La Conquête de Paris par Bonaparte (1799-1800)/02

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LA CONQUÊTE DE PARIS
PAR
BONAPARTE
(1799-1800)

II[1]
PARIS SOUS LE CONSULAT PROVISOIRE


I

A Paris comme en province, le Consulat provisoire était plus reconnu qu’obéi, plus acclamé qu’écouté. A Paris pourtant, les turbulences réactionnaires cessèrent assez vite, la population restant incapable de transports véhémens et prolongés. Après avoir rétabli le calme à la surface, Bonaparte va-t-il gouverner et administrer Paris, commencer la réorganisation de la France en rendant à la capitale un aspect décent et régie ? A cet égard, tout était à faire, car le Directoire s’était borné le plus souvent à rechercher, à traquer ses ennemis, et avait réduit le gouvernement à l’inquisition politique. Administration proprement dite, services municipaux, voirie, police de la rue et des mœurs, restaient à l’abandon. Les classes même les plus hostiles à la Révolution avaient pris à son contact des habitudes de vie débridée ; il en était résulté un laisser aller, un débraillé, un relâchement universels, un dérèglement complet des mœurs, des fortunes, des goûts et des modes. Ce chaos grouillant offusque Bonaparte, choque son prodigieux instinct d’ordre et sa passion de rangement. Seulement, s’il essaie trop tôt de discipliner la cité, s’il brusque les Parisiens, ceux-ci peuvent se rebiffer. Il ne leur fera que très progressivement sentir l’autorité. Sans abuser, sans user même des pouvoirs arbitraires qu’il a hérités des gouvernemens antérieurs, il donne à Paris l’illusion de la liberté et ose à peine toucher à la licence.

Étrange et disparate, ce Paris des premiers mois consulaires, ce Paris de transition, où l’ancienne société s’essayait très timidement à revivre, à côté d’une société brusquement surgie, flambante, toute en dehors. Dans l’aspect matériel de la ville, ce n’est qu’incohérence, amalgame confus de laideurs et de beautés, germes poussant sur des débris. L’étranger qui arrive, le proscrit qui se hasarde à reparaître, hanté par les récits de la Terreur, croit trouver Paris tout en sang et tout en ruines : il croit voir de hideux stigmates, « des têtes, du sang, des massacres, des guillotines ; » s’il en parle, on lui répond : « Oh ! c’est vieux[2]. » S’il arrive par l’Ouest, les Champs-Elysées, plus animés qu’autrefois, quoique d’aspect encore forestier, le conduisent au plus bel aspect que possède une capitale. Le Directoire, qui avait mis les Anciens aux Tuileries et les Cinq-Cents au Palais-Bourbon, avait voulu que la place de la Concorde, la sanglante place de la Révolution, entourée désormais d’édifices et de jardins réparés, mit au-devant de Paris un imposant parvis : « Le pont, les Tuileries, les Champs-Elysées, les quais, le Palais-Bourbon forment un ensemble fort remarquable[3]. »

A gauche des Champs-Elysées, par-delà le faubourg Saint-Honoré et le Roule, une ville neuve pousse, ville claire et luxueuse : quartier de la Chaussée d’Antin, quartier du Rocher, quartiers montant vers les Porcherons et Montmartre : ville d’enrichis, de fournisseurs, de généraux qui ont fait leur main en Italie, d’artistes et de comédiennes. Tous ceux que la Révolution a mis en relief et en vedette aiment à s’y loger ; dans leurs jolis hôtels à fronton grec et à colonnade, dans le décor d’un mobilier qui commence à se raidir en formes antiques, parmi les acajous et les ors, parmi les fresques, les moulures corinthiennes et l’harmonie des étoffes à fond tendre, ils font assez gauchement apprentissage d’élégance.

Passé le boulevard, l’ancienne ville se retrouve, mais toute bouleversée et sens dessus dessous. Le Paris royal, qui se tassait sur les deux rives du fleuve, était déjà fait de contrastes, de luxe raffiné et de misère ; les contrastes se sont accentués, car la Révolution n’a fait que déplacer le luxe et augmenter la misère. Certains endroits s’embellissent. Les Tuileries sont mieux soignées qu’autrefois, avec leurs hémicycles de marbre, leurs rectangles de verdure, leur peuple de statues ; la façade du château opposée au jardin, celle qui regarde le Carrousel et l’entassement de ses constructions, reste écorniflée par les balles du 10 Août ; le bas disparaît à demi sous des plantations, car la République a voulu pudiquement masquer de verdure la demeure des rois. A l’autre bout de la ville, le Jardin des Plantes s’enrichit, auprès du Muséum créé par l’effort louable de la Révolution pour organiser la science. Mais le Luxembourg, ses parterres, ses ombrages ne sont qu’une ruine de jardin ; l’esplanade des Invalides est toute en excavations et fondrières ; le jardin du Palais-Royal est à tel point ravagé qu’il faudra le fermer pendant plusieurs mois pour le réparer. Saccagés et menaçant ruine, les monumens, sauf ceux que la Révolution s’est appropriés et où elle a installé le désordre des services publics ; saccagées, violées, découronnées de leur flèches, vidées de leurs tombeaux et de leurs statues, les innombrables églises, les abbayes puissantes, réceptacles d’art et de richesse. Certaines églises sont devenues temples : elles servent aux cérémonies décadaires, aux fêtes de la religion naturelle, tandis qu’à d’autres heures, les cultes rivaux, catholique, constitutionnel, théophilanthropique, voisinent haineusement. Celles-là mêmes ont perdu leurs trésors, et le Musée des monumens français, quai des Augustins, n’a pu que recueillir les épaves de cet immense naufrage. En revanche, le Louvre s’emplit des dépouilles de l’Italie ; là, c’est un arrivage de chefs-d’œuvre, un déballage de merveilles : l’Apollon du Belvédère, la Vénus Capitoline, le Laocoon, encore encaissés, émergeant à demi du plâtre où on les a noyés pour le voyage. Le quadrige de bronze attribué à Phidias et ravi à Venise demeure entreposé dans le jardin de l’Infante, en attendant qu’on l’attelle, sur la place des Victoires, à un char de triomphe.

Sur les places, des piédestaux se dressent veufs de leurs statues ; des allégories de bois et de plâtre, débris des apothéoses révolutionnaires, s’effritent sous la pluie. Place des Victoires, place Vendôme, place Royale, dans les quartiers d’imposante architecture, des enseignes criardes bariolent les façades, rompent l’harmonie des lignes et détruisent l’ordonnance. Les demeures de noblesse et de haute vie, hôtels du faubourg Saint-Germain, hôtels du Marais, sauf ceux que la finance a sauvés en les accaparant, appartiennent aux industries de plaisir, aux ventes à l’encan, aux agences, au Paris spéculateur, charlatan, entremetteur. Toute chose est en dehors de sa place ; la Bourse se tient dans l’église des Petits-Pères ; un bal public, — le bal des Zéphyrs, — s’est installé dans le cimetière attenant à Saint-Sulpice. On voit des établissemens bizarres, des noms accolés qui jurent d’être ensemble : là-bas, dans la rue Antoine, on va créer une maison de refuge pour les victimes des faillites d’État, un hospice pour rentiers. Les hôpitaux placés sous l’invocation de vertus laïques manquent de ressources ; l’un d’eux a laissé mourir de faim quinze cents enfans assistés, et pourtant l’admirable institut de Valentin Haüy se soutient, l’œuvre de l’abbé Sicard survit à la proscription de son auteur ; à Beaujon, l’étranger s’étonne de trouver réunies toutes les ressources de la science, un progrès de bienfaisance, dû à cet élan d’humanité et à ce branle-bas d’activité généreuse que la Révolution a d’abord imprimés aux esprits. Mais les quartiers de cléricature et d’hospitalisation religieuse, la ligne de couvens qui s’adossait à la terrasse des Feuillans, la cité religieuse qui se blottissait à l’ombre de Notre-Dame, la Sorbonne, ses collèges, ses foyers de science ecclésiastique, et, par-delà les quartiers vivans de la rive gauche, les grands domaines de communauté, tout cela est livré à la démolition, aux fournitures militaires, aux entreprises de lucre hâtif et véreux, ou simplement au trop-plein de Paris, de ses sentines, de ses cloaques et de ses décombres ; des quartiers entiers se transforment en cités de brocanteurs ou en magasins de débarras.

