La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud/02
En prenant congé, le 7 novembre 1844, des troupes avec lesquelles il venait de faire une campagne de cinquante-trois jours, le général Bugeaud leur disait : « Vous avez sans doute acquis des droits au repos; mais pourriez-vous en jouir complètement, si ce repos permettait à votre ennemi de se relever pendant l’hiver? Non; vous comprendrez que votre présence par-delà l’Atlas est une nécessité. Une division ira donc à Mascara; elle agira quelquefois pour empêcher les tribus de cultiver, vider leurs silos et approvisionner nos magasins. Le plus souvent elle sèmera des fourrages et des légumes, car il faut bien que nous cultivions, puisque nous sommes forcés d’empêcher les Arabes de le faire, n’ayant pas d’autre moyen de les atteindre dans leurs intérêts. »
Parti de Mostaganem le 27 novembre, le général de La Moricière amena, le 1er décembre, à la garnison de Mascara le renfort de huit vieux bataillons, d’une batterie de montagne et de 150 spahis commandés par le lieutenant-colonel Jusuf. Un convoi chargé des objets les plus disparates, mais tous indispensables pour combattre et pour vivre, munitions de guerre et de bouche, moulins portatifs, charrues, semences, etc., avait cheminé sous la protection de la colonne. Une nouvelle désagréable attendait les nouveau-venus : quelques jours auparavant, Ben-Tami avait enlevé la moitié du troupeau de la place, trois cents bœufs, et fait quelques prisonniers, parmi lesquels un jeune officier d’état-major, le lieutenant de Mirandol. La Moricière n’était pas de caractère à s’en désespérer ; puisque les Arabes avaient commencé la razzia, rien n’était plus naturel ni plus juste que d’aller prendre chez eux la revanche.
Quartier-général de la division. Mascara devenait par le fait la capitale effective de la province dont Oran n’était plus que le chef-lieu nominal. C’était de Mascara que La Moricière allait prendre son essor. Quelques indications sur les principales tribus exposées, dans un rayon d’une centaine de kilomètres, à ses atteintes, ne seront peut-être pas inutiles. Adossée vers le nord au pays montagneux des Beni-Chougrane et des Bordjia, Mascara voyait se développer à ses pieds l’immense plaine d’Eghris, qui, par la vallée de l’Oued-Sidi-Abdallah, la mettait en communication au nord-est avec les puissans Flitta, riverains de la Mina. Dans la plaine même vivaient les deux fractions des Hachem, plus puissans encore : au sud-est des Hachem-Cheraga, sur l’autre versant des montagnes qui forment au midi la limite de la plaine, s’élevait le pays tourmenté des Bou-Ziri et des Sdama; au sud des Hachem-Gharaba, c’étaient, sur la limite du Tell et des Hauts-Plateaux ou du Petit-Désert, comme on disait en ce temps-là, les tribus de la Yakoubia ; au sud-ouest, les Djafra; à l’ouest enfin, au-delà de l’Oued-Hammam, qui est l’Habra supérieur, égaux en force aux Hachem, les Beni-Amer.
Telles étaient les populations que La Moricière avait la ferme volonté de soustraire à l’autorité d’Abd-el-Kader en les attaquant, en les poursuivant, en les inquiétant pour tous leurs intérêts, sans repos ni relâche, sans souci de l’hiver, de la neige et de la tempête; et le moyen, l’unique moyen d’y parvenir, c’était la razzia.
Sur ce point-là, parfaitement d’accord avec Bugeaud et La Moricière, le général Changarnier s’est expliqué en termes excellens dans le passage suivant de ses mémoires : « La presse d’un pays qui, pour fonder sa puissance dans l’Inde, n’a pas suivi les règles d’une morale sévère, nous a souvent reproché notre système de razzias, dont nous ne sommes pas les inventeurs. L’Écriture sainte nous apprend que Josué et d’autres chefs bénis de Dieu ont fait de bien terribles razzias. À de tels exemples j’ajouterai, pour notre justification, que si, dans une guerre d’Europe, on peut contraindre son adversaire à traiter quand, après avoir gagné sur lui une ou deux batailles, on occupe sa capitale, on saisit les caisses publiques, on frappe des contributions, on interrompt tout commerce, nous ne pouvions employer les mêmes moyens contre les Arabes ; nous devions nous attaquer à la fortune mobilière et aux récoltes des tribus pour les contraindre à se soumettre. Une civilisation meilleure donnée à ces belles contrées doit être notre justification aux yeux des hommes, et le sera, je l’espère, aux yeux de Dieu. Ceux qui connaissent les habitudes de ma vie et mon goût pour l’ordre et la méthode en toute chose ne peuvent douter que, de tous nos généraux, je ne fusse le moins enclin aux razzias ; aucun cependant n’en a fait autant ni de plus considérables, parce que j’avais reconnu en elles l’unique moyen de pacifier le pays. Je m’y étais résigné comme à un devoir pénible. En pratiquant la razzia, j’ai voulu la régulariser, la moraliser dans la mesure du possible, et j’ai eu le bonheur d’y réussir. Non-seulement les troupes sous mes ordres traitaient avec douceur les femmes, les enfans, les hommes inoffensifs, mais elles se contentaient de la part que leur allouaient les règlemens dans la valeur des prises. » Il n’y a là-dessus qu’une remarque à faire ; c’est que le mérite d’avoir moralisa la razzia, autant qu’elle pouvait l’être, n’appartient pas plutôt à Changarnier qu’à son chef, le général Bugeaud, ou à ses camarades, Bedeau, La Moricière et autres.
La division est arrivée à Mascara le 1er décembre ; la seule musique qu’elle ait emmenée, la fanfare des spahis, a joué, en quittant Mostaganem, un air qui rappelle une de nos vieilles chansons françaises : Pauvre soldat, en partant pour la guerre. Est-ce un augure ? Fi des idées mélancoliques 1 l’action va leur donner la chasse, comme la colonne aux Arabes.
Dès le 4, au point du jour, on est en route. Où va-t-on ? En tête, à côté du capitaine Walsin, marche un guide ; il se nomme Djelloul ; c’est un Hachem traître aux siens, qui l’ont chassé pour ses crimes, et qui est venu se vendre aux Français. Il connaît tout le pays, plaine, montagnes, ravins, sentiers ; c’est une carte vivante. Ce qu’il connaît particulièrement, c’est l’emplacement des silos ou matmores les greniers souterrains des tribus. Il s’arrête ; là doivent se trouver les matmores El-Abiod. Les baguettes de fusil sondent la terre ; quand, à quelques centimètres de la surface, on sent la résistance d’une pierre, on déblaie : si la pierre est plate et de grande dimension, c’est qu’elle recouvre un silo ; il y a là-dessous de l’orge, du blé, des fèves, du sel, des olives, des dattes, quelquefois des objets mobiliers, même des vêtemens et des armes. Le grenier promptement vidé, on en cherche un autre, et d’autres encore, tant qu’il fait jour. De quelque nature que soit la trouvaille, elle est livrée, d’après un tarif connu, à l’intendance ; le prix, sauf un prélèvement qui est fait, par compagnie, au profit de l’ordinaire, est réparti entre les capteurs au prorata de leur grade.
En partant, les hommes ont été prévenus qu’ils ne recevront pour trois jours que deux rations de pain ou de biscuit; l’équivalent de la ration supprimée sera du blé en nature. Un certain nombre de moulins portatifs, construits par l’artillerie, un plus grand nombre de ces petits moulins que les femmes arabes manœuvrent à la main et qu’on a trouvés dans toutes les maisons de Mascara, ont été amenés sur des ânes à la suite de la colonne. Le soir venu, dans chaque escouade, on fait de blé farine, et de farine bouillie ou galette, au gré des amateurs. De l’eau pour boisson; en arrivant à Mascara, le général a fait saisir, sauf indemnité, toute l’eau-de-vie, toutes les liqueurs apportées par les cantiniers et « marchands de goutte. » Ce sera, pour les mauvais temps qui sont proches, une réserve salutaire, au lieu d’être une habitude malsaine de tous les jours. On va donc vivre, un jour sur trois, à l’arabe.
Le 5 et le 6, on continue le vidage des silos; le 7, on rentre, chargé de grains, à Mascara, et le 8, on repart sur une nouvelle piste. L’orge et le blé surabondent, mais le mal est que la viande va manquer.
Le 21 décembre, deux Medjeher apportent des nouvelles de Mostaganem ; en les questionnant, La Moricière apprend qu’ils ont failli être dévorés, auprès de Sidi-Daho, par les chiens d’un douar. Le soir même, on prend les armes ; toute la nuit, on marche en silence ; à l’aube, on tombe sur le campement; deux heures après, on ramène 600 bœufs, 700 moutons, 400 ânes, 60 chevaux et mulets. Cependant, depuis deux jours surtout, l’hiver sévit avec une rigueur presque sans exemple; du 19 décembre au milieu de février, ce ne sera qu’une alternance de pluie, de neige et de grêle. Dans Mascara, les maisons s’écroulent ; dans la plaine, les terres se détrempent : rien n’arrête l’activité de La Moricière ni l’entrain merveilleux de ses troupes. Le 13 janvier 1842, voici une nouvelle et plus grande razzia qui donne plus de 1,000 bœufs et de 3,000 moutons; quant aux visites aux silos, on ne prend plus la peine d’en relever le nombre. Le succès moral, supérieur aux résultats matériels, est la soumission des Beni-Chougrane, qui demandent grâce ; mais chez les fiers Hachem, retirés aux limites de la plaine, on ne peut surprendre encore aucun signe de défaillance.
Il y avait deux mois que la division de Mascara vivait de ses propres ressources, quand, le 28 janvier, il lui arriva inopinément de Mostaganem un convoi : c’étaient des médicamens, du café, du sucre, toutes choses que son industrie n’aurait jamais pu lui procurer. Le général Bedeau, qui avait amené ce convoi, était, pour des gens privés de nouvelles, des plus intéressans à entendre. D’abord il avait reçu la soumission des Bordjia, ce qui, avec celle des Beni-Chougrane, assurait pour l’avenir les communications entre Mostaganem et Mascara; mais c’était peu de chose au prix de l’évolution qui s’en allait transformer tout l’ouest de la province; elle était de si grande conséquence, assurait-on, que le gouverneur était arrivé subitement, le 14 janvier, pour la diriger en personne.
On a vu qu’au mois de juillet 1841 le colonel Tempoure, alors à Mostaganem, avait inventé un bey, Moustafa-ben-Othman ; d’Oran, où il était commandant supérieur, le brave colonel, qui avait l’imagination gasconne, venait de faire, au mois de décembre, une découverte encore plus merveilleuse, un sultan! Il y avait, au nord de Tlemcen, sur la rive gauche de l’Isser, une tribu assez importante, les Ghossel, dont l’agha Mouley-Cheikh était en butte à l’inimitié de Bou-Hamedi, le khalifa d’Abd-el-Kader. Inquiet pour son autorité, pour sa vie même, il prit la résolution de jouer le tout pour le tout, et, pour se débarrasser du khalifa, de s’en prendre à l’émir lui-même.
