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La Conquête de Plassans/12

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G. Charpentier (p. 164-178).


XII


Quand l’été revint, l’abbé et sa mère descendirent de nouveau chaque soir prendre le frais sur la terrasse. Mouret devenait morose. Il refusait les parties de piquet que la vieille dame lui offrait ; il restait là, à se dandiner, sur une chaise. Comme il bâillait, sans même chercher à cacher son ennui, Marthe lui disait :

— Mon ami, pourquoi ne vas-tu pas à ton cercle ?

Il y allait plus souvent qu’autrefois. Lorsqu’il rentrait, il retrouvait sa femme et l’abbé à la même place, sur la terrasse ; tandis que madame Faujas, à quelques pas, avait toujours son attitude de gardienne muette et aveugle.

Dans la ville, lorsqu’on parlait à Mouret du nouveau curé, il continuait à en faire le plus grand éloge. C’était décidément un homme supérieur. Lui, Mouret, n’avait jamais douté de ses belles facultés. Jamais madame Paloque ne put tirer de lui un mot d’aigreur, malgré la méchanceté qu’elle mettait à lui demander des nouvelles de sa femme, au beau milieu d’une phrase sur l’abbé Faujas. La vieille madame Rougon ne réussissait pas mieux à lire les chagrins secrets qu’elle croyait deviner sous sa bonhomie ; elle le dévisageait en souriant finement, lui tendait des pièges ; mais ce bavard incorrigible, par la langue duquel toute la ville passait, était maintenant pris d’une pudeur, lorsqu’il s’agissait des choses de son ménage.

— Ton mari a donc fini par être raisonnable ? demanda un jour Félicité à sa fille. Il te laisse libre.

Marthe la regarda d’un air de surprise.

— J’ai toujours été libre, dit-elle.

— Chère enfant, tu ne veux pas l’accuser… Tu m’avais dit qu’il voyait l’abbé Faujas d’un mauvais œil.

— Mais non, je vous assure. C’est vous, au contraire, qui vous étiez imaginé cela… Mon mari est au mieux avec monsieur l’abbé Faujas. Ils n’ont aucune raison pour être mal ensemble.

Marthe s’étonnait de la persistance que tout le monde mettait à vouloir que son mari et l’abbé ne fussent pas bons amis. Souvent, au comité de l’œuvre de la Vierge, ces dames lui posaient des questions qui l’impatientaient. La vérité était qu’elle se trouvait très-heureuse, très-calme ; jamais la maison de la rue Balande ne lui avait paru plus tiède. L’abbé Faujas lui ayant laissé entendre qu’il se chargerait de sa conscience, lorsqu’il jugerait que l’abbé Bourrette deviendrait insuffisant, elle vivait dans cette espérance, avec des joies naïves de première communiante à laquelle on a promis des images de sainteté, si elle est sage. Elle croyait, par instants, redevenir enfant ; elle avait des fraîcheurs de sensation, des puérilités de désir, qui l’attendrissaient. Au printemps, Mouret, qui taillait ses grands buis, la surprit, les yeux baignés de larmes, sous la tonnelle du fond, au milieu des jeunes pousses, dans l’air chaud.

— Qu’as-tu donc, ma bonne ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Rien, je t’assure, lui dit-elle en souriant. Je suis contente, bien contente.

Il haussa les épaules, tout en donnant de délicats coups de ciseaux pour bien égaliser la ligne des buis ; il mettait un grand amour-propre, chaque année, à avoir les buis les plus corrects du quartier. Marthe, qui avait essuyé ses yeux, pleura de nouveau, à grosses larmes chaudes, serrée à la gorge, touchée jusqu’au cœur par l’odeur de toute cette verdure coupée. Elle avait alors quarante ans, et c’était sa jeunesse qui pleurait.