Restons au centre. Sous le ciel de brumaire et de frimaire, sous le ciel de suie, les rues mal pavées, dépourvues de trottoirs, sillonnées en leur milieu par un ruisseau fétide, se faufilent tortueuses entre les maisons à façades d’un jaune sale, à pignons inégaux, à caprices d’architecture qui feraient la joie de nos yeux amateurs de pittoresque. Sur les places difformes, des bonnets de liberté apparaissent encore au bout de hampes déteintes, des arbres de liberté où pendent des loques tricolores ; à tous les coins de rue, des inscriptions remaniées ou tronquées, la suppression du mot de saint décapitant une quantité de noms ; parfois, dans un renfoncement ou une encoignure, un orateur de carrefour pérorant encore du haut d’une estrade en planches et de ce tréteau faisant une tribune ; le bas des maisons tout tapissé d’affiches, des murailles de papier ; la liberté de l’affichage illimitée ; les citoyens, les voisins s’injuriant sur les murs, en grossiers placards ; les affiches déshonorant les monumens et peinturlurant les fontaines ; sur la chaussée, peu d’équipages imposans et soignés, plus de carrosses à panneaux armoriés ; 1 162 fiacres ; rue du Mail, des voitures de place stationnant tout le jour, au mépris des ordonnances, et créant un encombrement continu ; 2 691 cabriolets, dont beaucoup sont conduits par des femmes, des cabriolets lancés à toute vitesse, filant d’un train fou, effarant, bousculant, écrasant les passans, et se faisant, malgré les réclamations des journaux, « instrument de mort ; » à pied, dans le tumulte des affairés et le trottinement des Parisiennes, toute sorte de figures incertaines et minables, rentiers sans rente, ouvriers sans ouvrage, employés sans salaire, suspects craignant toujours d’être suivis et jetant derrière eux un regard d’angoisse ; par contraste, des impudences de tenue et d’allure, une femme bien mise se troussant jusqu’aux genoux, « une jeune femme habillée en homme[4] ; » le heurt des modes anciennes et des modes nouvelles, des hommes à cheveux poudrés et à catogan, le tricorne sur les yeux, d’autres tondus, couvrant du feutre évasé leur coiffure à la Coriolan, des hommes à redingote et à pèlerine, à redingote bleue avec boutons blancs, à redingote couleur Isabelle, des gens en carmagnole ; des militaires, des défenseurs de la patrie courant après leur solde et portant haut tout de même leur plumet effiloché, beaucoup de jeunes gens revenus de la guerre éclopés, portant le bras en échappe ou se traînant sur des béquilles, et, dans cet extraordinaire pêle-mêle de types et de costumes, quelques ressouvenirs du grand carnaval gréco-romain qui pendant huit ans a traversé Paris : sur le Pont-Royal, par un temps affreux, « des élèves du peintre David vêtus complètement à la manière des élèves d’Apelle, tête nue, jambes nues chaussées d’un cothurne, et n’ayant d’autre vêtement même nécessaire que les plis ondoyans d’une double tunique[5] ; » des passans complaisans et narquois leur offraient des parapluies.

Sur les ponts, sur les places, dans les rues, c’est un envahissement d’étalages mobiles, d’échoppes en plein vent, de tréteaux et d’éventaires, rétrécissant le passage, gênant la circulation. Cette profusion d’industries parasites, cette usurpation permanente de la chaussée, est l’un des traits caractéristiques du Paris d’alors ; elle donne à toute la ville un aspect forain. Que de vendeurs de choses innomées et étranges, quelle exhibition de débris divers, quel débordement de bric-à-brac, que de ferraille, que de bouquins et d’estampes ! On vend sous le manteau des gravures représentant l’ex-famille royale, des emblèmes proscrits et des colifichets dynastiques. La police les pourchasse et favorise d’autres exhibitions. Bientôt, les passans vont s’attrouper devant une estampe représentant « le premier consul Bonaparte au milieu des sectateurs des cultes divers et les rappelant tous à une tolérance mutuelle. »

Promeneurs, errans de tout genre, désœuvrés et désheurés, s’entassent à certains momens dans les endroits où l’on mange. La Révolution, qui a éteint les foyers, qui a jeté sur le pavé une population de déracinés, a fait la fortune des restaurans. Sans parler des rois de la bonne chère, Méot, Véry, Robert, Saivres, Rose et leurs prodigieux émules, le nombre des traiteurs, cabaretiers, limonadiers, débitans de vins et de liqueurs s’est énormément accru. Partout se lit cette annonce : « Déjeuners froids. » On s’attable dès le matin, car la vie commence de bonne heure. Ensuite, beaucoup de Parisiens traînent leur journée dans les cafés et y pérorent interminablement ; chaque parti, chaque coterie a le sien et en fait une manière de club. Au dehors, les crieurs de gazettes hurlent des nouvelles à sensation, malgré la loi qui défend d’annoncer les journaux autrement que par leur titre ; en vain la police veut verbaliser contre les délinquans : « il est presque impossible de constater par témoins les contraventions, parce que les citoyens s’éloignent ou refusent de signer le procès-verbal[6]. »

A mesure que la journée s’avance, le beau monde paraît. Qu’est ce beau monde ? « Les jeunes gens qui ont remplacé les marquis, les pages, les mousquetaires, etc., sont des fournisseurs, des agioteurs, des clercs de procureurs[7]. » Ils montent à cheval, conduisent leur phaéton, exhibent leur maîtresse, s’en vont à Mousseaux ou au bois de Boulogne, s’en vont faire une partie de barres ou fortifier leur musculature par des exercices renouvelés de l’antique, car on vise à l’athlétisme par grécomanie, comme on y visera plus tard par anglomanie : « ils parlent de femmes, mais encore plus de chevaux. » Ce monde vit beaucoup hors de chez soi, tient salon dans l’après-midi chez Frascati chez Garchy, le limonadier à la mode. Les gens qui se piquent de goûts plus relevés s’en vont bâiller aux conférences organisées par le Lycée des Arts, par le Portique républicain, ou soupirent après la réouverture des concerts donnés par la Société des amateurs, rue de Cléry, Les trente-cinq banques de jeux publics et patentés, les innombrables tripots s’emplissent, et les heures s’y écoulent fiévreuses. Par-dessus un fond terne de bourgeois déprimés et d’honnêtes gens aspirant confusément à une existence mieux réglée, une société de parvenus et de déclassés s’agite, brille, s’ébat ; elle doit tout à la Révolution et se plaît aux « bavardages contre-révolutionnaires, » fait des mots, tranche et déraisonne sur tout, montrant au fond « une soumission absolue à tous les événemens ; » elle vise à imiter le ton, les manières, les ridicules des anciens nobles, et sent foncièrement le ruisseau, unit « les vices de la cour à ceux de la Courtille[8]. » Chez elle, nul souci de l’avenir, nulle préoccupation de fonder. Si la folie dagiotage sur les assignats et de spéculation universelle est passée, combien de gens passent encore leur journée à courir au coup de bourse ou au coup de dés, au lucre immédiat, au plaisir d’un moment, à l’aventure d’argent ou d’amour.

Dans les rues passagères et marchandes, c’est l’heure des emplettes. Les magasins s’enjolivent à miracle, avec leurs devantures avenantes, leur luxe de moulures et de colonnettes. Les boutiques qui prospèrent, ce sont celles qui tiennent débit de frivolités, plumes, rubans, dentelles et fanfreluches. Les femmes viennent y chercher de quoi faire le décor miroitant et non le fond de leur toilette, car elles continuent à ne porter « qu’un extrait de vêtement aussi diaphane que possible[9], » et le reçoivent de l’étranger, en gazes et mousselines d’Angleterre. L’ancienne industrie française, celle qui pourvoyait au luxe étoffé d’autrefois, languit et chôme.

