La Conspiration/s06

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VI

Un samedi, vers le soir, ils reçurent tous un pneumatique qui les priait de se trouver le lendemain à deux heures en face de Saint-Germain-des-Prés, tous : Laforgue, Bloyé, Jurien et finalement Pluvinage.

Il n’existe point de groupe de jeunes gens où ne s’établissent des hiérarchies, des distances, comme si quelques-uns d’entre eux recevaient de tous les autres le crédit d’un plus vaste avenir. Rosenthal qui faisait figure de chef et se plaisait à cette dignité, se défiait vaguement de Pluvinage, il avait hésité à le convoquer : il ne lui aurait pas confié ses secrets. Peut-être était-ce à cause de son nom : on ne s’appelle pas Pluvinage. Mais la journée ne promettait pas d’être fertile en grands mystères, Bernard avait tout de même averti Pluvinage.

— Tu es un rude salaud, dit Bloyé, tu aurais bien pu monter jusqu’à la rue d’Ulm avec ton corbillard.

— Montez, dit Rosenthal. Nous n’allons pas tout près.

— Peut-on savoir où nous partons ? demanda Laforgue.

— Tu verras bien, répondit Rosenthal, en embrayant.

Aucun d’eux n’insista : ils n’avaient pas encore perdu le goût des jeux dont on n’a pas la clef.

L’auto sortit de Paris par l’avenue de Neuilly et la route de la Défense ; à Argenteuil, qu’ils abordèrent par les quais, des batteries de cheminées d’usine se dressaient derrière le rideau de pluie au-dessus des prairies plates et rebroussées par le vent ; des vapeurs acides traînaient partout dans l’air râpeux du dimanche ; passé Argenteuil, passé Bezons, ils franchirent une seconde fois la Seine sur le pont de Maisons-Laffite et tournèrent ensuite du côté de Saint-Germain. Un peu avant Mesnil-le-Roi, la voiture s’arrêta en grinçant de tous ses tambours devant une maison ancienne bâtie dans cette pierre de taille un peu tendre qu’on rencontre assez tôt sur les routes du Vexin. La pluie venait de cesser, les branches encore noires, à peine bourgeonnantes après l’interminable hiver, les glycines au-dessus de la grille s’égouttaient. Rosenthal sonna à la porte de fer ; une jeune femme sortit sur le perron et leur cria d’entrer, et ils poussèrent la porte du jardin.

— Bonjour, Rosenthal, vous allez bien ? demanda la jeune femme. Vous n’avez pas eu peur de toute cette pluie ?

— Pas question, répondit Bernard. C’était même plutôt agréable. Simone, voici les amis dont je vous ai parlé.

— Je suis sûre que François va être ravi de les connaître, dit-elle.

Elle leur serra la main, longuement, en les regardant dans les yeux d’un regard un peu myope. Elle était blonde, fardée et assez maigre, sa main avait des os d’une petitesse et d’une sécheresse inquiétantes. Ils entrèrent ; des flaques d’eau se formèrent aussitôt sous leurs imperméables. Dans la salle à manger, il y avait des housses au crochet, des abat-jour, des assiettes à légendes sur les murs, un tapis vert passé, brodé de fleurs jaunes, sur une table ronde où des tas de revues et de journaux traînaient. La jeune femme surprit leurs regards.

— C’est assez sordide, n’est-ce pas, dit-elle. Mais il fallait à François un endroit tranquille pour travailler ; à Paris, il ne peut rien faire avec tous ses rendez-vous et cet horrible téléphone. Je vais vous faire du thé, vous devez être gelés…

Elle sortit, ils entendirent remuer des tasses, ils s’approchèrent du feu de bois qui brûlait au fond de la cheminée de marbre noir.

— Qu’est-ce que c’est que cette dame ? demanda Laforgue, et de qui parle-t-on ?

— Vous êtes chez un de mes amis, répondit Rosenthal. Il va descendre.

La jeune femme revint. Ils attendirent encore quelque temps en buvant dans des verres du thé avec des ronds de citron.

— Est-ce que vous aimez au moins le thé à la russe ? disait-elle.

La conversation tomba. Ils entendaient marcher de long en large au-dessus de leurs têtes.

— Quand François travaille, dit la jeune femme, il est comme un lion en cage… Je l’ai prévenu que vous étiez là.

Ils s’ennuyaient un peu, mais enfin pour un dimanche d’avril. À travers les vitres, ils découvraient la vallée de la Seine qui virait au pied des terrasses de Saint-Germain et sur l’horizon brouillé, une province de toits rouges tombés au hasard de la plaine et des routes jusqu’aux pentes du Mont Valérien.

— Vous avez une bien belle vue, dit Bloyé.

— Pour ce que j’en fais ! s’écria-t-elle en croisant ses jambes nues. Rien ne m’embête comme la campagne. Et à cette saison !

Une porte se ferma au premier étage, des pas descendirent l’escalier qui craquait et leur hôte entra ; c’était un homme long, un peu voûté, avec des yeux bleus qui se déplaçaient avec une mobilité si grande qu’on croyait parfois qu’il louchait, et un front nu qui lui donnait un air légèrement égaré.

