférés, et les gouvernemens ne sont aimés que par nécessité. »

Ainsi lancée, l’idée de recommencer les nominations prenait étonnamment dans le public. Les uns l’adoptaient par passion contre-révolutionnaire, les autres pour plaire à Bonaparte ou simplement par effroi de sa colère, plutôt pressentie qu’éprouvée. On préjugeait ses intentions ; on le disait particulièrement courroucé contre Sieyès, d’où venait tout le mal, et prêt à éloigner ce chef d’une oligarchie détestée. Une nouvelle, colportée d’abord à la Bourse, accrédita ces rumeurs. Le bruit se répandit que Sieyès avait disparu de son domicile ; où était-il, en prison, en exil ou en fuite ? Chercher Sieyès, ce fut pendant quelques heures l’amusement des Parisiens, le jeu du jour, et les journaux, cédant à l’universelle manie des calembours, en faisaient un par citation latine : Si es, ubi es ? Dans les milieux politiques et parlementaires, on ne s’intéressait plus à Sieyès qu’en tremblant. Par peur d’indiscrètes questions, les hommes en place n’osaient dîner en ville. Tout s’éclaircit cependant, et l’on sut que Sieyès, cédant à un conseil impérieux ou à un mouvement de prudence, avait jugé utile de prendre lui-même l’air des champs, de se retirer pour quelques jours chez un ami, le sénateur Clément de Ris, qui possédait une terre en Touraine. La question vivement posée, celle du renouvellement des assemblées, n’en restait pas moins à l’ordre du jour. On attendait avec impatience que Bonaparte se fût prononcé et que le sphinx eût parlé.

À la fin, le Moniteur parla, publia une série d’articles, mais ce fut pour réprimer les effervescences et les exagérations, d’où qu’elles vinssent, et donner de haut la note juste. Bonaparte sentait qu’à renouveler brusquement le personnel législatif, à doubler le 18 Brumaire par une espèce de second coup d’État, il marquerait son gouvernement d’un caractère d’incohérence et d’instabilité ; il donnerait raison à ceux qui prétendaient que tout pouvoir issu de la Révolution ne saurait cheminer autrement que par cahots et secousses ; par la brèche qu’il ferait lui-même aux institutions, il rouvrirait peut-être passage au royalisme, toujours debout et menaçant. D’ailleurs, où trouver un personnel de rechange, à moins de recourir à des hommes par trop suspects aux républicains et que Bonaparte ne comptait employer que plus tard, en les insinuant peu à peu dans l’État ? Les membres actuels des assemblées représentent les intérêts nés de la Révolution ; ils représentent la classe révolutionnaire établie et possédante ; Bonaparte a fait pacte, en Brumaire, avec ces hommes et ne peut encore se passer d’eux. S’il tient aujourd’hui à les avertir, à leur faire sentir le frein, il veut en même temps les protéger et les couvrir.

Dans le conflit entre tribuns et journalistes, le Moniteur reprend à la fois les uns et les autres. Il constate un manque général de sang-froid et reproche à tout le monde de vivre sur le passé : « Qu’ils sont loin du présent…, les hommes qui ont voulu essayer la ridicule répétition des scènes si vieillies et si usées des déclamations de tribune, et ceux qui, pour rappeler des souvenirs du même genre, veulent faire croire qu’on est encore au temps des exils, des exclusions, des conspirations inventées ou découvertes, de toutes ces vaines ressources de la crainte, de tous ces misérables mensonges de la faiblesse !… Au reste, il était juste d’essayer en même temps de recommencer l’éloquence des clubs, et d’accréditer des nouvelles de mesures dignes de l’administration des comités. » Ignore-t-on qu’une ère nouvelle commence, qu’un grand fait est survenu, et que la France possède enfin un gouvernement ? Le caractère principal de ce gouvernement, c’est une modération imposante ; il s’est élevé à la voix et par l’effort des modérés : « Ce sont eux qui, appelant la force au secours de la sagesse, ont voulu substituer des principes à des déclamations, des lois à des convulsions, à une révolution un gouvernement… »

Sous cette parole à la fois apaisante et forte, le tumulte cessa comme par enchantement. Le 19 nivôse, le Corps législatif avait adopté le projet de loi en suspens par 203 voix contre 23. Sieyès revint tranquillement présider le Sénat. La crise fut close, et ce fut finalement la presse qui en paya les frais. La presse venait de servir Bonaparte, mais elle l’avait servi maladroitement et compromis ; par ses exagérations, par le tapage qu’elle avait fait, elle avait grossi l’incident ; les discours de Duveyrier et de Constant auraient-ils pris tant d’importance, s’ils n’eussent été répercutés, commentés, discutés à outrance par les cent voix de la presse ? Qu’est-ce qu’un journal ? disait plus tard Bonaparte : Un club diffus. Un journal agit sur ses abonnés à la manière d’un harangueur de club sur son auditoire ; il entretient parmi ses lecteurs une agitation factice, permanente, qui se communique autour d’eux et s’accroît en devenant collective : « Vous voulez que j’interdise des discours qui peuvent être entendus de 400 ou 500 personnes et que j’en permette qui le soient de plusieurs milliers[12]. » Fouché, d’ailleurs, inclinait à réprimer une presse que l’absence de toute garantie constitutionnelle livrait à l’arbitraire gouvernemental ; le second consul, Cambacérès, proposait une mesure d’ensemble.

