La Conspiration/s17

La bibliothèque libre.

XVII

— Ça va lui faire un de ces petits réveils, dit l’un des commissaires.

— Il n’aura rien à dire, répondit un inspecteur, il aura dormi plus tard que nous.

Les policiers se mirent à rire.

Ils se sentaient en train, parce qu’ils allaient arrêter un homme qu’ils cherchaient depuis un réquisitoire du Parquet qui remontait tout de même au 5 juillet, et parce qu’il faisait encore, bien que le mois d’octobre fût avancé, un temps d’été. Il aurait fait un temps d’été s’il n’y avait pas eu au-dessus de la vallée de la Seine une de ces brumes qui annoncent les gelées et les levers de soleil rougeoyants de l’hiver, mais on vivait cette année-là dans l’étrange suspension de la mort qui se reproduit tous les trois ou quatre ans, pendant laquelle les arbres gardent leur couronne de feuilles jusqu’à un coup de vent ou à une nuit de gel qui arrache d’un coup toutes les cargaisons de leurs branches.

Les policiers en civil arrivés de Paris, et les gendarmes de Saint-Germain regardaient la maison endormie. Les chauffeurs des autos de la préfecture étaient descendus de leurs sièges. Le directeur du contrôle des recherches dit que c’était le moment et marcha vers la grille : il sonna. Comme le silence sans bornes du matin régnait autour d’eux et que tout bruit était parfaitement amorti sur le fleuve par les plumes du brouillard, la sonnerie trembla assez loin dans la campagne. Le directeur poussa la grille et une petite pluie tomba sur lui des feuilles de la glycine ; les commissaires le suivirent. Au premier étage une fenêtre s’ouvrit. Régnier se pencha et passa les doigts dans ses cheveux.

— Police, dit le directeur.

— Non ! dit Régnier.

La porte s’ouvrit. Le directeur et les commissaires disparurent.

Les inspecteurs et les gendarmes regardaient toujours la maison et ils devinaient un grand remue-ménage intérieur.

— Ça va se passer gentiment, dit un inspecteur.

— Les arrestations politiques, dit un de ses compagnons, ça n’est pas toujours facile à réussir, mais quand on tient son type, c’est dans le genre doux.

Il leur fallut attendre. Peut-être vingt-cinq minutes ou une demi-heure. Les policiers fumaient et regardaient le paysage pour y reconnaître de loin Le Vésinet, Bezons, Sannois, Rueil et Nanterre. Le temps s’éclaircissait, la brume se levait.

— C’est long, là-dedans, dit un gendarme.

— Monsieur prend son bain, répondit un inspecteur. Ou il apprend par cœur le mandat d’amener.

À la fin, la porte de la maison s’ouvrit ; le prisonnier parut le premier, le directeur suivit, puis les deux commissaires. De la porte à la grille, il y avait un chemin pavé entre les parterres. Ils s’engagèrent sur les cailloux ronds cimentés ; le directeur marchait derrière le prisonnier et comme il jugeait humiliant de ne pas marcher au moins sur la même ligne que lui, il fit un petit changement de pas et s’enfonça dans la terre molle d’un parterre de géraniums. Le prisonnier était beaucoup plus grand que le directeur. Régnier descendit en courant les trois marches du perron : il avait passé un pardessus par-dessus son pyjama et jeté sur ses épaules le plaid qu’il avait demandé à sa femme le jour de la visite de Rosenthal. Il arriva jusqu’aux autos et prit le bras du prisonnier.

— Je ne me pardonnerai jamais cette arrestation, dit-il.

— Mais tu n’y es pour rien, mon pauvre vieux, répondit l’autre. Nous n’en mourrons pas. Et il se mit à rire sans retenir les éclats de sa voix.

— Montez, dit un commissaire.

Un inspecteur sortit de la maison avec la valise de l’homme qu’on venait d’arrêter et vint la jeter dans la voiture aux pieds du directeur qui lui dit de faire attention. Les voitures se mirent en route dans la direction de Saint-Germain.

