La Convention (Jaurès)/1051 - 1100

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pages 1001 à 1050

La Convention.
La mort du roi et la chute de la Gironde

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proposa un projet de loi sur lequel vivent aujourd’hui nos antisémites fougueux, et qui témoigne d’un sens révolutionnaire assez pauvre et bas. Il demanda que l’on reprît contre les financiers les traditions de l’ancien régime, et qu’une Chambre de justice examinât leurs comptes jusqu’en 1740 et leur fît rendre gorge.

« Tel financier présente une fortune de 50 millions qu’il se hâte peut-être en ce moment de convertir en portefeuille. Tel autre de 15 à 18 millions… Tel autre a laissé en mourant, à d’avides héritiers, les plus beaux hôtels de la capitale et les plus belles possessions territoriales. Les fortunes de 3, 4, 5, 6 millions sont très communes parmi ces financiers de l’ancien régime qui restent au milieu de nous et qui accaparent les denrées de première nécessité… »

En conséquence il proposait :

« Tous ces ci-devant trésoriers-généraux et particuliers des finances, régisseurs généraux des domaines et bois, ex-ministres ou contrôleurs des finances, fermiers généraux, intendants des finances, intendants de province et d’armée, maîtres des comptes, liquidateurs généraux, administrateurs généraux des postes, banquiers de cour, banquiers agioteurs, leurs participes, agents et commis, dont la fortune scandaleuse accuse complicité d’usure, de péculat et de concussion, tout homme de finances, partisan, traitant, enfin leurs héritiers, successeurs en ligne droite ou collatérale, donataires ou ayants cause, sont assujettis, dès l’instant même, à des déclarations de leur fortune mobilière et immobilière. Ces déclarations partiront depuis l’année 1740 inclusivement jusqu’au jour du présent décret, etc. »

C’était tout l’état-major financier et administratif de l’ancien régime qui était, selon l’expression commune à Carra et à Hébert, appelé à « dégorger ». C’était minuscule et misérable ; car en quoi cette reprise d’un certain nombre de millions (à supposer qu’on y réussît) allait-elle modifier la situation économique générale et influer sur les prix ? C’était suranné, car c’est toute une classe nouvelle, surgie de la Révolution même, qui déployait en tous sens cette activité merveilleuse et surabondante qui allait jusqu’à l’audace de l’accaparement et à la puissance du monopole. Carra ne voyait que l’ombre du passé projetée sur les jours présents, il ne voyait pas les immenses forces neuves dont il fallait régler le jeu téméraire.

C’était toutefois un signe des temps : « C’est la désorganisation de l’ordre social », cria Lecointe-Puyraveau, en demandant la question préalable. Mais la Convention, sans aborder la discussion du projet, en ordonna l’impression. Et telle était la force du mouvement commençant contre « les accapareurs », que le journal de Brissot lui-même, tout en laissant échapper son irritation contre Carra « l’inquisiteur des banquiers », n’ose pas combattre à fond la thèse, si médiocre d’ailleurs et si vieillotte avec ses airs menaçants.

Bien plus vivant, bien plus profond fut le discours de Chaumette devant la Convention, le 27 février. Il semble que le procureur de la Commune souffre de n’avoir eu, le 25 février, qu’une attitude négative ou même hostile à l’égard du peuple soulevé. Sans doute, lui aussi, comme Robespierre, comme les Jacobins, comme son substitut Hébert, il voit ou affecte de voir dans l’émeute une manœuvre.

« Si l’on en croit les hommes et les femmes qui se sont livrés à ces désordres, ils y ont été poussés par le désespoir. Ils disent : « Les portes des boulangers étaient assiégées, le pain était rare, nous avons craint d’en manquer. Le sucre, le café, le savon, la soude, la chandelle sont montés à des prix exorbitants. » Nous ne dirons pas, citoyens, que ces plaintes n’ont aucun fondement ; nous trahirions la vérité, mais nous n’en avouerons pas moins qu’elles ne sont que le prétexte du mouvement. Sa véritable cause, c’est la haine de la Révolution, c’est la contre-révolution ; ses auteurs, ses moteurs, sont les malveillants de l’intérieur coalisés avec les agents des puissances étrangères, etc. »

Mais quand Chaumette a payé ce tribut de rigueur à la thèse jacobine et montagnarde, il s’empresse de traduire, et avec une large effusion du cœur, les souffrances, les droits, les espérances du peuple. Et tout de suite, il donne à la question une belle ampleur. Non, il ne s’agit pas précisément, au moins pour Paris, de la question du pain. La Convention, qui a déjà voté il y a quelques jours une avance de 4 millions, et qui, le 27 février même, venait de la porter à 7, a assuré pour toute l’année le pain à bon marché à Paris. Il ne dépassera pas 3 sous la livre. Et les procès-verbaux de la Commune montrent avec quelle sollicitude, avec quelle vigilance le Conseil empêchera les 662 boulangers de l’intérieur de Paris, entre lesquels il répartissait la subvention, de vendre plus cher le pain, et d’augmenter même d’un sou le pain de quatre livres. Non, il ne s’agit pas d’arracher le peuple à la faim. Mais il a droit à mieux que cela. Il ne suffit pas de l’élever au-dessus de la plus triste mendicité. Il a droit au bien-être, et, suivant l’expression de Chaumette, ce ne sont pas seulement les denrées de première nécessité, ce sont « les denrées de seconde nécessité » qui doivent être à sa portée. En ce seul mot tient toute la Révolution accomplie depuis l’ancien régime. Ce qu’on peut appeler l’ambition publique, officielle, du peuple a grandi. Son idée du droit à la vie s’est haussée. Mais que d’obstacles à vaincre encore !

« Il n’existe plus de juste proportion entre le prix des journées de la main-d’œuvre et le prix de ces denrées de seconde nécessité. Nous savons que les circonstances actuelles présentent plusieurs causes de ce subit enchérissement. La guerre avec la puissance maritime, les désastres arrivés dans nos colonies, la perte du change, et surtout une émission d’assignats qui n’est plus en équilibre avec le besoin des transactions commerciales, voilà quelques-unes des causes de cette hausse considérable dont nous gémissons, mais combien est grande leur action, combien est terrible et désastreux leur résultat, quand, à côté, il existe des malveillants, des accapareurs, quand la misère publique est la base des spéculations intéressées d’une infinité de

Jupiter foudroyant l’aristocratie
(D’après un bronze de Chinard, au Musée Carnavalet.)


capitalistes qui ne savent que faire des fonds immenses produits par les liquidations quand cette misère publique est soumise aux spéculations politiques de cet amas de brigands qui veulent la contre-révolution, qui la veulent par le désespoir du peuple.