Cependant, l’abbé Faujas, depuis qu’il était curé de Saint-Saturnin, avait une dignité douce, qui semblait le grandir encore. Il portait son bréviaire et son chapeau magistralement. À la cathédrale, il s’était révélé par des coups de force, qui lui assurèrent le respect du clergé. L’abbé Fenil, vaincu de nouveau sur deux ou trois questions de détail, paraissait laisser la place libre à son adversaire. Mais celui-ci ne commettait pas la sottise de triompher brutalement. Il avait une fierté à lui, d’une souplesse et d’une humilité surprenantes. Il sentait parfaitement que Plassans était loin de lui appartenir encore. Ainsi, il s’arrêtait parfois dans la rue pour serrer la main de M. Delangre, il échangeait simplement de courts saluts avec M. de Bourdeu, M. Maffre et les autres invités du président Rastoil. Toute une partie de la société de la ville gardait à son égard une grande méfiance. On l’accusait d’avoir des opinions politiques fort louches. Il fallait qu’il s’expliquât, qu’il se déclarât pour un parti. Mais lui, souriait, disait qu’il était du parti des honnêtes gens, ce qui le dispensait de répondre plus nettement. D’ailleurs, il ne montrait aucune hâte, il continuait de rester à l’écart, attendant que les portes s’ouvrissent d’elles-mêmes.

— Non, mon ami, plus tard, nous verrons, disait-il à l’abbé Bourrette, qui le pressait de faire une visite à M. Rastoil.

Et l’on sut qu’il avait refusé deux invitations à dîner de la sous-préfecture. Il ne fréquentait toujours que les Mouret. Il restait là, comme en observation, entre les deux camps ennemis. Le mardi, lorsque les deux sociétés étaient réunies dans les jardins, à droite et à gauche, il se mettait à la fenêtre, regardait le soleil se coucher au loin, derrière les forêts de la Seille ; puis, avant de se retirer, il baissait les yeux, il répondait d’une façon également aimable aux saluts des Rastoil et aux saluts de la sous-préfecture. C’étaient là tous les rapports qu’il eût encore avec les voisins.

Un mardi, pourtant, il descendit au jardin. Le jardin de Mouret lui appartenait maintenant. Il ne se contentait plus de se réserver la tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire ; toutes les allées, toutes les plates-bandes étaient à lui ; sa soutane tachait de noir toutes les verdures. Ce mardi-là, il fit le tour, salua M. Maffre et madame Rastoil, qu’il aperçut en contre-bas ; puis il vint passer sous la terrasse de la sous-préfecture, où se trouvait accoudé M. de Condamin, en compagnie du docteur Porquier. Ces messieurs l’ayant salué, il remontait l’allée, lorsque le docteur l’appela.

— Monsieur l’abbé, un mot, je vous prie ?

Et il lui demanda à quelle heure il pourrait le voir, le lendemain. C’était la première fois qu’une des deux sociétés adressait ainsi la parole au prêtre, d’un jardin à l’autre. Le docteur était dans un grand souci : son garnement de fils venait d’être surpris, avec une bande d’autres vauriens, dans une maison suspecte, derrière les prisons. Le pis était qu’on accusait Guillaume d’être le chef de la bande et d’avoir corrompu les fils Maffre, beaucoup plus jeunes que lui.

— Bah ! dit M. de Condamin avec son rire sceptique, il faut bien que jeunesse se passe. Voilà une belle affaire ! Toute la ville est en révolution, parce que ces jeunes gens jouaient au baccarat et qu’on a trouvé une dame avec eux.

Le docteur se montra très-choqué.

— Je veux vous demander conseil, dit-il en s’adressant au prêtre. Monsieur Maffre est venu comme un furieux chez moi ; il m’a fait les plus sanglants reproches, en criant que c’est ma faute, que j’ai mal élevé mon fils… Ma position est vraiment bien pénible. On devrait pourtant mieux me connaître. J’ai soixante ans de vie sans tache derrière moi.

Et il continua à gémir, disant les sacrifices qu’il avait faits pour son fils, parlant de sa clientèle, qu’il craignait de perdre. L’abbé Faujas, debout au milieu de l’allée, levait la tête, écoutait gravement.