— Où allons-nous ? demanda le prisonnier. Si ce n’est pas violer le secret professionnel.

— À Versailles d’abord, au Parquet, à Paris ensuite, et pour finir rue de la Santé.

— L’excursion sera bien agréable aujourd’hui, dit le prisonnier. Vous aimez la campagne ?

— Non, dit le policier.

— Et vous croyez au complot pour lequel vous m’arrêtez ? demanda l’hôte de Régnier.

— Si je n’y croyais pas, je ne serais pas là, dit le directeur.

— Vous m’étonnez, dit le prisonnier.

Devant la grille, sur la route, Régnier n’était plus qu’un petit homme qui agitait maladroitement le bras.

Le directeur était assez content de lui, il se disait que le réquisitoire du Parquet au juge d’instruction le 5 juillet contenait cent vingt-deux noms et le réquisitoire supplétif du 18 octobre trente-deux et qu’après l’arrestation de Vaillant-Couturier à Voulangis, le 14 septembre et celle de Monmousseau, le 15 place Clichy, il ne restait plus en liberté que l’homme qu’il entendait respirer légèrement à côté de lui, qui était Carré, membre du Comité central du parti communiste, inculpé de complot contre la sûreté extérieure de l’État. Carré soupira et dit :

— On n’est jamais assez matinal…

Les voitures disparurent dans la forêt de Saint-Germain.

Il n’y avait pas tout à fait un mois que Carré habitait la maison de François Régnier où il était arrivé un matin avec sa valise pour demander à Régnier s’il voulait de lui ; Régnier lui avait simplement répondu de s’installer. Une si prompte réponse ne peut surprendre que ceux qui ignorent tout des relations viriles. Parmi les liens qui lient les hommes, ceux de la guerre sont forts : Régnier pouvait demander à Carré :

— Te souviens-tu du 20 octobre 17 devant Perthes-les-Hurlus ?

Carré répondait qu’il se souvenait. Il était avec Régnier dans un rapport moins étroit qu’avec ses camarades du parti — les fidélités de parti sont plus puissantes que les fidélités de la mort et du sang — mais il savait enfin qu’il pouvait demander à Régnier ce qu’on a le droit d’exiger d’un homme de qui on a été dans une guerre le témoin.

Carré avait beaucoup vagabondé en France depuis les arrestations du mois de juillet et son entrée dans l’univers difficile mais exaltant de l’illégalité. Il avait par hasard pensé à Régnier, dans une rue de Marseille, en voyant dans une vitrine le dernier livre de son compagnon de la Somme, à un moment où le parti lui demandait de revenir dans la région de Paris. Depuis son arrivée, Carré et Régnier qui s’étaient revus sept ou huit fois depuis dix-huit, avaient fait de nouveau connaissance, en parlant : c’étaient des hommes qui avaient des sujets de conversation.

Le communisme n’était pas seulement pour Carré la forme qu’il avait donnée à son action, mais la conscience même qu’il avait de lui-même et de sa vie ; sa rencontre avec Régnier lui donna des occasions d’exprimer des valeurs personnelles si profondes qu’il ne pensait pas plus à les remettre en question que les battements de son cœur. Rien ne troublait plus profondément Régnier que cette coïncidence d’une politique et d’un destin, cet agencement qu’il désespérait d’atteindre jamais entre l’histoire et l’homme : il posait des questions.

Ces entretiens se tenaient dans le jardin, sous des pommiers, quand Carré avait achevé son travail du jour, à l’heure où il était détendu, où il fumait et parlait, en passant sans cesse sa main dans la barbe qu’il avait laissée pousser et où paraissaient déjà des poils gris. Régnier lui demandait :

— Je ne comprends pas, le monde dont tu arrives me paraît à peu près impénétrable. Explique-toi.