Il n’était bruit, sur les deux rives de la Tafna, plaine et montagne, que d’un jeune marabout d’une grande sainteté, Mohammed-ben-Abdallah, des Ouled-Sidi-Cheikh; simple taleb dans la zaouïa de Sidi-Yakoub, il avait des visions et des révélations qui lui promettaient un grand avenir. Ce fut l’homme que Mouley-Cheikh érigea en rival d’Abd-el-Kader. Au dire du colonel Tempoure, et, ce qui était plus à considérer, du général Moustafa-ben-Ismaïl, non-seulement les Ghossel et les Trara, mais une grande partie des Beni-Amer eux-mêmes s’étaient déclarés en sa faveur. Le 23 décembre, le colonel eut avec lui une entrevue près de l’Isser; le sultan n’avait pas amené beaucoup plus de 200 cavaliers, mais il annonçait qu’il en avait laissé 600 à Seba-Chiourk, afin de protéger ses amis contre les tentatives de l’émir. Au reçu de ces importantes nouvelles, le général Bugeaud était parti d’Alger pour Oran. C’est donc à lui que nous devons nous attacher avant de revenir à La Moricière. Vues de près, le gouverneur avait trouvé les choses moins belles qu’on ne les lui avait faites. La fortune du nouveau sultan était déjà visiblement en décroissance; pour l’empêcher de tout à fait déchoir, il était urgent de lui porter immédiatement secours. Malgré la pluie, qui ne cessait pas, le général Bugeaud, à la tête d’une colonne active, composée du 26e de ligne, qu’il avait amené d’Alger, de troupes empruntées à la garnison d’Oran, et du maghzen de Moustafa-ben-Ismaïl, se mit en marche, le 24 janvier, dans la direction de Tlemcen. Il avait six cours d’eau à traverser, tous au maximum de la crue. Le plus difficile à passer fut le Rio-Salado. Des arbres furent jetés en travers, et l’infanterie eut l’ordre, en approchant du bord, de faire des fascines. « Ce mouvement, dit le gouverneur dans son rapport, fut très pittoresque et présentait l’image d’une forêt mouvante. Chaque bataillon jeta successivement ses fascines sur les arbres, et bientôt nous eûmes un pont propre à l’infanterie. Quand le dernier bataillon eut passé la rivière, ce pont de branchages se trouva suffisamment fort pour faire passer sans danger nos 500 chameaux, nos 300 mulets, l’artillerie de montagne et le bagage des corps. » Quand on fut sur l’Isser, on n’eut pas la même ressource, il n’y avait pas un seul arbre; mais les eaux étaient moins profondes. Chacun des cavaliers prit un fantassin en croupe ; les mulets des équipages, les chevaux des officiers, y compris ceux du gouverneur, furent employés au passage de l’infanterie, et l’on ne perdit qu’un seul homme. Le général Bugeaud se donna la satisfaction de traverser le champ de bataille de la Sikak, mais il eut le déplaisir de voir le sultan, qui l’avait quitté pour rallier ses partisans, revenir avec une soixantaine de cavaliers en tout et pour tout.
Le 1er février, il entra dans Tlemcen, évacué de la veille par ordre d’Abd-el-Kader. La population, qui grelottait à deux lieues de là dans la neige, ne demandait qu’à rentrer dans ses logis ; elle s’y décida bientôt, sur l’assurance qu’elle serait protégée par une force permanente contre la vengeance de l’émir, qui s’était retiré sur le territoire du Maroc. Pendant que le génie travaillait à mettre le Méchouar et la ville en état de défense, le général alla détruire, à une dizaine de lieues dans le sud, le fort de Tafraoua, nommé plus communément Sebdou, le dernier des arsenaux d’Abd-el-Kader. On en ramena sept pièces de canon, deux desquelles avaient été fondues à Tlemcen. Après avoir été exposés sur la principale place d’Alger aux regards stupéfaits des indigènes, ces trophées, qui ne pouvaient leur laisser aucun doute sur la mauvaise fortune de l’émir, furent envoyés à Paris.
Le général Bedeau, appelé par le gouverneur au commandement de Tlemcen, s’y rendit avec le colonel Tempoure et le marabout Mohammed-ben-Abdallah, qui, de la dignité de sultan, descendit au rang de khalifa, mais avec un traitement de 18,000 francs qui releva pour un certain temps son prestige. Ce fut au général d’Arbouville que fut confiée la succession de Bedeau à Mostaganem.
Sous les murs d’Oran, le général Bugeaud trouva, le 20 février, les grands des Gharaba, qui lui firent ce compliment, auquel il fut particulièrement sensible : « Nous avons été tes ennemis les plus acharnés, nous serons tes amis les plus fidèles. Quand tu l’ordonneras, nous marcherons avec toi, nous brûlerons de la poudre et nous saurons mourir, s’il le faut. Nous demandons à faire partie du maghzen d’Oran, sous les ordres du général Moustafa. » La faveur qu’ils sollicitaient leur fut accordée comme une grâce; de ce fait, le maghzen d’Oran se trouva porté à l’effectif respectable de 1,700 ou 1,800 cavaliers, les meilleurs de la province; celui de Mostaganem en comptait à peu près 1,200. Quelques jours après, le général Bugeaud rentrait à Alger, justement fier de son œuvre. Du triangle stratégique dont Mascara, Mostaganem et Tlemcen occupaient les sommets, la suprématie française allait s’épandre et s’étendre progressivement au dehors.
Le retour du gouverneur dénoua enfin l’imbroglio dont l’envoi du général de Rumigny avait été la cause. « Par égard pour un aide-de-camp du roi, écrivait-il, le 25 février, au maréchal Soult, et par sentiment de bon camarade, je vais lui faire faire un ravitaillement de Médéa, après quoi il est convenu qu’il ira reprendre son poste près de Sa Majesté. » Ainsi fut fait; Médéa fut ravitaillé, le 6 mars, par l’honorable général, qui tout de suite après rentra en France. Quant à Baraguey d’Hilliers, il y rentra aussi, quoique le gouverneur, toujours bien disposé à son égard, lui eût fait retirer sa demande de rappel; et comme il ne voulut témoigner, ni devant le maréchal Soult, ni devant le prince royal, ni devant le roi même, le moindre regret de l’attitude insubordonnée qu’il avait prise et gardée vis-à-vis du général de Rumigny, le ministre de la guerre prononça sa mise en disponibilité.
Revenons à Mascara, d’où La Moricière étendait de plus en plus l’aire de ses opérations. Le 2 février, il allait à huit lieues châtier les Hachem-Cheraga, qui s’étaient jetés sur les Bordjia de la plaine récemment soumis; le 4, guidé par des déserteurs de Ben-Tami, c’était au sud qu’il marchait vers les gorges d’Ankroui, où le khalifa gardait son dépôt de munitions ; retardée par le mauvais temps, la colonne n’y trouva plus que dix-sept barils de poudre, quelques armes et des grains ; mais le général apprit qu’à peu de distance, dans d’autres gorges, se trouvaient cachés des douars appartenant à l’aristocratie des Hachem, quelques-uns mêmes à la famille de l’émir et à celle de Ben-Tami.
Le 7, au point du jour, la surprise fut complète. Parmi les nombreux prisonniers ramenés à Mascara se trouvait le chef des Sidi-Kada-ben-Moktar, fraction importante des Hachem-Cheraga; pour obtenir sa délivrance, les marabouts ses amis vinrent solliciter l’aman, c’est-à-dire demander grâce ; mais La Moricière ne voulait prêter l’oreille à leurs sollicitations que s’ils se portaient garans pour la tribu tout entière. Déjà les pourparlers commençaient quand survint une lettre d’Abd-el-Kader qui les arrêta court : « Le sultan, y était-il dit, a donné pleins pouvoirs à Sidi-Mbarek pour négocier de la paix avec les chrétiens; il accepte les propositions qu’on lui a soumises. Le traité se conclut à Alger avec un envoyé du roi des Français ; des lettres de Sidi-Mbarek confirment ces assertions. Quelques efforts encore et la cause des musulmans sera gagnée. Malheur à celui qui aura montré de la faiblesse au jour de l’épreuve! Le jour du châtiment n’est pas loin. » Telle est la politique de l’émir : retenir, par la menace d’un arrangement avec les Français, les tribus hésitantes, de même que sa tactique est de ne jamais engager à fond contre nos troupes ses forces régulières, qu’il ménage et réserve pour affermir sa domination sur les indigènes.
La Moricière venait de recevoir un convoi de Mostaganem avec un renfort de cavalerie : 100 chevaux du 2e chasseurs d’Afrique et 400 du maghzen d’Oran. Il savait par ses espions que Ben-Tami s’était retiré au sud-ouest, dans la vallée de l’Oued-Hounet. Le 27 février, il atteint son campement et le met en déroute, après avoir tué ou pris une soixantaine de cavaliers rouges. Rentré à Mascara le 8 mars, il en repart le 10, appelle à lui le général d’Arbouville avec la colonne de Mostaganem, et donne la chasse aux Hachem-Cheraga, qui cherchent asile dans la vallée de la Mina, les uns chez les Sdama, les autres chez les Flitta. A Fortassa, les deux généraux se rencontrent et se concertent; pendant que d’Arbouville agira contre les Flitta, ce seront les Sdama qui recevront la visite de La Moricière.
Il la commence par les Bou-Ziri, qui subissent un véritable désastre. Enveloppés, le 25 février, par trois colonnes, 59 douars, contenant une population de 6,000 âmes, sont surpris au point du jour; il y a 12,000 têtes de bétail, des prisonniers sans nombre, un butin immense. Tout à coup, vers midi, le ciel s’assombrit, un brouillard épais envahit la montagne, la neige tombe. Les troupes, qui se sont dispersées pour la razzia, errent à l’aventure ; répercutés par les échos dans tous les sens, les coups de canon, les appels des clairons et des trompettes ne font que les égarer davantage ; les guides eux-mêmes ne s’y reconnaissent plus. Enfin, le soir venu, on finit par se rallier au bivouac indiqué d’avance ; on se compte : il manque une section du 13e léger, commandée par le lieutenant Deligny.
La nuit est horrible et la journée du lendemain encore pire ; trois soldats, une vingtaine de prisonniers sont morts de froid; des cadavres de chevaux, de mulets, de bestiaux jonchent le sol, ensevelis sous la neige ; à tout prix il faut partir. Au moment où le général donne l’ordre de lever le bivouac, une députation des Sdama vient demander grâce, jurant de rompre à jamais avec les Hachem ; femmes, enfans, tentes, bétail, sauf la part dont la colonne a besoin pour vivre, tout leur est rendu. Le soir, en arrivant à Frenda, on voit enfin revenir, guidés par un marabout, le lieutenant Deligny et ses vingt-trois hommes; ils ont erré pendant ces deux jours, presque sans nourriture, mais l’arme haute et le cœur ferme.
Au sommet d’un escarpement rocheux, entourée d’une enceinte égale à celle de Mascara, Frenda occupait une position excellente, mais elle ne contenait guère que des masures. La colonne, cependant, fut trop heureuse d’y trouver un abri ; elle y séjourna le 27, pendant que le général recevait les soumissions des populations environnantes; le 31, elle rentra dans Mascara.
Partie avec des vivres pour dix jours, elle en avait passé vingt-deux en campagne, vivant à l’arabe, de farine bouillie et de galettes cuites aux feux des bivouacs sur le couvercle des gamelles. Narguant les privations et les fatigues, elle avait sans doute ramené quelques éclopés, mais pas un homme qui fût sérieusement malade. En revanche, elle était en haillons. Depuis quatre mois qu’elle courait par monts et par vaux, sous la pluie, à travers la neige, elle avait accroché aux buissons les lambeaux de ses vêtemens et perdu dans la boue les semelles de ses souliers. Le 17 avril, les gens d’Oran eurent le spectacle de ces héroïques déguenillés qui venaient se refaire d’habits et de chaussures. La brigade d’Arbouville, qui avait opéré sans beaucoup de résultats sur la basse Mina et le bas Chélif, remplaçait momentanément, à Mascara, la division La Moricière.
De ce côté, d’ailleurs, il y avait une accalmie. C’était vers Tlemcen qu’Abd-el-Kader portait en ce moment-là ses efforts. La perte de cette ville importante l’avait sensiblement touché, plus que la perte de Mascara peut-être ; Tlemcen lui importait en effet davantage, à cause des relations qu’elle lui permettait d’entretenir d’une manière suivie avec le Maroc. Trop intelligent pour concevoir l’espérance d’y rentrer par la force, il avait pour dessein de faire le vide autour d’elle et de la bloquer, comme autrefois, en 1836, mais de plus loin. Il ne devait pas ignorer cependant qu’au lieu des cinq cents braves qui gardaient jadis le Mechouar avec le capitaine Cavaignac, le général Bedeau en avait six fois davantage, et, s’il l’ignorait, le général n’allait pas tarder à le lui faire savoir.
C’était des montagnes des Trara, sur la rive gauche de la Tafna, que l’émir adressait ses injonctions menaçantes aux Ouled-Ria et aux Ghossel, les tribus les plus puissantes au nord et à l’ouest de Tlemcen. Le général Bedeau avait avec lui Moustafa-ben-Ismaïl et 500 de ses Douair, Mohammed-ben-Abdallah et son maghzen ; à la tète de cette cavalerie que soutenaient 2,500 hommes d’infanterie française et trois obusiers de montagne, le général Bedeau passa la Tafna le 7 mars, traversa le col de Bab-el-Taza, toucha le 8 à Nedroma, força, rien que par son approche, Abd-el-Kader à évacuer le pays des Trara et, après avoir châtié les Kabyles du Kef, rentra le 14 à Tlemcen. Il en sortit de nouveau le 21, sur l’avis que l’émir, avec un fort contingent des Beni-Snassen du Maroc, s’était aventuré en-deçà de la Tafna; en effet, il l’atteignit le lendemain près de la Sikak, et le battit sur un terrain qui, six années auparavant, ne lui avait déjà pas été favorable.
