La Conspiration/s07

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VII

Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 26 mars 1929.
Cher Philippe,


Il est temps que je te mette enfin au courant du projet que vous avez sans doute tous soupçonné que j’avais, j’écris aussi à Bloyé et à Jurien. Ne disons rien pour le moment à Pluvinage.

Nous avons choisi une raison de vivre dans la Révolution. Une raison de vivre n’est pas un élément de confort spirituel qu’on utilise le soir pour s’endormir dans les saloperies de la bonne conscience. Il faut profondément réfléchir sur les suites que comporte cette raison, c’est ainsi qu’on parvient à la totalité de la vie. Nous ne nous tolérerons pas nous-mêmes sans la totalité. Spinoza dit : acquiescentia in se ipso. C’est ce que nous exigerons. L’essentiel consiste à s’accepter.

Rien ne me sollicite davantage que l’idée d’engagement irréversible. Il nous faut inventer les contraintes qui nous interdiront l’inconstance ; l’adhésion à la Révolution ne doit pas être une promesse à temps sur laquelle il soit un jour licite de revenir. Redoutons nos infidélités futures…

Un homme qui croit en Dieu, il est en proie au sentiment le plus sordide du monde, mais toute sa vie est commandée, il est sans fissures, il n’y a pas le morceau de la croyance et les morceaux de la vie ordinaire ; il lui est impossible de revenir en arrière et de se déjuger sans se sentir détruit. La Révolution exige de nous des actes qui soient aussi efficaces que ceux du chrétien, aussi éloignés de la vie intérieure, et qui nous compromettent assez pour que nous ne puissions jamais retourner. Ce qui me frappe dans la vie chrétienne, c’est qu’elle ne se préoccupe au fond que d’œuvres et de preuves ; les bonnes intentions sont des histoires protestantes. C’est ainsi que nous entendrons l’engagement : comme un système prémédité de contraintes rigoureuses.

L’anarchie était singulièrement favorable à ce genre d’œuvres. Lancer une bombe, tuer un important : après cela, il était vraiment impossible de continuer à vivre comme avant la bombe ou le meurtre, il n’y avait jamais plus de statu quo, les retraites étaient coupées, on était dans l’histoire jusqu’au cou, on ne pouvait que s’enfoncer depuis le moment qu’on s’était mis hors de la mesure. Mais l’anarchie a été tuée par l’histoire, par les révolutions du xxe siècle, par les masses qu’elles mettent en jeu, par la certitude où est le révolutionnaire qu’il ne parviendra pas par l’exploit terroriste à effrayer sérieusement l’ennemi. La politique dépouillée du terrorisme et de ses engagements purs pose à l’individu des problèmes d’un autre ordre dont le plus élevé est celui de l’efficacité. Il faut nous élever contre l’excès de profondeur qui escamote les questions, il faut simplement aller vers le vrai et vers l’Être qui sont simples.

C’est contre des techniques de gouvernement et de police très remarquables que se sont brisées les anciennes passions de l’anarchie. La Révolution sera technique. Le difficile, c’est d’inventer des actes qui soient à la fois utiles à la Révolution et qui constituent pour nous d’irréversibles événements. Il ne nous faut plus croire que la vérité sur le mal connue, le mal soit aboli. Il faut détruire le mal. Philosopher à coups de marteaux. Inventer des choses irréparables.

Il est clair, et tu dois le sentir comme moi, que les articles que nous avons publiés et les discours que nous ne manquerons pas de faire ne nous engagent pas, pour longtemps au moins, dangereusement. Comme il existe des ouvrages de dames, ce ne sont guère que des ouvrages de jeunes gens, qui relèvent de l’art habile et de la complaisance.

Il me semble — François Régnier à qui j’ai longuement parlé depuis notre visite ratée à Carrières m’a dit là-dessus des choses réellement importantes — que l’espionnage pourrait constituer en ce moment l’activité à la fois efficace et irrémédiable que j’ai passionnément en vue. La bassesse légendaire de l’espionnage tient tout entière aux intérêts temporels qui conduisent les espions et aux fins ignobles que visent les impérialismes qui les paient. On n’a point encore considéré l’espionnage comme une des formes de l’activité de l’esprit. Un acte d’espionnage parfaitement désintéressé dans ses mobiles ou dans le profond intéressement serait d’ordre concret et métaphysique, et entièrement pur par ses fins, ne me paraît pas indigne de nous : aucun moyen n’est impur.

