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La Conquête de Plassans/11

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G. Charpentier (p. 147-163).


XI


Un matin, l’abbé Bourrette arriva, la face bouleversée. Il aperçut Marthe sur le perron, il vint lui serrer les mains, en balbutiant :

— Ce pauvre Compan, c’est fini, il se meurt… Je vais monter, il faut que je voie Faujas tout de suite.

Et quand Marthe lui eut montré le prêtre, qui, selon son habitude, se promenait au fond du jardin, en lisant son bréviaire, il courut à lui, fléchissant sur ses jambes courtes. Il voulut parler, lui apprendre la fâcheuse nouvelle ; mais la douleur l’étrangla, il ne put que se jeter à son cou, la gorge pleine de sanglots.

— Eh bien ! qu’ont-ils donc, les deux abbés ? demanda Mouret, qui se hâta de sortir de la salle à manger.

— Il paraît que le curé de Saint-Saturnin est à la mort, répondit Marthe très-émue.

Mouret fit une moue de surprise. Il rentra, murmurant :

— Bah ! ce brave Bourrette se consolera demain, lorsqu’on le nommera curé, en remplacement de l’autre… Il compte sur la place ; il me l’a dit.

Cependant, l’abbé Faujas s’était dégagé de l’étreinte du vieux prêtre. Il reçut la mauvaise nouvelle avec gravité et ferma posément son bréviaire.

— Compan veut vous voir, bégayait Bourrette ; il ne passera pas la matinée… Ah ! c’était un ami bien cher. Nous avions fait nos études ensemble… Il veut vous dire adieu ; il m’a répété toute la nuit que vous seul aviez du courage dans le diocèse. Depuis plus d’un an qu’il languissait, pas un prêtre de Plassans n’osait aller lui serrer la main. Et vous qui le connaissiez à peine, vous lui donniez toutes les semaines une après-midi. Il pleurait tout à l’heure, en parlant de vous… Il faut vous hâter, mon ami.

L’abbé Faujas monta un instant à son appartement, pendant que l’abbé Bourrette piétinait d’impatience et de désespoir dans le vestibule ; enfin, au bout d’un quart d’heure, tous deux partirent. Le vieux prêtre s’essuyait le front, roulait sur le pavé, en laissant échapper des phrases décousues.

— Il serait mort sans une prière, comme un chien, si sa sœur n’était venue me prévenir, hier soir, vers onze heures. Elle a bien fait, la chère demoiselle… Il ne voulait compromettre aucun de nous, il n’aurait pas même reçu les derniers sacrements… Oui, mon ami, il était en train de mourir dans un coin, seul, abandonné, lui qui a eu une si belle intelligence et qui n’a vécu que pour le bien.

Il se tut ; puis, au bout d’un silence, d’une voix changée :

— Croyez-vous que Fenil me pardonne ça ? Non, jamais, n’est-ce pas ?… Lorsque Compan m’a vu arriver avec les saintes huiles, il ne voulait pas, il me criait de m’en aller. Eh bien, c’est fait ! Je ne serai jamais curé. J’aime mieux ça. Je n’aurai pas laissé mourir Compan comme un chien… Il y avait trente ans qu’il était en guerre avec Fenil. Quand il s’est mis au lit, il me l’a dit : « Allons, c’est Fenil qui l’emporte ; maintenant que je suis par terre, il va m’assommer… » Ah ! ce pauvre Compan, lui que j’ai vu si fier, si énergique, à Saint-Saturnin !… Le petit Eusèbe, l’enfant de chœur que j’ai emmené pour sonner le viatique, est resté tout embarrassé, lorsqu’il a vu où nous allions ; il regardait derrière lui, à chaque coup de sonnette, comme s’il avait craint que Fenil pût l’entendre.

L’abbé Faujas, marchant vite, la tête basse, l’air préoccupé, continuait à garder le silence ; il semblait ne pas écouter son compagnon.

— Monseigneur est-il prévenu ? demanda-t-il brusquement.