Pourtant, depuis quelques jours, un curieux phénomène s’opère. Dans les rues de vieux commerce, rue des Bourbonnais, rue Boucher, des maisons à enseigne jadis réputée, des magasins de soierie, longtemps délaissés, retrouvent des cliens ; on fait queue à leur porte. C’est qu’une anecdote circule, portant avertissement de Bonaparte, et la mode, avant la politique, le reconnaît dictateur. On raconte qu’il se trouvait un soir au Luxembourg, en compagnie de Joséphine et d’autres dames exhibant une élégance par trop athénienne, lui faisait bourrer la cheminée, chauffer à force, à outrance ; on lui objecte qu’il va mettre le feu ; il ordonne de continuer, et se retournant : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que ces dames sont nues ? » Le bruit que Bonaparte rappelle les modes à la décence avec l’arrière-pensée de raviver l’industrie nationale se répand dans les journaux ; démenti par quelques-uns, d’autres le confirment, « et aussitôt nos dames patriotes de commander robes, jupons, spencers, schalls, douillettes pour l’hiver, le tout de soie. »

Tout ce monde dîne à des heures diverses, entre quatre et six heures. Parmi les gens d’opulence relativement assise, il y n’a que des banquiers et négocians, quelques-uns étrangers, « dont la maison cosmopolite est une puissance[10], » pour essayer de reprendre les traditions d’hospitalité et les réceptions fastueuses d’autrefois, sans y réussir pleinement : « Je ne sais si un appartement orné, un dîner fin, des toilettes recherchées, des révérences et des calembours constituent effectivement la bonne compagnie[11]. » Les hommes dînent beaucoup au restaurant. Les brumairiens, c’est-à-dire les députés et fonctionnaires qui ont participé au coup d’Etat, pour ne pas perdre le contact, se réunissent fréquemment chez le restaurateur Rose ; là, ils édifient en imagination le gouvernement futur, distribuent des grâces, attirent, rallient, concourent à l’apaisement. Dans les temps qui ont précédé Brumaire, la division des esprits était telle qu’il était impossible de réunir à la même table un certain nombre de personnes, sans que la politique s’introduisît parmi les convives et fît dégénérer la conversation en un bruit tumultueux : » Mercier s’en était plaint dans son Nouveau Tableau de Paris. A présent, on commence à perdre l’habitude de se disputer « pour des opinions ; on ne crie qu’aux cabarets et dans les tabagies. » Les journaux vont signaler, comme l’un des effets du mot d’ordre consulaire, la pacification des dîners.

Quelques salons officiels s’ouvraient à jour fixe. Mme de Staël s’y donnait beaucoup de mouvement ; « elle tournait comme une toupie autour des personnes marquantes[12]. » Tenant à établir son influence, à placer ses amis, elle travaillait aussi à soulager des infortunes, à obtenir des mises en liberté, des radiations d’émigrés, et s’employait impétueusement à la justice. Entre l’après-dîner et la soirée, » elle-même rouvrait son salon et ressuscitait cette puissance ; on s’occupait chez elle à dresser la liste des tribuns futurs et à lancer des noms. Parmi les membres de l’ancienne société noble, quelques-uns se jettent déjà en solliciteurs au travers du monde nouveau ; d’autres se tiennent à l’écart et se contentent de vivre. Rue Honoré, dans une maison de modeste apparence, la princesse de Beauvau, voltairienne impénitente, n’a jamais cessé un seul jour de recevoir ; elle habite un petit appartement, « meublé des restes élégans de son ancien mobilier. Du moment qu’on quittait l’escalier crotté, commun à tous les habitans, on se sentait transporté dans un monde à part ; tout était noble et soigné dans ces petites chambres. Le peu de domestiques qu’on y voyait était vieux et quelque peu impotent ; on sentait constamment qu’ils avaient vu si bonne compagnie que leur jugement était quelque chose[13]. » Dans ce lieu discret, des hommes politiques, des philosophes se faisaient voir ; en y venant, ils croyaient « se donner un air d’ancien régime[14]. »

Cinq heures ; les théâtres s’ouvrent. La police n’obtient jamais qu’ils ferment à l’heure réglementaire, neuf heures pour ceux du boulevard, neuf heures et demie pour ceux de l’intérieur. Le théâtre, c’est l’universel rendez-vous : lieu de réunion, de manifestation et de licencieux plaisirs. En pleine Révolution, un prospectus de théâtre annonçait, pour mieux attirer le public, que toutes les loges seraient munies d’un lit. Les acteurs occupent beaucoup Paris de leurs prétentions, de leurs démêlés, et se posent en personnages d’importance. Après le 18 Brumaire, les sociétaires de l’Opéra-Comique ont cru devoir envoyer à Bonaparte une chaleureuse adresse. Sur les grandes scènes, la mise en scène est très soignée, les ballets et les décors superbes, « les artistes abondent et portent leur talent à la perfection[15], » supérieurs aux œuvres qu’ils interprètent. En fait de littérature dramatique, la production est incessante et médiocre, froides tragédies, plats vaudevilles ou drames noirs.

Le public reste de tendances réactionnaires. Les grands mots dont toute la France s’est jadis enivrée et qui, dans la bouche des révolutionnaires, ont été surtout effet oratoire : patrie, liberté, mœurs, vertu, se discréditent à l’égal des airs patriotiques que les musiciens de l’orchestre exécutent par ordre et d’un air profondément ennuyé à l’ouverture du spectacle. Une pièce fait-elle l’éloge de la fidélité conjugale : « A bas les mœurs ! » crie un jeune élégant, et le Journal des Hommes libres donne son signalement, ainsi que celui de ses pareils : « Habit carré, cravate presque sous le nez, perruque blonde, lunettes vertes et bambou crochu avec dard en dedans, cocarde par derrière le chapeau, écusson anglais semé de trois trèfles en manière de fleurs de lis (le tout, attendu la liberté des costumes). « Dans certains théâtres, sur le devant des loges, des toilettes éblouissantes s’étalent, des femmes moins habillées que costumées, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales ; un soir, Mme Tallien, en Diane chasseresse, carquois à l’épaule, peau de tigre en sautoir, croissant de diamans dans les cheveux, vêtue surtout de pierreries, va exhiber une dernière fois sa triomphante nudité. Le reste du public est en général de tenue fort négligée. Il faudra que deux mois s’écoulent pour que les observateurs de la police signalent une amélioration ; en nivôse, ils écriront, dans leur style prétentieux : « On a remarqué que depuis quelque temps la parure était plus générale parmi les spectateurs. On s’aperçoit que la masse est visiblement ramenée aux habitudes et aux formes qui firent passer dans l’Europe les Français pour le plus poli et le plus aimable des peuples[16]. »

A partir de onze heures, il est hasardeux de sortir. Sur les milliers de réverbères allumés, il en est un très grand nombre qui clignotent rapidement et s’éteignent. La rue appartient aux rôdeurs, aux filous, aux coupe-bourses, opérant isolément ou par bandes ; les attaques se multiplient, et de toutes parts s’éveillent dans l’ombre des grouillemens suspects. Pourtant les rues mal éclairées, peu sûres, s’égaient çà et là d’une rumeur d’orchestres et d’un flon-flon de ritournelles. La grande folie dansante et trépidante d’après Thermidor n’est pas entièrement passée : si Paris n’a plus les six cent quarante-quatre bals publics de l’an V, il en comptera encore plus de trois cents au printemps de la première année consulaire. Dans les mois d’hiver où nous sommes, les grands jardins de danse et d’amour, Tivoli, Marbœuf, Biron, l’Elysée, ont éteint leurs feux ; le plaisir se resserre à l’intérieur et se calfeutre, mais s’annonce par des portiques lumineux, des verroteries de couleur, des appels et des musiques. Par intervalles, le pas lourd des patrouilles retentit, des « qui vive, » des « garde à vous » se répondent. Les patrouilles de ligne et de garde nationale se croisent, arrêtent les passans inoffensifs et les forcent à exhiber leur carte de sûreté, mais laissent circuler les voleurs et les prostituées, laissent sans surveillance les endroits de plaisir et de débauche ; dans l’aspect de Paris nocturne, c’est un mélange d’état de siège et de bal public.