La Révolution française qui se prépare, malgré toutes les apparences et tous les signes de la stabilité, doit mettre au premier plan de ses soucis les questions de la prise du pouvoir et des résistances qui pourront être opposées dans les premières semaines du conflit armé. Il existe donc une nécessité de travailler politiquement dans l’armée, et une nécessité conspirative de s’emparer avant les journées de décision de divers renseignements militaires : dispositifs de sécurité, plans de protection, emplacements des stocks d’armes des centres mobilisateurs, etc. Si je vois encore mal dans leur détail les conditions réelles du succès de l’espionnage industriel — il faudra évidemment créer un réseau complexe de techniciens absolument sûrs, qui seront peu nombreux dans les milieux de Centrale et de l’X, un peu plus nombreux peut-être du côté des Arts et Métiers, des écoles techniques du pauvre — le succès assez rapide et étendu de l’espionnage militaire me paraît plus facile à imaginer ; nous sommes tous destinés à faire notre service militaire comme officiers d’infanterie ou d’artillerie ou comme soldats occupant par les vertus de la Culture des emplois privilégiés. (Au fond nous avons eu jusqu’ici une politique stupide en nous opposant systématiquement à la Préparation militaire supérieure et en organisant à l’École comme les normaliens de Quimper la lutte contre le bonvoust.) Ce qui définit les secrets militaires, c’est moins la profondeur que la répétition : il n’y a pas plus kierkegaardien qu’un État-major. Il suffirait donc au début d’un nombre restreint de camarades pour transmettre ce qui est réellement important et pour amorcer l’organisation d’un réseau d’informateurs qui n’aura pas besoin d’être indéfiniment étendu. Nous reparlerons bientôt à loisir des détails concrets : je te prie d’y réfléchir.

P.-S. — Tu te rappelles Simon qui était avec nous à Louis-le-Grand et qui est entré aux Chartes ? Il est secrétaire de son colonel à Clignancourt. On pourrait faire une expérience. Je le verrai : j’ai toujours eu de l’influence sur lui, il a fait jusqu’ici presque tout ce que je lui ai suggéré.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Strasbourg, le 28 mars 1929.
Mon Vieux Rosen.

Telle était donc ton idée dostoïevskienne. Elle me paraît incroyablement romantique. S’il est question d’engagement, j’ai comme une impression que l’engagement d’un métallurgiste dans une cellule du parti, dans une cellule d’usine, va beaucoup plus loin que n’importe quelle manifestation à la fois retorse et mystique. Retorse, parce qu’il est explicitement entendu que des types comme nous ne sont jamais pris, ne sont pas prenables. Le métallurgiste risque, et tout de suite, pas dans six mois, pas dans l’intemporel, sa liberté, son travail et sa croûte. De même les types qui se font poisser à la caserne pour provocation – de – militaires – à – la – désobéissance – dans – un – but – de – propagande – anarchiste. Peut-être que si nous ne redoutions pas une servitude politique et que si rien ne nous semblait plus important que de ne pas choisir, la véritable solution consisterait pour nous aussi dans l’adhésion pure et simple au parti, bien que la vie ne doive pas y être facile tous les jours pour les intellectuels. Ce sera à voir…

Mais enfin, en attendant qu’on se soit décidé à sauter le pas et que la Révolution soit plus visiblement prochaine que dans cette chienne d’époque, nous nous emmerdons tellement dans notre existence de jeunes élites que je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas dans la conspiration, les Possédés et le genre narodnik. Tes songes clandestins me paraissent cependant plus efficaces en vue de ta perfection personnelle que pour la réussite concrète de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Mais tu es comme tu es, tu me répondras que l’homme n’a que faire de la perfection du cheval.

Il n’est pas exclu que je voie quelque chose à faire sur le terrain industriel grâce à mon polytechnicien de père qui est, comme il se doit, à l’avant-garde de la technique. Je serais pourtant étonné d’en avoir sur le champ l’énergie à cause de l’atmosphère qu’on respire ici dans l’attente des jours de Pâques.