Pendant le mois d’avril, Abd-el-Kader subit encore deux échecs graves, le 11 et le 29. Le dernier fut décisif. Ce jour-là, il occupait avec ses réguliers, 400 chevaux arabes et 1,500 Kabyles, le col de Bab-el-Taza. Attaqué d’un côté par les zouaves et le 8e bataillon de chasseurs, de l’autre par le 10e bataillon et le 26e de ligne, il fut déposté, refoulé, mis en déroute, en laissant 200 morts sur le terrain et 70 prisonniers entre les mains du vainqueur. Dès lors, ses partisans découragés l’abandonnèrent, et comme il vit bien qu’il n’avait plus rien à espérer dans ces parages, il s’en éloigna définitivement, en essayant de rejoindre par le sud ses fidèles Hachem aux environs de Mascara.
Débarrassé de son opiniâtre adversaire, le général Bedeau n’eut guère plus à s’occuper que de relever Tlemcen de ses ruines et surtout de pacifier le pays, qui venait d’être, deux mois durant, agité par la guerre. Il y réussit par un heureux mélange de fermeté, de modération et de sagesse, avec un succès qui mérita l’éloge et lui assura pour toujours l’estime affectueuse du général Bugeaud.
On a vu qu’au mois de février un essai de négociation, entamé avec les Hachem-Cheraga par La Moricière, avait échoué sous le prétexte qu’Abd-el-Kader était lui-même ou par un de ses khalifas en pourparlers avec le général Bugeaud. Dans cette diversion habilement imaginée par l’émir, il y avait une part de vérité. Depuis son arrivée en Algérie, on peut même dire avant son arrivée, car la persécution avait commencé à Marseille, le général Bugeaud n’avait pas cessé d’être poursuivi par un intrigant italien, nommé Natale Manucci, une espèce de Ben-Durand subalterne qui prétendait, comme l’autre, être en état de machiner un accord, sinon avec Abd-el-Kader, du moins avec quelques-uns de ses khalifas. « Comme je n’ai pas foi aux choses miraculeuses que vous me promettez, lui avait dit le gouverneur, je ne vous donnerai ni mission ni argent. Tentez la chose à vos risques et périls; si vous réussissez, je demanderai une récompense pour vous au gouvernement. »
Néanmoins, au mois de septembre 1841, il lui avait donné pour Ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek une lettre dans laquelle il déclarait que, bien décidé à ne traiter jamais avec l’émir, il s’entendrait volontiers avec ses lieutenans. Nanti de ce document, Manucci avait disparu, et pendant plusieurs mois on n’avait plus entendu parler de lui; aussi le général Bugeaud écrivait-il au maréchal Soult : « Manucci est un misérable, un agent sordide d’Abd-el-Kader, un fourbe qui a essayé de manger à deux râteliers. Son frère, qui est à Gibraltar, fournit des armes et des munitions à notre ennemi. »
Tout à coup, au mois de février 1842, on vit reparaître l’intrigant, qui se disait autorisé par les trois khalifas Sidi-Mbarek, Barkani et Ben-Salem à traiter de leur soumission à la France. Le gouverneur était alors dans la province d’Oran ; le général de Rumigny lui envoya Manucci, qui soutint effrontément son dire. A Tlemcen, on avait pris un ancien agha des réguliers; le général Bugeaud lui demanda ce qu’il savait des khalifas : « j’ignore, répondit l’Arabe, ce qu’ils ont au fond du cœur, mais j’ai entendu le sultan lui-même répondre à des chefs qui demandaient la paix : « Je ne puis faire la paix avec les chrétiens, la religion me le défend; mais, puisque vous ne savez pas supporter les maux de la guerre, j’ai mandé à Mbarek de faire avec les Français un semblant de paix dans laquelle je ne paraîtrai pas. » Peu de temps après, le gouverneur avait regagné Alger, suivi de Manucci sous bonne garde.
C’était le général Changarnier qui, de Blida, devait suivre les négociations, aux conditions suivantes : 1° les trois khalifas se soumettront à la France ; ils conserveront leur gouvernement respectif et viendront à Alger en recevoir l’investiture; leurs familles y habiteront ; 2° ils gouverneront au nom du roi des Français ; ils lèveront l’impôt en son nom et le verseront deux fois par an et en personne à Alger ; 3° leurs troupes et les cavaliers des tribus marcheront avec les Français pour la guerre, toutes les fois que le gouverneur ou les généraux commandant en son nom l’ordonneront.
Le général Changarnier et le représentant de Sidi-Mbarek, Ben-Jucef, kaïd des Hadjoutes, s’étant rencontrés une première fois sans pouvoir s’entendre, le gouverneur résolut de se rendre à Blida. « Je suis disposé à faire quelques sacrifices d’argent, écrivait-il au maréchal Soult, mais à titre de libéralité, de munificence, et non pas comme achat de la soumission. Je désire, ajoutait-il en parlant des frères Manucci, dont le plus jeune était avec Sidi-Mbarek, je désire pouvoir écarter ces canailles de la négociation qu’ils ne peuvent qu’entraver ; il est bien à regretter que ces bandits se soient mêlés à une affaire qui eût marché tout naturellement sans eux et par la force des circonstances. » Mis en présence de Ben-Jucef, Manucci essaya de soutenir que Sidi-Mbarek lui avait promis la soumission des trois khalifas, moyennant 100,000 piastres (500,000 fr.) données à chacun d’eux ; mais le kaïd releva énergiquement ce mensonge, et il ajouta : « Si nous t’avions promis la soumission à une époque où nous ignorions les événemens de l’ouest, à plus forte raison y consentirions-nous aujourd’hui que nous savons qu’Abd-el-Kader a presque entièrement perdu la province d’Oran. »
Dans une seconde entrevue, le 12 mars, le kaïd remit au gouverneur, en présence du général Changarnier, une lettre de Sidi-Mbarek; en voici le début superbe : «Du Djebel-Dakla à l’Oued-Fodda je commande, je tue, je pardonne. En échange de ce pouvoir que j’exerce pour la gloire de Dieu et le service de mon seigneur le sultan Abd-el-Kader, que me proposes-tu? Mes états, que la poudre pourra me rendre comme elle me les a pris, de l’argent et le nom de traître... » Le général Bugeaud fut saisi d’admiration et redoubla d’estime pour ce noble et loyal adversaire. Quelque temps après, il écrivit au maréchal Soult : « Aucun des khalifas n’a fait la moindre démarche auprès de moi, ce qui m’a parfaitement convaincu des mensonges de Manucci. Malgré leur défaite et leur extrême détresse, ils ont maintenu leur dignité personnelle et leur fidélité à Abd-el-Kader; ils n’ont pas donné les odieux exemples qu’ont fournis certains lieutenans de l’empereur. »
Quant à Natale Manucci, enfermé d’abord au fort de Mers-el-Kébir, puis relâché, il revint intriguer autour d’Abd-el-Kader. Disgracié par l’émir, dépouillé de tout ce qu’il possédait, il errait de tribu en tribu, cherchant un asile, quand, au mois de juin 1843, un chaouch de Ben-Allal se mit sur ses traces et, l’accusant de vouloir rejoindre les Français, l’étendit mort d’un coup de fusil à bout portant. Le lendemain, dit la légende, sa femme et sa sœur, qui étaient jolies, se faisaient musulmanes et passaient, l’une dans le harem de Ben-Allal, l’autre dans celui d’El-Kharoubi, premier secrétaire d’Abd-el-Kader.
Les fausses négociations auxquelles le général Bugeaud s’était un moment laissé prendre ayant misérablement échoué, il importait de n’en laisser le bénéfice ni à l’émir ni à ses lieutenans, et de détromper par des faits bien évidens les populations qu’ils amusaient en faisant miroiter à leurs yeux des visions pacifiques.
Les premiers désabusés furent les Hadjoutes ; le 15 et le 16 mars, quatre colonnes, dirigées par le général Changarnier, battirent tout le pays compris entre Koléa, Bordj-el-Arba, Haouch-Mouzaïa et la mer. Après les Hadjoutes, ce fut chez les Beni-Menacer, les compatriotes de Barkani, que la démonstration fut faite.
Parti de Blida, le 1er avril, avec deux brigades commandées par les généraux de Bar et Changarnier, le gouverneur alla détruire à Bordj-el-Beylik, sur l’Oued-el-Hachem, des moulins, une manutention et des fours d’où le khalifa tirait le pain pour ses réguliers, puis la zaouïa des Barkani, après quoi il gagna Cherchel, où il s’embarqua pour Alger, en laissant au général Changarnier le soin de ramener les troupes. Ce fut pour le général l’occasion de faire aux Hadjoutes une seconde visite qui leur fut encore plus préjudiciable que la première. En fouillant le bois des Kareza, il y découvrit un certain nombre de familles émigrées plus ou moins volontairement de la Métidja, et les ramena aux environs de Guerouaou, où elles plantèrent provisoirement leurs tentes ; les soldats leur donnèrent le sobriquet jovial de Béni-Ramassés.
Pendant le retour de la division, un acte d’héroïsme venait d’immortaliser le nom d’un sergent du 26e de ligne. Le 11 avril, le lieutenant-colonel Morris, qui commandait à Boufarik, avait reçu l’ordre de faire passer une dépêche à Mered ; comme il ne lui restait que 89 hommes disponibles, il ne put distraire de cette faible garnison que 1 sergent et 16 fusiliers du 26e, 1 brigadier et 2 cavaliers du 4e chasseurs d’Afrique; un chirurgien sous-aide, que son service appelait à Blida, se joignit à cette petite troupe.
Elle se mit en chemin vers une heure de l’après-midi; la plaine semblait déserte. Le détachement n’était plus qu’à 2 kilomètres de Mered, quand les chasseurs qui éclairaient la marche découvrirent une masse de cavaliers embusqués dans un ravin. A peine signalés, les Arabes s’élancèrent. Leur chef, un cavalier rouge, somma en français le détachement de se rendre. Celui qui le commandait. le sergent Blandan, répondit à la sommation par un coup de fusil qui abattit le cavalier rouge. Assaillis de toutes parts, les 21 hommes s’étaient formés en cercle; leur feu, sagement ménagé, ripostait à celui de l’ennemi ; mais ils combattaient un contre dix, et l’un après l’autre ils tombaient, ou morts ou blessés. Blandan avait déjà reçu deux balles ; une troisième l’atteignit au ventre : « Courage ! mes amis, s’écria-t-il ; défendez-vous jusqu’à la mort ! » Le sous-aide Ducros, qui avait ramassé un fusil, fit le coup de feu jusqu’au moment où il eut le bras gauche fracassé.
Cependant, au bruit de la fusillade, quelques hommes, cavaliers et fantassins, étaient sortis de Boufarik et de Mered ; à l’approche des chasseurs d’Afrique, accourus à fond de train, les Arabes s’enfuirent, emportant leurs morts et leurs blessés, mais pas une seule tète française. Des 21, 5 seulement étaient encore debout sans blessures, 9 étaient blessés, 7 morts ou atteints mortellement ; de ceux-ci était Blandan, qui expira dans la nuit, à Boufarik. Il avait vingt-trois ans; il était sous-officier depuis trois mois.
Un ordre général signala son nom et celui de ses compagnons d’armes à la reconnaissance publique. « Lesquels, disait le général Bugeaud, ont le plus mérité de la patrie, ou de ceux qui ont succombé sous le plomb, ou des cinq braves qui sont restés debout et qui, jusqu’au dernier moment, ont couvert les corps de leurs frères? S’il fallait choisir entre eux, je répondrais : « Ceux qui n’ont point été frappés ; » car ils ont vu toutes les phases du combat, dont le danger croissait à mesure que les combattans diminuaient, et leur âme n’en a point été ébranlée. Mais je ne veux pas établir de parallèle ; tous ont mérité que l’on garde d’eux un éternel souvenir. » On peut lire à Mered leurs vingt et un noms gravés sur un petit obélisque qui surmonte une fontaine. En 1887, la statue du sergent Blandan a été dressée sur une des places de Boufarik.