— Ce n’est pas simple, répondait Carré. Des gens comme toi, qui pensent avoir tout lu, ne voient dans le communisme qu’un système d’idées parmi tous les autres. Comme s’il y avait des boîtes à étiquettes, la boîte socialisme, la boîte fascisme, la boîte communisme, entre lesquelles vous choisissez pour des considérations d’affinités, d’esthétique, d’élégance, de rigueur logique. Le communisme est une politique, c’est aussi un style de vie. C’est pourquoi l’Église nous redoute et nous mesure sans cesse, bien que nous ne soyions pas anticléricaux et que nous n’ayions que faire de M. Combes ; elle sait que le communisme joue comme elle sur la certitude d’une victoire absolument totale. Aucune doctrine n’est moins pluraliste que le marxisme.

— Mais toi ? demandait Régnier. Les idées générales ne m’apprennent rien.

— Je suis communiste depuis le Congrès de Tours, pour des quantités de raisons, mais il n’y en a pas de plus importante que d’avoir pu répondre à cette question : avec qui puis-je vivre ? Je peux vivre avec les communistes. Avec les socialistes non. Les socialistes se réunissent et parlent politique, élections, et après, c’est fini, ça ne commande pas leur respiration, leur vie privée, leurs fidélités personnelles, leur idée de la mort, de l’avenir. Ce sont des citoyens. Ce ne sont pas des hommes. Même maladroitement, même à tâtons, même s’il retombe, le communiste a l’ambition d’être absolument un homme… Le plus beau temps de ma vie a peut-être été l’époque où je militais en province, où j’étais secrétaire d’un rayon. Il fallait tout faire, c’était un pays qui naissait ou qui renaissait, le comité de rayon faisait un boulot comme dans Balzac le médecin de campagne. En plus sérieux. Un communiste n’a rien. Mais il veut être et faire…

— Je ne vois toujours pas comment toi, un intellectuel, quelqu’un de descendance critique, disait Régnier, tu peux accepter une discipline qui s’étend jusqu’à la pensée. J’achoppe toujours sur cette pierre.

— Invincible libéral, répondait Carré, infidèle à l’homme. Vous mettez toutes choses sur le même plan. Vous êtes perdus d’orgueil, vous voulez avoir le droit d’être libres contre vous, contre vos amours mêmes. Chaque adhésion vous paraît une limitation. Vous avez immédiatement envie de vous déjuger pour vous démontrer que vous êtes libres de rejeter ce que vous veniez d’embrasser. Et fiers avec ça et gœthéens : « Je suis l’Esprit qui toujours nie… » Quand cessera-t-on de vivre avec l’idée qu’il n’y a de grandeur que dans le refus, que la négation seule ne déshonore pas ? La grandeur n’est pour moi que dans l’affirmation… Il est vrai que tel jour, telle nuit, j’ai pu me dire : le parti a tort, son appréciation n’est pas juste. Je l’ai dit tout haut. On m’a répondu que j’avais tort, et j’avais peut-être raison. Allais-je me dresser au nom de la liberté de la critique contre moi-même ? La fidélité m’a toujours paru d’une importance plus pressante que le triomphe, au prix même d’une rupture, d’une de mes inflexions politiques d’un jour. Ce n’est pas de petites vérités au jour le jour que nous vivons, mais d’un rapport total avec d’autres hommes…

Ils poursuivirent longtemps ces dialogues : au bout de quinze jours, Régnier commençait à se faire une idée d’un monde dur et enviable où il ne lui semblait toujours pas possible d’entrer.

Peu après l’arrestation de Carré, Régnier écrivit à Rosenthal qu’il souhaitait le voir, et qu’il s’agissait d’un sujet grave qui concernait l’un de ses visiteurs du début d’avril. Rosenthal, qui venait de retrouver Catherine et qui se débattait contre elle, eut un mouvement d’impatience en lisant la lettre de Régnier : la rentrée soudaine de tout ce qu’il avait passionnément embrassé six mois plus tôt, lui paraissait le détourner odieusement de l’essentiel. Il pensa cependant qu’il n’était pas question de se dérober sans se préparer des remords dont il aurait horreur : il prévint Laforgue, qu’il avait beaucoup négligé pendant tout son séjour à La Vicomté, et qui venait de lui annoncer son retour à Paris, en se disant qu’il allait satisfaire à la fois aux commandements du devoir et à ceux de l’amitié, et faire d’une pierre deux coups.