Le 27 nivôse-17 janvier, — un arrêté des consuls réduisit le nombre des journaux parisiens de soixante-treize à quatorze. On conservait ceux qui possédaient une clientèle établie et répondaient à un besoin de l’opinion, ceux-là, d’ailleurs, devant se tenir pour avertis ; les autres étaient purement et simplement supprimés. Pour mieux se couvrir à gauche, les consuls transformèrent cet attentat à une liberté publique en mesure de défense révolutionnaire ; leur arrêté motiva ainsi son dispositif : « Considérant que la plupart des journaux de Paris sont aux mains des ennemis de la République. » En fait, l’interdiction frappa spécialement les feuilles d’extrême droite et de royalisme à peine déguisé. On laissait subsister les organes qui poussaient à la réaction sans combattre la forme républicaine, tels que la Gazette de France et le Publiciste ; le Journal des hommes libres fut naturellement excepté de l’hécatombe, ainsi que quelques-uns de ses congénères d’extrême gauche. Bien que la mesure mît en détresse beaucoup d’intérêts privés, elle laissa le public à peu près indifférent et fut généralement approuvée par les gens d’ordre ; les Parisiens, en voyant se restreindre notablement leur ration quotidienne d’informations suspectes et d’excitantes lectures, se vengèrent à peine par quelques épigrammes[13]. Parmi les journaux frappés, un seul, l’Ange Gabriel, qui se faisait chaque matin prophète de royauté, osa résister, essaya de reparaître, et fut brisé.

Ainsi, Bonaparte mettait tout son art à ruser avec la Révolution, tandis qu’il employait tour à tour et contenait la réaction dans les écrits et les idées. Contre le royalisme en armes, contre la chouannerie, contre les insurrections de l’Ouest, il se retourne impétueusement. Il trouve que les négociations avec l’Ouest ont trop duré et entend que tout se termine militairement. A réduire l’insurrection, il donnera une garantie aux républicains de Paris et des assemblées, qui craignent moins au fond César que Monk : il s’assurera les mains libres pour la grande entreprise qu’il compte mener au printemps contre l’Autriche ; il délivrera Paris d’une inquiétude qui empêche l’esprit public de se fixer ; enfin, il n’est pas homme à souffrir qu’une puissance indépendante et hostile, une fédération de campagnes insurgées, une France blanche dans la France tricolore, une force s’appuyant d’un principe, tienne indéfiniment contre lui et brave son jeune pouvoir. Replacé sur un terrain d’activité toute guerrière, il se sent plus libre de ses mouvemens ; l’étincelante énergie qui bouillonne en lui, il la communique aux autres, à Brune, nommé au commandement général de l’Ouest, aux généraux placés en sous-ordre. Sa parole réveille, remue, secoue tous ces hommes ; elle prescrit de trancher dans le vif et d’exterminer les résistances. Cette plaie de guerre civile qui saigne encore au flanc de la République, il veut à tout prix la cicatriser et y porter le fer rouge.


III

Le parti chouan releva le défi et accepta la lutte. Tandis qu’en Maine-et-Loire, dans le Morbihan, la Manche et l’Orne, les hostilités reprenaient avec quelque vivacité, les agens anglo-royalistes de Paris se considéraient comme l’avant-garde de l’insurrection occidentale et tâchaient d’établir une concordance de mouvemens. Ils avaient reconstitué un organe central, une agence, une sorte de gouvernement occulte, qui avait l’Angleterre pour banquier ; ce comité comprenait des hommes de tête et des hommes de main : le chevalier de Coigny, Crenolles, Joubert, l’abbé Ratel, Hyde de Neuville, et tout un groupe de jeunes gens déterminés. Ceux-là ne reculaient devant aucun moyen. Comme ils voyaient la Révolution s’absorber en un homme, ils arrivèrent tout de suite à se dire que, le monstre n’ayant plus qu’une tête, ils le tueraient en frappant cette tête. Le traîtreux coup de poignard n’entrait pas dans leurs desseins, mais l’idée d’attaquer en troupe le Consul assez mal gardé, de l’enlever et, au besoin, de le tuer dans une espèce de combat, naissait en eux ; il importait toutefois que ce coup à tenter coïncidât avec un grand progrès dans l’Ouest, avec la livraison de Brest ou de Belle-Isle aux Anglais, avec une descente de troupes étrangères, avec l’apparition d’un prince, afin que le royalisme fût à portée de faire tourner à son profit la suppression de Bonaparte.

Ainsi, d’enragés partisans se préparaient déjà à pousser une entreprise de chouannerie en plein Paris ou aux portes de Paris, sur le chemin de ce domaine de Malmaison où Bonaparte allait chaque décadi se reposer et prendre un jour de congé. En attendant, ils entamaient contre lui une guerre d’escarmouches, développaient tous leurs moyens d’agitation et de propagande. On a supprimé leurs journaux ; ils font circuler une feuille clandestine. Une brochure se répand, sortie de leurs officines : La Vérité au Corse usurpateur. Leur jeu est de montrer que la Révolution aboutit maintenant au despotisme d’un homme ; les Français n’auront-ils pas honte de préférer à l’autorité paternelle du roi le joug d’un tyran d’aventure, qui n’est pas même de leur sang ? L’argument trouvait faveur auprès de certaines portions de la classe élevée et moyenne. Le peuple lui-même était travaillé. Un matin, l’émoi est grand dans le quartier des Halles : « plus de deux mille brochures ont été jetées dans les baquets des marchands de poisson[14]. » Un soir, c’est autour du théâtre des Italiens que les royalistes opèrent ; ils jettent leurs libelles sur le seuil des cafés, sur le pas des portes ; ils en semèrent un jour tout le long de la grande rue du faubourg Antoine. Nuitamment, d’invisibles agens apposaient des placards séditieux dans la rue Martin ; près de la fontaine Maubuée, ils en mirent un sur l’arbre de la Liberté, surnommé maintenant « arbre de misère. » A la fin de nivôse et au commencement de pluviôse, l’effort royaliste, sans remuer sensiblement la population, se multiplie de tous côtés et perce. Même, Hyde et ses amis, avec une intrépidité juvénile, osent tenter une manifestation éclatante, planter leur drapeau en plein Paris, à deux pas des Tuileries, dans le dessein de donner une commotion aux esprits et peut-être de provoquer un mouvement.