La prostitution est l’une des plaies qui s’étalent. Partout elle déborde, envahit ; au Palais-Royal, l’armée des filles, la prostitution à perruque blonde et à falbalas tenant marché au foyer du théâtre de la Montansier, que Bonaparte n’osera fermer par crainte de mettre contre soi « tous les vieux garçons de Paris ; » les galeries inabordables même pendant le jour aux honnêtes femmes ; dans toutes les dépendances et entours du palais, des dépôts de filles ; dans le quartier Honoré, dès que le soir vient, les filles prenant possession de la rue ; sur le boulevard Italien, des filles ; sous le péristyle de l’Opéra-Comique, des nymphes vagabondes, outrageusement décolletées malgré la froidure ; sur le boulevard du Temple, des créatures de quinze ans et de seize ans s’offrant à la corruption publique ; aux Tuileries, au Luxembourg, aux abords de tous les spectacles, aux abords des grandes écoles, des filles ; et sur les berges du fleuve, entre les madriers entassés et les campemens de débardeurs, des femmes se prostituent au grand air, sous la bise.

Que d’autres élémens impurs, interlopes, dangereux, pullulent dans Paris ; beaucoup de réfugiés italiens, des révolutionnaires d’outre-monts chassés de chez eux par les victoires de Souvarof et la chute des républiques cisalpines, cherchant dans Paris un asile et du pain, toujours prêts à jouer du couteau et à prêter main-forte aux perturbateurs, une colonie de dangereux étrangers, l’un des élémens de désordre qui préoccupent le plus les Consuls ; des réfugiés irlandais, des Bretons, des Vendéens fuyant la désolation de leur pays, des voleurs de grands chemins et des chauffeurs du Midi qui ont renoncé au métier, qui se sont jetés dans ce grand Paris où tout s’absorbe et se perd ; un tel nombre de réfractaires à la conscription que la police directoriale devait à chaque instant cerner le Palais-Royal, le bois de Boulogne ou d’autres endroits publics, pour faire rafle d’insoumis. Autour de la porte Martin, des groupes d’ouvriers sans travail stationnent journellement, anxieux et hagards ; dans les faubourgs, le dépérissement de la grande industrie est si profond qu’en nivôse la police signalera, comme fait consolant, un rappel d’ouvriers dans une manufacture.

Pour avoir de quoi vivre, les faubourgs ne recourent plus aux émeutes, aux descentes tumultueuses et hurlantes, mais beaucoup d’ouvriers se jettent aux métiers inavouables et s’enrôlent dans les bandes employées à frauder les droits d’entrée. La fraude se fait en grand ; c’est l’une des principales industries de la population parisienne ; elle a son organisation, ses chefs, son armée, perfectionne ses procédés, pousse contre Paris des travaux d’approche et de cheminement. Des conduits souterrains, de mystérieuses rigoles, partant de la banlieue, s’emplissent de vins et de spiritueux, passent sous le mur d’enceinte et aboutissent à l’intérieur dans des maisons complices. Des bourgeois d’aspect honorable et posé prennent intérêt dans cette industrie et la commanditent. La fraude se fait aussi à main armée, par effractions violentes, par irruptions nocturnes ; aux barrières, de véritables combats se livrent entre gardes et fraudeurs, et ceux-ci ont souvent le dessus.

Pendant plusieurs mois, ce désordre ne fera que s’accroître. Les fraudeurs enrégimentés se dispersent le jour dans les villages suburbains, dans les terrains vagues, préparent leurs coups, menacent de mort les habitans qui oseraient s’opposer à leurs entreprises nocturnes ou les dénoncer. La nuit venue, ils se remettent à l’œuvre. Sur le pourtour oriental de l’enceinte, Paris est littéralement investi de ces hordes, de ces campemens de nomades et de barbares. On évalue le nombre des fraudeurs à plus de dix mille, « tous armés, courageux, commandés par des chefs hardis et entreprenans : on les dit ennemis prononcés du gouvernement. On compte environ 2 500 fraudeurs, du port de la Râpée à la Villette ; leurs chefs ont des habitations dehors et non loin des murs, ils y tiennent des magasins considérables… Plusieurs de ces hommes qui sont à la tête des fraudeurs se sont flattés que, s’il y avait un mouvement, ils sauraient diriger et conduire tous leurs subalternes[17]… Il est instant de prendre des mesures, sans quoi bientôt l’impôt sera réduit absolument à rien, et les fraudeurs devenus si nombreux qu’ils pourraient occasionner de grands troubles et servir aux factieux[18]. » Cette armée du brigandage pourrait au besoin se transformer en armée de l’émeute.


II

Par quel bout prendre cet amas d’immondices pour le pousser à l’égout ou le dissoudre et nettoyer Paris ? La police du Consulat hésitait à entreprendre et d’ailleurs manquait des moyens nécessaires. L’armée se montrait peu propre aux besognes de vigilance intérieure et d’épuration ; la garde nationale témoignait d’une négligence déplorable ; parmi les gardes nationaux, deux sur cinq se faisaient remplacer dans leur service par des hommes recrutés à prix d’argent et peu sûrs ; cinq brigades de gendarmerie, casernées au Temple, ne fournissaient qu’un renfort insuffisant. On se plaignait généralement qu’il n’y eût point une véritable troupe de police, un corps soldé, une garde urbaine, apte à surveiller Paris et à fouiller ses profondeurs : « Il faut, disaient les journaux, des individus qui connaissent Paris jusque dans ses détails les plus honteux et les plus minutieux. » Rien que pour contenir l’audace des fraudeurs, les autorités signalent « la nécessité d’une force armée toujours active et dont l’institution n’aura que ce seul et unique objet[19]. » Mais où trouver de l’argent pour organiser ces forces, alors que la police n’avait point de quoi payer ses inspecteurs, ses quarante-huit commissaires, ses vingt-quatre officiers de paix, ses agens secrets ? Ceux-ci, pour vivre, vendaient aux agences royalistes les observations recueillies. Après neuf mois de gouvernement consulaire, tout le personnel en sera encore à renouveler presque quotidiennement ses doléances, à réclamer six mois de traitement dû, sans qu’il reste un sou dans les caisses pour solder cet arriéré. Avec de tels élémens, il était difficile de procéder par effort méthodique et suivi.

Fouché se borna d’abord à faire la guerre aux filles. Le 12 frimaire, des détachemens d’infanterie et de cavalerie cernèrent le Palais-Royal, bloquèrent les issues ; plusieurs centaines de malheureuses furent enlevées. La rafle se poursuivit dans les quartiers voisins, où elle donna lieu à des rixes entre soldats et forts de la halle.

Que ferait-on de toutes les captives ? La loi ne permettait de les poursuivre judiciairement que dans le cas où elles étaient convaincues d’outrage patent aux mœurs. Le public, dans ses conjectures, leur assigna une destination lointaine. On savait que Bonaparte s’intéressait beaucoup à l’armée d’Égypte, à ces compagnons, à ces fidèles laissés en souffrance ; comme pour se faire pardonner d’eux, il s’occupait de pourvoir à leurs distractions, à leurs plaisirs, en attendant qu’il pût leur expédier d’effectifs secours. Il avait invité le ministre de l’Intérieur, le grave Laplace, à recruter une troupe de comédiens pour l’Égypte : « Il serait bon qu’il y eût quelques danseuses[20]. » On se figura que le gouvernement, restant dans le même ordre d’idées, venait de faire au Palais-Royal la presse des filles pour l’usage de nos Égyptiens et qu’il allait déporter au-delà des mers toutes ces Manons. Le procédé parut fort, excessif, arbitraire, attentatoire à la liberté individuelle ; on trouva qu’il sentait le despotisme.