Mais l’abbé Bourrette, à son tour, paraissait songeur. Il ne répondit pas ; puis, en arrivant devant la porte de l’abbé Compan, il murmura :

— Dites-lui que nous venons de rencontrer Fenil et qu’il nous a salués. Cela lui fera plaisir… Il croira que je suis curé.

Ils montèrent silencieusement. La sœur du moribond vint leur ouvrir. En voyant les deux prêtres, elle éclata en sanglots, balbutiant au milieu de ses larmes :

— Tout est fini. Il vient de passer entre mes bras… J’étais seule. Il a regardé autour de lui en mourant, il a murmuré : « J’ai donc la peste, qu’on m’a abandonné… » Ah ! messieurs, il est mort avec des larmes plein les yeux.

Ils entrèrent dans la petite chambre où le curé Compan, la tête sur un oreiller, paraissait dormir. Ses yeux étaient restés ouverts, et cette face blanche, profondément triste, pleurait encore ; les larmes coulaient le long des joues. Alors, l’abbé Bourrette tomba à genoux, sanglotant, priant, le front contre les couvertures qui pendaient. L’abbé Faujas resta debout, regardant le pauvre mort ; puis, après s’être agenouillé un instant, il sortit discrètement. L’abbé Bourrette, perdu dans sa douleur, ne l’entendit même pas refermer la porte.

L’abbé Faujas alla droit à l’évêché. Dans l’antichambre de monseigneur Rousselot, il rencontra l’abbé Surin, chargé de papiers.

— Est-ce que vous désiriez parler à monseigneur ? lui demanda le secrétaire avec son éternel sourire. Vous tomberiez mal. Monseigneur est tellement occupé qu’il a fait condamner sa porte.

— C’est pour une affaire très-pressante, dit tranquillement l’abbé Faujas. On peut toujours le prévenir, lui faire savoir que je suis là. J’attendrai, s’il le faut.

— Je crains que ce ne soit inutile, Monseigneur a plusieurs personnes avec lui. Revenez demain, cela vaudra mieux.

Mais l’abbé prenait une chaise, lorsque l’évêque ouvrit la porte de son cabinet. Il parut très-contrarié en apercevant le visiteur, qu’il feignit d’abord de ne pas reconnaître.

— Mon enfant, dit-il à Surin, quand vous aurez classé ces papiers, vous reviendrez tout de suite ; j’ai une lettre à vous dicter.

Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait respectueusement debout :

— Ah ! c’est vous, monsieur Faujas ? J’ai bien du plaisir à vous voir… Vous avez quelque chose à me dire peut-être ? Entrez, entrez dans mon cabinet ; vous ne me dérangez jamais.

Le cabinet de monseigneur Rousselot était une vaste pièce, un peu sombre, où un grand feu de bois brûlait continuellement, été comme hiver. Le tapis, les rideaux très-épais étouffaient l’air. Il semblait qu’on entrât dans une eau tiède. L’évêque vivait là, frileusement, dans un fauteuil, en douairière retirée du monde, ayant horreur du bruit, se déchargeant sur l’abbé Fenil du soin de son diocèse. Il adorait les littératures anciennes. On racontait qu’il traduisait Horace en secret ; les petits vers de l’Anthologie grecque l’enthousiasmaient également, et il lui échappait des citations scabreuses, qu’il goûtait avec une naïveté de lettré insensible aux pudeurs du vulgaire.

— Vous voyez, je n’ai personne, dit-il en s’installant devant le feu ; mais je suis un peu souffrant, j’avais fait défendre ma porte. Vous pouvez parler, je me mets à votre disposition.

Il y avait, dans son amabilité ordinaire, une vague inquiétude, une sorte de soumission résignée. Quand l’abbé Faujas lui eut appris la mort du curé Compan, il se leva, effaré, irrité :

— Comment ! s’écria-t-il, mon brave Compan est mort, et je n’ai pu lui dire adieu !… Personne ne m’a averti !… Ah ! tenez, mon ami, vous aviez raison, lorsque vous me faisiez entendre que je n’étais plus le maître ici ; on abuse de ma bonté.