Strasbourg glorieusement reconquise sur l’ennemi, à la grande joie des patriotes qui ressortirent des quantités de petits rubans noirs et verts, et des officiers allemands de la flottille du Rhin que leurs marins insurgés surveillaient déjà revolver au poing dans des docks pleins de drapeaux rouges, pendant que l’amiral faisait les cent pas à poil par plusieurs degrés au-dessous, Strasbourg, dis-je, possède encore, bien que son caractère futile et musical se soit beaucoup affaibli depuis six ans que mon père y est arrivé dans les fourgons des vainqueurs, un air ravissant de colonie rhénane où il n’est pas question qu’on prenne des choses au sérieux. Le temps de la grande folie est passé où les lieutenants de l’armée française tenaient le haut du pavé sur le Broglie et dans la rue de la Mésange et où les plus surprenantes intrigues enrichissaient en huit jours de petits aventuriers à peine démobilisés dont les femmes roulaient bientôt dans des Mercedes et des Rolls ; une romanesque contrebande de devises s’exerçait en barque d’une rive à l’autre du Rhin qui tenait à la fin des fins dans des verres bien anglo-français ; des avions militaires passaient en fraude des vélos et des machines à coudre accrochés entre les roues du train d’atterrissage ; les douaniers du pont de Kehl vidaient le corsage des femmes, plein de bas de soie, les poches des hommes, les soutanes des prêtres, tous enivrés par les abîmes de l’inflation allemande ; de puissantes familles de brasseurs et de banquiers payaient des jeunes gens désœuvrés arrivés de l’intérieur pour coucher avec les brus dont ils voulaient délivrer leurs fils, les hauts fonctionnaires du Commissariat de Millerand et d’Alapetite emportaient en France pour leurs maisons de campagne de pleins wagons de mobilier national ; les surréalistes venaient chercher à Strasbourg les inspirations du romantisme allemand. C’est fini, mais on use encore ses loisirs à errer sur des quais bordés de clochers, de carillons, de palais, de jardins à grillages, d’églises et de temples où les touristes vont méditer sur la mort en regardant de près dans les cercueils de verre des fillettes en robes à vertugadin et des généraux du xviiie empaillés et fortement mangés aux vers. Il existe des places au bord des canaux et de l’Ill avec des arbres, de l’herbe, du silence, et des weinstube où des serveuses-maîtresses en robe de soie noire découvrent assez haut leurs cuisses pour qu’on ait envie de les caresser, bien que leur peau ait une blancheur gênante de salade ; lorsqu’on les connaît assez bien, elles vous conduisent à la cuisine pour vous embrasser habilement sur la bouche en vous appelant en allemand ma petite âme. Pâques n’est pas mal en Alsace, mais rien ne vaut dans cette ville la saison des neiges. Tous les bordels ont alors des arbres de Noël autour desquels les jeunes bourgeois de la ville s’attendrissent dans la compagnie des filles pendant que leurs parents vont à la messe de minuit au Munster. Ces jeunes gens ont communément pour maîtresses, comme ils disent, des serveuses de brasserie à tabliers noirs et à gros seins, qui leur donnent quelque argent de poche. Ils vont le dimanche danser avec les amies de leurs sœurs dans les dancings de l’hôtel Hannong et de la Maison Rouge, car il fait encore un peu frais dans les restaurants de la Wanzenau et du Fuchs am Buckel. Dans peu de jours, ces jeunes filles commenceront à jouer au tennis sur les courts de la Robertsau, où il y aura des roses. Toutes les séductions des Familles… À toi.


Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 30 mars 1929.
Cher Philippe,

Je veux passer sur ton mot de romantique : nous en discuterons, parce qu’il me paraît témoigner d’un grave malentendu entre nous. Ce n’est pas la première fois que je soupçonne en toi je ne sais quelle nonchalante absence de passion. Attention aux jardins de l’Île-de-France, au parler tourangeau, à la mesure, à la mesure pour rien, au-bon-sens-la-chose-du-monde-la-mieux-partagée, à la connerie d’Anatole France et à la canaillerie de Voltaire. Tu es parfois terriblement français.