Le 2 pluviôse-21 janvier, — jour anniversaire de la mort de Louis XVI, Paris, à son réveil, apprit avec stupeur que le portail de l’église de la Madeleine avait été tendu, pendant la nuit, de draperies noires. Le haut du décor portait, parmi des fleurs de lys, un appel à la royauté, et le testament de Louis XVI, admirable testament de pardon, fixé sur la draperie à plusieurs exemplaires, s’offrait aux yeux. Avant que la police eût pu faire disparaître le séditieux appareil, une foule de curieux accourut au lieu de l’exhibition ; quelle que fût leur opinion, sensibles avant tout au courage, ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer l’audace extraordinaire de l’acte ; ils trouvaient cela beau d’adresse, beau d’insolence, et s’amusaient du bon tour joué à la police. La sensation fut assez forte et se propagea dans divers quartiers ; sur le portail de Saint-Merry, à Saint-Jacques la Boucherie, des insignes de deuil et de royauté avaient été également apposés. Dans les endroits publics et les promenades, un assez grand nombre de femmes parurent en robes de deuil et arborèrent à leur chapeau des plumes noires.

Les auteur du mystérieux forfait demeurèrent introuvables. Fouché avait signalé à Bonaparte l’existence de l’agence anglo-royaliste ; il percevait dans l’ombre et frôlait les fils du réseau, mais n’arrivait pas à mettre la main dessus. Le gouvernement consulaire multipliait néanmoins les rigueurs et frappait tout ce qu’il pouvait saisir. Le jeune comte de Toustain, émigré rentré, arrêté et trouvé porteur de papiers compromettans, fut traduit devant une commission militaire, condamné à mort et fusillé dans la plaine de Grenelle. Des chouans s’étaient glissés dans Paris pour participer à la tentative de vive force ; sept furent saisis et exécutés à la fois : « Tous les jours on fusille ici cinq ou six chouans, » écrivait durement Bonaparte[15]. Dans ce Paris « toujours le même, — des théâtres remplis, le luxe à côté de la misère, des jeux, des bals, des folies de tout genre, » des gens mouraient obscurément pour leur cause ; relégués aux abords de la cité, des spectacles de sang montraient les lois implacables de la République encore en vigueur contre ses ennemis en armes.

Les nouvelles arrivant de l’Ouest produisirent plus d’effet. En Vendée, les hostilités n’avaient même pas repris, les chefs insurgés ayant fini par signer l’engagement de dissoudre et de désarmer leurs corps, au prix de certains tempéramens dans l’exécution. Dans le Maine et en Bretagne, quelques coups de vigueur obligeaient Autichamps, Bourmont, La Prévalaye, Cadoudal à faire porter des paroles de paix. Bien que Frotté tînt toujours en Basse-Normandie, bien que Cadoudal et d’autres voulussent seulement se ménager un répit et comptassent, au printemps, avec les secours de la coalition, renouveler une prise d’armes, la pacification parut en bonne voie. Cette prompte fin d’une longue guerre donna une haute idée de la vigueur et de la puissance consulaires. A Paris, les classes même les moins révolutionnaires craignaient les chouans, hommes de brigandage et de violence ; à voir leurs bandes rejetées au plus profond des espaces, à peu près anéanties, Paris respira plus librement.

En même temps, le fonctionnement régulier de l’administration, l’éclat du gouvernement, son impartialité hardie, son imperturbabilité au milieu des dernières clameurs parlementaires, sa marche assurée et résolue, frappaient vivement les esprits. Sans doute, à considérer l’horizon, que de points noirs subsistent : délabrement des finances, ruine du crédit, rareté du numéraire, incertitude sur le choix des futurs fonctionnaires départementaux et communaux, persistance de la guerre étrangère, l’Angleterre et l’Autriche toujours intraitables, l’approche d’une nouvelle campagne qui va encore une fois remettre tout en question ! Néanmoins, on a l’impression d’une grande et réconfortante nouveauté ; on se sent protégé, on se sent gouverné. La satisfaction qui en résulte s’exprime par des mots qui font fortune, par des propos caractéristiques. Au théâtre, le public fait répéter chaque soir ces vers d’une pièce :


Toujours une vaste machine
Périt par un faible timon.


Cette phrase court : A présent, les partis rampent, les hommes marchent, et le gouvernement… gouverne.

L’activité de Bonaparte étonnait surtout et semblait tenir du prodige. On ne le voyait guère en public, sauf aux séances solennelles de l’Institut, qu’il suivait régulièrement, vêtu d’un costume civil très simple, sans aucune marque distinctive ; mais les gens qui l’approchaient, ses familiers, ses collaborateurs, assuraient qu’il travaillait dix-huit heures par jour. Qu’était donc cet homme supérieur aux besoins et aux défaillances de l’humanité, mangeant peu, dormant à peine, d’un esprit toujours libre et dispos dans un corps émacié ; cet homme qui se trouvait tout connaître par intuition géniale et s’appliquait cependant à tout approfondir ? On ne lisait pas en vain dans les journaux : « Jamais chef d’État n’a autant gouverné par lui-même. » On le savait sans cesse occupé, dans son Conseil d’Etat, à préparer des lois fortes, celles qui donneraient à la France des administrations locales, un système de finances, une justice, celles qui allaient clore la liste des émigrés, briser cette machine à faire des proscrits et assurer définitivement la sécurité des personnes. Décidément, le « héros » est législateur, administrateur, financier, organisateur de premier ordre, et il n’est pas un seul instant qui ne soit consacré par lui à refaire la chose publique dans toutes ses parties ; ce qu’il veut être, il l’a dit lui-même : « le reconstructeur d’une nation[16]. » Puisque, d’un coup d’œil infaillible, il embrasse l’ensemble et pénètre les plus minimes détails, il doit connaître les besoins de toutes les classes, même les plus humbles, et voudra y pourvoir. Une adhésion active, un élan de confiance plus marquée, commencent à se manifester dans les profondeurs du peuple.

A partir de pluviôse, c’est-à-dire à la fin de janvier et pendant la majeure partie de février, les observations recueillies par la police donnent presque quotidiennement la même note. Ces rapports méritent en général peu de créance, lorsqu’ils s’attachent à préciser des actions ou des tendances individuelles, et qu’à ce sujet l’imagination concurrente des policiers se donne librement carrière. Il en est autrement, lorsqu’ils constatent un mouvement d’ensemble, un courant d’opinion, et qu’une impression générale s’en dégage.