Bonaparte voulut immédiatement faire tomber ces bruits ; il s’en expliqua dans une conversation intime, mais s’y prit de façon que ses paroles retentissent au dehors. La scène se passe au Luxembourg, un matin, à déjeuner ; il n’y a d’autres étrangers que Rœderer et Volney.

« Bonaparte. — Où diable a-t-on pris que je voulusse faire déporter en Égypte les filles arrêtées au Palais-Royal ?

Madame Bonaparte. — Le ministre de la Police m’a dit, ces jours passés, quelles étaient destinées pour l’Égypte.

Bonaparte. — C’est une horreur ! Diable, on ne déporte pas ainsi.

Rœderer, — Hier, Regnaud m’a dit aussi que le ministre de la Police avait décidé leur déportation.

Bonaparte. — Et où a-t-il pris cela ? Citoyen Rœderer, je vous prie de faire un bon article pour détruire ce bruit-là ; mais un article bien fait, pas de deux lignes, afin que la chose reste. On peut bien vouloir réprimer la licence du Palais-Royal, mais on ne déporte pas ainsi. (Ici, Volney lâche une plaisanterie obscène.)

Bonaparte, riant. — Citoyen Volney, oh ! c’est un peu fort ; vous parlez là comme un vieux garçon. Nos troupes n’ont pas besoin des filles de Paris en Égypte ; elles en ont, et de belles ; elles ont des Circassiennes. (Le mamelouk qui était derrière Mme Bonaparte sourit.)

Bonaparte, en le regardant. — Ah ! il m’entend bien ; n’est-ce pas, tu m’entends ? (Riant.) N’est-ce pas, il y a des filles en Égypte ? (Il se retourne vers son mamelouk, qui le servait.) N’est-ce pas, Roustan, il y a de belles sultanes en Égypte ? (Il se lève de table, répète sa question à Roustan, et ajoute : ) Tu entends le français à cette heure, n’est-ce pas ? (Il lui prend la tête dans ses deux mains, et la balance deux ou trois fois de droite à gauche.) »

On passe dans le salon. Le général se promène, et, brusquement, à Volney et à Rœderer :

« Y a-t-il eu une faction d’Orléans[21] ? »

Après que l’entretien se fut longuement prolongé sur cet objet, Rœderer rédigea l’article et le fit paraître dans le Journal de Paris. On sut ainsi que Bonaparte n’entendait pas expatrier sans jugement même les plus misérables créatures. Fouché se le tint pour dit, se contenta de garder quelque temps en lieu sûr et d’éloigner de la circulation celles que l’on appelait par antinomie « les femmes du monde. » L’audace du libertinage public fut un peu réprimée. Même, dans un beau mouvement de vertu, Fouché fit savoir que, rompant avec une tradition de ses prédécesseurs, il n’emploierait plus de filles aux besognes de police secrète, et qu’il aimait mieux renoncer à ce moyen d’information. Mais il s’abstint encore de toute mesure générale contre l’encombrement et la pestilence des rues, contre le train désordonné des voitures, contre les exhibitions diverses qui salissaient la voie publique et faisaient l’amusement des badauds, contre les industries interlopes dont vivaient tant de gens. Les Consuls continuaient à la fois de ménager et de soigner extrêmement Paris ; veillant de très près à son approvisionnement et à l’arrivage des vivres, ils évitaient toujours de trop réglementer. Et les journaux s’égayaient aux dépens du bureau central, qui, devant mille abus, se bornait à corriger l’orthographe vicieuse des enseignes de boutique et croyait devoir, avec un purisme pédant, proscrire les barbarismes.

Pareillement, Fouché ne touche pas à la presse. Sous le Directoire, les journaux avaient passé par des vicissitudes extrêmes. Dépourvus d’abord de tout frein, le 18 Fructidor les avait supprimés par proscription de leurs rédacteurs ou assujettis à la censure préalable ; six mois seulement avant Brumaire, le 30 Prairial les avait fait repasser brusquement de la servitude à la licence, au droit de tout écrire, sauf à répondre des délits de droit commun devant les tribunaux, qui acquittaient toujours. Cette liberté illimitée, proclamée en principe, s’était heurtée en fait à l’arbitraire directorial. Lorsqu’un journal se montrait par trop acerbe et injurieux, les gouvernans faisaient sceller ses presses et lançaient contre les rédacteurs des mandats d’arrêt, ordinairement dépourvus d’effet. Le journal émigrait dans une autre imprimerie, reparaissait sous un titre nouveau, qui n’était parfois que l’ancien titre retourné ; exemple : l’Ami des Lois, par Poultier, devenant le Journal de Poultier, ami des lois : ainsi se poursuivait la lutte d’une presse furibonde contre un gouvernement à la fois persécuteur et faible. Après Brumaire, les rigueurs apparentes cessèrent presque complètement, mais les journaux, se sentant en face d’un pouvoir qui ne frapperait plus à faux, avertis peut-être, n’osèrent plus toucher aux chefs de l’État et les tinrent en dehors de leurs violentes polémiques. La pire sévérité que Fouché eut à se permettre, ce fut d’interdire la distribution de certains journaux par la poste. Pendant les six semaines que dura le Consulat provisoire, une seule feuille, l’Aristarque, notoirement royaliste, fut menacée de poursuites. Le rédacteur et l’imprimeur avaient été d’abord arrêtés ; « mais, conformément à un second ordre du ministre, le Bureau central a remis ces deux citoyens en liberté[22], en se contentant de les admonester. »

En matière de presse, Fouché fit néanmoins un coup de maître. L’organe attitré des Jacobins extrêmes, le Journal des Hommes libres, réduit dans les derniers mois à s’appeler successivement l’Ennemi des oppresseurs de tous les temps, puis le Journal des Hommes, puis le Journal des Républicains, continuait à mener une existence précaire, mais restait en faveur auprès des groupes avancés. Au lieu de détruire cette espèce de puissance, Fouché l’absorba. Subventionnant désormais le journal sur les fonds de la police, il lui imposa une rédaction nouvelle, recrutée parmi les plus équivoques pamphlétaires de la presse jacobine, hommes à vendre, qui reçurent mission de louer Bonaparte et surtout son ministre sur le ton du Père Duchesne. Le 7 frimaire, le journal reprit son ancien titre, — les Hommes libres, — et cette résurrection d’un nom parut à elle seule donner un gage aux démocrates exaltés. Le journal reparaissait enragé contre la réaction et ses suppôts, mais en même temps, avec un cynisme discret, il évoluait vers Bonaparte, auquel il accordait des éloges bourrus.

Fouché rendait ainsi une voix à l’opinion, sinon à l’opposition jacobine. Il s’en servirait pour appuyer sa politique personnelle. Fouché jugeait que la Révolution avait rempli son but et devait s’arrêter, puisqu’il était ministre ; il la voulait désormais fortement conservatrice d’elle-même, bien constituée, solidement assise, assagie même et pacificatrice ; il reculait moins que personne devant certaines audaces de libéralisme et de pardon, mais à la condition que les places et le pouvoir demeurassent l’apanage exclusif des révolutionnaires, y compris les plus affreusement compromis, dont la fortune s’identifiait avec la sienne. Or, il sentait que le mouvement des esprits, quoique réprimé dans ses premières effervescences, continuait de porter à droite. Autour de Bonaparte, un parti de droite se formait ; composé de Lucien, Rœderer, Talleyrand et autres, il essaierait très vite de pousser à l’établissement d’un principat entouré de formes et d’institutions monarchiques, et Fouché craignait que la réaction, si on la laissait s’opérer dans les choses, ne finît par tourner contre les personnes. Donc, en face des élémens et des influences de droite, il s’institue hardiment le ministre de la défense révolutionnaire. La résurrection du Journal des Hommes libres est l’un des moyens qu’il emploie. A lire chaque matin dans leur feuille d’ordurières invectives contre la religion et les prêtres, contre les bourgeois dévots, les nobles, les muscadins et toutes les variétés de réacteurs, les Jacobins se croiront encore sous une république selon leurs vœux ; ils se sentiront encouragés à lutter contre le mouvement rétrograde. Le Journal des Hommes libres reste là pour servir d’exutoire à leurs colères et hurler au besoin leurs doléances. Ce dogue jacobin, que Fouché tient en laisse, sans le tenir de trop court, fera bonne garde autour des institutions et des formes révolutionnaires ; en même temps, tournant autour de Bonaparte avec des grondemens apaisés, il le défendra contre des amis compromettans et saura au besoin l’avertir.