— Je ne demande pas mieux que de vous être utile, dit-il avec obligeance. Je verrai monsieur Maffre, je lui ferai comprendre qu’une juste indignation l’a emporté trop loin ; je vais même le prier de m’accorder rendez-vous pour demain. Il est là, à côté.

Il traversa le jardin, se pencha vers M. Maffre, qui, en effet, était toujours là, en compagnie de madame Rastoil. Mais, quand le juge de paix sut que le curé désirait avoir un entretien avec lui, il ne voulut pas qu’il se dérangeât, il se mit à sa disposition, en lui disant qu’il aurait l’honneur de lui rendre visite le lendemain.

— Ah ! monsieur le curé, ajouta madame Rastoil, mes compliments pour votre prône de dimanche. Toutes ces dames étaient bien émues, je vous assure.

Il salua, il traversa de nouveau le jardin, pour venir rassurer le docteur Porquier. Puis, lentement, il se promena jusqu’à la nuit dans les allées, sans se mêler davantage aux conversations, écoutant les rires des deux sociétés, à droite et à gauche.

Le lendemain, lorsque M. Maffre se présenta, l’abbé Faujas surveillait les travaux de deux ouvriers qui réparaient le bassin. Il avait témoigné le désir de voir le jet d’eau marcher ; ce bassin sans eau était triste, disait-il. Mouret ne voulait pas, prétendait qu’il pouvait arriver des accidents ; mais Marthe avait arrangé les choses, en décidant qu’on entourerait le bassin d’un grillage.

— Monsieur le curé, cria Rose, il y a là monsieur le juge de paix qui vous demande.

L’abbé Faujas se hâta. Il voulait faire monter M. Maffre au second, à son appartement ; mais Rose avait déjà ouvert la porte du salon.

— Entrez donc, disait-elle. Est-ce que vous n’êtes pas chez vous ici ! Il est inutile de faire monter deux étages à monsieur le juge de paix… Seulement, si vous m’aviez prévenue ce matin, j’aurais épousseté le salon.

Comme elle refermait la porte sur eux, après avoir ouvert les volets, Mouret l’appela dans la salle à manger.

— C’est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, ce soir, à ton curé, et, s’il n’a pas assez de couvertures en haut, tu l’apporteras dans mon lit, n’est-ce pas ?

La cuisinière échangea un regard d’intelligence avec Marthe, qui travaillait devant la fenêtre, en attendant que le soleil eût quitté la terrasse. Puis, haussant les épaules :

— Tenez, monsieur, murmurait-elle, vous n’avez jamais eu bon cœur.

Et elle s’en alla. Marthe continua à travailler sans lever la tête. Depuis quelques jours, elle s’était remise au travail avec une sorte de fièvre. Elle brodait une nappe d’autel ; c’était un cadeau pour la cathédrale. Ces dames voulaient donner un autel tout entier. Mesdames Rastoil et Delangre s’étaient chargées des candélabres, madame de Condamin faisait venir de Paris un superbe christ d’argent.

Cependant, dans le salon, l’abbé Faujas adressait de douces remontrances à M. Maffre, en lui disent que le docteur Porquier était un homme religieux, d’une grande honorabilité, et qu’il souffrait le premier de la déplorable conduite de son fils. Le juge de paix l’écoutait béatement ; sa face épaisse, ses gros yeux à fleur de tête, prenaient un air d’extase, à certains mots pieux que le prêtre prononçait d’une façon plus pénétrante. Il convint qu’il s’était montré un peu vif, il dit être prêt à toutes les excuses, du moment que monsieur le curé pensait qu’il avait péché.

— Et vos fils ? demanda l’abbé ; il faudra me les envoyer, je leur parlerai.

M. Maffre secoua la tête avec un léger ricanement.

— N’ayez pas peur, monsieur le curé : les gredins ne recommenceront pas… Il y a trois jours qu’ils sont enfermés dans leur chambre, au pain et à l’eau. Voyez-vous, quand j’ai appris l’affaire, si j’avais eu un bâton, je le leur aurais cassé sur l’échine.