« Ce résultat, citoyens, et ce résultat seul est aperçu, senti par le peuple. Il ne faut pas exiger de lui qu’il puisse aujourd’hui remonter jusqu’aux causes, et qu’il attende avec patience un temps, même peu éloigné, où l’abondance et la paix reviendront. Le pauvre a fait, comme le riche, et plus que le riche, la Révolution. Tout est changé autour du pauvre, lui seul est resté dans la même situation, et il n’a gagné à la Révolution que le droit de se plaindre de sa misère.

« Citoyens, c’est à Paris surtout que le pauvre est trop pauvre ; c’est à Paris surtout que son désespoir s’aigrit de la désespérante proportion qui existe entre le riche et lui…

« Citoyens, le pauvre, le riche, tout être raisonnable ne change de situation, ne fait une révolution que pour être heureux. La Révolution, en procurant au riche la liberté, lui a donné immensément ; elle a aussi donné au pauvre la liberté, l’égalité, mais pour vivre libre, il faut vivre, et s’il n’existe plus de proportion raisonnable entre le prix du travail du pauvre et le prix des denrées nécessaires à l’existence le pauvre ne peut plus vivre.

« Rétablissez, citoyens, cette salutaire proportion. Faites plus ; faites que cette proportion change le bienfait de la Révolution à l’avantage du pauvre ; c’est le seul moyen de lui faire aimer la Révolution, c’est le seul moyen de donner au pauvre l’espoir de devenir un jour propriétaire, et peut-être la Révolution ne sera-t-elle véritablement consolidée qu’à cette heureuse époque ; alors le pauvre cessera de se regarder comme LOCATAIRE DANS SA PATRIE.

« C’est dans votre sagesse que vous trouverez ces moyens. Vous aborderez et vous trouverez une loi qui puisse atteindre enfin et frapper les accapareurs ; vous trouverez un moyen qui, ne laissant dans la circulation que le nombre d’assignats égal aux besoins du commerce, maintienne leur crédit et leur valeur, vous aurez de grands travaux qui, procurant du travail aux pauvres, offriront de grands avantages au commerce ; nos armées feront le reste. »

C’était en somme une demi-revanche pour Jacques Roux ; il pouvait dire : « Puisque tels sont les maux du pauvre, pourquoi prétendre que le mouvement du 25 février n’a pu être spontané ? Et, quant aux remèdes que vous demandez, ou ils seront lointains et vagues, ou ce sera l’abolition de la monnaie d’argent, la taxation générale des denrées, et des lois pénales contre les monopoleurs, c’est-à-dire mon programme. » Chaumette pourtant n’osa ni demander ni désavouer cette taxation des denrées qu’Hébert répudiait à ce moment même dans le Père Duchêne.

On glissait si bien vers cette idée de taxer les denrées, de réglementer le commerce, que même le journal de Prudhomme, qui condamne à fond l’émeute du 25 février et qui en développe toutes les funestes conséquences politiques et économiques, suggère un contrôle du commerce et de ses bénéfices qui, en période révolutionnaire, conduisait tout droit à la taxation. Aussi bien, il admet expressément cette taxe, mais limitée, semble-t-il, aux objets pour lesquels il y avait des réclamations précises.

« Les autorités constituées auraient pu suppléer par l’activité de leurs opérations à l’inertie du corps législatif. Que ne s’abouchaient-elles avec le pouvoir exécutif à onze heures du matin, au lieu de se réunir à quatre heures après-midi, et de suite que n’allaient-elles trouver le comité de sûreté générale ? Là, combinant leurs démarches respectives, on eût pris une mesure, la seule peut-être convenable dans cette circonstance critique ; nous voulons dire une visite faite par les magistrats du peuple dans les principaux magasins et dépôts, pour se procurer sur les lieux des renseignements matériels concernant le prix des denrées, telles que le savon, la chandelle, le sucre ; les livres de commerce et les factures eussent été confrontés avec la vente au détail de ces différents objets ; une taxe, justifiée assez par l’urgence du moment, eut satisfait le peuple, et mis les gros marchands et les détailleurs, malheureusement enveloppés dans la même proscription, à l’abri des ressentiments de la multitude égarée par des meneurs de tout genre. Une proclamation, et surtout une baisse subite dans le prix des denrées le plus indispensables, nous eussent sauvé la journée du 25. »

C’est la voie grande ouverte au maximum. Et Robespierre lui-même, toujours si enveloppé, si prudent dans les questions économiques, se croyait obligé d’écrire à ses commettants, dans sa lettre sur les troubles de Paris : « Faisons des lois bienfaisantes, qui tendent à rapprocher le prix des denrées de celui de l’industrie. » Lesquelles ? Mais surtout Jacques Roux dut se réjouir, et les Enragés durent espérer, au violent écho des événements de Lyon.

À Lyon la lutte politique était plus véhémente qu’ailleurs, et plus passionnée de lutte sociale. Les Girondins, les amis de Roland semblaient encore en décembre 1792 et janvier 1793 occuper des positions dominantes. Le rolandiste Nivière-Chol, procureur-syndic de la Commune, avait été nommé maire en novembre par 5 129 voix sur 9 012 votants. De même, le Conseil général et le directoire du département semblaient en majorité girondins. Mais ces forces girondines et rolandistes étaient minées de toute part. D’abord il y avait à Lyon un fond terrible et persistant de contre-révolution. La plupart des grands marchands, des riches, effrayés presque d’emblée de l’essor que la Révolution donnait aux revendications des ouvriers, des artisans, désiraient sourdement non seulement qu’elle s’arrêtât, mais qu’elle rétrogradât. Ils avaient gardé la direction politique de la ville jusqu’en 1792, mais débordés depuis, ils boudaient et attendaient en silence une réaction. Ils étaient feuillants et leur complaisance ou leur indulgence pour les royalistes allait grandissant à mesure que la Révolution s’exaspérait. J’ai noté, à propos des cahiers de Lyon, que l’aristocratie traditionnelle y était plus progressive, plus moderne et libérale qu’ailleurs, parce qu’elle s’était intéressée et mêlée aux grandes affaires de la cité ; mais en revanche les grands marchands aussi avaient moins de défiance à l’égard de cette aristocratie, et devant le « péril social », ils étaient prêts à faire cause commune avec elle. En tout cas, ils ne la troublaient pas et ne la surveillaient guère dans ses tentatives secrètes d’organisation. Même des amis de Roland, comme Vitet, lui écrivaient en novembre :

« Nous devons le dire hautement, les classes les moins aisées sont seules dans le vrai sens de la Révolution. C’est là seulement que nous avons trouvé des républicains. Parmi les riches, l’esprit public est mauvais ».