III

Entre les courans divers qui se la disputaient, l’opinion de Paris restait malgré tout incertaine et flottante, dominée par Bonaparte et se demandant où il conduisait la France. Une constitution avait été promise à bref délai et devait fixer les destins de la République ; pourquoi tardait-elle à paraître ? Insouciance, impatience, on a dit que le tempérament des Parisiens peut se définir par ces deux termes contradictoires ; peu leur importait ce que serait la constitution, pourvu qu’elle fût. Les journaux signalaient une faction nouvelle, celle des Impatiens. L’adhésion totale des intérêts demeurait en suspens ; l’ascension des fonds publics, d’abord très rapide, s’arrêtait ; le Tiers consolidé, qui, après Brumaire, s’était élevé par bonds quotidiens de quinze à vingt francs, oscillait autour de ce dernier chiffre. Observant ces symptômes, remarquant une lassitude générale du provisoire, Bonaparte voulait donner le plus tôt possible l’impression du définitif ; ce fut l’une des raisons qui le déterminèrent à brusquer l’œuvre constituante.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler longuement quel était le projet de constitution et les débats auxquels il donna lieu, entre les Consuls et dans les commissions. Sieyès avait imaginé le plus formidable instrument de conservation qui pût exister au profit d’un parti. Depuis cinq ans, le parti des anciens conventionnels et de leurs adhérens détenait la France, se prolongeait au pouvoir par tyrannique survivance, par usurpation permanente sur la souveraineté nationale. En l’an III, ces hommes avaient faussé les élections, en imposant arbitrairement au choix du peuple les deux tiers de la Convention ; en fructidor an V, ils les avaient brisées par le sabre d’Augereau ; en floréal an VI, ils les avaient invalidées au profit de leurs candidats mis une fois de plus en minorité. Sieyès, aujourd’hui, allait plus loin dans cette progression, allait jusqu’au bout, et supprimait les élections. Le peuple ne participerait plus au choix de ses prétendus représentans que de façon tout indirecte ; il ne ferait plus les élus, il ne ferait que les éligibles. Au lieu de nommer des députés, il dresserait des listes de candidats, et encore ce droit de présentation s’exercerait-il sur un tel nombre d’individus qu’il deviendrait en fait illusoire.

C’était le fameux système des listes de notabilités : listes communales et départementales, liste nationale. Sur cette dernière, résultant d’une élection à trois degrés et passée par deux fois au laminoir, les choix législatifs seraient faits par un corps souverain, formé d’abord par les auteurs du coup d’Etat, se recrutant ensuite lui-même, corps permanent, inamovible, richement doté, puissamment établi, tirant son origine uniquement du fait accompli et de la possession acquise, le Jury constitutionnaire, qui s’appellerait le Sénat conservateur dans la rédaction définitive. Ce grand conseil des révolutionnaires nantis élirait le Tribunal, chargé de discuter la loi, et le Corps législatif, chargé de la voter silencieusement. Au sommet de la hiérarchie exécutive, il placerait le Grand Électeur, chargé de procréer les deux consuls de la paix et de la guerre, gouvernans véritables, et de se reposer ensuite dans une oisiveté dorée. Grand Electeur, consuls, hauts fonctionnaires dépendraient du Sénat, qui pourrait toujours les absorber, c’est-à-dire les appeler dans son sein et les y retraiter, prononcer leur inaptitude à toute gestion active et les révoquer en douceur. Les autorités d’ordre inférieur seraient choisies elles-mêmes sur les listes locales, mais les hommes ayant eu part aux fonctions pendant les dernières années figureraient de droit sur toutes les listes, en sorte que la Révolution pourrait toujours y retrouver et y distinguer les siens. Pour plus de sûreté, les listes ne seraient formées qu’en l’an IX et ne serviraient qu’aux renouvellemens partiels qui suivraient. Pour la première année, pour la période d’installation et d’établissement, les auteurs de la constitution nommeraient librement à tous les emplois législatifs, administratifs, judiciaires ; ils rempliraient à leur gré les cadres qu’ils auraient eux-mêmes formés. Le système de Sieyès aboutissait à consacrer, à perpétuer, à légaliser le despotisme de l’oligarchie révolutionnaire.

Ce fut à propos du Grand Électeur qu’éclata le différend avec Bonaparte. De quelques mots, Bonaparte fit s’évanouir ce fantôme illustre. Il admettait tout, sauf qu’on le réduisît au rôle de chef d’État fainéant. L’exécutif très fort, concentré dans ses mains, indépendant, soustrait à la tutelle des assemblées, il ne concevait pas autre chose ; il n’accepterait la fonction suprême qu’à condition d’en posséder toutes les prérogatives en même temps qu’il en assumerait tous les devoirs. Sieyès, obstiné dans ses idées, s’entêtait, se fâchait, boudait, parlait de tout quitter et de se retirer à la campagne. Une rupture entre eux parut imminente ; les amis de l’un et de l’autre cherchaient en vain un terrain de conciliation et d’entente.

Ce dissentiment ne parvint aux oreilles de Paris qu’en échos affaiblis. Les gazettes publièrent d’abord le projet de constitution par bribes, par lambeaux ; ces indiscrétions suscitèrent plus de curiosité que d’intérêt réel et ne donnèrent lieu à aucune controverse. Le temps était loin où l’on se passionnait pour la forme à donner aux pouvoirs publics, à l’exercice de la souveraineté populaire, et la nation exténuée pensait moins à ses droits qu’à ses besoins. Parmi les journaux de Paris, il n’en fut qu’un seul, le Bien Informé, pour oser en quelques lignes protester éventuellement contre la confiscation de la prérogative populaire ; il se rétracta le surlendemain, épouvanté de sa propre hardiesse ou menacé. Pourtant les projets élaborés par Sieyès et sortis de son alambic déplurent en général ; ils parurent compliqués et peu pratiques ; le mot d’absorption, ce vocable introduit dans notre langue politique et répondant à une idée trop subtile pour être facilement saisie, donna matière à beaucoup de plaisanteries, car le Parisien rit volontiers de ce qu’il ne comprend pas. Puis, que serait ce Grand Électeur à placer au sommet de la pyramide gouvernementale, dans une immobilité hiératique, au milieu d’une auréole de faste et de magnificence ? Une manière de souverain constitutionnel, un précurseur de royauté, appelé à ramener parmi nous les apparences et les attitudes monarchiques. Les républicains ardens, soucieux surtout des formes, prirent de l’ombrage.

Un incident de rue, ou plutôt de boulevard, accrut leurs appréhensions. Un jour, sur le boulevard, voici que la foule des badauds s’amasse devant le ci-devant hôtel de Montmorency, occupé par un carrossier ; dans la cour, quelque chose d’horrifiant et de magnifique s’exhibe, une voiture quasi royale, toute en glaces et dorures ; ce ne peut être que le véhicule destiné à ce Grand Électeur que Sieyès parle d’installer pompeusement à Versailles, le carrosse du Roi, et toutes les têtes se mettent à travailler. Au bout de quelques jours, les Parisiens connurent leur méprise ; la superbe voiture avait été commandée par un grand seigneur espagnol, le duc d’Ossuna, et devait passer les Pyrénées. Mais certains journaux avançaient que Sieyès voulait instituer son Grand Electeur à vie, sous réserve du droit d’absorption, et que Bonaparte repoussait cette innovation contraire à tous les principes d’un État démocratique. Pour ne pas aigrir le dissentiment entre les deux puissances, Rœderer démentit dans son journal la nouvelle, mais il en resta quelque chose, et ce fut Bonaparte qui passa pour le vrai républicain.