L’abbé le regarda, en se souvenant que Mouret l’accusait d’avoir tué sa femme par sa dureté et son avarice ; puis, avec un geste de protestation :

— Non, non, dit-il ; ce n’est pas ainsi qu’il faut prendre les jeunes gens. Votre aîné, Ambroise, a une vingtaine d’années, et le cadet va sur ses dix-huit ans, n’est-ce pas ? Songez que ce ne sont plus des bambins ; il faut leur tolérer quelques amusements.

Le juge de paix restait muet de surprise.

— Alors, vous les laisseriez fumer, vous leur permettriez d’aller au café ? murmura-t-il.

— Sans doute, reprit le prêtre en souriant. Je vous répète que les jeunes gens doivent pouvoir se réunir pour causer ensemble, fumer des cigarettes, jouer même une partie de billard ou d’échecs… Ils se permettront tout, si vous ne leur tolérez rien… Seulement, vous devez bien penser que je ne les enverrais pas dans tous les cafés. Je voudrais pour eux un établissement particulier, un cercle, comme j’en ai vu dans plusieurs villes.

Et il développa tout un plan. M. Maffre, peu à peu, comprenait, hochait la tête, disant :

— Parfait, parfait… Ce serait le digne pendant de l’œuvre de la Vierge. Ah ! monsieur le curé, il faut mettre à exécution un si beau projet.

— Eh bien ! conclut le prêtre en le reconduisant jusque dans la rue, puisque l’idée vous semble bonne, dites-en un mot à vos amis. Je verrai M. Delangre, je lui en parlerai également… Dimanche, après les vêpres, nous pourrions nous réunir à la cathédrale, pour prendre une décision.

Le dimanche, M. Maffre amena M. Rastoil. Ils trouvèrent l’abbé Faujas et M. Delangre dans une petite pièce attenante à la sacristie. Ces messieurs se montraient très-enthousiastes. En principe, la création d’un cercle de jeunes gens fut résolue ; seulement, on batailla quelque temps sur le nom que ce cercle porterait. M. Maffre voulait absolument qu’on le nommât le cercle de Jésus.

— Eh ! non, finit par s’écrier le prêtre impatienté ; vous n’aurez personne, on se moquera des rares adhérents. Comprenez donc qu’il ne s’agit pas de mettre quand même la religion dans l’affaire ; au contraire, je compte bien laisser la religion à la porte. Nous voulons distraire honnêtement la jeunesse, la gagner à notre cause, rien de plus.

Le juge de paix regardait le président d’un air si étonné, si anxieux, que M. Delangre dut baisser le nez pour cacher un sourire. Il tira sournoisement la soutane de l’abbé. Celui-ci, se calmant, reprit avec plus de douceur :

— J’imagine que vous ne doutez pas de moi, messieurs. Laissez-moi, je vous en prie, la conduite de cette affaire. Je propose de choisir un nom tout simple, par exemple celui-ci : le cercle de la Jeunesse, qui dit bien ce qu’il veut dire.

M. Rastoil et M. Maffre s’inclinèrent, bien que cela leur parût un peu fade. Ils parlèrent ensuite de nommer monsieur le curé président d’un comité provisoire.

— Je crois, murmura M. Delangre en jetant un coup d’œil à l’abbé Faujas, que cela n’entre pas dans les idées de monsieur le curé.

— Sans doute, je refuse, dit l’abbé en haussant légèrement les épaules ; ma soutane effrayerait les timides, les tièdes. Nous n’aurions que les jeunes gens pieux, et ce n’est pas pour ceux-là que nous ouvrons le cercle. Nous désirons ramener à nous les égarés ; en un mot, faire des disciples, n’est-ce pas ?

— Évidemment, répondit le président.