Ils ajoutaient : « Les corps administratifs sont sans énergie et presque sans moyens. Les tribunaux n’ont pas la confiance du peuple. » Ils signalaient « la coupable indifférence des riches pour la chose publique. »

Sous ces administrations molles ou complaisantes, les éléments contre-révolutionnaires du Midi et du Centre avaient trouvé un abri à Lyon. Les hommes compromis dans les luttes d’Avignon, d’Arles, de l’Ardèche, de la Lozère, trouvaient, sous de faux noms, un refuge dans la grande cité : les conspirateurs du camp de Jalès ou d’ailleurs, qui avaient manqué leur coup, y venaient reprendre haleine en attendant des jours meilleurs. C’est Vitet lui-même qui parle à Roland de « la protection accordée à Lyon aux aristocrates d’Avignon, d’Arles, de Nîmes, de l’Ardèche et de la Lozère. » Roland lui-même, par ses perpétuelles déclamations ministérielles contre la Commune de Paris, contre « les anarchistes », contre toutes les mesures vigoureuses, perquisitions, certificats de civisme, etc., qui pouvaient atteindre les aristocrates, paralysait chez ses amis même les moins suspects de tendresse pour la royauté, l’action révolutionnaire.

De l’ardent et profond catholicisme de la sévère cité bien des traces subsistaient ; de même que les nobles, les prêtres réfractaires abondaient à Lyon. Les communautés religieuses, malgré le décret rendu en août par la Législative, ne s’étaient pas dissoutes ; le 6 janvier 1793, une pétition de la section du Change (citée par M. Charlety dans sa substantielle et pénétrante étude sur le 29 mai à Lyon) demande la dispersion des communautés de religieux et congrégations de lazaristes, joséphistes, oratoriens. Les Conventionnels Lacombe Saint-Michel, Salicetti et Delcher allant en Corse, et de passage à Lyon, écrivent à la Convention, le 20 février :

« Lyon est un foyer de contre-révolution ; dans les tables d’hôte, il est dangereux de se montrer patriote ; il existe plus de six cents commis de boutique qui ne sont que des ci-devant officiers de troupes de ligne qui ont émigré et qui sont rentrés en qualité de commis de magasin. »

Peut-être la crainte exagérait-elle le péril. Mais cette inquiétude même des révolutionnaires atteste qu’en effet il y avait à Lyon un sous-sol effrayant et obscur de contre-révolution.

Delcher et Salicetti ajoutent : « On nous a affirmé qu’il a été crié : Vive Louis XVII ! Le fait peut être contraire, mais l’esprit public, qui accueille avec indifférence une pareille profanation de la liberté, est fort remarquable. »

Pour surprendre et briser cette sorte de conspiration diffuse et expectante, mais singulièrement dangereuse, il eût fallu un pouvoir actif et énergique. Or, parmi les Girondins de Lyon, les meilleurs, ceux qui étaient le plus noblement enthousiastes de liberté, ceux qui rêvaient le plus généreusement, selon une tendance du génie lyonnais, de faire œuvre d’éducation populaire, d’exercer une sorte de patronage moral sur la classe ouvrière et de l’élever à la pratique du régime nouveau, étaient incapables d’action. Le contre-révolutionnaire Guillon, dans l’histoire prodigieusement partiale, mais très documentée, qu’il publia en 1797, parle avec colère et dédain d’une sorte d’institut populaire organisé par eux.

« Pour parvenir à son but, cette faction (les rolandistes) s’était emparée de l’instruction publique. Des discoureurs girondins de la société de Pélata, installés sous le titre de professeurs dans ce grand collège, autrefois illustré par ses maîtres et ses élèves, enseignaient aux gens du bas peuple à devenir des hommes d’État ou des philosophes. Le médecin Gilibert, le président Froissart y faisaient les plus ridicules cours de politique et de morale qu’il soit possible d’imaginer. Gilibert y professait, fort à propos, que la souveraineté du peuple n’existait plus que dans ses représentants, et Froissart le moraliste donnait des leçons d’amour conjugal. Nous ne dirons rien des autres professeurs qu’une imagination ardente, une ambition de philosophisme ou la plus famélique complaisance faisaient marcher sur la trace de ces deux principaux instituteurs des sans-culottes. »

Ces « instituteurs » adressaient parfois au peuple des appels qui n’étaient pas sans hardiesse. Ils répudiaient le feuillantisme et l’esprit d’aristocratie. Et Guillon parle avec irritation et ironie des « flagorneries » que Gilibert prodigua aux sans-culottes, le 3 février, dans un éloge de Michel Lepelletier.

« Qu’étaient nos ci-devant échevins ? s’écria Gilibert. Leur chaise curule était d’or massif et ils y dormaient. J’invite les ouvriers que l’orgueil de l’aristocratie avait jetés dans la poussière de l’obscurité et la léthargie de l’ignorance, à fréquenter nos sociétés populaires, à suivre assidûment notre cours de politique et de morale, et je réponds de leur rapide progrès dans la science du gouvernement. — Le peuple est bon, invariablement juste. Ses erreurs sont des éclairs, des bulles de savon. Il est perfectible et rien ne l’empêche d’aspirer aux grandes places. »

Mais tout cela, jeté dans la tourmente, n’était que pédantisme, et les révolutionnaires ardents, qui sentaient le danger, qui le voyaient, étaient exaspérés aussi bien contre l’impuissance et la mollesse girondines que contre la conspiration feuillantine et royaliste. Le chef de ces hommes était Chalier. Ah ! que de ténèbres sur lui ! Comme nous savons peu de choses du détail de son action, de sa vraie pensée ! Le modérantisme et la contre-révolution qui l’ont abattu ont obscurci ou déformé sa mémoire. Et pourtant, de toute cette ombre jaillissent encore de passionnantes clartés. C’était un Piémontais d’origine, mais né en France, et qui peu à peu, faisant du commerce à Lyon, voyageant en Europe et en Orient, était arrivé sinon à la richesse, au moins à l’aisance. Il s’était épris d’un grand amour pour la liberté, d’une grande pitié pour les pauvres ; il semble qu’il se soit imprégné de toute la misère lyonnaise, et qu’il ait converti en une exaltation révolutionnaire, à la fois violente et tendre, la mysticité un peu sombre de la grande cité.