En quittant à Cherchel le général Changarnier, le gouverneur lui avait donné l’ordre de tout préparer à Blida pour concourir au succès d’une opération qui devait être le grand événement de la campagne, la jonction des divisions d’Oran et d’Alger par la vallée du Chélif. C’était un projet que le précédent ministère avait suggéré, en 1840, au précédent gouverneur, mais qu’il était réservé au général Bugeaud d’accomplir, quoiqu’il n’eût pas pour cette conception, selon Changarnier qui s’en attribuait sans droit la paternité, «des entrailles de père. » Il était convenu que les deux divisions partiraient en même temps, l’une de Blida, l’autre de Mostaganem, pour se rencontrer à l’embouchure de l’Oued-Rouina, dans le Chélif.
Trois jours avant son départ, Changarnier eut la surprise et la joie de recevoir à son quartier-général 83 prisonniers que lui renvoyait Abd-el-Kader, et parmi lesquels était le lieutenant d’état-major de Mirandol, pris sous Mascara au mois de novembre précédent. La colonne formée à Blida se composait des 3e et 6e bataillons de chasseurs à pied, de cinq bataillons détachés des 24e, 33e, 48e, 53e et 64e de ligne, de quatre escadrons de chasseurs d’Afrique et d’une batterie de montagne.
Celle de Mostaganem comprenait le 5e bataillon de chasseurs, le 1er de ligne, les 3e, 13e et 15e d’infanterie légère, un bataillon de la légion étrangère, le 2e régiment de chasseurs d’Afrique, les spahis d’Oran, une batterie de montagne. La plus grande partie de ces troupes étaient venues avec le général d’Arbouville de Mascara, où La Moricière avait ramené d’Oran, le 10 mai, sa division vêtue, chaussée, équipée à neuf.
Le 17 mai, toutes les troupes de la division que devait commander le gouverneur étaient concentrées à Sidi-bel-Hacel, sur la basse Mina. C’était là qu’il avait convoqué pour le suivre les cavaliers des tribus soumises; il en vint des seules vallées de l’Habra, de la Mina et de l’Oued-HilIil près de 2,500, qui marchèrent avec la colonne sous les ordres d’El-Mzari.
Avant de s’engager dans la vallée du Chélif, le général Bugeaud voulut donner une leçon aux tribus hostiles de la rive droite. Le 19 mai, il pénétra sur le territoire des Beni-Zerouel ; mais ceux-ci se retirèrent dans ces cavernes profondes qui s’enfoncent plus ou moins profondément, comme des tunnels inachevés, sous les montagnes du Dahra ; on dut renoncer à les y poursuivre. De là, passant alternativement d’une rive à l’autre, le gouverneur continua de remonter la vallée du fleuve. Le 25, il fit reconnaître solennellement Sidi-el-Aribi khalifa du Chélif. Après avoir châtié la remuante tribu des Sbéa, dignes émules, en fait d’hostilité, des Beni-Zerouel, la colonne prit son bivouac, le 20, à l’embouchure de l’Oued-Fodda. Des feux brillaient à l’est; c’étaient les feux de la division d’Alger. Comme celle d’Oran, elle avait cheminé sans grands obstacles, en faisant quelques razzias de droite et de gauche.
Le 30, de bon matin, au bruit du canon, les deux colonnes marchèrent à la rencontre l’une de l’autre. Aussitôt les faisceaux formés, les chevaux au piquet, les Algériens coururent embrasser les Oranais. Ce fut entre ceux-ci et ceux-là un échange de festins; on eût dit les noces de Gamache, si le vin avait été moins rare. La fête dura deux jours.
Ce voyage à peu près pacifique était célébré, comme le passage des Biban naguère, à l’égal d’une victoire. En fait, le résultat était considérable ; il était démontré qu’on pouvait désormais communiquer d’Alger à Oran autrement que par mer ; d’Alger à Constantine, la démonstration n’était pas aussi bien faite.
A la joie du succès s’ajoutait pour le général Bugeaud une satisfaction d’une autre sorte; le gentilhomme-campagnard ou, si l’on veut, le soldat-laboureur, s’était extasié à la vue du beau pays qu’il venait de parcourir. « Avant de passer outre, écrivait-il au maréchal Soult, je ne puis résister au désir de vous faire une courte description de cette belle vallée du Chélif, qui est, à mes yeux, cent fois préférable à la plaine de la Métidja. Au gué où nous passâmes le fleuve la première fois, la plaine s’agrandit de la vallée de la Mina et même de celle de l’Hillil, de telle sorte que l’œil embrasse sur ce point une surface plane de 15 lieues de longueur, de l’est à l’ouest, sur une largeur de 10 à 12 lieues. Les trois rivières, dirigées par l’art, pourraient arroser cette vaste surface, et les coteaux qui la bordent pourraient se couvrir de vignes, de mûriers, d’oliviers et d’arbres à fruit. La vallée du Chélif, en la remontant, a une largeur qui varie entre 3 et 4 lieues. La terre y est généralement très forte, et ce qui atteste sa fertilité, c’est que, malgré la culture barbare qui y est pratiquée, nous avons presque constamment voyagé à travers des champs d’orge et de froment pouvant produire de vingt à trente hectolitres par hectare. Les collines, pour la plupart, étaient couvertes de moissons plus riches encore, et si, sur quelques points, les roches les rendaient peu cultivables, nous nous sommes convaincus, par nos courses à l’intérieur, qu’il régnait derrière, presque partout, des vallons parallèles au Chélif où les cultures étaient plus abondantes que celles de la plaine. C’est vraiment une riche contrée. L’étendue des récoltes annonce qu’elle possède une nombreuse population, qui n’a été visible pour nous que dans la surprise des deux razzias que nous avons exécutées. Un bon gouvernement et par suite une bonne agriculture en feraient, dans un demi-siècle, l’un des plus beaux pays du monde. »
Le 1er juin, les deux colonnes se séparèrent. Pendant que le gouverneur se dirigerait vers Blida, en remontant aussi haut que possible la vallée du Chélif, Changarnier devait passer le fleuve et se rabattre sur la Métidja, en traversant le pays tourmenté des Beni-Menacer. La mission était difficile, mais elle convenait bien à celui de ses lieutenans que, dans ses jours de bonne humeur, le général Bugeaud appelait familièrement son montagnard.
Le 2, le montagnard se trouva donc engagé dans une région totalement inconnue, par des sentiers où l’on ne pouvait défiler qu’homme par homme, et souvent, quand toute trace de chemin disparaissait, dans le lit rocailleux des ruisseaux. Heureusement, comme les Kabyles ne s’attendaient certes pas à pareille visite, ils ne s’étaient point préparés pour la résistance ; on fit ce jour-là 150 prisonniers, presque tous riches émigrés de Miliana et de Cherchel. « La Suisse n’est rien, écrit le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud; l’armée marche un par un, bêtes, gens et bestiaux, chaque homme tirant son cheval par la figure. L’avant-garde part à quatre heures du matin et l’arrière-garde arrive au bivouac à six heures du soir, et tout cela pour faire deux ou trois lieues. On ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres. De combats, peu ou pas ; quelques centaines de misérables tiraillant avec l’arrière-garde, blessant quelques hommes, coupant la tête aux traînards et aux maraudeurs qui s’avancent seuls et trop loin. »
Le 3, par une rampe de 18 kilomètres, la colonne s’éleva au sommet du Mahali; de là, elle dominait la haute mer et le chaos des montagnes, de Cherchel à Tenès; le coup d’œil était magnifique. Cependant l’appel aux armes avait été fait dans tout le pays, et les Beni-Menacer étaient accourus. Quand, le lendemain, la colonne évacua le bivouac du Mahali, le 6e bataillon de chasseurs, qui faisait l’arrière-garde, eut à repousser une vive attaque; le commandant Forey et l’adjudant-major Canrobert s’y firent particulièrement remarquer. Le 5, nouveau combat, nouveau succès, où l’adjudant-major d’Aurelles de Paladines, du 64e fut cité à l’ordre. Le 6, au sortir des montagnes, le bivouac fut pris sur l’Oued-Hachem ; le 7, sur la Bou-Bkika ; le 8, sur l’Oued-Djer.
Le général Bugeaud, de son côté, avait atteint le col de Mouzaïa, n’ayant eu qu’à moissonner les champs des Beni-Zoug-Zoug, de sorte qu’il avait pu enrichir les magasins de Miliana de 18,000 rations de paille et de 6,000 rations d’orge. Le 9, les deux divisions commençaient à se jeter de concert sur les Beni-Menad, les Bou-Halouane et les Soumata, quand elles furent arrêtées par la soumission de ces tribus. L’exemple avait été donné la veille par les Mouzaïa; il fut suivi le même soir par les Beni-Sala, et, deux jours après, par les Hadjoutes même. Les Hadjoutes soumis ! n’est-ce pas tout dire? C’était l’apparition de ces 2,000 ou 3,000 cavaliers arabes, venus depuis le beylik d’Oran à la suite des Français, qui, la force aidant, avait opéré tous ces miracles.
Le succès était considérable, et le général Bugeaud s’en applaudissait très justement. « Ce grand événement, écrivait-il au maréchal Soult, ouvre nos communications avec Médéa et Miliana; il ne faudra plus de grosses colonnes pour escorter nos convois, et j’ai lieu d’espérer que l’approvisionnement de ces places sera fait bientôt, en partie, par les indigènes eux-mêmes et sans escorte. Je tournerai alors mes regards vers l’autre quart de cercle des montagnes que forme l’Atlas, depuis les Beni-Sala jusqu’à l’embouchure de l’Isser, et il est permis de croire que le terrible châtiment qui a produit la soumission des montagnards de l’ouest rendra facile la soumission de ceux de l’est. Alors, monsieur le maréchal, nous aurons autour de la Métidja l’obstacle continu qui convient à une grande nation comme la nôtre. Les Kabyles qui sont soumis par la force de nos armes, et qui sont réputés plus fidèles à leur parole que les Arabes, ne permettront pas aux cavaliers des plaines de franchir leurs montagnes. Ils garderont longtemps le souvenir de la rude guerre que nous leur avons faite, et cette pensée gardera mieux la Métidja qu’un misérable fossé garni de blockhaus. »
Cet « obstacle continu, » ce misérable fossé dont le général Bugeaud parlait avec tant d’irrévérence, n’était pourtant rien de moins, si la métaphore est permise, que le dernier retranchement, le réduit des derniers partisans de l’occupation restreinte. L’auteur de cette conception était un vétéran de l’empire, le général Rogniat. C’était bien, de son propre aveu, « la muraille de la Chine » qu’il proposait d’opposer, autour de la Métidja, aux déprédations des Arabes. Un officier du génie comme lui, le général de Berthois, aide-de-camp du roi et membre de la chambre des députés, s’était chargé d’appliquer ses principes ; seulement, au lieu de les étendre à la Métidja tout entière, il les avait restreints dans les limites d’un triangle qui, ayant la mer pour base, allait de Koléa à Blida et de Blida à l’embouchure de l’Harrach. Cette ligne, d’un développement de 7 lieues à l’ouest et de 12 à l’est, devait être tracée par un fossé continu infranchissable, appuyé de 160 blockhaus ! Les travaux avaient été entrepris sur la face occidentale. Sans s’y être formellement opposé d’abord, le général Bugeaud n’avait cependant pas ménagé ses critiques. Le 7 décembre 1841, il avait écrit au maréchal Soult : « j’ai calculé qu’en été, quatre régimens ne suffiraient pas à la garde de l’obstacle, et qu’il donnerait pendant cinq mois 7,000 ou 8,000 malades. Dès lors, plus de guerre possible au dehors ; il faut enlever la garnison de Médéa et de Miliana et se replier derrière l’enceinte pestilentielle. L’armée aura ainsi creusé elle-même son tombeau. » Les soumissions des Mouzaïa, Soumata et autres vinrent heureusement porter le dernier coup à cette invention malencontreuse ; le fossé déjà creusé fut employé en certains endroits au drainage des terres humides, et ce fut le plus grand service qu’il put rendre. Ainsi échoua dans une tentative presque ridicule le suprême effort de l’occupation restreinte.