Bonaparte et Sieyès finirent pourtant par s’accorder, sentant l’impossibilité où ils étaient encore de se passer l’un de l’autre. Il n’y eut pas capitulation totale de Sieyès, ainsi qu’on la dit, mais transaction et partage d’attributions. Bonaparte obtint, sous le titre de Premier Consul, la plénitude du pouvoir exécutif, avec l’initiative des lois, qu’il exercerait par un conseil d’État ; deux autres consuls, Cambacérès et Lebrun, lui furent accolés, mais à titre de simples conseillers et sans que leur avis pût jamais l’obliger. En échange, Sieyès reçut mission, assisté nominalement de Roger-Ducos, de Cambacérès et de Lebrun, de nommer les premiers Conservateurs, et il présiderait ensuite le Sénat ; il fut entendu surtout que son influence s’exercerait prépondérante et à peu près absolue sur la composition du Tribunat, sur celle du Corps législatif, et qu’il élirait en fait ces deux Chambres[23]. Par une mutation singulière, le Grand Électeur, qu’il avait voulu placer d’abord dans l’ordre exécutif, passait dans l’ordre du législatif, et lui-même en ferait fonction ; après qu’il aurait été le générateur des assemblées, il se reposerait dans une inactivité bien rentée, tout en gardant l’espoir de rester lame invisible des corps qu’il aurait formés. A son aise, il pourrait y caser les survivans de la bourgeoisie conventionnelle et de l’école philosophique, les thermidoriens et fructidoriseurs devenus brumairiens, les membres des Anciens, les membres ralliés des Cinq-Cents, tous représentant plus ou moins les intérêts, la tradition, l’esprit et l’exclusivisme révolutionnaires. Bonaparte laissait se cantonner en face de lui cette oligarchie discréditée ; il la laissait s’installer sur les positions législatives et s’y retrancher ; il ne lui déplaisait point que des hommes odieux à la nation lui fussent opposés et que les assemblées avec lesquelles il aurait à compter naquissent impopulaires. Quand ces alliés d’hier, adversaires de demain, adversaires latens ou déclarés, essaieront de réprimer l’essor de son ambition, quand ils s’efforceront moins encore de borner son pouvoir que de rétrécir sa politique, le peuple lui donnera raison contre eux.

Adoptée solennellement, le 22 frimaire-13 décembre, par les commissions législatives, insérée au Moniteur, la constitution devait être soumise à l’acceptation des citoyens, à la sanction plébiscitaire. Comme elle créait Bonaparte Premier Consul pour dix ans et désignait en même temps ses deux collègues, le plébiscite porterait à la fois sur des institutions et sur des personnes, chose qui ne s’était encore jamais vue. Les auteurs de l’organisation nouvelle, en présentant à la nation des choix tout arrêtés et soustraits à la discussion de ses mandataires, en faisant de Bonaparte partie intégrante de la constitution, aboutissaient à introduire dans nos mœurs politiques le plébiscite ratificateur d’un nom, sans saisir l’importance de cette innovation, qui devait porter si profondément dans l’avenir. L’acceptation ne faisait pas doute, mais les amis de Bonaparte craignaient un peu la torpeur et l’inertie des masses. Depuis six ans, le peuple avait ratifié les constitutions les plus diverses, sans que le nombre des votans eût jamais égalé celui des abstentions. Cette fois, l’événement devait dépasser les espérances ; seulement, l’état des communications, les rigueurs de la saison, le désarroi des autorités, les troubles qui désolaient toujours plusieurs parties de la France, ne permettraient pas de recueillir et de recenser promptement les suffrages ; il faudrait proroger presque partout les délais et attendre deux mois les résultats de ce plébiscite en longueur.

A Paris, le scrutin s’ouvrit tout de suite, dans le plus grand calme. Plus d’assemblées primaires, plus de tumultueux comices ; en certains endroits désignés, ouverture d’un double registre où les citoyens étaient appelés à signer leur approbation ou leur refus. Beaucoup d’entre eux hésitaient à venir, ù s’inscrire, dans la crainte qu’en cas de nouvelle secousse, une liste de noms ne devînt une liste de proscription ; leurs appréhensions ne témoignaient pas d’une confiance bien ferme dans la stabilité du gouvernement. Pour les rassurer, pour les attirer au vote, il fallut promettre que les registres seraient brûlés.

Les troupes votèrent à part. Le général Lefebvre les réunit au Champ-de-Mars et expédia militairement les choses. Après une série d’évolutions et une petite guerre, l’acte fut lu devant les rangs, afin que chacun pût se prononcer librement ; après quoi, le brave général débita une allocution fougueuse et, dans un mouvement d’éloquence par trop naïve, s’écria : « Jurons tous de défendre le nouveau pacte constitutionnel. Quant à ceux qui le repousseraient, jurons tous d’exterminer ces factieux ! » et les soldats votèrent au commandement. La harangue de Lefebvre fut remaniée pour la publicité officielle. Parmi la population civile, il apparut très vite qu’à côté de quelques oppositions notables, à côté de quelques refus vivement motivés et parfois injurieux, la presque-unanimité des votans acquiesçait, Bonaparte, voulant à tout prix sortir du provisoire, s’appuya aussitôt sur l’adhésion de Paris pour préjuger celle de la France ; le 1er nivôse-22 décembre, il fit décréter par les commissions législatives la mise en vigueur immédiate de la constitution. Dans une proclamation très simple, dont il fournit lui-même le canevas, les trois consuls définitifs s’annoncèrent premiers magistrats de la République et chefs du peuple. Au frontispice de son gouvernement, Bonaparte plaçait ces mots : ordre, justice, stabilité et force, et celui-ci d’abord : modération. Il avait mis cette phrase dans sa dictée : « La modération est la base de la morale et la première vertu de l’homme… Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. »

Les Parisiens continuaient de voter sur la constitution avec plus de docilité que d’enthousiasme. Ce qui ravit et enchanta, ce furent les actes dont Bonaparte l’enveloppa en quelque sorte pour la présenter aux Français : actes de réparation et de magnificence, pacificateurs et stimulans, glorifiant le patriotisme et le courage, brisant en même temps les tables de proscription. Se sentant plus fort, plus maître de ses décisions, il inaugure hardiment l’ère de la splendeur et de la réconciliation nationales.

Dans les premiers jours, qu’on se figure l’impression d’un bourgeois de Paris ouvrant chaque matin le Moniteur, devenu l’organe officiel, passé de Sieyès à Bonaparte. La feuille de grand format suffit à peine aux arrêtés consulaires, proclamations, prescriptions qui la remplissent, et chaque mot de ces décisions fait tomber une servitude ou honore un principe, console et rehausse les cœurs : — institution des armes d’honneur pour récompenser les braves qui se sont signalés par des actions d’éclat au service de la République ; — l’Hôtel des Invalides transformé en Temple de Mars, en musée de toutes nos gloires militaires, en réceptacle des drapeaux conquis ; — le même jour, la liberté religieuse pratiquement rétablie, les églises libres de s’ouvrir le dimanche et non plus seulement le décadi : « Aucun homme ne peut dire à un autre homme : Tu exerceras un tel culte ; tu ne l’exerceras qu’un tel jour[24] ; » — restitution effective des églises non aliénées[25] ; — abolition du serment pour les prêtres, remplacé par une simple promesse de fidélité à la constitution ; — rappel des principaux députés fructidorisés : ils vont revenir, ces hommes « dont presque tous peuvent être considérés et mis au rang des citoyens les plus distingués par leurs lumières et leur moralité[26] ; » — rappel des écrivains fructidorisés ; — mise en liberté des prêtres détenus dans les îles de l’Océan ; — suppression des solennités commémoratives de sanglans souvenirs et des fêtes de haine ; et toutes ces mesures semblent traduire en actes ces dernières paroles des Consuls provisoires : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée ; elle est finie. »

