La Conspiration/s03

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III

Rue d’Ulm, on traversait cette époque incertaine où, les examens achevés, on en attend les résultats dans un extrême désœuvrement qui a bien des charmes pour des adolescents naturellement paresseux, mais contraints pendant des années à d’absurdes travaux.

Laforgue passait des après-midi entières sur un divan tendu d’une étoffe dorée qui était devenue fort sombre ; il prenait un livre et commençait à lire, mais il s’endormait bientôt ; quand il avait trop chaud, il descendait au rez-de-- chaussée et allait prendre une douche, ou un verre dans un bistrot de la rue Claude-Bernard.

Une après-midi, vers quatre heures, quelqu’un frappa, c’était Pauline D…, une jeune fille qui n’était plus tellement jeune et qui venait de temps en temps voir Laforgue, rue d’Ulm, quand elle avait envie d’être embrassée. Laforgue l’avait rencontrée sur une petite plage en Bretagne où les jeunes gens embrassaient les jeunes filles après des allées et venues sur la digue, quand elles s’étaient étendues sur le sable et qu’elles étaient désarmées par la nuit, les étoiles, ou la phosphorescence verte de la mer qui venait grésiller à leurs pieds. Philippe avait toujours beaucoup de peine à soutenir la conversation avec Pauline ; il se disait qu’il n’avait jamais détesté une femme comme elle, mais il n’avait pas tant d’occasions de caresser une poitrine et des jambes et il s’arrangeait. Il lui disait grossièrement :

— Vous connaissez des gens impossibles, le curé de la Madeleine, le gouverneur militaire de Paris. Dire que vous êtes la nièce d’un préfet de police ! Qu’est-ce que vous venez faire chez moi ?

Pauline l’avait conduit un jour à une vente de charité dans l’Hôtel des Invalides ; sur le boulevard, c’était le printemps, des invalides assis dans leurs petites voitures lisaient leurs journaux au soleil ; le général Gouraud promenait sa manche vide parmi les dames de l’Union des femmes de France ; ces anciennes infirmières averties de cette illusion des amputés qui ne fait pas moins parler d’elle que la bille d’Aristote et les vieilles plaisanteries des opticiens, s’effaçaient pour ne pas heurter la manche vide, ce bras d’ombre : s’imagine-t-on le général s’abandonnant soudain, lâchant le cri de douleur qu’il avait retenu jusqu’au bout sur les champs de bataille ? On vendait des objets que personne n’avait envie d’acheter — c’est toujours la même chose dans les ventes, heureusement qu’il faut bien des cadeaux pour les bonnes, les parents pauvres — des coussins, des paillassons, des brosses, des ustensiles fabriqués par des aveugles de guerre et tristes comme leurs chiens, ou par des pupilles jaunes et noires des religieuses françaises de l’Annam et de la Côte des Somalis. Pauline rappelait toujours à Laforgue le temps de guerre, où en province, il allait le jeudi à l’hôpital du couvent Sainte-Madeleine voir les blessés fabriquer du macramé et tricoter des cache-nez, les sœurs courir, ces saintes filles qui n’avaient jamais été à pareille fête, où, le dimanche soir, lorsqu’il avait servi le Salut en faisant tinter les sonnettes devant les soldats qui somnolaient et songeaient qu’ils étaient aussi bien là qu’ailleurs, les convalescents lui donnaient des cigarettes qui le faisaient vomir ; en revenant dans un taxi où Pauline l’embrassait, il se disait qu’elle n’était acceptable que comme un souvenir d’enfance, le reflet des infirmières à voile bleu avec leurs seins si beaux sous les empiècements carrés et sous la médaille palpitante des épidémies.

Pauline se mit à parler des concours du Conservatoire et de l’exposition des envois de Rome ; elle n’avait jamais grand’chose à faire, elle ne manquait pas un concert, une exposition, une grande vente, elle allait un jour par semaine dans une consultation conseiller les jeunes mères sur l’allaitement des nouveaux-nés et les maladies du premier âge ; elle avait peu d’argent ; elle ne se mariait pas.