— Eh bien ! Il est préférable que nous nous tenions dans l’ombre, moi surtout. Voici ce que je vous propose. Votre fils, monsieur Rastoil, et le vôtre, monsieur Delangre, vont seuls se mettre en avant. Ce seront eux qui auront eu l’idée du cercle. Envoyez-les-moi demain, je m’entendrai tout au long avec eux. J’ai déjà un local en vue, avec un projet de statuts tout prêt… Quant à vos deux fils, monsieur Maffre, ils seront naturellement inscrits en tête de la liste des adhérents.

Le président parut flatté du rôle destiné à son fils. Aussi les choses furent-elles ainsi convenues, malgré la résistance du juge de paix, qui avait espéré tirer quelque gloire de la fondation du cercle. Dès le lendemain, Séverin Rastoil et Lucien Delangre se mirent en rapport avec l’abbé Faujas. Séverin était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, le crâne mal fait, la cervelle obtuse, qui venait d’être reçu avocat, grâce à la position occupée par son père ; celui-ci rêvait anxieusement d’en faire un substitut, désespérant de lui voir se créer une clientèle. Lucien, au contraire, petit de taille, l’œil vif, la tête futée, plaidait avec l’aplomb d’un vieux praticien, bien que plus jeune d’une année ; la Gazette de Plassans l’annonçait comme une lumière future du barreau. Ce fut surtout à ce dernier que l’abbé donna les instructions les plus minutieuses ; le fils du président faisait les courses, crevait d’importance. En trois semaines, le cercle de la Jeunesse fut créé et installé.

Il y avait alors, sous l’église des Minimes, située au bout du cours Sauvaire, de vastes offices et un ancien réfectoire du couvent, dont on ne se servait plus. C’était là le local que l’abbé Faujas avait en vue. Le clergé de la paroisse le céda très-volontiers. Un matin, le comité provisoire du cercle de la Jeunesse ayant mis les ouvriers dans ces sortes de caves, les bourgeois de Plassans restèrent stupéfaits en constatant qu’on installait un café sous l’église. Dès le cinquième jour, le doute ne fut plus permis. Il s’agissait bel et bien d’un café. On apportait des divans, des tables de marbre, des chaises, deux billards, trois caisses de vaisselle et de verrerie. Une porte fut percée, à l’extrémité du bâtiment, le plus loin possible du portail des Minimes ; de grands rideaux rouges, des rideaux de restaurant, pendaient derrière la porte vitrée, que l’on poussait, après avoir descendu cinq marches de pierre. Là se trouvait d’abord une grande salle ; puis, à droite, s’ouvraient une salle plus étroite et un salon de lecture ; enfin, dans une pièce carrée, au fond, on avait placé les deux billards. Ils étaient juste sous le maître-autel.

— Ah ! mes pauvres petits, dit un jour Guillaume Porquier aux fils Maffre, qu’il rencontra sur le cours, on va donc vous faire servir la messe, maintenant, entre deux parties de bézigue. »

Ambroise et Alphonse le supplièrent de ne plus leur parler en plein jour, parce que leur père les avait menacés de les engager dans la marine, s’ils le fréquentaient encore. La vérité était que, le premier étonnement passé, le cercle de la Jeunesse obtenait un grand succès. Monseigneur Rousselot en avait accepté la présidence honoraire ; il y vint même un soir, en compagnie de son secrétaire, l’abbé Surin ; ils burent chacun un verre de sirop de groseille, dans le petit salon ; et l’on garda avec respect, sur un dressoir, le verre dont s’était servi monseigneur. On raconte encore cette anecdote avec émotion à Plassans. Cela détermina l’adhésion de tous les jeunes gens de la société. Il fut très mauvais genre de ne pas faire partie du cercle de la Jeunesse.