— Monseigneur, dit l’abbé Faujas, sait combien je lui suis dévoué ; je n’attends qu’un signe de lui.

L’évêque hocha la tête, murmurant :

— Oui, oui, je me rappelle ce que vous m’avez offert ; vous êtes un excellent cœur. Seulement quel vacarme, si je rompais avec Fenil ! j’aurais les oreilles cassées pendant huit jours. Et pourtant si j’étais bien sûr que vous me débarrassiez d’un coup du personnage, si je n’avais pas peur qu’au bout d’une semaine il revînt vous mettre un pied sur la gorge…

L’abbé Faujas ne put réprimer un sourire. Des larmes montèrent aux yeux de l’évêque.

— J’ai peur, c’est vrai, reprit-il en se laissant tomber de nouveau dans son fauteuil ; j’en suis à ce point. C’est ce malheureux qui a tué Compan et qui m’a fait cacher son agonie, pour que je ne puisse aller lui fermer les yeux ; il a des inventions terribles… Mais, voyez-vous, j’aime mieux vivre en paix. Fenil est très-actif, il me rend de grands services dans le diocèse. Quand je ne serai plus là, les choses s’arrangeront peut-être plus sagement.

Il se calmait, il retrouvait son sourire.

— D’ailleurs, tout va bien en ce moment, je ne vois aucune difficulté… On peut attendre.

L’abbé Faujas s’assit, et tranquillement :

— Sans doute… Pourtant il va falloir que vous nommiez un curé à Saint-Saturnin, en remplacement de monsieur l’abbé Compan.

Monseigneur Rousselot porta ses mains à ses tempes, d’un air désespéré.

— Mon Dieu ! vous avez raison, balbutia-t-il. Je ne pensais plus à cela… Le brave Compan ne sait pas dans quel souci il me met, en mourant si brusquement, sans que je sois prévenu. Je vous avais promis la place, n’est-ce pas ?

L’abbé s’inclina.

— Eh bien ! mon ami, vous allez me sauver ; vous me laisserez reprendre ma parole. Vous savez combien Fenil vous déteste ; le succès de l’œuvre de la Vierge l’a rendu tout à fait furieux ; il jure qu’il vous empêchera de conquérir Plassans. Vous voyez que je vous parle à cœur ouvert. Or, ces jours derniers, comme on causait de la cure de Saint-Saturnin, j’ai prononcé votre nom. Fenil est entré dans une colère affreuse, et j’ai dû jurer que je donnerais la cure à un de ses protégés, l’abbé Chardon, que vous connaissez, un homme très-digne d’ailleurs… Mon ami, faites cela pour moi, renoncez à cette idée. Je vous donnerai tel dédommagement qu’il vous plaira.

Le prêtre resta grave. Après un silence, comme s’il s’était consulté :

— Vous n’ignorez pas, Monseigneur, dit-il, que je n’ai aucune ambition personnelle ; je désire vivre dans la retraite, ce serait pour moi une grande joie de renoncer à cette cure. Seulement je ne suis pas mon maître, je tiens à satisfaire les protecteurs qui s’intéressent à moi… Pour vous-même, Monseigneur, réfléchissez avant de prendre une détermination que vous pourriez regretter plus tard.

Bien que l’abbé Faujas eût parlé très humblement, l’évêque sentit la menace cachée que contenaient ces paroles. Il se leva, fit quelques pas, en proie à une perplexité pleine d’angoisse. Puis, levant les mains :

— Allons, voilà du tourment pour longtemps… J’aurais voulu éviter toutes ces explications ; mais, puisque vous insistez, il faut parler franchement… Eh bien ! cher monsieur, l’abbé Fenil vous reproche beaucoup de choses. Comme je crois vous l’avoir déjà dit, il a dû écrire à Besançon, d’où il aura appris les fâcheuses histoires que vous savez… Certes, vous m’avez expliqué tout cela, je connais vos mérites, votre vie de repentir et de retraite ; mais que voulez-vous ? le grand vicaire a des armes contre vous, il en use terriblement. Souvent je ne sais comment vous défendre… Quand le ministre m’a prié de vous accepter dans mon diocèse, je ne lui ai pas caché que votre situation serait difficile. Il s’est montré plus pressant, il m’a dit que cela vous regardait, et j’ai fini par consentir. Seulement, il ne faut pas aujourd’hui me demander l’impossible.