— Te souviens-tu, dit Laforgue dans le train électrique qui les emmenait à Maisons-Laffitte, de notre débarquement à Mesnil-le-Roi, il y a sept mois ? J’ai comme une vague idée que nous n’avons pas extraordinairement progressé dans la mise en train de la Conspiration, parce que l’aventure Simon et la chaudronnerie paternelle mises à part…

— Nous perdons un temps effrayant, répondit Bernard. Il y a eu ces trois mois de vacances qui suspendent tout, il va falloir s’y remettre. Et peut-être réviser le principe même de la Conspiration, comme tu dis… Heureusement que la revue n’a que neuf numéros par an…

— À propos de Conspiration, dit Laforgue, as-tu au moins transmis les premiers trucs à qui de droit ?

— Je t’en prie, dit Rosenthal.

— Bien, dit Laforgue.

François Régnier leur fit un bref récit de l’arrivée, du séjour et de l’arrestation de Carré, qui venait de le bouleverser : il eût souhaité que sa maison fût un inviolable asile. Que le monde ne vînt pas mourir au bord de sa coquille lui paraissait intolérable. Il y avait comme en avril du feu dans la cheminée et la plaine était aussi grise du côté du Vésinet. Laforgue se disait :

— C’est terrible. Nous n’avons pas bougé d’un pas depuis sept mois. Tout dort encore. Il ne s’est rien passé.

Rosenthal, qui ne pensait qu’à Catherine, regardait la salle à manger comme un décor oublié depuis des années les ruines d’une ancienne vie. Tout lui semblait étrange, il se sentait l’enfant d’un nouvel univers, beaucoup moins poussiéreux, d’un monde de cristal.

François Régnier expliqua alors qu’il devait leur faire part d’un soupçon qu’il était incapable de garder pour lui, bien que toute l’affaire ne le concernât pas ou ne le concernât que comme le maître offensé d’un refuge. Il leur dit que pendant tout le temps de son séjour, Carré, qui avait vraiment pris toutes les précautions que sa situation illégale commandait, n’avait été vu par personne que par lui et par Simone dont il ne doutait pas plus que de lui-même — jusqu’à une visite bizarre de Serge Pluvinage, peu de jours avant l’arrestation de Carré.

— J’ai donc vu arriver une après-midi votre ami Pluvinage. Je ne tirerais aucune conclusion de cette visite dont je ne vois absolument pas les motifs et qui était peut-être commandée par ces mouvements inexplicables et romanesques qui entraînent les gens de votre âge si Pluvinage, puisque Pluvinage il y a, n’avait pas eu un drôle d’air, beaucoup plus singulier que son nom d’oiseau pluvieux et de singe d’Alfred Jarry. Vous me direz que ce soupçon ne tient pas debout du point de vue du romancier, puisque enfin cela revient à juger l’homme sur sa mine et son cœur sur ses signes extérieurs de vertu, ce qui manque de sérieux, mais enfin votre camarade a très exactement pour un esprit non prévenu une gueule de faux témoin et d’agent double qui inspirerait sur le champ la méfiance à des amis moins passionnés que vous… J’ai eu l’impression qu’il avait des choses à me dire et j’ai attendu la remise d’un manuscrit ou des confidences que je prévoyais, mais qui ne venaient toujours pas. Sur quoi, Carré est descendu de sa chambre. Votre Pluvinage s’est écrié que c’était Carré, qui a eu l’air assez irrité d’être reconnu par ce personnage. Dix minutes après, Pluvinage est parti après avoir considérablement bredouillé… De sorte que je me demande… Vous m’entendez bien, peut-être qu’il n’y a rien du tout, que Pluvinage est un brave et un candide, mais il y a tout de même une singulière coïncidence entre la visite de ce jeune homme assez louche et l’arrestation dont je ne me console pas de mon ami Carré… Peut-être ne s’agit-il que de bavardages, d’imprudences, j’hésiterai toujours à croire un homme capable d’une dénonciation… Vous me trouverez naïf, mais les dénonciateurs me paraîtront toujours tellement plus rares que les meurtriers que je n’en reviendrais point d’en avoir approché un… Mais comme cette visite est le seul fait suspect, l’occasion possible… L’assurance des types de la police était trop nette pour qu’ils ne fussent pas sûrs de leur fait, et leur air de modestie infaillible et triomphante qui donnait envie de gifler quelqu’un annonçait des gens informés par une dénonciation… Enfin, voilà tout ce que je voulais vous dire… Vous devez être beaucoup plus familiers que moi avec toutes ces choses : à votre place, je ferais quelques discrètes recherches…