Cependant, Guillaume Porquier rôdait autour du cercle, avec des rires de jeune loup rêvant d’entrer dans la bergerie. Les fils Maffre, malgré la peur affreuse qu’ils avaient de leur père, adoraient ce grand garçon éhonté, qui leur racontait des histoires de Paris, et leur ménageait des parties fines, dans les campagnes des environs. Aussi finirent-ils par lui donner un rendez-vous chaque samedi, à neuf heures, sur un banc de la promenade du Mail. Ils s’échappaient du cercle, bavardaient jusqu’à onze heures, cachés dans l’ombre noire des platanes. Guillaume revenait avec insistance aux soirées qu’ils passaient sous l’église des Minimes.

— Vous êtes encore bons, vous autres, disait-il, de vous laisser mener par le bout du nez… C’est le bedeau, n’est-ce pas, qui vous sert des verres d’eau sucrée, comme s’il vous donnait la communion ?

— Mais non, tu te trompes, je t’assure, affirmait Ambroise. On se croirait absolument dans un des cafés du Cours, le café de France ou le café des Voyageurs… On boit de la bière, du punch, du madère, ce qu’on veut enfin, tout ce qu’on boit ailleurs.

Guillaume continuait de ricaner.

— N’importe, murmurait-il ; moi, je ne voudrais pas boire de toutes leurs saletés ; j’aurais trop peur qu’ils n’eussent mis dedans quelque drogue pour me faire aller à confesse. Je parie que vous jouez la consommation à la main chaude ou à pigeon-vole ?

Les fils Maffre riaient beaucoup de ces plaisanteries. Ils le détrompaient pourtant, lui racontaient que les cartes elles-mêmes étaient permises. Ça ne sentait pas du tout l’église. Et l’on était très-bien, les divans étaient bons, il y avait des glaces partout.

— Voyons, reprenait Guillaume, vous ne me ferez pas croire qu’on n’entend pas les orgues, lorsqu’il y a une cérémonie, le soir, aux Minimes… J’avalerais mon café de travers, rien que de savoir qu’on baptise, qu’on marie et qu’on enterre au-dessus de ma demi-tasse.

— Ça, c’est un peu vrai, disait Alphonse ; l’autre jour, pendant que je faisais une partie de billard avec Séverin, dans la journée, nous avons parfaitement entendu qu’on enterrait quelqu’un. C’était la petite du boucher qui est au coin de la rue de la Banne… Ce Séverin est bête comme tout ; il croyait me faire peur, en me racontant que l’enterrement allait me tomber sur la tête.

— Ah bien ! il est joli, votre cercle ! s’écriait Guillaume. Je n’y mettrais pas les pieds pour tout l’or du monde. Autant vaut-il prendre son café dans une sacristie.

Guillaume se trouvait très-blessé de ne pas faire partie du cercle de la Jeunesse. Son père lui avait défendu de se présenter, craignant qu’il ne fût pas admis. Mais l’irritation qu’il éprouvait devint trop forte ; il lança une demande, sans avertir personne. Cela fit toute une grosse affaire. La commission chargée de se prononcer sur les admissions comptait alors les fils Maffre parmi ses membres. Lucien Delangre était président, et Séverin Rastoil, secrétaire. L’embarras de ces jeunes gens fut terrible. Tout en n’osant appuyer la demande, ils ne voulaient pas être désagréables au docteur Porquier, cet homme si digne, si bien cravaté, qui avait l’absolue confiance des dames de la société. Ambroise et Alphonse conjurèrent Guillaume de ne pas pousser les choses plus loin, en lui donnant à entendre qu’il n’avait aucune chance.

— Laissez donc ! leur répondit-il ; vous êtes des lâches tous les deux… Est-ce que vous croyez que je tiens à entrer dans votre confrérie ? C’est une farce que je fais. Je veux voir si vous aurez le courage de voter contre moi… Je rirai bien, le jour où ces cagots me fermeront la porte au nez. Quant à vous, mes petits, vous pourrez aller vous amuser où vous voudrez ; je ne vous reparlerai de la vie.