L’abbé Faujas n’avait pas baissé la tête ; il la releva même, il regarda l’évêque en face, disant de sa voix brève :

— Vous m’avez donné votre parole, monseigneur.

— Certainement, certainement… Le pauvre Compan baissait tous les jours, vous êtes venu me confier certaines choses ; alors, j’ai promis, je ne le nie pas… Écoutez, je veux vous tout dire, pour que vous ne puissiez m’accuser de tourner comme une girouette. Vous prétendiez que le ministre désirait vivement votre nomination à la cure de Saint-Saturnin. Eh bien ! j’ai écrit, je me suis informé, un de mes amis est allé au ministère. On lui a presque ri au nez, on lui a dit qu’on ne vous connaissait même pas. Le ministre se défend absolument d’être votre protecteur, entendez-vous ! Si vous le souhaitez, je vais vous faire lire une lettre où il se montre bien sévère à votre égard.

Et il tendait le bras pour fouiller dans un tiroir ; mais l’abbé Faujas s’était mis debout, sans le quitter des yeux, avec un sourire où perçait une pointe d’ironie et de pitié.

— Ah ! monseigneur, monseigneur ! murmura-t-il.

Puis, au bout d’un silence, comme ne voulant pas s’expliquer davantage :

— Je vous rends votre parole, monseigneur, reprit-il. Croyez que, dans tout ceci, je travaillais plus encore pour vous que pour moi. Plus tard, quand il ne sera plus temps, vous vous souviendrez de mes avertissements.

Il se dirigeait vers la porte ; mais l’évêque le retint, le ramena, en murmurant d’un air inquiet :

— Voyons, que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, cher monsieur Faujas. Je sais bien qu’on me boude à Paris, depuis l’élection du marquis de Lagrifoul. On me connaît vraiment bien peu, si l’on s’imagine que j’ai trempé là-dedans ; je ne sors pas de ce cabinet deux fois par mois… Alors vous croyez qu’on m’accuse d’avoir fait nommer le marquis ?

— Oui, je le crains, dit nettement le prêtre.

— Eh ! c’est absurde, je n’ai jamais mis le nez dans la politique, je vis avec mes chers livres. C’est Fenil qui a tout fait. Je lui ai dit vingt fois qu’il finirait par me causer des embarras à Paris.

Il s’arrêta, rougit légèrement d’avoir laissé échapper ces dernières paroles. L’abbé Faujas s’assit de nouveau devant lui, et d’une voix profonde :

— Monseigneur, vous venez de condamner votre grand vicaire… Je ne vous ai point dit autre chose. Ne continuez pas à faire cause commune avec lui, ou il vous causera des soucis très-graves. J’ai des amis à Paris, quoi que vous puissiez croire. Je sais que l’élection du marquis de Lagrifoul a fortement indisposé le gouvernement contre vous. À tort ou à raison, on vous croit la cause unique du mouvement d’opposition qui se manifeste à Plassans, où le ministre, pour des motifs particuliers, tient absolument à obtenir la majorité. Si, aux élections prochaines, le candidat légitimiste passait encore, ce serait extrêmement fâcheux, je craindrais pour votre tranquillité.