Jusqu’alors, si intéressés que fussent les agens à plaire au pouvoir nouveau, ils n’avaient signalé dans la population ouvrière de Paris qu’atonie et langueur ; sous le calme plat de la surface, des oscillations vagues et un peu inquiétantes, cette houle de fond qui survit aux tempêtes. A présent, un mouvement plus précis et plus fort se dessine ; l’ouvrier de Paris prend parti, mais il prend parti pour Bonaparte. — 10 pluviôse : « Il se forme en faveur du gouvernement et avec beaucoup de rapidité une opinion qui va devenir très forte. » — 11 pluviôse : « L’ardeur avec laquelle le Premier Consul s’occupe de la chose publique y rattache tous les esprits. On ne s’entretient que de la constance de ses travaux, que des soins qu’il prend pour détruire jusqu’aux germes de nos divisions… L’espérance renaît dans tous les cœurs, le crédit public va renaître avec elle. » — 12 pluviôse : « La tranquillité apathique des habitans de Paris tenait à l’incertitude de leurs idées sur les suites du 19 Brumaire ; aujourd’hui, la marche fière du gouvernement, sa justice impartiale, ses mœurs austères, inspirent la confiance. C’est parmi les ouvriers que l’on remarque particulièrement les progrès de cette confiance. On a entendu des habitans du faubourg Antoine, le jour de la décade, crier en buvant ensemble : Guerre à mort au gouvernement anglais, guerre à ce gouvernement tyrannique qui refuse la paix que Bonaparte lui a proposée ! D’autres faisaient entendre ailleurs le cri de : Vive Bonaparte ! vive le gouvernement ! Tous parlaient avec confiance du Premier Consul, que les royalistes s’attachent à calomnier[17]. » Malgré leurs maux présens et la persistance de leur détresse, ces hommes de sang gaulois éprouvent une indicible joie à se sentir commandés, conduits, dirigés d’une main ferme vers de hautes destinées.

Refaire le moral d’un peuple, retremper en lui le ressort des grandes actions, rendre à ce peuple foi en soi-même et confiance aux hommes chargés de son sort, ce ne pouvait être l’œuvre d’un jour, après tant d’années d’un démoralisant spectacle. Sous le Directoire, Paris s’était habitué à mépriser son gouvernement ; ce temps avait paru le règne des fournisseurs et des concussionnaires, l’ère des pots-de-vin, des spéculations colossales et des basses filouteries ; l’âge de boue, succédant à l’âge de fer. Aujourd’hui, à revoir en place tant de membres du personnel directorial, le peuple restait parfois en méfiance et ne s’accoutumait pas à croire que les ressources de l’Etat fussent remises en mains pures.

Pour bien marquer la différence des temps en ce qui concernait l’exécutif, Bonaparte se résolut à une mesure d’éclat contre ces fournisseurs qu’il avait recherchés avant et après Brumaire. Le financier Ouvrard, type complet et supérieur de la race, était de ceux qui avaient passé pour disposer de tout sous Barras et gouverner le gouvernement. Il s’était fait concéder les fournitures de la marine, avait palpé des millions, et ne remplissait pas ses engagemens : dans son traité, dans la manière dont il l’exécutait, « tout accusait la dilapidation et l’infidélité[18]. » Par arrêté du 7 pluviôse, les consuls le décrétèrent d’accusation, ordonnèrent la saisie de ses papiers et la mise sous séquestre de ses biens. L’affaire ne devait point, d’ailleurs, aboutir judiciairement. Ouvrard n’alla même pas en prison et en fut quitte pour une surveillance à domicile, assez douce, tandis qu’une commission de conseillers d’Etat procédait sur son cas à une de ces enquêtes qui ne finissent jamais. Le commerce et la banque s’intéressaient en sa faveur, car la chute de sa maison eût perturbé entièrement le monde des affaires et pris les proportions d’un désastre financier. Puis, il avait pour lui tous les gens qui vivaient de sa royale opulence et mangeaient à sa table, la nuée des parasites et « la faction des dîneurs. » Bonaparte finirait même par lui confier, avant Marengo, un service de fournitures à l’armée d’Italie, mais le coup n’en avait pas moins porté sur l’opinion populaire ; les petites gens, les braves gens, applaudissaient à l’acte justicier, à l’inflexibilité du Consul, à sa sévérité « contre les sangsues de l’Etat, contre d’infidèles fournisseurs[19]. »

Comme repoussoir, on vit éclater ce que nous nommerions aujourd’hui un scandale parlementaire. Le tribun Courtois, fort connu pour son rôle après Thermidor, se trouva impliqué dans un fâcheux litige avec le banquier Fulchiron et trois autres financiers ; il s’agissait d’une société de fournitures dont la liquidation donnait lieu à difficultés judiciaires et dans laquelle Courtois avait pris intérêt ; il accusait d’escroquerie Fulchiron et consorts ; ceux-ci répliquaient que l’apport du tribun n’avait jamais été réel, qu’il n’avait consisté que dans son crédit parlementaire et les services déjà grassement rémunérés qu’il aurait rendus naguère auprès de personnages en place : « Vous avez reçu 132 000 francs dans un commerce où vous n’avez pas mis un sol, mais pour prix de vos démarches législatives et de votre crédit. » Portée devant le tribunal correctionnel de la Seine, l’affaire fit un bruit énorme ; le public confondait dans un égal mépris les parties en cause, le tribun et les financiers, et les juges parurent partager cette impression, puisqu’ils déboutèrent Courtois de sa plainte sans accorder à ses adversaires les dommages-intérêts qu’ils réclamaient au profit des pauvres. Les pièces du procès, les mémoires produits par la défense, avaient révélé de si louches pratiques et de tels trafics d’influence, que le Tribunat manifesta un accès de pudique indignation. Un jour que Courtois s’était hasardé à prendre séance parmi ses collègues, il fut accueilli par un brouhaha de murmures qui dégénéra en violent tumulte ; le président eut peine à rétablir l’ordre. Malgré cette réprobation, le discrédit encouru par le politicien homme d’affaires, joint aux facilités qu’Ouvrard était convaincu d’avoir trouvées auprès des administrations précédentes, n’était pas pour relever dans l’estime publique l’ancien personnel ; le contraste ne s’en accusait que mieux avec l’homme nouveau et purificateur par qui tout semblait s’assainir.