Détournées de ce fastidieux travail, les troupes s’employèrent à une œuvre autrement sérieuse, difficile et grande : en cinq mois, elles ouvrirent, à travers les gorges de la Chiffa, où ne s’étaient jamais aventurés Arabes ni Kabyles, cette belle et pittoresque route qui met directement en communication Blida et Médéa : le Ténia de Mouzaïa ne fut plus désormais qu’un chemin de pèlerinage pour les dévots de la gloire militaire et des héroïques souvenirs.
L’effet de l’expédition du Chélif et des soumissions autour de la Métidja s’était rapidement propagé jusque dans le Titteri. Avant la fin de juin, les Ouzra, les Righa, les Aouara, les Hacem-ben-Ali avaient fuit acte d’obéissance entre les mains du colonel Comman, à Médéa; quelques jours après, au bivouac de Berouaghia, quatorze autres tribus étaient venues lui faire hommage.
Afin de donner plus d’éclat à ces soumissions et de les assurer davantage, le colonel demanda au gouverneur de vouloir bien donner lui-même les burnous d’investiture aux chefs désignés pour administrer les territoires soumis. Ils partirent donc pour Alger, où ils furent accueillis avec un certain apparat. A peine y étaient-ils réunis qu’arrivait inopinément du sud une nouvelle bien faite pour achever de leur imposer le respect de la suprématie française.
Le 17 juin, le général Changarnier s’était remis en campagne avec une petite colonne composée de six bataillons, de 400 chasseurs d’Afrique et d’une section d’obusiers de montagne. Son projet avait été d’abord de se porter contre les Beni-Menacer, qui venaient d’infliger au chef de bataillon Bisson, commandant de Miliana, un grave échec en lui tuant 42 hommes dont 5 officiers; mais, averti que le gouverneur voulait envoyer de ce côté-là le général de Bar, Changarnier avait fait tête de colonne au sud.
Pendant une halte sur le Bouroumi, un chef important des Djendel, Bagdadi-ben-Chérifa, était venu en hâte lui offrir, au nom de l’agha Si-Bou-Alam, son frère, la soumission des tribus du haut Chélif, à la condition qu’il marchât sans retard à leur aide, car le khalifa Ben-AlIal-ben-Sidi-Mbarek approchait avec la menace de ses réguliers pour entraîner au sud-ouest, vers le plateau du Sersou, la population tout entière. Il n’y avait pas un moment à perdre. Deux jours après, la colonne arrivait chez les Djendel, au moment où les coureurs de Ben-Allal étaient en vue. Un étonnement presque hostile se lisait d’abord sur le visage de ces Arabes, peu accoutumés jusqu’alors à regarder les roumi comme des protecteurs ; cependant, Bou-Alam et Bagdadi allaient de groupe en groupe prêchant la confiance, et quand les chasseurs d’Afrique passèrent au galop pour se porter au-devant de l’ennemi, les femmes les accompagnèrent de leurs you you. comme elles avaient l’habitude de le faire pour encourager leurs guerriers. Il n’y eut pas à combattre ce jour-là; les coureurs de l’ennemi avaient disparu.
Pendant dix jours, Changarnier remonta la vallée de l’Oued-Deurdeur, jusqu’â Taza et Teniet-el-Had, recevant des soumissions, détruisant dans les montagnes de Matmata les magasins militaires de Ben-Allal et forçant le khalifa lui-même à s’éloigner vers le plateau du Sersou. Teniet-el-Had fut dépassé. Le 29 juin, au bivouac d’Aïn-Toukria, un des grands des Ayad, Ameur-ben-Ferhat, vint, au nom de la tribu, présenter au général le cheval de qâda.
Deux jours après, le 1er juillet, pendant que les troupes faisaient halte auprès d’Aïn-Tesemsil, Changarnier, qui d’aventure avait poussé son cheval au-dessus de la source, s’arrêta tout à coup, saisi de surprise : devant lui, à ses pieds, le Nahr-Ouassel, aux eaux rares et paresseuses; au-delà, sans limite à l’horizon, l’immense plateau du Sersou; au milieu de cette solitude, d’épais nuages de poussière dorés par le soleil. Descendre la colline en deux bonds, faire sonner à cheval, lancer d’abord le colonel Korte avec les chasseurs d’Afrique en selle nue, puis les goums des Djendel et des Ayad, ce fut fait en quelques minutes. Mais il y avait trois lieues à courir tout d’une traite et des coups de sabre à donner avant de savoir ce que couvraient ces nuages. C’était une énorme colonne d’émigrans. Le combat fut vif et court ; la razzia qui suivit n’avait pas encore eu sa pareille : 3,000 prisonniers de toute condition, de tout sexe et de tout âge; 1,500 chameaux, 300 chevaux et mulets, 50,000 têtes de bétail, bœufs, moutons et chèvres.
Le lendemain, de dix lieues à la ronde, les envoyés des tribus arrivèrent pour s’incliner devant la force et tâcher d’obtenir quelques bribes de ce prodigieux butin. Changarnier fut généreux ; à part quelques otages, il renvoya les prisonniers et paya largement en bestiaux l’aide des auxiliaires et le zèle des néophytes.
Telle était la nouvelle qui, propagée avec la rapidité de l’éclair, vint tomber, comme un coup de foudre, au milieu d’Alger, sur les grands du Titteri rassemblés devant le gouverneur.
Plus retentissant et terrible, un autre coup, par malheur, allait couvrir de son fracas le bruit de ce succès. Le 18 juillet, une dépêche arriva de France : le duc d’Orléans est mort!.. A la stupeur du premier moment succéda un élan de douleur et de regret. Particulièrement atteinte, l’armée d’Afrique sentit qu’elle venait de perdre le plus actif et le plus intelligent des protecteurs. Parmi les témoignages de deuil venus de tous les points de l’Algérie, celui du lieutenant-colonel de Saint-Arnaud est assurément un des plus remarquables.
Simple lieutenant d’infanterie à trente-cinq ans, après de singulières vicissitudes de jeunesse, Leroy de Saint-Arnaud avait, en 1833, servi d’officier d’ordonnance au général Bugeaud, alors gardien de la duchesse de Berry à Blaye. Le général se prit de goût pour son esprit vif, alerte, original, et quand il le retrouva plus tard en Afrique, où de sérieuses qualités militaires l’avaient déjà mis en relief, il lui donna tous les moyens de regagner par un avancement rapide le retard de sa première fortune. Chef de bataillon aux zouaves en 1841, Saint-Arnaud était, au mois de juillet 1842, lieutenant-colonel au 53e de ligne et commandant de Miliana, où il venait de remplacer le chef de bataillon Bisson, sous les ordres du général Changarnier, commandant supérieur du Titteri. De Miliana, il s’était mis sur le pied de correspondre directement avec le général Bugeaud ; cette correspondance ne fut pas le moindre des nombreux griefs allégués par son chef immédiat et contre lui et contre le gouverneur qui permettait et encourageait cette dérogation aux lois de la subordination militaire.
Quoi qu’il en soit, voici ce que le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud écrivait, le 22 juillet, au sujet de la mort du duc d’Orléans : « En annonçant ici la perte irréparable que l’armée avait à déplorer, j’ai vu des larmes dans tous les yeux. Une régence, c’est pour la France la guerre civile et peut-être plus... Tous les partis vont relever la tête. C’est aux honnêtes gens, aux cœurs fermes et dévoués, à se réunir et à former un bouclier invincible pour garantir nos institutions et soutenir le roi que nous avons élu. Ces sentimens, monsieur le gouverneur-général, sont ceux de tous les officiers, de tous les employés qui composent la garnison de Miliana. »
Sur la place du Gouvernement, au milieu d’Alger, la statue équestre du duc d’Orléans a consacré l’image et perpétué la mémoire du prince ami de l’Algérie.
Dans les rapports officiels sur la guerre d’Afrique, on rencontre fréquemment ces expressions : Campagne du printemps, campagne d’automne. Faite pour la symétrie, cette distinction méthodique est illusoire. Il est bien vrai que, pendant les mois de grande chaleur, juillet, août, septembre, les opérations, dans la province d’Alger et dans le Titteri, étaient suspendues ou du moins ralenties autant que possible ; mais outre que ce possible, même dans ces régions moins agitées par la guerre, ne l’était pas toujours, dans la province d’Oran il ne trouvait jamais sa place. La raison en est que de ce côté-là, n’en déplaise à la grande mémoire du général Bugeaud, de Bedeau et de La Moricière, la direction de la guerre leur échappait. C’était Abd-el-Kader qui la menait à sa guise, sans égard aux saisons; et lorsque ses adversaires avaient le plus besoin de repos, c’était ce temps-là qu’il choisissait justement pour les empêcher de faire la sieste.
Au mois d’avril, dans la riante fraîcheur du printemps, La Moricière avait été surpris par une alerte, non pas du fait d’Abd-el-Kader ni de ses khalifas, car elle lui était venue de Paris et des bureaux de la guerre. On avait imaginé là que ce maréchal de camp, si jeune d’âge et de grade, exerçait un bien gros commandement, et qu’il serait convenable de lui superposer un lieutenant-général. Le gouverneur n’était pas toujours d’accord avec La Moricière ; il lui reprochait d’être discuteur, ergoteur, faiseur de projets, enclin parfois à l’indépendance, mais il le savait dévoué à l’œuvre, vaillant, infatigable. Il prit feu pour lui et répondit chaleureusement au ministre : « Dans le cadre des lieutenans-généraux trouverait-on un officier de plus de valeur ? Pourquoi donc décourager un maréchal de camp d’un très grand mérite, connaissant le pays, les hommes et les choses, très capable de donner la direction générale et parfaitement accepté comme supérieur par les maréchaux de camp Bedeau et d’Arbouville? » Sa conclusion était nette : « Si l’on veut un lieutenant-général, il y a un moyen, sans rien troubler, c’est de conférer ce grade à M. de La Moricière. » Le grade ne fut pas conféré, mais on n’envoya pas de lieutenant-général.
Quand le général d’Arbouville, appelé à commander, sous le gouverneur, la colonne expéditionnaire du Chélif, avait quitté Mascara, au mois de mai, il y avait laissé le capitaine Bosquet avec son bataillon turc, lequel allait passer du service nominal du bey de Mostaganem au service effectif de la France, et devenir le bataillon de tirailleurs indigènes de la province d’Oran. Très apprécié de La Moricière, le commandant Bosquet, — car il eut bientôt le grade, — devint un de ses plus utiles et plus zélés auxiliaires ; la connaissance qu’il avait de la langue et des mœurs arabes était un avantage dont trois ou quatre officiers seulement pouvaient lui disputer le mérite. A peine revenu d’Oran à Mascara, le 10 mai, avec sa division refaite, La Moricière en était parti, le 15, à la recherche d’Abd-el-Kader, qui était signalé aux environs de Takdemt, dont il avait essayé de réparer les brèches. Comme le gouverneur avait emmené sur le Chélif les chasseurs d’Afrique et la plupart des spahis, la cavalerie du général se réduisait à 270 chevaux, mais il avait 2,200 baïonnettes d’une infanterie excellente.
Le 22, à une marche de Takdemt, il rencontra une troupe de Hachem qu’il mit facilement en déroute. Dans ce petit combat, où l’ennemi ne perdit qu’une dizaine d’hommes, on reconnut parmi les morts un cavalier rouge du nom d’Aouimeur. C’était un jeune homme de vingt-deux ans et de belle mine. On l’avait vu souvent à Mascara, l’hiver précédent, apporter des lettres du lieutenant de Mirandol, qui n’était pas encore sorti de captivité. Une fois entre autres qu’il était venu avec l’agha des réguliers Ben-Rebah, La Moricière les avait pressés l’un et l’autre d’abandonner le service de l’émir, et comme ils s’étaient récriés avec indignation : « Eh bien ! leur avait-il dit, je vous reverrai bientôt prisonniers ou morts. » Pour Aouimeur, la prédiction était vérifiée; elle devait l’être bientôt après pour Ben-Rebah. qui fut pris au combat de Loha.