Il était entouré d’un groupe d’hommes véhéments et qui ne le valaient pas tous : l’ancien prêtre Laussel (un homme suspect), Hidius, Achard, Granier, Fillion, Bertholon, Thonion, Ryard, Dodieu, Bertrand, Gaillard, Bultin : et il était soutenu par la fraction la plus avancée de la députation de Rhône-et-Loire, par Dubouchet, Noël Pointe, Jacques Cusset. Chalier avait marché avec Roland et la Gironde tant que Roland et la Gironde combattirent les modérés, les Feuillants. Mais depuis le Dix-Août, depuis que Roland, obsédé par sa haine de Robespierre, de Danton et de la Commune, contrariait l’action révolutionnaire, Chalier qui sentait qu’à Lyon les patriotes étaient à la merci d’un soulèvement prochain, était entré en lutte contre les rolandistes. En novembre il avait posé sa candidature à la mairie contre Nivière-Chol. Au premier tour, sur 5 787 votants. Chalier eut 2 601 suffrages et Nivière 2 041. Mais au second tour Nivière l’emporta par 5 129 voix sur 9 012 votants. J’imagine que les Feuillants et les royalistes avaient voulu faire sentir aux Girondins par leur abstention au premier tour, que sans eux ils ne pouvaient rien, et qu’ils décidèrent la victoire au second. Ils haïssaient et méprisaient la Gironde. Ils la considéraient comme un parti bâtard, égoïste, peureux et fourbe, qui avait déchaîné l’anarchie pour se pousser au pouvoir et qui ensuite, pris d’épouvante, se retournait contre elle. Mais ils savaient bien qu’ils ne pouvaient pas se découvrir sans se perdre : et c’est par l’intermédiaire du girondisme, c’est, suivant un mot de Guillon qui connaissait bien l’état des esprits et les calculs secrets de son parti, sous le voile du girondisme, que les royalistes voulaient peu à peu s’emparer de Lyon. Leur tactique ira se précisant à mesure que les événements se développent : les plus hardis d’entre eux, ceux qui interrogeaient le plus passionnément l’avenir, espéraient qu’un jour les Girondins, acculés, effrayés, comprendraient qu’il n’y avait de force solide de résistance que dans le modérantisme et le feuillantisme : ce jour-là les royalistes déchireraient le voile dont ils étaient couverts, passeraient au premier plan du combat, incorporeraient à leur parti les Girondins destitués de la direction, et ouvertement, au nom du roi, prendraient possession de Lyon, l’opposeraient à Paris.

C’est cela que sentait Chalier, c’est ce qui l’exaspérait. À Lyon, la Révolution semblait endormie sur un abîme de trahison. Il n’avait pu enlever la mairie aux Rolandistes. Mais beaucoup d’amis de Chalier furent élus au corps municipal : Laussel fut nommé procureur général de la commune, et Chalier lui-même fut nommé président du district. Les Jacobins (comme on les appelait), avaient donc réussi dès novembre et décembre à conquérir une partie du pouvoir. Et Nivière-Chol, ainsi enveloppé par une municipalité hostile, flanqué d’un procureur général dévoué à Chalier, aurait pu se croire bien isolé, s’il n’avait pas démêlé la puissance des forces conservatrices de la cité. Dès le 5 décembre 1792, à la cérémonie d’installation de la nouvelle municipalité, l’antagonisme se marque. Nivière-Chol prononce des paroles conciliantes, mais amolissantes aussi et auxquelles manquait le sentiment du péril qu’à Lyon courait la Révolution.

« Sachons commander à nos passions et régner sur nous-mêmes. Aujourd’hui le triomphe de la raison et de la justice est complet. Hâtons-nous de sortir de cet état de fermentation universelle qui use tous les ressorts, qui est une fièvre violente pour le corps politique… Que riches et pauvres s’unissent pour le bien commun de la République ; que le riche sorte de sa coupable indifférence, que le pauvre cesse de contempler le riche avec envie et celui-ci ne sera plus obligé de vivre isolé, pour échapper aux jalousies et aux proscriptions. » (D’après l’analyse de M. Charlety).

Paroles banales qui ne répondaient pas à l’urgence des problèmes, et qui attestent seulement qu’à Lyon, dans la lutte politique, grondait la lutte sociale. Elle s’affirma menaçante, presque anarchique, dans le discours de Laussel, le nouveau procureur, répondant à Nivière. Il dit la nécessité « d’amollir la dureté des riches, de leur inspirer quelquefois cette crainte salutaire qui remplace en eux les sentiments d’humanité. » Il parla de la tâche pénible qui lui était imposée de « veiller, tandis que le sybarite repose mollement sur l’édredon, et que le pauvre est couché sur la dure, affaissé par le travail, à faire respecter et le coffre inutile de l’avare et le salaire sacré du manouvrier. »

C’est d’après les procès-verbaux du Conseil général de la Commune que M. Charlety reproduit ce discours. Un magistrat municipal se plaignant d’être obligé par ses fonctions de faire respecter la propriété du riche, c’est un signe de l’outrance des passions qui animaient la cité lyonnaise. La lutte n’y était pas engagée seulement entre la Révolution et une contre-révolution à la fois obscure et audacieuse, profonde et conspiratrice : elle était engagée entre la « masse des ouvriers » et « la classe mercantile », entre le peuple, formé de prolétaires et d’artisans, et l’aristocratie industrielle et bourgeoise. Que la contre-révolution, un moment servie par le doctrinarisme et la mollesse des rolandiens, mette la main sur la cité, et les grands industriels, les grands marchands, exerceront sur les artisans et les ouvriers ce despotisme que même sous l’ancien régime ils ne purent maintenir que par d’incessantes répressions. Que le parti de la Révolution l’emporte, que sa victoire soit définitive et totale, qu’elle refoule aussi bien les Feuillants, les grands bourgeois modérés que les royalistes, et les ouvriers, les artisans pourront défendre contre le patronat, avec la force du pouvoir politique enfin conquis, le salaire que même sous l’ancienne monarchie ils avaient le courage de protéger et de hausser par la révolte et par la grève.

J’ai dit au début de cette histoire que, déjà en 1789, la question sociale était posée à Lyon avec plus de netteté qu’en aucun autre point du pays : j’ai dit que les artisans et les prolétaires y avaient une conscience de classe étonnamment éveillée : j’ai marqué comment, aux élections pour la Convention, quelques-uns des choix de Rhône-et-Loire eurent un caractère particulièrement prolétaire, et j’ai donné tout de suite la parole à Noël Pointe « ouvrier armurier », pour que le sens de quelques-uns des choix faits par la région lyonnaise apparût d’emblée. Ce caractère prolétaire de quelques-uns des députés à la Convention de Rhône-et-Loire, de ceux qui sont maintenant les répondants de Chalier devant la Convention, Guillon l’a noté à sa manière, insultante et haineuse. Il prétend que c’est sous la brutale pression des ouvriers que les élections furent faites :

« L’assemblée électorale fut convoquée à Saint-Étienne-en-Forez, ville fameuse par sa manufacture d’armes et par une population d’ouvriers forgerons, non moins « brutale que nombreuse ».

« Le sang des gens de bien y avait déjà coulé plus d’une fois. Elle fut jugée propre à réunir en ses murs ceux qui devaient élire les députés à la Convention et à diriger les élections selon les vues des clubistes : les suffrages se portèrent d’abord sur ce vil et infâme Cusset, ouvrier en gazes, homme crapuleux, dont le patriotisme consistait à demander sans cesse qu’on promenât des têtes au bout des piques. » L’ouvrier en gazes Cusset, l’ouvrier armurier Pointe vibraient de la même passion que Chalier. Ainsi, sur les événements révolutionnaires de Lyon, c’est toujours la lutte sociale qui met son empreinte. Et comment le permanent antagonisme des maîtres et des ouvriers n’y aurait-il pas été aiguisé encore par la crise des prix ? Naturellement, la hausse des denrées, qui tenait à des causes générales, s’était produite à Lyon comme à Paris. Et à Lyon comme à Paris les pauvres se plaignaient de « l’accaparement ».