— Mais c’est abominable ! s’écria le malheureux évêque, en s’agitant dans son fauteuil ; je ne puis pas empêcher le candidat légitimiste de passer, moi ! Est-ce que j’ai la moindre influence, est-ce que je me suis jamais mêlé de ces choses ?… Ah ! tenez, il y a des jours où j’ai envie d’aller m’enfermer au fond d’un couvent. J’emporterais ma bibliothèque, je vivrais bien tranquille… C’est Fenil qui devrait être évêque à ma place. Si j’écoutais Fenil, je me mettrais tout à fait en travers du gouvernement, je n’écouterais que Rome, j’enverrais promener Paris. Mais ce n’est pas mon tempérament, je veux mourir tranquille… Alors, vous dites que le ministre est furieux contre moi ?

Le prêtre ne répondit pas ; deux plis qui se creusaient aux coins de sa bouche donnaient à sa face un mépris muet.

— Mon Dieu, continua l’évêque, si je pensais lui être agréable en vous nommant curé de Saint-Saturnin, je tâcherais d’arranger cela… Seulement, je vous assure, vous vous trompez ; vous êtes peu en odeur de sainteté.

L’abbé Faujas eut un geste brusque. Il se livra, dans une courte impatience :

— Eh ! dit-il, oubliez-vous que des infamies courent sur mon compte et que je suis arrivé à Plassans avec une soutane percée ! Lorsqu’on envoie un homme perdu à un poste dangereux, on le renie jusqu’au jour du triomphe… Aidez-moi à réussir, Monseigneur, vous verrez que j’ai des amis à Paris.

Puis, comme l’évêque, surpris de cette figure d’aventurier énergique qui venait de se dresser devant lui, continuait à le regarder silencieusement, il redevint souple ; il reprit :

— Ce sont des suppositions, je veux dire que j’ai beaucoup à me faire pardonner. Mes amis attendent, pour vous remercier, que ma situation soit complètement assise.

Monseigneur Rousselot resta muet un instant encore. C’était une nature très-fine, ayant appris le vice humain dans les livres. Il avait conscience de sa grande faiblesse, il en était même un peu honteux ; mais il se consolait, en jugeant les hommes pour ce qu’ils valaient. Dans sa vie d’épicurien lettré, il y avait, par instants, une profonde moquerie des ambitieux qui l’entouraient en se disputant les lambeaux de son pouvoir.

— Allons, dit-il en souriant, vous êtes un homme tenace, cher monsieur Faujas. Puisque je vous ai fait une promesse, je la tiendrai… Il y a six mois, je l’avoue, j’aurais eu peur de soulever tout Plassans contre moi ; mais vous avez su vous faire aimer, les dames de la ville me parlent souvent de vous avec de grands éloges. En vous donnant la cure de Saint-Saturnin, je paye la dette de l’œuvre de la Vierge.

L’évêque avait retrouvé son amabilité enjouée, ses manières exquises de prélat charmant. L’abbé Surin, à ce moment, passa sa jolie tête dans l’entre-bâillement de la porte.

— Non, mon enfant, dit l’évêque, je ne vous dicterai pas cette lettre… Je n’ai plus besoin de vous. Vous pouvez vous retirer.

— Monsieur l’abbé Fenil est là, murmura le jeune prêtre.

— Ah ! bien, qu’il attende.

Monseigneur Rousselot avait eu un léger tressaillement ; mais il fit un geste de décision presque plaisant, il regarda l’abbé Faujas d’un air d’intelligence.

— Tenez, sortez par ici, lui dit-il en ouvrant une porte cachée sous une portière.

Il l’arrêta sur le seuil, il continua à le regarder en riant.

— Fenil va être furieux… Vous me promettez de me défendre contre lui, s’il crie trop fort ? Je vous le mets sur les bras, je vous en avertis. Je compte bien aussi que vous ne laisserez pas réélire le marquis de Lagrifoul… Dame ! c’est sur vous que je m’appuie maintenant, cher monsieur Faujas.

Il le salua du bout de sa main blanche, puis rentra nonchalamment dans la tiédeur de son cabinet. L’abbé était resté courbé, surpris de l’aisance toute féminine avec laquelle monseigneur Rousselot changeait de maître et se livrait au plus fort. Alors seulement il sentit que l’évêque venait de se moquer de lui, comme il devait se moquer de l’abbé Fenil, du fauteuil moelleux où il traduisait Horace.