Le 23, on renversa ce qui avait été relevé à Takdemt. De là, poussant plus à l’est, La Moricière s’occupait à recevoir la soumission des Ouled-Chérif, quand il apprit qu’Abd-el-Kader, profitant de son absence, avait reparu tout à coup dans la plaine d’Eghris et entraîné à sa suite ceux des Hachem-Cheraga qui s’y étaient rétablis naguère. La colonne était à 35 lieues de Mascara; elle y revint à marches forcées, le 2 juin, et naturellement ne trouva plus personne. L’émir s’était retiré chez les Djafra. Avant de l’y poursuivre, La Moricière appela d’Oran 1,000 chevaux du maghzen de Moustafa-ben-Ismaïl, Douair, Sméla, Gharaba, laissa dans Mascara, outre la garnison permanente, une petite colonne mobile formée de 100 hommes d’infanterie, du bataillon Bosquet, des mekhalias du bey et de deux pièces de montagne ; puis, ces précautions prises en moins de trois jours, il repartit le 5, recueillit sur sa route les goums des auxiliaires, et continuant de marcher au sud, plus loin que Saida, il atteignit, le 9, au centre des Hauts-Plateaux, Aïn-Sfid, où il s’arrêta.
Fuyant devant lui, dans un pays nu, désolé, sans eau, Hachem et Djafra étaient acculés au Chott-el-Chergui, vaste lagune salée qui ni pour eux ni pour leurs troupeaux ne pouvait être d’aucune ressource. Il attendit trois jours; le quatrième, au matin, on vit un spectacle étrange : une longue caravane s’avançait, au son des hautbois et des tambourins, en avant les chameaux des chefs empanachés de plumes d’autruche, caparaçonnés de tapis aux vives couleurs, décorés de glands et de houppes assortis, sur leur dos les enfans et les femmes dissimulés derrière les tentures à raies alternées des atatirhes, à droite et à gauche les cavaliers bottés de maroquin rouge, la crosse du fusil sur la cuisse, en arrière la foule des serviteurs et les troupeaux.
C’étaient les Djafra qui, mourant de soif, venaient se rendre. En approchant, suivant l’usage, ils commencèrent la fantasia, et, suivant l’usage aussi, goums et spahis, flattés de cette politesse, se lancèrent au-devant d’eux pour la leur rendre. En un moment, tout eut disparu dans la poussière; par-dessus le bruyant concert des coups de fusil mêlés aux nasillemens des hautbois, au galop des chevaux, aux clameurs des guerriers, on entendait le youyou des femmes, pour qui cette soumission fastueuse n’était qu’une occasion de fête. La fête fut si belle que, parmi les spahis et les cavaliers des goums, on ne se rappelait pas avoir vu la pareille depuis vingt ans et plus. Les Djafra, couverts par l’aman, regagnèrent leurs ruisseaux et leurs pâturages. Quant aux Hachem, plus fiers, ils traversèrent le Chott, où quelques-uns demeurèrent enlisés ; les autres suivirent de puits en puits à travers le désert la smala de l’émir, qui, chassée de Takdemt, s’éloignait dans l’est.
Quant à l’émir lui-même, il était avec Ben-Tami et 800 cavaliers chez les Flitta, d’où il menaçait les tribus du bas Chélif ; mais une colonne sortie de Mostaganem le tenait en respect. Sur ces nouvelles, La Moricière ne fit que toucher barre à Mascara, le 17 juin, et courut chez les Flitta, pendant que son insaisissable et rapide adversaire se dérobait avec 300 chevaux, faisait le grand tour par Frenda et la lisière du Tell, reparaissait dans la plaine d’Eghris, tentait vainement d’enlever les Hachem-Gharaba, qui, pour la première fois, lui refusèrent obéissance, et s’enfonçait derechef dans le sud.
Les Flitta payèrent pour lui. Du 22 juin au 6 juillet, La Moricière moissonna leurs champs ; puis, quand il sut que le général d’Arbouville, revenu de l’expédition du Chélif à Mostaganem, était en mesure de protéger les tribus soumises, il se mit résolument à la recherche de l’émir et de la smala. Pour arriver à trouver la piste, il fallait s’assurer la connivence d’une grande tribu nomade, les Harar, dont le parcours s’étendait à travers les Hauts-Plateaux sur un immense espace, depuis le Chott-el-Chergui jusqu’au Sersou. Ces pillards se laissèrent séduire par l’attrait du butin.
Quand ils eurent promis leur concours, la colonne se mit en marche par Tiaret ; au moment de quitter le Tell, chaque homme dut se faire un fagot de bois pour trois jours. Le Nahr-Ouassel était à sec; l’Oued-Sousellem, au sud du Sersou, n’avait pas d’eau davantage ; mais on trouva des sources connues des guides. Pendant la traversée du plateau, les Harar rejoignirent au nombre de 1,500 cavaliers, suivis de 4,000 chameaux.
Le 14 au matin, la colonne fit halte chez les Ouled-Khélif, dans une gorge au pied d’un rocher à pic, au sommet duquel on apercevait quelques masures. C’était Goudjila : un nid d’aigle. Abd-el-Kader y avait transporté les restes de ses arsenaux ; on y trouva des outils, des armes, des munitions, des tentes. Pendant que le maghzen de Moustafa-ben-IsmaïI, les goums et les Harar vidaient à qui mieux mieux les silos des Ouled-Khélif: « Je montai, dit La Moricière, au sommet du rocher de difficile accès où sont bâties les deux ou trois cents baraques qui composent Goudjila. De là, mes guides me firent voir, à 12 ou 15 lieues, le Djebel-Sahari, au pied duquel coule l’Oued-Taguine, où avait fui devant nous toute l’émigration. Cette rivière, en ce moment de l’année, devait être à peu près à sec ; la terre, à perte de vue, était nue et aride. Le pays était encore tout ému du beau combat de cavalerie et de l’immense razzia du général Changarnier. On nous montrait à 8 ou 10 lieues la position de Zouilane, où cet événement s’était passé. Peu s’en était fallu que les divisions de Mascara et d’Alger se donnassent la main à l’improviste, à 80 lieues d’Oran et 60 lieues d’Alger. »
La colonne, au retour, traversa les tribus respectueusement accourues sur son passage. Elle n’avait pris que pour dix jours de vivres au départ; en rentrant à Mascara le 25 juillet, elle comptait son trente-sixième jour de campagne ; mais les petits moulins arabes avaient tous les soirs moulu le blé au bivouac et on avait vécu. L’ambulance ne ramenait que treize malades. Ce qui avait souffert davantage, c’était la chaussure; les trois quarts des hommes s’étaient garnis les pieds avec des peaux de bœuf. « Il était à craindre, disait plaisamment le commandant de Montagnac, qu’ils n’allassent tailler nos bestiaux vivans pour se confectionner une paire de chaussures à leur guise. »
Ces braves gens sont infatigables, mais aussi La Moricière est un entraîneur sans pareil. Voici que, dès le 15 août, il se remet en campagne. Les tribus qui viennent de marcher avec lui crient à l’aide : Abd-el-Kader en a déjà foulé quelques-unes, il a saccagé Frenda ; tout fuit devant sa menace. Renforcée de détachemens appelés de Mostaganem, la colonne de Mascara compte 2,800 baïonnettes, 250 chevaux des chasseurs d’Afrique, 250 des goums, 4 obusiers de montagne. Sa marche en avant rend confiance aux auxiliaires : à Medroussa, 500 chevaux des Sdama, de la Yakoubia, des Harar la rejoignent. Le 27 août, la colonne bivouaque à Tiaret.
Dans le sud-est, sur les collines qui bordent le Nahr-Ouassel, on aperçoit un groupe de cavaliers en observation ; ce sont les éclaireurs de l’émir. Il a, sur le Sersou, 10 compagnies du bataillon de Sidi-Mbarek, 320 cavaliers rouges, 700 chevaux des goums. Pour l’attirer au combat, La Moricière se met en retraite vers le Tell par le col de Torrich. Le 1er septembre, les deux cavaleries se rencontrent! sur la Mina ; si les auxiliaires avaient donné aussi franchement que les spahis et les chasseurs d’Afrique, la défaite de l’émir eût été complète; quoi qu’il en soit, il fut assez battu pour être obligé de disparaître. Le 5 septembre, la colonne rentra dans Mascara.
Pendant qu’elle opérait dans le sud, le général d’Arbouville avait manœuvré dans le pays des Flitta, livrant de petits combats dont les derniers ne furent pas les plus heureux. Le 4 et le 5 septembre notamment, il fut attaqué avec une extrême violence.
Le général Bugeaud venait justement d’arriver pour quelques jours à Mostaganem, où il voulait conférer avec les trois généraux de la province d’Oran. Sous la sage administration de Bedeau, l’état des affaires était excellent dans la subdivision de Tlemcen ; il avait même obtenu du kaïd marocain d’Oudjda les déclarations les plus pacifiques et les promesses de neutralité les plus formelles. Pour La Moricière, il n’y avait qu’une direction générale à lui indiquer; quant au détail, le général Bugeaud savait qu’il pouvait se fier à lui. Avec d’Arbouville, c’était une autre affaire; ses dernières manœuvres laissaient à dire, et c’était à lui que s’adressaient particulièrement les observations suivantes du gouverneur: «Ne laissez jamais le dernier mot à l’ennemi. Dès que vous vous trouvez sur un terrain tant soit peu facile, reprenez une offensive générale et prolongée; sachez perdre une journée pour le poursuivre. Ayez toujours quelques vivres de reste quand vous commencez votre retraite, et n’attendez pas, pour vous rendre à votre base d’opération, d’avoir toujours le nécessaire. »
En manière de conclusion, le général d’Arbouville reçut l’ordre de reprendre immédiatement la campagne avec sa colonne renforcée d’un bataillon du 15e léger et de deux escadrons de spahis que dut lui céder La Moricière. En effet, il rentra, le 16 septembre, chez les Flitta, auxquels il fit payer la petite leçon qu’il venait de recevoir; pendant quarante jours, il parcourut et ravagea leur territoire en tous sens.
Abd-el-Kader avait été quelque temps dans le voisinage ; mais au lieu de défendre la vaillante tribu dont la fidélité ne lui était pas suspecte, il avait jugé plus intéressant de châtier les défectionnaires. C’est ainsi qu’ayant fait 20 lieues tout d’une traite, il tenta, le 21 septembre, sur les Sdama, une surprise qui n’eut pas tout le succès attendu, et qu’après une course aussi rapide, il fit subir à la petite ville d’El-Bordj, le 1er octobre, la même dévastation qu’à Frenda.
D’après les instructions du général Bugeaud, La Moricière n’avait donné que quatre jours de repos à ses troupes et s’était remis en campagne le 9 septembre. Diminuée du détachement qu’il avait envoyé à d’Arbouville, sa colonne était cependant plus forte que devant, parce qu’il avait fait venir d’Oran quatre bataillons, le reste du 2e chasseurs d’Afrique, tous les spahis et 1,200 cavaliers du maghzen de Moustafa-ben-IsmaïI. C’était beaucoup de monde, au gré du général Bugeaud; mais La Moricière lui ayant dit qu’il désirait être en état de dédoubler au besoin sa colonne, le gouverneur, tout en maugréant un peu, le laissa faire. La petite garnison qui demeurait habituellement à Mascara fut renforcée de 300 chevaux. Tout le reste de la division, c’est-à-dire 3,500 hommes d’infanterie, 450 chasseurs et spahis, 1,400 chevaux du maghzen et des goums, et 4 pièces de montagne, se portèrent à l’est vers le Sersou.
Au col de Torrich, La Moricière apprit par des prisonniers qu’Abd-el-Kader était dans le nord-ouest, chez les Flitta; mais comme il savait que le général d’Arbouville avait reçu l’ordre d’opérer dans cette direction, il s’en tint à l’objectif que lui avait proposé le gouverneur, c’est-à-dire à la poursuite des Hachem-Cheraga et des autres populations émigrées qui avaient attaché leur sort à celui de la smala ; au dire des prisonniers, cette masse errante ne pouvait être évaluée à moins de 30,000 âmes.
Rejoint, le 23 septembre, par les Ouled-Khélif et les Harar, La Moricière traversa dans sa largeur le plateau du Sersou, et pointant au sud par de longues marches sans eau, il atteignit le 30, à 60 lieues de Mascara, cette position de Taguine qui, du rocher de Goudjila, lui avait été signalée naguère. L’émigration y avait fait séjour; mais, bien avant l’approche de la colonne française, elle s’était éloignée vers l’orient, en laissant sa trace sur les efflorescences salines du Zahrez. Elle était encore une fois hors d’atteinte.