Les fils Maffre, consternés, supplièrent Lucien Delangre d’arranger les choses de façon à éviter un éclat. Lucien soumit la difficulté à son conseiller ordinaire, l’abbé Faujas, pour lequel il s’était pris d’une admiration de disciple. L’abbé, toutes les après-midi, de cinq à six heures, venait au cercle de la Jeunesse. Il traversait la grande salle d’un air affable, saluant, s’arrêtant parfois, debout devant une table, à causer quelques minutes avec un groupe de jeunes gens. Jamais il n’acceptait rien, pas même un verre d’eau pure. Puis, il entrait dans le salon de lecture, s’asseyait devant la grande table couverte d’un tapis vert, lisait attentivement tous les journaux que recevait le cercle, les feuilles légitimistes de Paris et des départements voisins. Parfois, il prenait une note rapide, sur un petit carnet. Après quoi, il se retirait discrètement, souriant de nouveau aux habitués, leur donnant des poignées de main. Certains jours, pourtant, il demeurait plus longtemps, s’intéressait à une partie d’échecs, parlait avec gaieté de toutes choses. Les jeunes gens, qui l’aimaient beaucoup, disaient de lui :

— Quand il cause, on ne croirait jamais que c’est un prêtre.

Lorsque le fils du maire lui eut parlé de l’embarras où la demande de Guillaume mettait la commission, l’abbé Faujas promit de s’interposer. En effet, dès le lendemain, il vit le docteur Porquier, auquel il conta l’affaire. Le docteur fut atterré. Son fils voulait donc le faire mourir de chagrin, en déshonorant ses cheveux blancs. Et que résoudre, à cette heure ? Si la demande était retirée, la honte n’en serait pas moins grande. Le prêtre lui conseilla d’exiler Guillaume, pendant deux ou trois mois, dans une propriété qu’il possédait à quelques lieues ; lui, se chargeait du reste. Le dénoûment fut des plus simples. Dès que Guillaume fut parti, la commission mit la demande de côté, en déclarant que rien ne pressait et qu’une décision serait prise ultérieurement.

Le docteur Porquier apprit cette solution par Lucien Delangre, une après-midi, comme il se trouvait dans le jardin de la sous-préfecture. Il courut à la terrasse. C’était l’heure du bréviaire de l’abbé Faujas ; il était là, sous la tonnelle des Mouret.

— Ah ! monsieur le curé, que de remercîments ! dit le docteur en se penchant. Je serais bien heureux de vous serrer la main.

— C’est un peu haut, répondit le prêtre, qui regardait le mur avec un sourire.

Mais le docteur Porquier était un homme plein d’effusion, que les obstacles ne décourageaient pas.

— Attendez, s’écria-t-il. Si vous le permettez, monsieur le curé, je vais faire le tour.

Et il disparut. L’abbé, toujours souriant, se dirigea lentement vers la petite porte qui s’ouvrait sur l’impasse des Chevillottes. Le docteur donnait déjà contre le bois de petits coups discrets.

— C’est que cette porte est condamnée, murmura le prêtre… Il y a un des clous qui est cassé… Si l’on avait un outil, ça ne serait pas difficile d’enlever l’autre.

Il regarda autour de lui, aperçut une bêche. Alors, d’un léger effort, il ouvrit la porte, dont il avait tiré les verroux. Puis, il sortit dans l’impasse des Chevillottes, où le docteur Porquier l’accabla de bonnes paroles. Comme ils se promenaient en causant le long de l’impasse, M. Maffre, qui se trouvait justement dans le jardin de M. Rastoil, ouvrit de son côté la petite porte cachée derrière la cascade. Et ces messieurs rirent beaucoup de se trouver, ainsi tous les trois dans cette ruelle déserte.

Ils restèrent là un instant. Lorsqu’ils prirent congé de l’abbé, le juge de paix et le docteur allongèrent la tête dans le jardin des Mouret, regardant curieusement autour d’eux.

Cependant, Mouret, qui mettait des tuteurs à des pieds de tomates, les aperçut en levant les yeux. Il resta muet de surprise.

— Eh bien ! les voilà chez moi maintenant, murmura-t-il. Il ne manque plus que le curé amène ici les deux bandes !