La Révolution revenant à ses principes, tenant ses promesses, s’achevant dans la paix consulaire, était-il possible qu’une telle merveille fût ? La chose semblait parfois trop belle pour pouvoir durer. Que ce fût un répit ou un terme, on en jouissait délicieusement. Un gouvernement qui ne proscrit plus au nom de la liberté, mais même qui déproscrit, l’admirable nouveauté, l’étonnant prodige ! Quelque avide que l’on fût de tranquillité à tout prix et d’ordre, l’ancien idéal de liberté et de justice, l’idéal de 1789, ne s’était pas entièrement effacé des âmes, chez ces gens de bourgeoisie parisienne qui représentaient le sentiment moyen des Français dans sa modération foncière. La réalisation de leur idéal, ils l’avaient attendue successivement de la royauté régénérée, des assemblées, du peuple réuni dans ses comices, du progrès des lumières et de la raison publique ; après les atrocités du régime terroriste, ils avaient compté sur l’avènement d’une république libérale ou la restauration d’une monarchie tempérée, demeurée au fond le régime de leurs préférences, et chaque fois leur espoir ressuscité était tombé de plus haut. Aujourd’hui, est-ce que l’idéal toujours rêvé, jamais saisi, va se réaliser par un homme ? Humanité, tolérance et justice ne trouvent pas, il est vrai, leur garantie dans les lois ; elles émanent de Bonaparte par acte spontané, par mesure de gouvernement, par prérogative consulaire, parce qu’elles répondent à ses intérêts de politique à grandes vues, parce qu’il les juge propres à rassembler cette France dont il entend faire son œuvre et son bien ; on lui sait gré néanmoins de les dispenser, on lui pardonne d’avoir usurpé tant de pouvoir à cause de l’usage qu’il en fait. Des constitutions, on en a trop vu pour que l’on se repose désormais sur de pareilles garanties ; on préfère s’en remettre au génie d’un homme et croire à sa modération. Le règne de Bonaparte à ses débuts, c’est l’arbitraire libéral ; succédant à la tyrannie législative, au règne convulsif des factions, il apparaît un inexprimable bienfait, une pure et splendide aurore, promettant des jours apaisés. « Un avenir consolateur, » voilà ce qu’annonce une lettre écrite de Paris à l’étranger, et elle ajoute : « Vous comprenez combien les amis de ce pays sont soulagés, car l’on espère que la paix résultera de ce règne de justice et d’une administration qui sera aussi ferme que bien réglée[27]. »

Les philosophes, les métaphysiciens, les membres de l’Institut n’étaient pas mécontens. Voyant leur place assurée au Sénat, au Corps législatif et au Tribunal, soustraits désormais aux caprices des scrutins populaires et aux atteintes de la défaveur publique, ils jugeaient que la constitution consacrait l’inamovibilité de leur privilège. Et pourquoi Bonaparte, guerrier philosophe, s’honorant d’appartenir à l’Institut, ne consentirait-il pas à écouter leurs avis, à se faire leur prête-nom, à enregistrer leurs arrêts ? Ils ne désespéraient pas de poursuivre tranquillement leurs expériences et de formuler en lois leurs doctrines. Puisque la nation n’avait pas acquis les lumières et l’instruction nécessaires pour faire elle-même son bonheur, ce serait à ses guides spirituels qu’il appartiendrait d’opérer ce bonheur en dehors d’elle, dans une sphère supérieure, sans qu’ils soient troublés dans leurs délibérations par l’ingérence brutale du nombre et le tumulte des démocraties. Devant la commission des Cinq-Cents, Cabanis avait loué la constitution en ces termes : « La classe ignorante n’exercera plus son influence ni sur la législature, ni sur le gouvernement ; tout se fait pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui et sous sa dictée irréfléchie. » Quelques-uns en étaient encore à penser que le gouvernement issu de Brumaire serait celui d’une élite intellectuelle, régnant au profit de l’intérêt et de l’idéal révolutionnaires.

Le peuple de Paris voyait plus clair ; pour lui, le gouvernement, c’était Bonaparte. Que lui importaient tribuns, députés, sénateurs ? Par-dessus cette hiérarchie compliquée à laquelle il ne comprenait rien, une figure se détachait, un homme apparaissait en plein relief, portant en soi l’avenir. Le peuple n’aperçoit et ne considère que lui ; sans doute, ce peuple s’est trop déshabitué de la confiance, il souffre trop matériellement, il a trop faim, il a trop froid pour éclater dès à présent en témoignages de reconnaissance et d’amour. Sans s’attacher encore à Bonaparte de toute sa foi, il espère néanmoins en ce chef qui lui paraît seul assumer la tâche de guérir la France ; on l’attend à l’œuvre, on va le juger à ses actes ; c’est à lui seul qu’on fera remonter la responsabilité d’un échec ou la gloire d’une réussite. Le 24 frimaire, la constitution avait été publiée avec solennité dans les divers arrondissemens de Paris : « Un municipal lisait la constitution, et chacun s’agitait si bien pour en entendre la lecture que personne n’en attrapait une phrase de suite. Une femme dit à sa voisine : « Je n’ai rien entendu, — Moi, je n’ai pas perdu un mot. — Eh bien ! qu’y a-t-il dans la constitution ? — Il y a Buonaparte[28]. »

ALBERT VANDAL

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Archives de Chantilly. Lettre d’un agent royaliste, en date du premier jour complémentaire de l’an VII.
  3. Lettres de Charles de Constant, 25.
  4. Lettres de Charles de Constant, 32.
  5. Mémorial de Norvins, II, 250.
  6. Rapport du Bureau central pour vendémiaire an VIII, AF, IV, 1329.
  7. Lettres de Charles de Constant, 63.
  8. Ibid., 31.
  9. Archives de Chantilly, lettre citée.
  10. Lettres de Charles de Constant, 19.
  11. Ibid., 23.
  12. Lettres de Mme Reinhard, 99.
  13. Vie de la princesse de Poix, née Beauvau, par la vicomtesse de Noailles non mis dans le commerce).
  14. Ibid.
  15. Archives de Chantilly, lettre citée.
  16. Rapport publié par Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 486.
  17. Rapport de police du 15 thermidor an VIII, Archives nationales, AF, IV, 1329.
  18. Rapport du 13 thermidor.
  19. Rapport du 15 thermidor.
  20. Correspondance de Napoléon, VI, 4394.
  21. Œuvres de Rœderer, III, 304, 305.
  22. Rapport général pour frimaire et nivôse, A F, IV, 1329.
  23. Tous les témoignages conviennent qu’en effet Bonaparte se désintéressa des nominations.
  24. Proclamation des Consuls aux départemens de l’Ouest.
  25. Rapport de police du 13 nivôse : « L’arrêté du Premier Consul en faveur de la liberté des cultes a fait la plus grande sensation dans Paris. L’affluence a été considérable ces jours-ci à la porte des églises. Un grand nombre de celles qui avaient été fermées ont été rouvertes, à la satisfaction d’une foule de personnes de tout sexe, qui se la témoignaient par les démonstrations les plus vives. Plusieurs se serraient la main et s’embrassaient. Tous prouvaient la vérité de cette observation que fournit l’histoire de tous les siècles et de tous les peuples ; la persécution n’a servi qu’à faire dégénérer l’opinion de l’opprimé en un véritable fanatisme. » Archives nationales, AF, IV, 1329.
  26. Lettres inédites de Mme Delessert, communiquées par M. Georges Bertin.
  27. Lettre de Mme Delessert, 6 janvier 1800.
  28. Gazette de France du 26 frimaire.