Après avoir rempli ses outres au ruisseau de Taguine, la colonne reprit le chemin du Tell, poursuivie pendant deux jours par un ennemi plus terrible que les Arabes, le simoun. Le 8 octobre, par un temps de brouillard, elle établissait le bivouac dans la haute vallée de l’Oued-Riou, près des ruines de Loha, quand un Harar à moitié nu arriva au galop, appelant à grands cris du secours : Abd-el-Kader enlevait les chameaux de la tribu. Aussitôt chasseurs d’Afrique, spahis, Douair, s’élancent dans la direction donnée par le guide; trois bataillons sans sacs les suivent au pas de course; tout à coup la brume disparaît, le soleil brille; atteints subitement et culbutés par le choc, les cavaliers de l’émir sont poursuivis trois lieues durant, semant de morts et de blessés la piste de leur déroule. Abd-el-Kader n’échappa qu’à grand’peine ; son cheval s’était abattu dans les roches. Deux de ses conseillers les plus intimes furent tués; l’agha Ben-Rebah, le compagnon d’Aouimeur, demeura prisonnier; trois guidons des khiélas, 230 chevaux harnachés furent le prix de la victoire.
Pendant trois jours, on vida les silos des environs ; ils étaient si nombreux et si remplis qu’ils fournirent la charge de 8,000 chameaux ; jamais le maghzen ni les goums ne s’étaient trouvés à pareille fête. La Moricière poussa la courtoisie jusqu’à faire escorter vers les Hauts-Plateaux les auxiliaires pliant sous le poids du butin; quand l’immense caravane des Harar et des Ouled-Khélif reprit le chemin de ses steppes, le défilé dura six heures.
Le 20 octobre, après quarante jours d’une campagne qui n’avait jamais encore été poussée si loin dans le sud, la colonne fit sa rentrée à Mascara. Elle en ressortit le 27 : l’implacable, le terrible Abd-el-Kader menaçait les Sdama et la Yacoubia. La Moricière n’eut pas à imposer à ses troupes harassées un surcroît de fatigue. Sa seule présence dans une bonne position, sur la haute Mina, à 5 lieues des ruines de Takdemt, suffit non-seulement à rassurer les populations inquiètes, mais encore à réduire à l’obéissance les Khallafa, une de ces malheureuses tribus qui revenaient du fond des steppes, dépouillées de tout, mourant de faim, après s’être laissé entraîner dans la mauvaise fortune de la smala.
Cette dernière sortie n’avait donc été qu’un bivouac soutenu ; mais à peine la colonne était-elle rentrée à Mascara, le 18 novembre, qu’elle fut rappelée au dehors, quatre jours après, le 22, parce qu’Abd-el-Kader venait de reparaître chez les Flitta, parmi lesquels il faisait des recrues afin de renforcer la smala, le quartier-général ambulant de son autorité chancelante. Mise à la poursuite de l’émigration, la cavalerie l’atteignit sur la haute Mina, près de Sidi-Djelali-ben-Amar. Après une première escarmouche, le 7 décembre, il y eut, le lendemain, un combat sérieux à Koumiet. Lancés par le lieutenant-colonel Sentuary, les chasseurs du capitaine De Forton d’un côté, les spahis du capitaine Cassaignoles de l’autre, menèrent vigoureusement la charge. Le résultat fut la soumission d’une partie des émigrans.
De la vallée de la Mina, La Moricière, continuant de marcher à l’est, passa dans celle de l’Oued-Riou, chez les Keraïch. Le 18 décembre, à la suite d’une affaire dans laquelle le colonel de La Torré et le commandant de Martimprey furent blessés, ce qui restait des bandes qu’on poursuivait se dispersa ; les uns se jetèrent par petits groupes dans les montagnes ; les autres demandèrent l’aman et se laissèrent ramener sur leurs territoires.
En vérité, la division de Mascara méritait d’être citée comme un modèle. Du 1er décembre 1841 au 30 décembre 1842, sur trois cent quatre-vingt-quinze jours, elle en avait passé trois cent dix, en toute saison, par tous les temps, en campagne.
Après les soumissions nombreuses qui avaient couronné comme un triomphe, au sud de la Mélidja et dans le Titteri, l’expédition du Chélif, le général Bugeaud avait donné une organisation administrative aux tribus ralliées. Le Titteri était divisé en huit aghaliks : de l’est, du sud, du sud-ouest, des Hadjoutes, des Braz, des Beni-Zoug-Zoug, des Djendel et des Ayad. Un grand chef, choisi parmi la plus haute noblesse arabe, commandait, sous le contrôle des officiers français, chacun de ces aghaliks.
Les deux derniers, toujours menacés par Ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek, n’étaient pas dans un état de sécurité parfaite. Aussi, les chaleurs d’août passées, le gouverneur donna-t-il au général Changarnier l’ordre de parcourir la région du moyen Chélif. A la tête d’une colonne de 2,000 hommes, le général se montra d’abord sur la rive droite, chez les Braz, puis chez les Beni-Rached insoumis, qui furent malmenés.
Le 18 septembre, il était au bivouac, à l’embouchure de l’Oued-Fodda, quand l’agha des Ayad, Ameur-ben-Ferhat, se présenta devant lui, les traits altérés, la voix émue ; sa tribu allait être atteinte par Ben-Allal. « Viens, disait-il, viens à notre secours, toi en qui nous avons mis notre confiance, et je reparaîtrai dans mon pays en me glorifiant de te servir. Si tu m’abandonnes, je n’ai plus qu’à aller chercher furtivement ma famille et à l’abriter sous les murs de Miliana. Les Ayad retourneront alors chez eux, mais pour te maudire et redevenir tes ennemis. » Devant cet appel émouvant, Changarnier n’hésita pas. Toutes les informations qu’il avait recueillies s’accordaient à lui présenter la vallée de l’Oued-Fodda comme parfaitement praticable et les populations des deux rives comme ralliées ou tout au moins neutres.
Le 19, au point du jour, il se mit en chemin avec 1,200 hommes d’infanterie, 200 chasseurs d’Afrique, 3 pièces de montagne et 500 cavaliers des Djendel. A la grande halte, vers dix heures, des Kabyles commencèrent à se montrer sur les hauteurs environnantes; quand la marche fut reprise, des coups de fusil éclatèrent, de plus en plus nombreux à mesure que les flancs de la vallée se resserraient davantage. Bientôt ce ne fut plus qu’un défilé entre deux murailles de roc, coupées d’anfractuosités faites à souhait pour l’embuscade. Heureusement, les troupes étaient d’une solidité à toute épreuve ; il y avait là un petit bataillon de zouaves, le colonel Cavaignac en tête, le 6e bataillon de chasseurs à pied du commandant Forey, un bataillon du 26e de ligne. Toutes les fois que le terrain s’y prêtait, on allait à l’attaque ; dans les passages difficiles, on pressait le pas, mais en bon ordre, l’arrière-garde toujours prête aux retours offensifs. Il y en eut six, le dernier décisif, les chasseurs d’Afrique ayant trouvé enfin une bonne occasion de charger. Vers trois heures, la fusillade commença à devenir moins vive; à cinq heures, la colonne prit son bivouac. Elle avait eu 22 tués et 109 blessés, 15 officiers atteints, dont 5 étaient morts.
La journée du lendemain, beaucoup moins difficile et sanglante, n’y ajouta que 3 tués et 10 blessés. Après deux heures de marche, dans une vallée de plus en plus large, la colonne n’avait plus trouvé de résistance. Sept ou huit tribus s’étaient réunies pour lui fermer le passage qu’elle venait de forcer glorieusement ; on sut plus tard que leurs pertes avaient été considérables. Le 23, une razzia faite sur les troupeaux des plus rapprochées acheva de les abattre. Quant à Ben-Allal, il s’était mis en retraite. Changarnier suivit sa trace jusqu’à Teniet-el-Had, revint sur Miliana par la vallée de l’Oued-Deurdeur et rentra, le 2 octobre, à Blida. Le 9, il eut la satisfaction de gagner Médéa par la route pratiquée dans la gorge de la Chiffa.
Le 12 à la tête d’une petite colonne de moins de 1,500 hommes, il quitta la capitale du Titteri pour visiter le sud-est du beylik, où l’uniforme français n’avait pas encore paru. Ce ne fut qu’une promenade militaire, agrémentée par le voisinage des lions qu’on entendait la nuit rugir dans les fourrés du Djebel-Dira.
Pendant ce temps-là, Ben-Allal avait reparu, toujours menaçant au voisinage des Ayad. En l’absence de Changarnier, ce fut le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud qui s’empressa d’accourir au nouvel appel d’Ameur-ben-Ferhat. Le khalifa d’Abd-el-Kader n’attendit pas plus que la première fois l’approche des Français, et la preuve fut faite derechef que les tribus soumises pouvaient toujours compter sur leur aide. D’autre part, la preuve n’était pas moins faite que les soumissions, dans ces contrées montagneuses, n’avaient pas toute la solidité désirable ; aussi le général Bugeaud était-il depuis longtemps convaincu de la nécessité d’y faire une grande expédition ; mais avant de s’éloigner dans l’ouest, il avait jugé prudent d’achever dans la ceinture orientale de la Metidja l’œuvre de soumission heureusement accomplie au sud.
Depuis la suppression du camp du Fondouk, il est certain que la sécurité n’était plus aussi grande à l’est de la plaine, et que l’influence de Ben-Salem, khalifa du Sebaou pour Abd-el-Kader, avait fait des progrès inquiétans dans l’outhane de Khachna. Il était urgent de la refouler, non seulement au-delà du Boudouaou, mais bien plus loin, jusque dans le pays des Kabyles. Le corps expéditionnaire assemblé, le 29 septembre, à la Maison-Carrée, comprenait 4,200 baïonnettes, 450 chevaux, une batterie de montagne. Le général Bugeaud en prit le commandement et se porta, le 2 octobre, sur l’Isser. Le 5, les hostilités commencèrent sérieusement ; il y eut un combat d’arrière-garde où fut tué le colonel Leblond, du 48e. ce jour-là, un chef d’une grande importance, Mahi-ed-Dine, ancien agha de Ben-Salem, se présenta au gouverneur. Il avait déjà fait sa soumission entre les mains du colonel Comman, à Médéa, mais on ne l’avait pas vu dans la grande cérémonie d’investiture à Alger. Sa démarche eut de grands résultats : trois tribus demandèrent l’aman.
De la vallée de l’Isser, le général Bugeaud passa dans celle de l’Oued-Sahel ; le 10 octobre, à Bordj-Bouira, il reçut à composition les Ouled-Aziz, grande tribu limitrophe du Djurdjura ; elle avait pris part au combat du 5 ; le gouverneur se contenta de lui imposer une amende de six cents boudjous et de six cents fusils. Le 12 revenu dans la vallée de l’Isser, chez les Nezlioua, il aperçut Ben-Salem au milieu d’une grosse troupe de Kabyles, sur un plateau abrupt; mais après avoir essayé vainement de le faire descendre en plaine, il dut se contenter le lendemain de disperser à coups d’obus le rassemblement, qui ne tarda pas à disparaître. Ce dernier incident amena des soumissions nouvelles. Le gouverneur jugea qu’il en avait recueilli un assez grand nombre et reprit, le 15, le chemin d’Alger.
Avant de s’éloigner, cependant, il conféra solennellement à Mahi-ed-Dine la dignité de khalifa du Sebaou. Ce ne fut pas sans quelques difficultés soulevées par certains cheikhs auxquels la sévérité connue de Mahi-ed-Dine portait ombrage ; mais « cet homme, un des Arabes les plus capables que j’aie encore rencontrés » disait le général Bugeaud, prit la parole avec une fermeté calme et quand il eut dit, tous les dissidens vinrent tour à tour le reconnaître en lui baisant respectueusement la tête ou l’épaule.
C’était désormais dans l’ouest que le général Bugeaud allait achever, après l’y avoir commencée, l’œuvre de cette année laborieuse. Quand il avait remonté la vallée du Chélif, il avait cheminé entre deux grands massifs de montagne, le Dahra au nord, l’Ouarensenis au sud. Vus du fleuve, ces deux massifs lui avaient offert des aspects différens : le long de la rive droite, une sorte de muraille droite et continue ; sur la rive gauche, des hauteurs successivement étagées, coupées de distance en distance par des vallées perpendiculaires au Chélif; et tout cet ensemble dominé par une cime superbe, le grand pic de l’Ouarensenis, « l’œil du monde: » ainsi le nommaient avec admiration les Arabes. En fait, la muraille apparente du Dahra avait ses brèches, étroites fissures d’où tombaient, au moment des pluies, des eaux torrentielles; quant aux rivières amenées au Chélif par les vallées du sud, c’était, à partir du méridien de Miliana, l’Oued-Deurdeur, l’Oued-Rouina l’Oued-Fodda, l’Oued-Sly, l’Oued-Riou, l’Oued-Djidiouïa. La Mina, le dernier et le plus considérable des affluens de gauche, a son cours en dehors de l’Ouarensenis.