Le jeudi suivant, vers dix heures, au moment où la belle société de Plassans s’écrasait dans le salon vert des Rougon, l’abbé Faujas parut sur le seuil. Il était superbe, grand, rose, vêtu d’une soutane fine qui luisait comme un satin. Il resta grave avec un léger sourire, à peine un pli aimable des lèvres, tout juste ce qu’il fallait pour éclairer sa face austère d’un rayon de bonhomie.

— Ah ! c’est ce cher curé ! cria gaiement madame de Condamin.

Mais la maîtresse de maison se précipita ; elle prit dans ses deux mains une des mains de l’abbé, l’amenant au milieu du salon, le cajolant du regard, avec un doux balancement de tête.

— Quelle surprise, quelle bonne surprise ! répéta-t-elle. Voilà un siècle qu’on ne vous a vu. Il faut donc que le bonheur tombe chez vous, pour que vous vous souveniez de vos amis ?

Lui, saluait avec aisance. Autour de lui, c’était une ovation flatteuse, un chuchotement de femmes ravies. Madame Delangre et madame Rastoil n’attendirent pas qu’il vint les saluer ; elles s’avancèrent pour le complimenter de sa nomination qui était officielle depuis le matin. Le maire, le juge de paix, jusqu’à monsieur de Bourdeu, lui donnèrent des poignées de main vigoureuses.

— Hein ! quel gaillard ! murmura M. de Condamin à l’oreille du docteur Porquier ; il ira loin. Je l’ai flairé dès le premier jour… Vous savez qu’ils mentent comme des arracheurs de dents, la vieille Rougon et lui, avec leurs simagrées. Je l’ai vu se glisser ici plus de dix fois, à la nuit tombante. Ils doivent tremper dans de jolies histoires, tous les deux !

Mais le docteur Porquier eut une peur atroce que M. de Condamin ne le compromît ; il se hâta de le quitter pour serrer, comme les autres, la main de l’abbé Faujas, bien qu’il ne lui eût jamais adressé la parole.

Cette entrée triomphale fut le grand événement de la soirée. L’abbé s’étant assis, un triple cercle de jupes l’entoura. Il causa avec une charmante bonhomie, parla de toutes choses, évitant soigneusement de répondre aux allusions. Félicité l’ayant questionné directement, il se contenta de dire qu’il n’habiterait pas la cure, qu’il préférait le logement où il vivait si tranquille, depuis près de trois ans. Marthe était là, parmi les dames, très réservée, ainsi qu’à son ordinaire. Elle avait simplement souri à l’abbé, le regardant de loin, un peu pâle, l’air las et inquiet. Mais, lorsqu’il eut fait connaître son intention de ne pas quitter la rue Balande, elle rougit beaucoup, elle se leva pour passer dans le petit salon, comme suffoquée par la chaleur. Madame Paloque, auprès de laquelle M. de Condamin était allé s’asseoir, ricana en lui disant assez haut pour être entendue :

— C’est propre, n’est-ce pas ?… Elle devrait au moins ne pas lui donner des rendez-vous ici, puisqu’ils ont toute la journée chez eux.

Seul, M. de Condamin se mit à rire. Les autres personnes prirent un air froid. Madame Paloque, comprenant qu’elle venait de se faire du tort, essaya de tourner la chose en plaisanterie. Cependant, dans les coins, on causait de l’abbé Fenil. La grande curiosité était de savoir s’il allait venir. M. de Bourdeu, un des amis du grand vicaire, raconta doctement qu’il était souffrant. La nouvelle de cette indisposition fut accueillie par des sourires discrets. Tout le monde était au courant de la révolution qui avait eu lieu à l’évêché. L’abbé Surin donnait à ces dames des détails très-curieux sur l’horrible scène survenue entre monseigneur et le grand vicaire. Ce dernier, battu par monseigneur, faisait raconter qu’une attaque de goutte le clouait chez lui. Mais ce n’était pas là un dénouement, et l’abbé Surin ajoutait que « l’on en verrait bien d’autres. » Cela se répétait à l’oreille avec de petites exclamations, des hochements de tête, des moues de surprise et de doute. Pour l’instant, du moins, c’était l’abbé Faujas qui l’emportait. Aussi les belles dévotes se chauffaient-elles doucement à ce soleil levant.