— J’ai vu cette tête-là quelque part, pensa Laforgue. Cette bouche molle…

— Régnier, dit Rosenthal, permettez-moi de vous présenter mes amis. Voici Laforgue, Bloyé, Jurien, Pluvinage…

Régnier leur serra la main : ils connaissaient tous son nom, ils avaient lu ses livres, c’était le premier écrivain connu qu’ils rencontraient : ils eurent sur le champ envie de briller, de le contraindre à les admirer. Ce ne fut pas facile, et finalement ils n’y parvinrent pas. François Régnier parla presque tout le temps d’une manière hachée, du temps qu’il faisait, du livre auquel il travaillait et où il était justement question de la jeunesse, et il était tellement content de causer avec eux, de voyages ; il cita des plats espagnols, grecs, c’était à croire que les voyageurs ne quittent point les restaurants.

— À la Barraca, à Madrid, disait-il, on mange un cocido tout à fait extraordinaire… Quand vous irez à Madrid, il faut absolument que vous alliez voir mon vieil ami El Segobiano, qui vous fera une soupe au pain étonnante…

Ou bien :

— À Athènes, chez Costi, on doit manger des palombes rôties. Mais peut-être que le meilleur repas que j’aie fait en Grèce, c’était encore ces œufs sur le plat à l’huile d’olive que j’ai mangés à Eleusis, chez un épicier qui m’expliquait des choses sur la bataille de Salamine.

Ils ne le trouvaient vraiment pas extraordinaire et se sentaient plutôt hargneux à cause de ce ton de supériorité des hommes de quarante ans qui en ont tant vu. De temps en temps, Régnier se levait et marchait autour d’eux.

— François, arrête-toi, dit enfin la jeune femme. Tu nous donnes le mal de mer…

— Simone, répondit-il, donne-moi mon plaid. On crève dans cette maison.

Il jeta sur ses épaules un plaid écossais et ne se rassit pas. Il posa aux jeunes gens des questions sur eux-mêmes, sur les idées qu’ils se faisaient de l’amour, de la politique ; ils répondirent évasivement : de quoi se mêlait-il ? Il cita des phrases d’hommes célèbres, il avait l’air de connaître tout Paris :

— Herriot me disait la semaine dernière, commençait-il, « Mon petit Régnier… »

Ou :

— Philippe Berthelot me racontait que le jour de la signature du pacte Briand-Kellogg…

Le nom de Platon lui inspira à propos de la peinture, à laquelle justement Berthelot n’avait jamais rien compris, une variation brillante, mais que ces spécialistes qui sortaient du Sophiste et du Politique jugèrent fausses : Bloyé le lui expliqua avec une certaine raideur insolente, ils n’étaient pas fâchés de prendre en faute tant d’odieuse aisance, de montrer à Régnier que s’il connaissait Berthelot, Herriot, Léon Blum, du moins il ignorait Platon.

— C’est bien possible, répondit-il, en riant d’une manière négligente, en montrant ses dents. Depuis le temps que j’ai expliqué la République à la Sorbonne, avant la guerre ! Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. Quand vous aurez mon âge, vous vous moquerez du respect des textes.

Il continua à leur expliquer la peinture, qui jouait dans ces années-là le rôle que le théâtre avait rempli vingt ans plus tôt, et comme il citait des noms de peintres qu’ils ne connaissaient pas, ils le trouvèrent grossier. Un peu plus tard, il leur demanda :

— Quel âge avez-vous tous ?

— Vingt-deux ans.

— Vingt-trois.

— Vingt-trois.

— Rosenthal, je sais, dit Régnier.

— Et vous ? demanda Laforgue.

— Trente-huit, dit-il. Sont-ils jeunes !

Régnier se mit à rire une seconde fois de son rire déplaisant.

Vers cinq heures et demie, ils partirent. Il faisait tout à fait nuit ; sous un plafond de nuages, un immense fouillis de lumières clignotantes s’étendait jusqu’au bout de la terre, bien au delà de Paris. Dès que Rosenthal accéléra, sous les arbres pourris de la forêt de Saint-Germain, le froid leur coupa les joues. Le vent sentait la mousse, le champignon et le terreau.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Rosenthal. Comment avez-vous trouvé Régnier ?

— Pas mal, dit mollement Bloyé.

— Excessivement emmerdant, dit Laforgue.

— Il n’était pas en forme, dit Rosenthal. Il ne faut pas le saisir dans un jour de travail, je crains que nous ne l’ayons un peu dérangé, il dit alors n’importe quoi, des choses de la surface. Mais je voulais que vous fassiez sa connaissance, pour plus tard. C’est fait maintenant, vous aurez des occasions de le connaître…

— Ne t’excuse pas, dit Laforgue. Il aurait pu faire un plus sale temps.

Bernard était désolé et il se tut. Mais vers Bougival, il dit soudain, sur un ton de défi :

— Régnier est pourtant l’homme le plus intelligent que je connaisse.

— Pourquoi non ? dit Laforgue. Peut-être qu’il cache son jeu…

(À suivre.)

Paul Nizan.