Phénomène remarquable : à cet instant, la popularité montante de Bonaparte profite pourtant à la forme républicaine, à l’idée révolutionnaire. Les Français semblent moins disposés à renier la Révolution, depuis qu’elle a trouvé un chef et un ordonnateur. Plusieurs rapports constatent une renaissance de foi dans les destinées de la France nouvelle, dans le bienfait de la grande crise ; il semble que quelque chose du premier enthousiasme se ranime. Lassé de tyrannies collectives et dégoûtantes, le peuple de Paris aspirait instinctivement à un chef et ne demandait pas un roi. Ce roi, il l’eût subi peut-être, par excès de misère, mais voici que surgit une forme nouvelle de république, répondant bien mieux à ses goûts, à ses penchans, à son tempérament tel que l’ont fait des siècles d’histoire et dix ans de révolution ; supérieurement, elle répond à la vieille tradition autoritaire en l’alliant à la fiction démocratique. A voir les Français égaux sous un chef militaire et glorieux, entouré d’un bel appareil de commandement et en même temps de formes très simples, gouvernant avec vigueur, mais gouvernant au nom et au profit de tous, les ouvriers parisiens ont trouvé leur idéal de république ; c’est la souveraineté nationale, c’est la liberté telle qu’ils la conçoivent, et ces hommes croient redevenir républicains, en devenant bonapartistes : « dans plusieurs réunions formées le décadi par les ouvriers du faubourg et plusieurs militaires, on a crié : « Ni d’Orléans, ni Capet ; ce sont des tyrans. Vive la République[20] ! »

Bonaparte sent que Paris lui vient et cherche à l’attirer davantage. Il prend contact plus intime avec la population, par tous les moyens de publicité dont il dispose. Dans les courts articles qu’il inspire ou rédige, il se met personnellement en scène ; à chaque instant, les journaux à sa dévotion citent des mots de lui, des propos textuels, des traits, des boutades ; c’est une façon qu’il a de parler familièrement aux Parisiens, d’orienter l’opinion et de donner le ton aux esprits. Un jour, il laisse entendre que dans peu de temps tout sera si bien organisé, consolidé, assis, que le gouvernement pourra considérer son œuvre avec satisfaction et se reposer : « Dans deux mois, je n’aurai pas besoin de trois heures de travail par jour, » et chacun va répétant que dans deux mois on pourra se livrer au repos. Envers toutes les opinions paisibles, ce sont des ménagemens pleins de tact ; impitoyable aux royalistes belligérans, Bonaparte se garde de choquer ceux qui conservent des souvenirs et des regrets plutôt que des espérances. Le bruit s’était répandu qu’il s’installerait aux Tuileries le 21 janvier ; en manière de démenti, ses journaux lui font dire : « Je n’eusse point entré ce jour-là aux Tuileries. »

Pour mieux gagner les masses profondes, il les prend par leurs instincts nobles, fait appel à leurs sentimens d’honneur ; il sait qu’on ne s’adresse pas en vain à la générosité native qui subsiste au fond de ce peuple ; hardiment, il se fie aux Parisiens et accroît leur loyauté en la préjugeant. Pour anéantir les restes de la chouannerie normande, il n’hésite pas à dégarnir Paris de troupes ; plusieurs milliers d’hommes sont poussés sur la Normandie à marches forcées, et la capitale se trouve un jour sans autre garnison que les grenadiers des consuls, avec un peu d’infanterie et de cavalerie. Les journaux consulaires font aussitôt ressortir ce fait sans exemple, suivant eux, dans aucune capitale, et rapportent cette conversation, tenue au Luxembourg : « Quelques personnes, frappées de ce contraste, observaient avec un peu d’inquiétude qu’il n’était peut-être pas prudent de laisser Paris sans garnison : — Vous ne comptez donc pas, a répondu le Premier Consul, les 40 000 gardes nationaux de Paris ? Vous oubliez donc aussi ces invalides, qui retrouveraient de la force et de la vigueur, si l’on avait encore à faire appel à leur courage. » La garde nationale a été réorganisée, les bourgeois et même les ouvriers assujettis à un service plus régulier ; ils crient un peu, mais éprouvent néanmoins comme une fierté de garder Bonaparte. Le Consul dira bientôt : « Ma confiance particulière dans toutes les classes du peuple de la capitale est sans bornes ; si j’étais absent, que j’éprouvasse le besoin d’un asile, c’est au milieu de Paris que je viendrais le trouver[21]. »


IV

A côté de ce pouvoir croissant chaque jour en prestige et en force, à côté de cet homme en qui l’autorité resplendissait, les assemblées pâlissaient de plus en plus et s’effaçaient dans une demi-obscurité. Cependant, l’opposition tribunitienne et législative n’avait pas dit son dernier mot, et il ne paraissait nullement certain que la session pût se terminer sans encombre. Au Tribunat, Benjamin Constant avait prononcé un nouveau discours, tendant à sauvegarder l’exercice effectif du droit de pétition. Le Corps législatif protestait à sa manière contre la tolérance du gouvernement en matière de cultes et contre le réveil du catholicisme. Un siège au Sénat se trouvait à pourvoir ; le Corps législatif, le Tribunal et le Premier Consul avaient chacun à présenter un candidat ; c’était entre les trois noms ainsi désignés que le Sénat devait obligatoirement choisir. Tandis que Bonaparte proposait Barthélémy, ex-directeur fructidorisé, négociateur des traités qui avaient rompu la première coalition contre la République, les députés présentèrent le citoyen Dupuis, célèbre seulement « par des écrits impies[22]. » Le Sénat élut Barthélémy, mais le Consulat eut bientôt à subir un assez sensible échec.