Vers le milieu de la soirée, l’abbé Bourrette entra. Les conversations se turent, on le regarda curieusement. Personne n’ignorait que, la veille encore, il comptait sur la cure de Saint-Saturnin ; il avait suppléé l’abbé Compan pendant sa longue maladie ; la place était à lui. Il resta un instant sur le seuil, sans remarquer le mouvement que son arrivée produisait, un peu essoufflé, les paupières battantes. Puis, ayant aperçu l’abbé Faujas, il se précipita, lui serra les deux mains avec effusion, en s’écriant :

— Ah ! mon bon ami, laissez-moi vous féliciter… Je viens de chez vous, où j’ai appris par votre mère que vous étiez ici… Je suis bien heureux de vous rencontrer.

L’abbé Faujas s’était levé, gêné, malgré son grand sang-froid, surpris par ces tendresses qu’il n’attendait point.

— Oui, murmura-t-il, j’ai dû accepter, malgré mon peu de mérite… J’avais d’abord refusé, citant à Monseigneur des prêtres plus dignes, vous citant vous-même…

L’abbé Bourrette cligna les yeux ; et, l’emmenant à l’écart, baissant la voix :

— Monseigneur m’a tout conté… Il paraît que Fenil ne voulait absolument pas entendre parler de moi. Il aurait mis le feu au diocèse, si j’avais été nommé : ce sont ses propres paroles. Mon crime est d’avoir fermé les yeux à ce pauvre Compan… Et il exigeait, comme vous le savez, la nomination de l’abbé Chardon. Un homme pieux sans doute, mais d’une insuffisance notoire. Le grand vicaire comptait régner sous son nom à Saint-Saturnin… C’est alors que Monseigneur vous a donné la place pour lui échapper et lui faire pièce. Cela me venge. Je suis enchanté, mon cher ami… Est-ce que vous connaissiez l’histoire ?

— Non, pas dans les détails.

— Eh bien ! les choses se sont passées ainsi, je vous l’affirme. Je tiens les faits de la bouche même de monseigneur… Entre nous, il m’a laissé entrevoir un beau dédommagement. Le second grand vicaire, l’abbé Vial, a depuis longtemps le désir d’aller se fixer à Rome ; la place serait libre, vous entendez. Enfin, silence sur tout ceci… Je ne donnerais pas ma journée pour beaucoup d’argent.

Et il continuait à serrer les mains de l’abbé Faujas, tandis que sa large face jubilait d’aise. Autour d’eux, les dames se regardaient d’un air étonné, avec des sourires. Mais la joie du bonhomme était si franche, qu’elle finit par se communiquer à tout le salon vert, où l’ovation faite au nouveau curé prit un caractère plus intime et plus attendri. Les jupes se rapprochèrent ; on parla des orgues de la cathédrale, qui avaient besoin d’être réparées ; madame de Condamin promit un reposoir superbe pour la procession de la prochaine Fête-Dieu.

L’abbé Bourrette prenait sa part du triomphe, lorsque madame Paloque, allongeant sa face de monstre, lui toucha l’épaule, en lui murmurant à l’oreille :

— Alors, monsieur l’abbé, demain, vous ne confesserez pas dans la chapelle Saint-Michel ?

Le prêtre, depuis qu’il suppléait l’abbé Compan, avait pris le confessionnal de la chapelle Saint-Michel, le plus grand, le plus commode de l’église, qui était réservé particulièrement au curé. Il ne comprit pas d’abord ; il cligna les yeux, en regardant madame Paloque.