Rosenthal et Laforgue pensèrent qu’ils n’avaient pas revu Pluvinage depuis leur retour à Paris, mais que cette absence de Serge n’était pas mystérieuse, puisque les vacances n’étaient pas terminées et que Serge n’était pas forcé de savoir qu’ils étaient rentrés avant la réouverture de la Sorbonne et la reprise des cours rue d’Ulm. Ils furent cependant étonnés de découvrir que le soupçon de Régnier ne leur parût pas d’abord monstrueux.

— Prenons garde, dit Bernard. Nous n’avons jamais rien eu jusqu’ici contre Pluvinage que sa tête, et je ne sais quelle vague servilité assez désagréable envers nous, son côté flatteur, officieux…

— Il ne faudrait pas non plus oublier, dit Laforgue, que Serge est membre du parti… Il a dû adhérer vers le mois de mai… Tu te rappelles, nous étions stupéfaits que le premier d’entre nous à franchir le pas fût justement celui qui paraissait le moins sûr, le plus ambigu… Mais enfin, il me semble grave de soupçonner d’une trahison quelqu’un qui a eu avant nous le courage de s’engager, de faire le saut…

Mais à cet âge, rien n’étonne : les plus violentes révélations sur le caractère d’un homme paraissent naturelles. On a un faible pour les monstres qui confirment une idée théâtrale de la vie, les êtres unis semblent monotones et faux. Enfin, ces soupçons, s’ils se confirmaient, promettaient à Bernard et à Philippe des occasions de parler en justiciers et de se trouver purs : pendant trois jours, Bernard en oublia Catherine.

Ils convoquèrent Pluvinage à l’École Normale où Laforgue s’était installé dans un désert de couloirs, de salles, de dortoirs silencieux. Le jour du rendez-vous, en attendant Pluvinage, ils parlaient de lui.

— Ce serait tout de même affreux, disait Laforgue.

— Je crains que notre lettre n’ait été un peu dure de ton, dit Rosenthal. Il sera alerté, s’il y a quelque chose.

La porte s’ouvrit, Pluvinage entra comme un chat, Rosenthal et Laforgue se turent brusquement et se demandèrent s’il les avait écoutés à travers la porte avant d’entrer. Un incident étrange leur donna le courage de se jeter presque immédiatement à l’eau : dès que Pluvinage fut dans la pièce, il se retourna brusquement et ferma la porte au verrou. Bernard lui demanda pourquoi il fermait ce verrou, Pluvinage nia qu’il l’eût fermé et sans doute ne mentait-il point : il ne s’était point aperçu de son geste.

— Soit, dit Laforgue. Curieux acte manqué ! Est-ce qu’on te poursuit ?

La conversation s’engagea mal, traîna : allaient-ils parler du temps qu’il faisait ? Rosenthal se décida, il croyait aux vertus de la brutalité.

— Ne tournons pas autour de l’histoire, dit-il. Ni Laforgue ni moi ne t’avons demandé de venir pour échanger des idées sur les vacances, la pluie ou la phénoménologie allemande. Voici ce qu’il y a. Tu es au fait de l’arrestation de Carré, le militant du Comité central du P. C., à Mesnil-le-Roi, chez Régnier ?