Ce n’était pas une légende et un vain mot. S’il est vrai que partout les capitalistes se servaient des moyens immenses d’achat que la Révolution avait mis en leurs mains pour absorber toutes les matières disponibles et monopoliser le commerce et l’industrie, cela devait être encore plus vrai

Apollon foulant aux pieds la superstition.
(D’après un bronze de Chinard, au Musée Carnavalet.)


dans cette ville de Lyon habituée aux opérations de banque et de commandite les plus hardies, et où des fonds considérables rendus disponibles par le ralentissement de l’industrie locale de la soie, devaient chercher dans toutes les branches de l’industrie et du négoce des emplois nouveaux.

Lacombe Saint-Michel, Salicetti et Delcher écrivent en effet de Lyon (20 février) :

« Nous sommes arrivés à Lyon, et dans presque tous les départements que nous avons parcourus nous avons remarqué le peuple mécontent et affaissé sous le poids du besoin. Il paye presque partout le pain six sols la livre. Tous les objets de première nécessité augmentent journellement à vue d’œil, et cet accroissement peut venir à tel point qu’il cause à lui seul une révolution. Ce n’est pas le manque de denrées qui cause la cherté, c’est un système d’accaparement fait par tous les gens riches et auquel, par une fatalité immorale, tous les citoyens qui ont un peu d’argent coopèrent directement ou indirectement. »

Et l’on comprend que si, sous l’ancien régime, les ouvriers, les artisans qui travaillaient pour le compte des grands marchands lyonnais demandaient à être protégés par un tarif des salaires, à plus forte raison demandèrent-ils sous la Révolution que ce tarif des salaires obtenu en 1789 fût mis en harmonie avec le prix des subsistances. Les ouvriers en soie, disent-ils dans une pétition signée de 4 000 noms le 28 janvier 1793 « ont été persuadés qu’une liberté indéfinie était nuisible, que la liberté devait avoir des bornes, que la liberté ne devait pas permettre à une partie de la société d’égorger l’autre, en lui disant : tu ne mangeras qu’une telle quantité de pain. Ils ont observé que le traité de gré à gré et de prix débattu ne peut et ne doit avoir lieu qu’entre égaux ; et l’ouvrier travaillant à façon pour le compte d’autrui, étant sous la coulpe et dépendance du marchand qui le fait fabriquer pour son compte, ne peut être libre à traiter de gré à gré ; en conséquence, le tarif devient d’une nécessité absolue. Le tarif obtenu en 1789 a mis un frein à tant de maux, et maintenant les denrées sont montées à un prix auquel il ne peut plus suffire. » Ils demandaient en conséquence qu’un nouveau tarif fût homologué par la municipalité et par les délégués de la fabrique, et que ce tarif fût renouvelé tous les ans en décembre. À ce vœu d’autres joignaient la demande d’un impôt progressif sur le capital (voir Charlety). C’est cet ensemble de revendications que servait Chalier en combattant contre le royalisme, le feuillantisme et le girondisme, suspect à ses yeux de faiblesse d’abord et bientôt de trahison. Quand, pour faire peur, pour répondre par une exhibition sinistre aux menaces sourdes de cette conspiration dont il était enveloppé, Chalier exposa la guillotine sur la place Bellecour d’abord, et ensuite sur la place des Terreaux, « ici, dit-il, c’est pour effrayer les aristocrates de la noblesse, et là, pour faire trembler ceux du commerce. » C’est, en un acte de fureur indivisible, le double combat politique et social. Lui et ses amis désirent passionnément la mort de Louis XVI, d’abord parce qu’il leur semble que cet exemple de sévérité donné de si haut ira épouvanter dans leurs réduits tous les conspirateurs, et ensuite parce que la fin de cette sourde conjuration marquera la fin de la disette :

« Depuis trois mois, s’écriait-il en janvier, la Convention aurait dû débarrasser la terre d’un tel fardeau, Louis étant encore en vie est toujours à la tête de nos ennemis : pourquoi recourir à des juges ? Le tribunal qui doit le juger, c’est la foudre du peuple. Brutus ne s’arrêta point à faire le procès de César : il le frappa de vingt coups de poignards. Avec le perfide et dernier Louis, s’évanouiraient toutes les conspirations contre la souveraineté nationale. Le peuple aura du pain, n’en doutons pas : le premier article de la loi que nos législateurs doivent faire sur les subsistances, c’est de prononcer la mort du tyran. »

Des tables furent dressées sur les places et dans les rues de Lyon : et des signatures étaient recueillies sur une pétition qui condamnait l’appel au peuple, et exigeait la mort immédiate du roi. Le citoyen Lambert la porte à la Convention où il ne peut être admis, et de là, le 20 janvier, aux Jacobins. Elle était inutile, puisque tout était à la veille de s’accomplir : mais elle venait mêler à l’ardeur révolutionnaire de Paris le feu sombre de la révolution lyonnaise. Elle était dirigée expressément contre la Gironde autant que contre le roi.

« Les sans-culottes de Lyon se sont rassemblés : ils ont exprimé leur vœu. Nous nous réunirons demain aux Fédérés, dans cette salle, et nous nous féliciterons avec eux de la mort du tyran. Il faut que les Brissot, les Buzot, les Barbaroux soient anéantis politiquement… Les Roland et les Brissot n’ont aucune prépondérance dans leur département, et bientôt l’illusion cessera dans tous les coins de la France. »

C’était le désaveu de Roland par la cité de Roland, ou au moins par ses patriotes les plus ardents. J’observe qu’à la Convention, dans le vote sur la peine à infliger à Louis, les députés lyonnais amis de Chalier traduisirent cette impatience presque frénétique. À la file, Noël Pointe, Cusset, Javognes rendirent la même sentence. Noël Pointe dit : « Un républicain ne peut souffrir ni roi, ni images de la royauté. Je vote pour la mort ; je la demande dans les 24 heures. » Cusset dit : « Je ne crains pas de cumuler sur ma tête les fonctions de juge et de législateur. Je demande la mort dans les 24 heures. » Javognes dit : « Pour préserver les âmes pusillanimes de l’amour de la tyrannie, je vote pour la mort dans les 24 heures. »

Hors d’eux je ne vois que trois députés qui aient ainsi formulé leur vote : Poultier (du Nord), Billaud-Varennes et Marat. Tous les autres, même les robespierristes extrêmes, même les maratistes comme Sergent et Panis directement compromis dans les massacres de septembre, votent simplement la mort. Au fond, il allait de soi qu’à moins d’un vote ultérieur et formel de sursis, la sentence de mort serait immédiatement suivie de l’exécution, et dire : dans les 24 heures, n’ajoutait rien. Mais c’était, pour les trois révolutionnaires lyonnais, l’écho des paroles de Chalier, de sa véhémence sanglante, le reflet de la pétition.