Le Conseil d’Etat avait préparé une loi réorganisant le tribunal de cassation ; on reprochait justement à ce projet de soumettre à la juridiction du tribunal suprême tous les membres de la magistrature, alors même qu’il s’agirait de faits étrangers à l’exercice de leurs fonctions, et de soustraire ainsi une catégorie entière de citoyens à la garantie du jury. Le Tribunal n’osa proposer le rejet ; seulement, par une contradiction assez misérable, qui décelait une arrière-pensée, il désigna, parmi ceux de ses membres chargés de soutenir le projet devant les députés, celui qui l’avait combattu dans son sein, le tribun Thiessé. Au Palais-Bourbon, la loi fut repoussée ; c’était la première fois que le gouvernement se heurtait à un vote négatif. « Dans les circonstances présentes, écrivait le Publiciste, ce rejet a paru un événement. » Le fait semblait d’autant plus grave que le Corps législatif allait avoir à se prononcer sur la loi réorganisant l’administration départementale. Loi capitale, loi célèbre, prêtant à de hautes controverses, elle édifiait l’armature qui tient encore debout l’organisme français ; à la place d’un simulacre d’administrations collectives et élues, elle instituait les préfets, les sous-préfets, et, plus bas, des maires nommés par le pouvoir. Si les assemblées l’adoptaient, elle créerait partout l’unité de décision, l’unité d’action, sous l’autorité directe du Consul, et lui mettrait vraiment la France en main.

Pour prévenir toute velléité d’opposition, Bonaparte veut imposer aux assemblées par une série de succès, par un éblouissement continu ; il tient à les accabler d’heureuses et triomphantes nouvelles. Après beaucoup de temps, les résultats du plébiscite sur la constitution ont pu être recensés dans les diverses parties de la France, centralisés à Paris ; ils sont magnifiques et sans précédent : contre 1 562 refus, 3 012 569 adhésions ; « le nombre des acceptans excède de plus de 1 200 000 celui qu’obtint la constitution de 1793, et d’environ 2 000 000 celui qu’obtint la constitution de l’an III. » Les résultats furent officiellement notifiés au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat, et les consuls décidèrent qu’une fête publique célébrerait ce ralliement des Français, mais qu’elle aurait lieu seulement dans la décade qui suivrait rentière pacification des départemens insurgés. Et cette soumission de l’Ouest, tant désirée, qui attestera l’unanimité nationale, Bonaparte brûle de pouvoir l’annoncer définitive, confirmée par un coup d’éclat : « La paix intérieure, écrit-il à Brune, comme le succès de la campagne prochaine, sont attachés à la conduite que vous tiendrez dans cette circonstance[23]. »

Pour que la soumission fût effective, il importait d’assurer le licenciement et aussi le désarmement total des bandes, afin d’ôter aux chefs toute possibilité de rentrer en campagne, dans le cas où les événemens de la guerre extérieure feraient naître pour eux des chances favorables. Or, si la plupart de ces chefs ont renoncé aux hostilités, plusieurs équivoquent sur les termes de leur soumission et tâchent d’éluder le désarmement ; c’est trahir une arrière-pensée et tenir sourdement en échec un gouvernement « qui veut oublier le passé et rallier tous les Français, mais qui ne consentira jamais à être la dupe de quelques rebelles[24]. » Le système de Bonaparte est de faire quelques exemples individuels et de les faire terribles, tandis que, se retournant vers les masses, il pardonne largement et rallie. Parmi les chefs qui rusent ou résistent ouvertement, il veut en saisir un et le tuer, pour l’effet à produire, effet de terreur dans les pays insurgés, effet de rassurance à Paris et dans le personnel révolutionnaire. Aux membres des assemblées, à ces hommes toujours disposés à lui prêter des complaisances suspectes, peut-il donner un gage plus péremptoire et plus révolutionnaire qu’une tête de chef royaliste !

Georges Cadoudal, Bourmont, Frotté attiraient surtout ses regards et paraissaient les plus dangereux. Il songea d’abord à frapper Cadoudal, ordonna aux troupes de foncer en plein Morbihan et d’anéantir « ce malotru de Georges[25]. » Mais Georges avait fini par rendre un assez grand nombre de fusils : Brune accepta sa soumission. Bonaparte écrit alors au général Hédouille, à Angers : « Bourmont nous joue, il n’a rendu ni ses canons ni ses armes ; mettez-vous à la tête de vos troupes et ne quittez vos bottes que lorsque vous l’aurez détruit. » Souple et glissant, Bourmont esquive le coup en quittant brusquement la partie, en se séparant de ses troupes, en demandant qu’on le conduise à Paris, où la police de Fouché reconnaîtra en lui un homme à utiliser. Il ne restait que Frotté, l’unique chef qui n’eût encore proféré aucune parole de paix et le plus rapproché de Paris. C’est contre cet obstiné partisan que Bonaparte désormais s’acharne. Il veut à toute force avoir cet homme, l’avoir plutôt mort que vif. De Paris, il organise lui-même la poursuite, la battue, la « chasse générale[26]. » Le 27 pluviôse, Frotté, se résignant enfin à traiter et attiré dans Alençon, était pris en trahison par les généraux Guidai et Chambarlhac. Sur lui, une lettre accusatrice se trouva ; écrite à son lieutenant Hugon, elle établissait qu’il n’eût jamais opéré de bonne foi le désarmement, alors même qu’il eût paru y souscrire ; il ordonnait de cacher les armes. Bonaparte acquit ainsi la preuve que Frotté était venu la paix sur les lèvres et la guerre dans le cœur. Furieusement, sans regarder aux moyens indignes par lesquels ses subordonnés avaient mis cet homme entre ses mains, il lança l’ordre de sang qui allait entacher sa gloire. Le 28, à Verneuil, Frotté et ses cinq compagnons périssaient fusillés, gardant le suprême honneur, en ces temps bouleversés, de n’avoir servi qu’une cause et de mourir fidèles.