Pluvinage regarda du côté de la fenêtre, devant laquelle s’agitaient les cîmes noires des arbres en bordure de la rue Rataud, et dit qu’il avait appris cette arrestation par les journaux, peu de temps après celles de Vaillant-Couturier et de Monmousseau.

— Bien, dit Rosenthal. Régnier, qui nous a raconté une singulière visite que tu lui as faite, un peu avant cette arrestation, te soupçonne de porter, par maladresse ou par dessein la responsabilité de cette opération de police. Que dis-tu ?

Serge ne dit d’abord rien et alla s’accouder à la fenêtre. Un pigeon marchait dans la gouttière. Serge dit enfin à voix basse :

— Et vous avez jugé que le soupçon de ce salaud tenait ?

— Nous n’avons rien jugé, dit Laforgue. Nous te demandons.

— Vous ne vous êtes pas dit que vous me connaissez depuis des années, que vous savez comment je vis, que je suis membre du parti ? Vous n’avez pas éclaté de rire au nez du Grand Écrivain ?

Rosenthal répondit qu’il fallait examiner les moindres sujets de doute jusqu’au bout, qu’aucune camaraderie n’est au-dessus de la révolution et qu’il y avait en effet entre la visite à Carrières et l’arrestation une relation de coïncidence qui obligeait au moins à poser la question. Il eut sur les lèvres les règles de Stuart Mill, mais pensa que ce rappel serait odieux dans des circonstances aussi graves. Pluvinage lui dit qu’il avait toujours été moraliste et qu’il continuait à être ignoble comme un moraliste, et il prononça le mot de pharisien, qui parut d’un extrême mauvais goût à Rosenthal et à Laforgue, qui faillirent parler avec dérision de sépulcres blanchis. Ils pressèrent encore Serge sans éveiller autre chose que sa colère. Serge leur dit avec un bon sens apparent qu’il n’y a point de preuves des choses négatives et qu’il ne pouvait que dire non et révoquer en doute leurs soupçons ; il ajouta qu’il leur donnerait s’ils le souhaitaient sa parole d’honneur, mais qu’une parole d’honneur n’administre pas mieux la preuve qu’une simple négation et qu’il voyait bien qu’ils étaient résolus à lui refuser leur confiance.

— Il faut pourtant savoir ! s’écria Rosenthal.

— Aucune chance, dit Laforgue. Pluvinage a raison. Nous croyons ou ne croyons pas, mais nous n’aurons jamais que des certitudes morales.

Pluvinage partit en claquant la porte, après avoir tâtonné sur le verrou qu’il avait fermé au début de la rencontre.

Rosenthal et Laforgue attendirent plusieurs jours qu’il reparût : il ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie. À mesure que le temps passait, ils rassemblaient des souvenirs qui justifiaient tous le soupçon. L’accusation prenait corps, paraissait peu à peu évidente : Serge innocent fût revenu vers eux. Cette absence, ce silence qui duraient les rassuraient lentement. Ils se demandèrent enfin ce qu’ils devaient faire, sans l’ombre d’une preuve réelle, avec de fortes présomptions de sentiment : ils hésitaient à tenter une démarche au parti.

— De quoi aurons-nous l’air ? demandait Laforgue. On ne s’amène pas chez les gens, à moitié étranger à eux, pour leur dire : vous savez, votre fils est probablement un voleur, un escroc…

Ils se décidèrent pourtant à écrire au secrétaire du parti, en rapportant la conversation avec Régnier, leurs soupçons, les dénégations de Pluvinage. Quand ils eurent achevé la lettre, ils la trouvèrent digne et se sentirent soudain la conscience en repos : rien au monde n’est plus lourd que la nécessité de juger, ils étaient allégés enfin de ce fardeau.

— Quand on y pense, dit un jour Rosenthal, cette dénonciation ne nous a paru étrange que parce que nous pensions au caractère phénoménal de Pluvinage, mais il y a sans doute beaucoup à dire sur son caractère intelligible. Oui n’est pas double ?

Laforgue trouva cette parade de foire révoltante et dit à son ami :

— Pas de kantisme, je t’en prie ! Peut-être avons-nous agi comme des salauds…