Mais quoi ! le tyran est mort et la conspiration ne cesse pas ! et la misère s’acharne encore sur le peuple ! Ah ! que d’ennemis subsistent encore ! Les contre-révolutionnaires masqués, les prêtres, les riches ! Et comme, en une frénésie d’impuissance, s’exaltent l’âme et la parole de Chalier !

« Le tyran des corps est brisé : maintenant, s’écrie-t-il en jetant à terre un crucifix, il faut briser le tyran des âmes. »

Mot profond, et où la conscience lyonnaise se révèle. C’est le seul mot, dans toute la Révolution, qui ait cet accent et cette portée. Partout, ou presque partout, c’est à l’Église seule, c’est au sacerdoce que s’en prennent les révolutionnaires. Ou bien ils opposent le Christ à l’Église, ou bien ils le négligent comme un pauvre être subalterne dont la fourberie des prêtres a fait un dieu pour exploiter les hommes. Chalier seul a compris l’action directe du Christ : seul, il a senti dans le mysticisme lyonnais le contact intérieur et profond de Jésus et des âmes : le supplicié les émeut et les attire, non par l’artifice des prêtres, mais par la pitié, par la tendresse égarée et folle. Tyran des âmes ! c’est un mot de reproche et de colère, où il y a encore comme une secrète adoration. Par quelle fatalité faut-il qu’il détourne les humbles du chemin de combat, qu’il les absorbe et même qu’il les console ? Qu’il laisse donc aux hommes toutes leurs douleurs pour leur laisser toute leur révolte. Il devient, par sa tendresse attirante et fascinante, le complice des égoïstes, des riches, des prêtres avides. Il éblouit le peuple de sa bonté, et il le livre, sans le vouloir, aux tyrans de la terre. Qu’il soit frappé, lui qui fut peut-être bon, pour que les méchants soient frappés. Le peuple a assez longtemps pleuré son dieu ; il faut enfin qu’il se pleure lui-même ; qu’il se pleure et qu’il se venge et qu’il se délivre.

Chalier convoque la foule, sur la place des Terreaux, le 28 janvier, et il lui fait jurer « d’exterminer tout ce qui existe sous le nom d’aristocrates, de feuillantins, de modérés, d’égoïstes, d’agioteurs, d’accapareurs, d’usuriers, ainsi que la caste sacerdotale fanatique. » Et toujours, toujours, c’est le double anathème politique et social qui retentit. Était-il cruel ? Non sans doute. Il avait une dangereuse inquiétude mystique, qui pouvait soudain se convertir en fureur. Parfois, au temps de son adolescence, quand il se destinait à la prêtrise, il avait confié à ses compagnons son agitation d’esprit. Il trouvait Dieu trop calme, il lui reprochait de laisser l’univers s’assoupir dans une sorte de routine ; lui, il aurait sans cesse bouleversé le monde pour le refaire, renouvelé les étoiles et le soleil. Appliqué au monde social, ce besoin de commotions sans but et sans règle pouvait aboutir à une sorte de délire pseudo-révolutionnaire. Il avait gardé le ton apocalyptique et prophétique et l’homme est tenté trop souvent de se servir de cette mysticité comme d’un voile pour se cacher à lui-même la brutalité de ses actes et la cruauté de ses pensées. Dans les paroles de Chalier pourtant il y avait de soudaines pitiés qui démentaient les conseils sauvages. Tour à tour il excitait, rudoyait, calmait, avec une exaltation mêlée de bonhomie et de rhétorique vaguement meurtrière.

« Oui, ne nous y trompons pas : l’arbre de la liberté ne fleurira que sur les cadavres sanglants des despotes… — Écoutez, camarades, disait-il au club central, ne vous offensez pas, on vous proclame et vous vous proclamez bons républicains, c’est bien aisé à dire, mais, la main sur la conscience, l’êtes-vous ? L’espèce est fort rare, et une si grande production coûte à la nature des efforts étranges (12 février 1793). — Le folliculaire Foin m’accuse d’avoir voulu un tribunal de sang… Oui, je l’ai voulu… Du sang pour punir les monstres qui en boivent ! Misérable, que t’importe ? Tu ne crains pas qu’on verse le tien, tu n’as que de la boue et du virus dans les veines… Les modérés ont du jus de pavot ; les accapareurs, un or fluide ; les réfractaires, un extrait de ciguë. — Roland, Roland, ta tête branle ; Clavière aux doigts crochus, à bas ! à bas les vilains ongles !… Dumouriez, mon général, tu as l’air noble, la contenance un peu royale. Ah ! tremble, j’ai l’œil sur toi… Marche droit. Parlez, intrépides soldats de la phalange révolutionnaire ; allez droit à Dumouriez, regardez-le entre les deux yeux ; s’il est franc du collier, si son attitude est ferme, embrassez-le ; s’il pâlit, s’il tergiverse, point de grâce ; la justice du ciel est dans vos mains. — Jésus-Christ était un bon Dieu, un bon homme ; il prêchait la miséricorde, la modération. Fi ! fi ! mes camarades ! vous m’entendez, la vengeance est mon cri ! — La liberté, rien que la liberté, toute la liberté ; chacun la veut. Mais pour l’égalité qui donne des coliques, c’est autre chose… Aristocrate, le nez au vent, tu recules… Approche, coquin, je te tiens à la gorge, prends ce calice, bois-y de bonne grâce ou je t’étrangle. — Riches insouciants qui ronflez sur l’ouate, réveillez-vous, secouez vos pavots ; la trompette guerrière sonne : Aux armes ! aux armes ! Point de paresse ! Point de poltronnerie ! Il s’agit de vous lever et de voler au combat ! Vous vous frottez les yeux ; vous bâillez, vous laissez tomber vos bras ; il vous en coûte de quitter cette couche parfumée, cet oreiller de roses… Dépêchez-vous ! Vite ! vite ! Tout plaisir est criminel quand les sans-culottes souffrent, quand la patrie est en danger. »

Et ces admonestations véhémentes, où perce une menace, sont mêlées de paroles humaines, pleines de pitié pour tous, pour les pauvres qui souffrent et qui n’ont pas toujours conscience de leur dignité, pour les aristocrates que le préjugé aveugle :

« La sans-culotterie remplace la royauté. Mes va-nu-pieds, chers camarades, embrassons-nous, je vous chausserai… On boursille, on fait une somme mesquine pour vous acheter et vous envoyer aux frontières… Plusieurs sourient. Vils mendiants, un assignat vous éblouit ! Peut-il compenser une seule goutte de votre sang auguste ? Ne sentez-vous pas la souveraineté qui circule dans vos veines ? Sachez, ah ! sachez que vous êtes des rois et plus que des rois. — Riches, mousquets sur l’épaule et flamberge au vent, galopez vers l’ennemi ! Vous tremblez ! Oh ! n’ayez pas peur… Vous n’irez pas seuls, vous aurez pour frères d’armes nos braves sans-culottes, qui n’étalent pas de la broderie sous le menton, mais qui ont du poil aux bras… Tenez, amis, vous n’êtes point aussi mauvais qu’on veut bien le dire. Oh ! vous en vaudriez cent fois mieux si nous nous étions un peu fréquentés. Les aristocrates ne sont incorrigibles que parce que nous les négligeons trop, il s’agirait de refaire leur éducation. On parle de les pendre, de les guillotiner ; c’est bientôt fait, c’est une horreur ! Y a-t-il de l’humanité et du bon sens à jeter un malade par la fenêtre pour s’exempter de le guérir ? »

Ainsi cet exalté conseillait parfois la modération ; cet homme qui se laissait emporter parfois à de frénétiques paroles voulait guérir ses ennemis, et non les frapper. De même, ce lyrique, si dénué de goût en son prophétisme révolutionnaire, rappelait les sections lyonnaises, qui se paraient puérilement de noms éclatants, à la modestie et au bon sens.