Laforgue affectait de ne jamais mettre les pieds dans une galerie de peinture, chez un marchand de tableaux, à l’Opéra, salle Pleyel : c’était assez leur genre ; comme ses amis, il criait avec orgueil sur les toits qu’il se moquait de la peinture, de la musique et du théâtre, et qu’il préférait les bistrots, les foires du Lion de Belfort, les cinémas de quartier et les kermesses de l’avenue des Gobelins. C’était une sorte de défi qu’ils lançaient aux gens à qui les beaux-arts servaient de mérite, de justification, d’alibi. Comme il connaissait assez bien l’Espagne et l’Italie, Philippe aurait pu parler tout de même de la peinture, mais Pauline ne venait pas rue d’Ulm pour causer sérieusement de tableaux ou de musique et Laforgue jugeait qu’il n’y avait pas lieu de se donner la peine d’être poli. Il s’assit près de Pauline sur le divan et elle lui dit qu’il n’était pas bavard.

— Excusez-moi, Pauline, dit-il. Dieu sait pourtant qu’il s’en passe ! 30 degrés à l’ombre à Perpignan, un anticyclone de derrière les Sargasses marche sur les Açores. Le financier Loewenstein s’est noyé dans la Manche et la Bourse d’Amsterdam est considérablement émue. On joue Maya au théâtre de l’Avenue, où nous n’irons pas. Il y a eu quarante-huit morts à Roche-la-Molière, mais comme ce sont des mineurs, cet incident n’a pas une importance démesurée et M. Tardieu s’est entretenu familièrement avec les blessés, ce qui arrange bien des choses. À Paris…

— Embrassez-moi plutôt, dit Pauline.

Philippe l’embrassa et il trouva à ce geste un plaisir légèrement irrité parce que la sueur de l’été salait un peu les lèvres de Pauline, que son rouge avait un drôle de goût, et qu’elle était une de ces femmes impossibles qui mettent en scène toutes leurs émotions, tremblent quand on touche leurs seins et qui organiseront sur le tard des crises de nerf parfaitement imitées.

— Que de manières ! pensait Laforgue. De quoi aurais-je l’air si Bloyé rentrait, avec cette fille théâtrale, sa figure de transe ? Il vaudrait peut-être mieux que j’aille boucler la porte.

Il s’éloigna de Pauline pour aller pousser le verrou.

— Est-ce que vous auriez de mauvaises intentions ? demanda-t-elle avec un petit rire arrangé. Je ferais probablement mieux d’enlever ma robe.

— Je le crois aussi, dit Laforgue.

Pauline se leva et enleva sa robe, une robe couleur de feuille morte qui faisait justement un sec petit bruissement de feuille morte ; elle portait une combinaison mauve avec de grandes bandes de dentelle ocrée qui lui coupaient la poitrine et les jambes.

— Cette femme n’a aucun goût, se dit Philippe, qui n’aimait chez les femmes qu’une lingerie pure ou les artifices extravagants des grues de la Madeleine et de l’Opéra.

Elle avait des épaules et un torse un peu grêles mais des jambes et des hanches assez lourdes pour lesquelles Philippe avait assez de goût pour lui pardonner son linge. Elle s’allongea sur le divan et étendit sa robe sur ses genoux ; Laforgue, couché le long de ce corps moite, pensait qu’il aurait bien dû tirer le rideau avec tout ce soleil qu’ils avaient en plein dans les yeux et qui illuminait les taches de rousseur sur la peau blanche de Pauline au-dessus du grand ourlet de ses bas, mais il commençait à ronronner et il n’eut pas le courage de se lever. Pauline n’était pas une femme avec qui il fût question de coucher ; elle se défendait avec une présence d’esprit obstinée qui n’entravait guère sa poursuite du plaisir. Elle ferma les yeux ; le fard disparut de ses joues ; le mouvement de son ventre faisait penser au battement saccadé et rêveur de l’abdomen d’un insecte ; elle était solitaire, absolument enfermée en elle-même, dans l’application étrange du plaisir ; son cœur battait durement dans tout ce profond travail ; Laforgue se rappelait qu’il ne s’était pas rasé le matin, et que Pauline aurait des points rouges autour de la bouche et des plaques roses au creux de l’épaule, mais comme il pensait à cette étrangère avec rancune, il se disait que c’était bien fait. Ces caresses, ces mouvements, ces respirations coupées faisaient une torpeur taciturne et mouvante, une précipitation aveugle, une maussaderie dont on ne voyait pas la fin. Pauline serra soudain les dents, rouvrit les yeux, et Laforgue épia avec rage cet air d’égarement, cette angoisse de coureur au bout de son effort ; le corps de la jeune fille se tendit, ses cuisses se serrèrent avec une force incroyable sur le poignet de Laforgue qui atteignit lui-même un plaisir incertain.