Bonaparte annonça la capture par coup de théâtre, avec mise en scène, et s’en fit argument auprès du Corps législatif. C’était le 28 pluviôse que cette assemblée devait statuer sur la grande loi d’organisation départementale. Au cours de la séance, un message arriva du Luxembourg et fut remis au conseiller d’État Rœderer, l’un des commissaires désignés pour soutenir le projet : par lettre écrite au nom du Premier Consul, le secrétaire d’État Maret invitait Rœderer à faire éclater la nouvelle et lui envoyait en même temps des preuves palpables. La communication n’avait plus d’utilité directe, car la Chambre venait à l’instant même de voter la loi. Rœderer, néanmoins, s’acquitta de la commission et redemanda la parole : « il paraît à la tribune, un rouleau de papier à la main. — Au moment, dit-il, où vous venez de donner à la France une administration ferme et paternelle, vous apprendrez avec plaisir un événement qui achève de rendre aux lois de la République les départemens qui s’y étaient soustraits. Le Premier Consul me charge de vous annoncer la prise de Frotté et de tout son état-major. Cette capture a eu lieu dans un château du département de l’Orne. Voici une partie des effets mobiliers pris sur lui : ce sont des croix de Saint-Louis, des fleurs de lys, des cachets aux anciennes armes de France et des poignards de fabrique anglaise ; » et toute l’assemblée de se lever, en criant : Vive la République ! La dépouille du malheureux Frotté fut présentée, étalée ; la lettre consulaire permettait expressément que l’on fît voir aux législateurs « ces raretés ; » tristes débris de guerre civile, vilains trophées ! Bonaparte en avait eu de trop beaux à montrer pour exhiber ceux-là.

Il pouvait désormais s’établir aux Tuileries, sans être accusé d’y préparer les logemens du roi. Pour bien montrer qu’il allait y glorifier la République en sa personne, il s’avisa d’une dernière précaution. Washington venait de mourir ; en rendant des honneurs extraordinaires à la mémoire de ce fondateur d’un État libre, Bonaparte prouverait qu’il le choisissait pour modèle et n’enviait que sa gloire pure.

Par ordre, l’armée française dut prendre le deuil : « pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et guidons de la République. » Au Corps législatif, un membre avait demandé que le président prononçât l’éloge du grand Américain ; le gouvernement confisqua l’idée à son profit. Il fut décidé qu’une manière d’oraison funèbre serait solennellement prononcée dans l’hôtel des Invalides, Temple de Mars, où seraient déposés le même jour les drapeaux conquis par l’armée d’Egypte. La cérémonie se fit avec grand éclat, en présence des corps constitués, et le citoyen Fontanes, littérateur fructidorisé, admis à reparaître avec ses compagnons de malheur, soumis encore à une surveillance qui ne serait levée que le lendemain, fut délégué pour la première fois au département de l’éloquence officielle. Sur Washington et Bonaparte, sur leurs noms accolés, il versa pompeusement les fleurs de sa rhétorique ; il se plut à établir entre eux une sorte de comparaison et de parallèle. La publication de son discours fut un peu retardée, afin que le texte parût dans les journaux la veille même du jour où les consuls prendraient possession des Tuileries ; il importait que la commémoration de Washington précédât immédiatement l’apothéose de Bonaparte et semblât se confondre avec elle.

Le 30 pluviôse était la date fixée pour l’installation aux Tuileries. Les consuls s’y rendraient depuis le Luxembourg en grande pompe, suivis d’un nombreux personnel. Lebrun logerait avec Bonaparte au château, mais Cambacérès, prévoyant que le Premier Consul ne s’accommoderait pas longtemps d’un voisinage, avait voulu s’épargner un nouveau déménagement en se faisant réserver, aux abords du palais, un confortable et luxueux hôtel. Lorsqu’il s’agit de régler l’aspect du cortège et le cérémonial, on s’aperçut que bien des choses manquaient. Les consuls s’étaient fixé un costume, bleu pour les jours ordinaires et rouge vif pour la tenue d’apparat ; les ministres seraient en velours bleu, agrémenté de broderies, les conseillers d’Etat en bleu et or ; mais où trouver des équipages pour les voiturer convenablement ? Lefebvre proposait que tout le monde s’en allât à cheval, militairement[27] ; Bonaparte recula devant l’idée par trop ridicule d’une cavalcade de ministres et de conseillers d’Etat, et puis il tenait à bien manifester le caractère civil de sa magistrature. Il possédait d’ailleurs une très belle voiture, une voiture de gala, et un attelage de six chevaux blancs, présens que l’Empereur lui avait faits après la paix de Campo-Formio. Les consuls se placeraient tous trois dans la voiture, Bonaparte et Cambacérès dans le fond, Lebrun sur le devant ; pour compléter la suite des équipages, on recourut à des véhicules de location.

Au jour dit, le cortège sortit du Luxembourg à une heure, tandis que le canon tonnait. « La pompe n’avait rien de remarquable[28] » a écrit Cambacérès ; tout s’y ressentait de l’époque confuse, tourmentée et misérable d’où l’on sortait à peine. L’équipage consulaire resplendissait ; les ministres figuraient dans leur voiture, mais en avant le Conseil d’Etat avait dû s’entasser dans des fiacres, dont on avait recouvert les numéros avec des bandes de papier. Le luxe et la beauté de la marche, c’était la troupe, hussards, guides de Bonaparte, grenadiers à cheval, chasseurs, dragons, tous ces fiers hommes en qui semblait se concentrer la virilité de la République. Mais le peuple ne voyait que Bonaparte : au fond de l’impérial carrosse, son profil anguleux, son air sérieux et pensif, son regard de feu, sous le léger bicorne de ville, et son grand habit rouge, tout rouge, où brillait de l’or. Bonaparte put constater en ce jour le progrès de l’assentiment national ; il fut acclamé comme il ne l’avait encore jamais été. Cependant, des observateurs malveillans remarquèrent que toutes les têtes ne se découvraient pas sur le passage du cortège ; des royalistes indignés de cette parodie, des Jacobins, protestaient par leur attitude. Selon leur couleur, les journaux différeraient d’avis sur le point de savoir quel cri avait dominé : Vive la République ! ou bien : Vive Bonaparte !