— Je vous demande, reprit-elle, si vous reprendrez demain votre ancien confessionnal dans la chapelle des Saints-Anges.

Il devint un peu pâle et garda le silence un instant encore. Il baissait les yeux sur le tapis, éprouvant une légère douleur à la nuque, comme s’il venait d’être frappé par-derrière. Puis, sentant que madame Paloque restait là, à le dévisager :

— Certainement, balbutia-t-il, je reprends mon ancien confessionnal… Venez à la chapelle des Saints-Anges, la première à gauche, du côté du cloître… Elle est très-humide. Couvrez-vous bien, chère dame, couvrez-vous bien.

Il avait des larmes au bord des paupières. Il s’était pris de tendresse pour le beau confessionnal de la chapelle Saint-Michel, où le soleil entrait, l’après-midi, juste à l’heure de la confession. Jusque-là, il n’avait éprouvé aucun regret à remettre la cathédrale aux mains de l’abbé Faujas ; mais ce petit fait, ce déménagement d’une chapelle à une autre, lui parut horriblement pénible ; il lui sembla que le but de toute sa vie était manqué. Madame Paloque fit remarquer à voix haute qu’il était devenu triste tout d’un coup ; mais lui, se défendit, essaya de sourire encore. Il quitta le salon de bonne heure.

L’abbé Faujas resta un des derniers. Rougon était venu le complimenter, causant gravement, assis tous deux aux deux coins d’un canapé. Ils parlaient de la nécessité des sentiments religieux dans un État sagement administré ; tandis que chaque dame qui se retirait avait devant eux une longue révérence.

— Monsieur l’abbé, dit gracieusement Félicité, vous savez que vous êtes le cavalier de ma fille.

Il se leva. Marthe l’attendait, près de la porte. La nuit était très noire. Dans la rue, ils furent comme aveuglés par l’obscurité. Ils traversèrent la place de la Sous-Préfecture, sans prononcer une parole ; mais, rue Balande, devant la maison, Marthe lui toucha le bras, au moment où il allait mettre la clef dans la serrure.

— Je suis bien heureuse du bonheur qui vous arrive, lui dit-elle d’une voix très-émue… Soyez bon, aujourd’hui, faites-moi la grâce que vous m’avez refusée jusqu’à présent. Je vous assure, l’abbé Bourrette ne m’entend pas. Vous seul pouvez me diriger et me sauver.

Il l’écarta d’un geste. Puis, quand il eut ouvert la porte et allumé la petite lampe que Rose laissait au bas de l’escalier, il monta, en lui disant doucement :

— Vous m’avez promis d’être raisonnable… Je songerai à ce que vous demandez. Nous en causerons.

Elle lui aurait baisé les mains. Elle n’entra chez elle que lorsqu’elle l’eut entendu refermer sa porte, à l’étage supérieur. Et, pendant qu’elle se déshabillait et qu’elle se couchait, elle n’écouta pas Mouret, à moitié endormi, qui lui racontait longuement les cancans qui couraient la ville. Il était allé à son cercle, le cercle du Commerce, où il mettait rarement les pieds.

— L’abbé Faujas a roulé l’abbé Bourrette, répétait-il pour la dixième fois, en tournant lentement la tête sur l’oreiller. Cet abbé Bourrette, quel pauvre homme ! N’importe, c’est amusant de voir les calotins se manger entre eux. L’autre jour, tu te souviens, lorsqu’ils s’embrassaient, au fond du jardin, est-ce qu’on n’aurait pas dit deux frères ? Ah ! bien, oui, ils se volent jusqu’à leurs dévotes… Pourquoi ne réponds-tu pas, ma bonne ? Tu crois que ce n’est pas vrai ?… Non, tu dors, n’est-ce pas ? Alors bonsoir, à demain.

Il se rendormit, mâchant des lambeaux de phrases. Marthe, les yeux grands ouverts, regardait en l’air, suivait au plafond, éclairé par la veilleuse, le frôlement des pantoufles de l’abbé Faujas, qui se mettait au lit.