Pauline s’abandonna, posa une main sur son sein :

— Nous sommes insensés, soupira-t-elle.

Elle s’étira, elle referma les yeux. Plus tard, elle se souleva sur un coude et prit une glace dans son sac, se regarda :

— Comme je suis faite ! s’écria-t-elle.

— Défaite, dit Philippe.

Elle était échevelée, une rosée de sueur perlait encore sur ses tempes, aux ailes de son nez, à la racine de ses cheveux, après le dur engendrement du plaisir. Laforgue regardait ces lèvres blanches :

— L’amour n’arrange pas les femmes, se dit-il.

— Essuyez votre bouche, dit Pauline. Si vos amis voyaient tout ce rouge…

Elle couvrit ses seins, qui étaient attachés un peu bas et elle se leva pour passer sa robe. Pauline réussissait avec une promptitude admirable le passage difficile des désordres du plaisir à la vie de société : avec son visage net, ses cheveux lisses, sa robe jusqu’aux chevilles, personne n’aurait songé à lui manquer de respect. Elle avait envie de parler, le bavardage était pour elle l’un des derniers échos du plaisir. Elle lut les titres des livres qui traînaient partout, Laforgue venait de terminer une année grecque, les livres étaient austères, il y avait sur sa table le Politique, l’Éthique à Nicomaque et le Commentaire de Simplicius. Pauline se rassit sur le divan. Sa robe découvrait les grandes plages de soie de ses bas ; elle regardait Philippe avec un sourire à tuer qui voulait en dire long.

— En voilà assez pour aujourd’hui, pensa Laforgue. Nous ne sommes pas complices pour si peu.

— Comme cela doit être passionnant, toute cette sagesse grecque ! s’écria-t-elle.

— À qui le dites-vous, répondit Laforgue.

— Tellement plus qu’une femme comme moi, n’est-ce pas, soupira Pauline. Une femme sans importance…

— Aucune comparaison, dit Philippe, qui se dit : elle minaude, c’est un comble. Mais vous me faites penser que j’étais en train de travailler quand vous êtes venue. J’étais dans un de mes bons jours, figurez-vous…

— Ce qui doit signifier, répondit Pauline, que je pourrais peut-être vous débarrasser maintenant de ma présence.

Laforgue haussa légèrement les épaules, mais Pauline sourit : c’était fini, elle était rhabillée, elle savait qu’elle ne pouvait exiger des hommes une reconnaissance passionnée pour ce qu’elle leur donnait.

Laforgue l’accompagna jusqu’à la porte de la rue d’Ulm, elle s’éloigna vers la grille et la loge du portier.

— On est vraiment trop poli, pensait-il. Cette fois-ci, j’aurais dû coucher avec cette fille.

Bloyé arriva au pied des marches du porche, il revenait du jardin. Laforgue lui dit, un peu haut ;

— Bloyé, tu vois cette dame ? Eh bien, elle ne couche pas.

Pauline se retourna et jeta vers eux un regard de colère. Laforgue se dit en rougissant que l’insulte ne l’empêcherait pas de revenir, qu’elle n’était pas si fière, et il rentra se laver les mains.


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