Quand on eut passé le Pont-Royal, l’enthousiasme redoubla. Sur la place du Carrousel et dans la cour des Tuileries, le cortège s’épanouit en une nappe d’acier et de couleurs voyantes ; les grenadiers à pied de la garde consulaire, l’infanterie de ligne, avaient déjà pris position. Tandis que Cambacérès et Lebrun entraient au château, Bonaparte monta sur l’un de ses chevaux de bataille, et se détachant en tête d’un glorieux état-major, le rouge Consul passa la première de ces revues qui allaient devenir les fêtes périodiques de Paris. L’ovation continuait, grandissait ; autour des troupes, aux fenêtres des maisons donnant sur la place, à tous les étages, sur les combles, des milliers de curieux s’étaient entassés, s’exaltaient au bruit des musiques, à l’aspect martial des régimens, et l’acclamation se prolongeait interminable. On apercevait dans le lointain, au balcon du château, les membres civils du gouvernement, et la citoyenne Bonaparte, à laquelle nul rang n’était encore assigné, s’était placée en simple spectatrice, dans un groupe de femmes coiffées à la grecque, à l’une des fenêtres de l’appartement occupé par le consul Lebrun. Le temps était très beau, le ciel souriant ; une douceur presque printanière s’épandait dans l’air, succédant aux rigueurs de nivôse, et les cœurs s’ouvraient à de plus longs espoirs. Bonaparte examina minutieusement et fit évoluer les troupes, qui défilèrent ensuite, et quand passèrent devant lui les drapeaux des 96°, 30e et 43e demi-brigades, noircis de poudre, déchiquetés par les projectiles, on remarqua qu’il se découvrait ; inaugurant un beau geste, il saluait ces drapeaux blessés.

A la fin, il entra dans le château, installa lui-même le Conseil d’Etat dans une galerie ; les principales autorités civiles et militaires furent présentées. Le surlendemain, les ministres étrangers furent pour la première fois reçus en corps par les consuls, et Bonaparte tint cercle diplomatique, avec quelque apparat. La scène redevint ensuite toute républicaine ; très simplement, on introduisit les administrations de l’État et les administrations départementales, les tribunaux civils et criminels, les tribunaux de police, les juges de paix et leurs cinq cents assesseurs, magistrats populaires, qui voulurent défiler un à un devant Bonaparte pour le mieux voir. La réception se prolongea longtemps, ouverte, accueillante, cordiale ; des citoyens de toute condition furent admis aux Tuileries, et le peuple put croire un instant que ce palais était le sien. Pendant qu’il causait avec les juges de paix, Bonaparte aperçut sur le seuil de la pièce un enfant, qui s’était glissé jusque-là pour tâcher d’apercevoir ce grand Consul, dont il entendait tant parler. Bonaparte défendit de le renvoyer, alla vers lui et l’embrassa. Rentré dans ses nouveaux appartemens, solennels et froids, tristes « comme la grandeur[29], » il parut éprouver cette lassitude et ce doute qui suivent souvent les grands bonheurs et les intenses satisfactions d’orgueil. Il rappela qu’en ce palais, d’antiques majestés avaient croulé et que d’éphémères dominations avaient passé : « Bourrienne, ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries ; il faut y rester[30] ; » et déjà sa pensée embrassait l’avenir, la France à façonner, à pétrir, à étreindre définitivement. Mais il avait désormais ses préfets, ses sous-préfets, ses conseils généraux, ses conseils de préfecture, son préfet de la Seine, son préfet de police, ses innombrables organes d’exécution ; et comme il suffit d’une volonté forte pour émouvoir toutes les autres, ce monde d’agens et de fonctionnaires, commandé, stimulé, sentant l’autorité, se mit au travail.


ALBERT VANDAL.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai.
  2. Brune à Bonaparte, après un entretien avec Cadoudal, Chassin : les Pacifications de l’Ouest, III, 562.
  3. Rapport de police publié par Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 480.
  4. Rapport général du bureau central sur Nivôse. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  5. Archives de Coppet, lettres de Necker à Mme de Staël, 16 et 14 décembre 1799.
  6. Dix ans d’exil, p, 7.
  7. Dix ans d’exil, p. 15.
  8. Parûtes citées dans une réponse de Necker à sa fille, 28 janvier 1800. Archives de Coppet.
  9. Necker à Mme de Staël, 28 janvier 1800. Archives de Coppet.
  10. Ibid., 28 nivôse.
  11. Dix ans d’exil, 3.
  12. Stanislas de Girardin, Journal et Souvenirs, III, 316.
  13. On dit que Bonaparte, composant habilement son jeu, s’était donné quatorze valets.
  14. Rapport de police du 16 pluviôse. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  15. Correspondance de Napoléon, VI, 4589.
  16. Correspondance de Napoléon, VI, 4474.
  17. Rapports de police. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  18. Correspondance de Napoléon, VI, 4555.
  19. Rapport de police du 11 pluviôse. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  20. Rapport de police du 22 pluviôse. Archives nationales, AF, 1329.
  21. Correspondance de Napoléon ; VI, 5130.
  22. Mémoires inédits de Barthélémy.
  23. Correspondance de Napoléon, VI, 4575.
  24. Ibid., VI, 4594.
  25. Correspondance de Napoléon, VI, 4567.
  26. Ibid., 4545.
  27. Éclaircissemens inédits de Cambacérès.
  28. Ibid.
  29. Paroles à Rœderer. Œuvres de Rœderer, III, 377.
  30. Mémoires de Bourrienne, IV, 3.