« Ô Français, légers comme les Athéniens, serez-vous toujours esclaves des hochets et éblouis par un clinquant ? Peuple que la Révolution a grandi et auquel il faut toujours des oripeaux et des grelots… Eh ! qu’est-il besoin d’une étiquette pour annoncer que vous êtes braves ! Grands enfants de dix coudées, que vous me semblez petits dans votre hauteur ! Eh ! dites-moi ce que signifient ces noms empruntés et retentissants de Brutus, de Guillaume Tell, de Jean Bart, de Scevola ? Avec vos mensongères et folles échasses, vous vous faites une taille gigantesque ; on n’aperçoit plus ce qui vous appartient. Tenez-vous-en à votre stature. Mettons ces beaux noms en réserve comme des prix d’attente. »

Ces alternances d’humanité et de colère émouvaient la mysticité lyonnaise. Chalier attachait à lui, d’un lien presque religieux, les âmes révolutionnaires les plus exaltées et les plus ferventes. Mais la cité, dans son ensemble, restait défiante et morne, troublée parfois par des effusions de paroles menaçantes dont les ennemis de Chalier aggravaient le sens. Mais Danton lui-même, avec son large et clair génie, aurait-il réussi à ramener à l’unité d’action la ville où tant de forces contre-révolutionnaires étaient accumulées, et où la Révolution s’exaltait dans le péril et dans la fièvre ? À la demande du club central, la municipalité ordonne, le 5 février, des visites domiciliaires, « pour purger la ville des scélérats qu’elle recelait ». Mais ces perquisitions, mal secondées par la population elle-même, ne donnèrent que des résultats insignifiants ; une sorte de complicité passive protégeait les contre-révolutionnaires, et la puissance publique, tiraillée entre la municipalité favorable à Chalier, le maire et le directoire du département qui lui étaient hostiles, ne pouvait corriger, par la vigueur de son action, cette sorte de pesanteur de l’opinion. Les citoyens sentaient que les pouvoirs locaux étaient divisés, et ils se réservaient. Les visites domiciliaires irritèrent plus qu’elles n’effrayèrent, et le maire rolandiste, Nivière-Chol, crut que l’occasion était favorable pour frapper son adversaire Chalier.

Il allégua qu’au Club central avait été ourdi un complot monstrueux. Lyon devait être septembrisé. La guillotine devait être installée sur le pont Morand : « Il n’y a qu’une ficelle à tirer, aurait dit Laussel, la guillotine va toute seule. » Le Président du tribunal de sang devait briser une baguette et dire au prévenu : « Il est aussi impossible que vous restiez sur la terre, comme il l’est que ces deux bouts se rejoignent. » Et quand il aurait dit : « Faites passer le pont à Monsieur, » la victime devait être livrée au bourreau et, en tronçons sanglants, jetée au Rhône.

Nivière-Chol, averti par un inconnu, fit semblant de croire à cette conspiration. Peut-être quelque énergumène avait-il tenu au Club central des propos sanglants. Mais tout démontre que le complot est une fable. Cette férocité répugne au caractère de Chalier. Nivière-Chol prétendit que les conjurés étaient allés s’emparer de la guillotine, en vérifier le fonctionnement. Or l’enquête démontra que les différentes pièces de la guillotine n’étaient même pas rassemblées. Nivière-Chol mit sur pied la force armée comme s’il y avait un péril immédiat ; il fit garder par plusieurs bataillons la maison commune. C’était le système de Roland : affoler l’opinion, semer la panique, au risque de livrer la Révolution elle-même à la coalition de toutes les peurs. La municipalité lyonnaise ne se laissa point troubler par cette manœuvre. Elle somma Nivière-Chol de produire des preuves : il ne put apporter que l’écho d’une vague dénonciation anonyme. Elle le blâma d’avoir mis en mouvement la force publique, sans avoir consulté le Conseil général de la Commune, et Nivière-Chol, tout déconcerté par cette résistance imprévue, se démit le 7 février de ses fonctions de maire. Mais le coup était porté : les contre-révolutionnaires étaient avertis qu’en affolant les esprits ils pourraient à Lyon ébranler la Révolution. Et de plus, le nom de Nivière-Chol devenait pour eux un centre commode de ralliement. Il était Girondin, et en le soutenant ils ne découvraient pas d’emblée leur pensée royaliste. Mais ils allaient l’envelopper, le compromettre, le faire leur. On pouvait croire que sa démission, qui semblait un acte de faiblesse, l’avait diminué. Mais toutes les forces conservatrices et rétrogrades firent bloc. Et le 18 février, ce fut une stupeur dans Lyon quand on apprit que sur 10 746 suffrages exprimés, 8 097 ramenaient à la mairie Nivière-Chol. Le nombre des votants avait été deux fois plus élevé que d’ordinaire : les royalistes avaient donné en masse pour la Gironde. La contre-révolution se crut maîtresse de Lyon. Des bandes violentes de réacteurs, criant : vive Nivière ! A bas Chalier ! parfois même : vive Louis XVII ! se portèrent au Club central, le saccagèrent, traînèrent dans les rues la statue de Rousseau, la brisèrent et mirent le feu à l’arbre de la liberté. Les Girondins, débordés par la violence du mouvement royaliste et contre-révolutionnaire, opposaient en vain à cette fureur des conseils de modération : « Nous ne voulons pas la tête de Chalier : nous voulons respecter les personnes et les propriétés. » Mais ils étaient tout au bord d’un abîme de réaction.