De l’adhésion au parti, nous reparlerons aussi, parce que c’est sérieux. Notre fonction consiste à inventer ou à approfondir des mystiques, mais non à les dissoudre dans des politiques. Il doit être possible de jouer un rôle important de francs-tireurs. Comme dit l’oncle de Hollande, la liberté ne peut jamais avoir d’excès.

Merci à tout hasard de ton acceptation de principe de mon projet : je n’aurais rien fait sans toi, ni sans les autres. Bloyé est également d’accord, avec des objections du type de la prudence, et Jurien, ce qui m’étonne davantage. Je n’en espérais pas tant de ce futur professeur de faculté qui perdra le goût de la révolution en même temps que son pucelage, ce qui ne saurait à présent beaucoup tarder. J’ai rencontré Simon, très atteint par le service militaire. Je ne lui ai rien dit encore. Il est évident qu’il n’y a pas grand’chose à découvrir chez son colonel, à part la liste des hommes du régiment classés P. R. Mais il a conçu seul l’ambition de se faire affecter comme secrétaire à l’un des bureaux de la place de Paris et il m’a dit qu’il avait demandé à être muté du 21e colonial à Clignancourt au 23e à Lourcine où un emploi va être vacant au bureau de la 2e zone de la place. Il ne voit à ce changement auquel je l’ai vivement encouragé que des avantages de paresse et des agréments de quartier. Il a peu de relations parisiennes. Mais lorsque nous serons réunis dans quelques jours, nous trouverons bien le moyen de le faire recommander par M. Un Tel, qui connaît Mme X…, qui est précisément si intime avec le Commandant Supérieur des Troupes coloniales. Est-ce que tu n’es pas toi-même plus ou moins acoquiné avec une poule du milieu Gouraud ? Salut.


Philippe Laforgue à Pauline D…
Strasbourg, le 2 avril 1929.
Chère Pauline,

J’ai un léger service à vous demander que vous devez pouvoir me rendre par la vertu de vos mauvaises fréquentations. Un de mes amis, qui est soldat au 21e colonial à la Caserne de Clignancourt, souhaite venir sur la rive gauche, et expressément au 23e colonial à la caserne de Lourcine. Il a des raisons parfaitement sérieuses qui ne vous regardent pas plus que moi. Comme vous êtes dans les généraux jusqu’au cou, vous pourriez peut-être demander à l’un de ces feuillus comment l’on doit s’y prendre. J’ajoute que mon ami ambitionne singulièrement d’être détaché à un emploi qui se trouvera bientôt vacant et dont il dit que c’est un filon, celui de secrétaire à la 2e zone de la Place-de-Paris, qui est précisément logée à la caserne de Lourcine, ou de Port-Royal. Il s’appelle André Simon, soldat au 21e régiment d’infanterie coloniale, Compagnie hors rang, Caserne de Clignancourt (18e).

P.-S. — Après la rentrée de Pâques, chère Pauline, si l’idée vous vient de revenir rue d’Ulm, j’aimerais que ce soit après neuf heures du soir. Il n’y a point de doute, étant données les coutumes de la maison, que le portier, qui a vu entrer jusqu’à des négresses, ne vous laisse passer.


Pauline D… à Philippe Laforgue
Paris, le 5 avril 1929.
Philippe dear,

Un service de moi à vous ! C’est trop amusant pour que je me dérobe. Vous pensez bien que vos façons ne me trompent guère, et j’ai trop de goût pour nos petites séances coupables de la rue d’Ulm pour vous tenir rigueur de vos mauvaises manières. J’ai naturellement trouvé le général qu’il fallait, c’était un vieil ami de mon oncle et un coup de téléphone a suffi. Votre ami sera nommé au poste qu’il ambitionnait. Il paraît que ce n’était pas une de ces ambitions qu’on ne puisse satisfaire. Ne me remerciez pas, j’ai les témoignages écrits de reconnaissance en horreur. J’irai vous voir. Après neuf heures du soir, puisque vous le souhaitez. À bientôt.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Paris, le 9 avril 1929.
Mon Vieux Rosen,

C’est réglé. Simon ira à Port-Royal. Je suis arrivé hier soir à Paris et je pense que nous vous verrons bientôt. Rien n’est simple comme le début d’une Grande Conspiration. À toi.