L’expérience acquise par les colonnes sorties de Mascara et de Mostaganem avait surabondamment démontré que ce pâté montagneux était, pour Abd-el-Kader et ses khalifas, une citadelle bien munie, où ils étaient toujours assurés de trouver des recrues et des vivres. Les principales tribus qui l’habitent sont de l’est à l’ouest, sur la lisière orientale, les Beni-Zoug-Zoug et les Djendel, au centre les Attaf, les Beni-Boudouane, les Beni-bou-Khennous, les Sendja, es Beni-bou-Slimane ; plus à l’ouest, les Sbéa, les Beni-Ouragh les Keraïch ; enfin, sur la lisière occidentale, la grande confédération des Fitta. Au nord du Chélif, le Dahra, qui n’est qu’une annexe de l’Ouarensenis, est habité, depuis les Beni-Menacer a l’est par Zatima, les Braz, les Beni-Hidja, les Sbéa du nord, les Achacha, les Cheurfa, les Ouled-Ria, les Beni-Zerouel.
Pendant que les 8,000 hommes de toutes armes qui devaient constituer le corps expéditionnaire s’acheminaient vers Miliana, le duc d’Aumale, revenu le 19 novembre en Afrique, avec le grade de maréchal de camp, prenait en passant possession du commandement de Médéa, et rejoignait en hâte les troupes d’infanterie qu’il devait commander sous les ordres directs du gênerai Bugeaud Ces troupes, d’un effectif de 2,640 baïonnettes, de 300 chasseurs d’Afrique et spahis, formaient la colonne de droite ; la colonne du centre, aux ordres de Changarnier, comprenait l,840 hommes d’infanterie, 130 chasseurs et spahis ; la colonne de gauche commandée par le colonel Korte, du 1er régiment de chasseurs d’Afrique, comptait 2,110 hommes de pied et 600 chevaux. Quatre sections d’artillerie de montagne marchaient avec les colonnes.
Le 25 novembre, celles-ci se séparèrent pour agir isolement; un rendez-vous commun leur était donné sur l’Oued-Kchab, à l’ouest du grand pic de l’Ouarensenis. La colonne Korte devait remonter la vallée de l’Oued-Deurdeur, passer chez les Ayad et contourner le massif par le sud; les vallées de l’Oued-Rouina et de 1 Oued-Fodda étaient les routes assignées, la première à la colonne Changarnier, la seconde à celle du gouverneur. Comme l’approvisionnement porte par les mulets n’était que de vingt jours, le général Bugeaud s’était fait accompagner d’un détachement de la garnison de Miliana, qui établit à Souk-el-Tenin, sur l’Oued-Fodda, une redoute provisoire, uniquement formée de caisses à biscuit. Ce fut le premier de ces dépôts improvisés, distincts des postes-magasins, et qui reçurent du troupier le nom de biscuit-ville.
Sans entrer dans un détail qui aurait peu d’intérêt, il est permis de dire en gros que les trois colonnes reçurent dix fois plus de soumissions que de coups de fusil; mais cette placidité de gens dont la réputation était loin d’être pacifique parut suspecte au gouverneur. Pour éclaircir son doute, il régla le plan d’une seconde série d’opérations qui devaient aboutir plus à l’ouest, au khamis des Beni-Ouragh sur l’Oued-Riou. La première colonne alla d’abord se ravitailler à Souk-el-Tenin, puis elle gagna sans peine le nouveau rendez-vous ; elle y trouva, le 9 décembre, la colonne Changarnier établie depuis la veille, après une marche aussi peu disputée. Restait la troisième; on l’attendit le 9 et le 10; elle n’arriva que dans la journée du 11 ; c’était sur elle que s’était porté l’effort de l’ennemi.
A la nouvelle du péril qui menaçait ses amis surpris par la soudaine invasion des Français dans l’Ouarensenis, Abd-el-Kader qui venait d’enlever chez les Ayad la famille d’Ameur-ben-Ferhat s’était hâté d’accourir, et comme le colonel Korte cheminait à découvert dans la région la plus accessible du massif, il le fit immédiatement attaquer par les Kabyles. La fusillade, engagée le 6 décembre, se prolongea presque sans intermittence jusqu’au 10. Ce dernier jour, l’arrière-garde eut à soutenir un rude combat sur le plateau de Bess-Ness. Un long intervalle la séparait du gros de la colonne SI long que le bruit de l’engagement ne parvenait pas aux corps les moins éloignes. Le lieutenant-colonel de Ladmirault n’avait sous la main que le 2e bataillon d’Afrique du commandant Damesme avec un obusier de montagne. Un coup de feu tua le mulet qui portait l’obusier; la pièce roula dans un ravin; aussitôt les assaillans se précipitèrent pour s’en emparer et la mêlée se fit tout autour. Le capitaine d’artillerie Persac tomba criblé de coups ; mais ses canonniers enlevèrent son corps à l’ennemi et, les zéphyrs aidant parvinrent à ramener l’obusier; il n’y eut que l’affût qui demeura entre les mains des Kabyles. Cependant le lieutenant-colonel de Ladmirault avait fait sonner la charge et battre la générale. Cet appel enfin entendu, grâce à une saute de vent, ramena en arrière quelques compagnies des tirailleurs indigènes et du 53e. A leur approche, l’ennemi se retira, emportant son trophée.
C’étaient les Beni-Ouragh qui avaient surtout combattu dans cette journée. Le 16 décembre, les colonnes de gauche et du centre réunies sous le commandement du général Changarnier, entrèrent dans leurs montagnes par le nord, tandis que le gouverneur et le duc d’Aumale les abordaient à l’ouest et au sud. Ainsi entourés, vieillards, femmes, enfans, troupeaux, sous la protection des guerriers, essayèrent de gagner les rochers escarpés du grand pic; mais, de ce côté-là même, le goum de Sidi-el-Aribi, khalifa du Chélif, leur coupa la retraite. Alors on vit le plus grand chef de l’Ouarensenis, Mohammed-bel-Hadj, s’avancer vers le gouverneur et lui demander grâce au nom de sa tribu : « Pour moi, dit-il, j’avais huit fils; six sont morts en le combattant. J’ai servi le sultan avec zèle; mais il ne peut plus nous protéger, et si tu es humain, je suis à toi pour toujours. La parole d’un Beni-Ouragh est sacrée., Touché par l’attitude et le langage de ce vétéran de la guerre, le général Bugeaud fut généreux ; au lieu de garder en otage celui de ses deux derniers fils que lui offrait le vieillard, il confia au jeune homme la mission de rejoindre le général Changarnier et de guider son retour sur l’Oued-Riou. Le lendemain, Bel-Hadj, les cheikhs des Beni-Ouragh et les marabouts de Bess-Ness vinrent, avec les chevaux de soumission, faire hommage au gouverneur.
Le 18 décembre, le duc d’Aumale, à la tête de sept bataillons et des trois quarts de la cavalerie, reprit le chemin du Titteri et de la Métidja. Avec le reste du corps expéditionnaire, Changarnier le montagnard allait faire une reconnaissance à travers le Dahra. Le 22, au pont de bois récemment construit à l’américaine par le génie sur la Mina, près de Bel-Hacel, le gouverneur se sépara de son lieutenant; il allait s’embarquer à Mostaganem et lui donnait rendez-vous pour le 29 devant Ténès.
Le 25, Changarnier entra dans le Dahra, qui se montra aussi paisible que la plus grande partie de l’Ouarensenis. Arrivé, le 28, au-dessus de Ténès, il reçut la visite du hakem, du cadi et des Coulouglis, qui composaient la population de cette petite et misérable bourgade. Il n’y avait moyen ni de s’y loger, ni de s’y ravitailler même; la saison était devenue mauvaise; la pluie tombait à torrens. Sans attendre le rendez-vous indiqué par le gouverneur, Changarnier prit sur lui de lever immédiatement le bivouac et de gagner sans plus tarder Cherchel par un chemin difficile et rocheux, mais que la pluie ne pouvait pas dégrader. Le 1er janvier 1843, la colonne bivouaqua sous les murs de cette ville; le lendemain, elle descendit dans la Métidja, et le 5, chacun des corps qui la composaient rentra dans ses cantonnemens.
Retenu à Mostaganem par l’état de la mer, le général Bugeaud n’avait pu arriver que le 30 décembre à Ténès, avec deux bateaux à vapeur chargés de vivres. Au lieu d’y être reçu par Changarnier, comme il devait s’y attendre, il n’y trouva qu’une lettre par laquelle son lieutenant lui donnait avis qu’il avait été dans l’obligation de passer outre. Le mécompte ne laissa pas de lui être particulièrement désagréable. Une remarque au moins surprenante à faire, c’est que, dans ses mémoires, Changarnier s’étonne et se plaint de n’avoir reçu, après sa course du Dahra, aucun remercîment du gouverneur.
Ce dernier incident à part, l’année 1842, si bien remplie, aurait été pour la satisfaction du général Bugeaud parfaitement heureuse, s’il ne s’était pas élevé quelques dissentimens entre lui et le ministre de la guerre. Les adversaires de l’Algérie dans la chambre des députés n’osaient plus, à quelques exceptions près, soulever contre la conquête les anciens griefs; le ridicule échec de l’obstacle continu avait mis en déroute les partisans honteux de l’occupation restreinte; restait la question du budget, sur laquelle ils essayaient de retrouver leur avantage. En effet, il y avait à dire, car l’effectif des troupes en Afrique surpassait du double le chiffre autorisé par la chambre. Naturellement on s’en prenait au maréchal Soult, président du conseil et ministre responsable, et le ministre, naturellement aussi, ne pouvait qu’inviter le gouverneur de l’Algérie à restreindre ses besoins au strict nécessaire. Là-dessus, le général Bugeaud prenait feu, et, non content de répondre, par d’excellens argumens d’ailleurs, au ministre, il voulait gagner à sa cause le plus d’adhérens possible. C’est ainsi qu’au mois de septembre il avait publié une brochure dans laquelle il combattait énergiquement toute réduction de l’armée d’Afrique. Ce procédé incorrect blessa justement le maréchal Soult, qui fit connaître au malencontreux écrivain son mécontentement.
De tous les membres du cabinet, — la remarque en a déjà été faite, — c’était le ministre des affaires étrangères qui avait plus particulièrement la sympathie du gouverneur, a Quand les difficultés naturelles de sa mission, a dit M. Guizot dans ses mémoires, ou celles qu’il s’attirait quelquefois lui-même, le rendaient mécontent ou inquiet, quand il croyait avoir à se plaindre du roi, du ministre de la guerre, des chambres, des journaux, c’était à moi qu’il s’adressait pour épancher ses mécontentemens, ses inquiétudes, et me demander d’y porter remède. » En cette crise, il s’adressa donc à M. Guizot, qui intervint habilement et utilement entre les deux parties. « Je vous ai soutenu dans le conseil et ailleurs, écrivait, le 20 septembre, au gouverneur le ministre des affaires étrangères; je vous ai soutenu toutes les fois que l’occasion s’en est présentée. Vous êtes chargé d’une grande mission et vous y réussissez. C’est de la gloire; vous l’aimez et vous avez raison. Le public commence à se persuader qu’il faut s’en rapporter à vous sur l’Afrique, et vous donner ce dont vous avez besoin pour accomplir ce que vous avez commencé. Je viens de lire ce que vous venez d’écrire; c’est concluant. A votre place, je ne sais si j’aurais écrit; l’action a plus d’autorité que les paroles, mais vos raisonnemens s’appuient sur vos actes. »
Après de si grands éloges, il fallait bien accepter la légère et juste remontrance d’un ami sage, fidèle et puissant. Le général Bugeaud s’y rendit, et la paix fut rétablie entre les deux hommes de guerre qui, sans se douter assurément du voisinage, avaient pris part l’un et l’autre à la bataille d’Austerlitz, l’un caporal aux vélites de la garde, l’autre maréchal de l’empire et commandant du 4e corps.
CAMILLE ROUSSET.
- ↑ Voyez la Revue du 1er décembre 1887.