Cette journée servit Chalier et la municipalité, car elle révéla à tous les forces de contre-révolution qui minaient la cité. Nivière-Chol comprit qu’élu des royalistes il serait leur prisonnier et leur instrument. Il se démit de nouveau. C’est encore un Girondin, le médecin Gilibert, qui fut élu. Mais la municipalité avait retrouvé toute son audace. Le procureur Laussel accusa le nouveau maire d’avoir pris part au mouvement factieux contre le Club central et le fit arrêter. Les révolutionnaires lyonnais multipliaient les appels aux Jacobins à la Convention, et ils y trouvaient des points d’appui. Tallien, dans son rapport du 25 février, était très favorable à la municipalité : il dénonçait la contre-révolution lyonnaise :

« Ci-devant nobles, financiers de hauts parages, prêtres réfractaires, mécontents du nouvel ordre de choses, tous se rassemblaient à Lyon. Ils y trouvaient ce que dans leur langage, ils appelaient la bonne compagnie. Les plaisirs, le luxe de Paris les y suivaient : ils se trouvaient là dans leur élément. »

La Convention décréta l’envoi à Lyon de trois commissaires, pris dans la Montagne, Rovère, Legendre et Basire. Les Girondins marquaient bien leur mauvaise humeur, mais timidement. Le journal de Brissot dit (numéro du 26 février) :

« On sait que des visites domiciliaires générales ont été faites dans la ville de Lyon par la volonté du Club central ; on sait qu’abreuvé de dégoût le maire avait été forcé de donner sa démission ; on sait que le parti cordelier triomphait, et que déjà il se promettait d’envoyer un renfort à ses bons amis de Paris pour purger la Convention. Il paraît qu’une réaction terrible a eu lieu. Nous n’en donnons encore aucun détail parce que nous ne pouvons en certifier aucun. Nous invitons les patriotes à suspendre leur jugement sur les récits qui paraissent en divers sens, et surtout sur le rapport que Tallien a fait aujourd’hui, au nom du Comité de sûreté générale.

« Tallien a parlé, non pas avec l’impartialité d’un rapporteur, mais avec la passion d’un correspondant du Club central de Lyon. Son rapport nous a semblé semé de contradictions, et l’auteur n’a lu à l’appui aucune pièce originale, il avait ses raisons ; car Chassé, qui les avait lues, a soutenu qu’elles étaient contraires au rapport et demandé qu’elles fussent imprimées. Cependant il proposait d’approuver la conduite du Conseil général de la Commune de Lyon, conseil presque entièrement composé de membres du Club central, mais la Convention s’est contentée d’ordonner l’impression du rapport, et l’envoi de trois commissaires à Lyon.

« Il est facile de reconnaître aux trois noms qui ont été choisis l’esprit de parti qui anime maintenant le bureau : ce sont Rovère, Legendre et Basire. Avec cette partialité, on éternise les troubles, car on excite les passions au lieu de les calmer. »

La Chronique de Paris se borne à insérer, dans son numéro du 27 février, une lettre de Lyon qui gémit sur les fautes des deux partis. Elle glorifie Nivière-Chol qui fut « seul élu à la satisfaction et par le vœu libre de tous les citoyens. » Elle dénonce les exaltations de Chalier, les « motions virulentes et infamantes », les visites domiciliaires ; mais elle déplore que la foule se soit laissée entraîner par représailles à des violences contre le Club central, contre la statue de Jean-Jacques.

Chalier
Procureur de la Commune de Lyon.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Et elle finit par un aveu de découragement et d’impuissance.

« Quel sera le terme de tous ces maux ? Quel en sera le remède ? Je l’ignore. Je vois les esprits s’échauffer…, les partis se menacent, se mesurent ; on s’espionne, on se craint, on se fuit. Vous voyez les torts de l’un et de l’autre parti. Je n’ai pas voulu les pallier et je veux encore moins les justifier. Je me contente de gémir sur tant de désordre et d’en maudire les auteurs. »

Ces faux sages, en effet, se bornaient à gémir, quand il eût fallu agir, sauver malgré tout la Révolution.

Aucun Girondin ne monta à la tribune. La participation évidente des royalistes aux troubles de Lyon les gênait. Mais ici encore, la Gironde, tiraillée en des sens opposés, n’est plus qu’une force neutre et inerte. Grand péril pour la Révolution si cet état d’esprit prévalait ! Mais grand péril pour la Gironde elle-même ! Les trois commissaires, tout en contenant un peu le parti Jacobin, en assurèrent la victoire. Ils firent arrêter le procureur de la Commune Laussel, qui « s’était couvert du manteau du patriotisme, et affectait un faux zéle ; des patriotes clairvoyants le suspectaient avec raison ! l’on a reconnu qu’il ne sévissait contre les riches exploiteurs, que pour les mettre à contribution. » Mais, grâce à leur appui moral, les révolutionnaires furent de nouveau maîtres des sections où avaient dominé depuis des semaines Girondins, Feuillants et royalistes : et c’est un maire démocrate, Bertrand, ami personnel de Chalier, qui fut élu le 9 mars. Les commissaires, dans leur rapport du 17 mars à la Convention, marquent bien le sens social de la lutte engagée à Lyon : ils notent le groupement de toutes les forces conservatrices et bourgeoises.

« Il fallait imprimer au patriotisme, dans cette importante et populeuse cité, ce caractère et ce dévouement héroïques qui peuvent seuls accélérer le terme de la Révolution et consolider à jamais la liberté. Nous avons tout tenté pour y parvenir, et nous sommes loin de nous flatter de quelque succès. Nous n’en accusons pas le génie du commerce qui n’est assurément pas incompatible avec les vertus civiques et qui sent vivement le besoin de la liberté. Nous n’en voyons d’autre cause que la multitude de ces journaux inciviques, de ces écrits calomnieux et mensongers dans lesquels on occupe beaucoup plus les citoyens des hommes que des choses, où l’on fait avec acharnement le procès au feu sacré du patriotisme et où l’on se plaît à semer des pavots sur un peuple qui devrait être debout ; où l’on aigrit le riche contre le pauvre en alarmant les propriétaires ; où l’on flatte le pédantisme de certaines gens en taxant d’ignorance le peuple dont le bon sens tue tous les sophismes et détruit tous les paradoxes ; où l’on sème d’avance les germes d’une constitution aristocratique et D’UN GOUVERNEMENT BOURGEOIS ; où l’on prend enfin à tâche de diviser tous les citoyens pour miner insensiblement le principe de l’unité et de l’indivisibilité de la République. »

Si je ne me trompe, c’est la première fois que le mot « gouvernement bourgeois » paraît dans le langage de la Révolution, et il est curieux qu’il ait été suggéré par la lutte de classes qui, à Lyon, dominait la lutte politique.

Les revendications économiques très nettes des démocrates lyonnais ajoutaient à la force du mouvement social qui se dessinait à Paris. Il n’y avait probablement aucun rapport direct entre Chalier et Jacques Roux. Sans doute Chalier ignorait jusqu’au nom du prêtre, qui n’avait pas grand éclat. Le jeune Lyonnais Leclerc ne va à Paris qu’en mai, et là c’est aux Jacobins, où Jacques Roux n’était pas aimé, qu’il s’adresse. Malgré tout, la conformité essentielle du programme lyonnais et du programme de Jacques Roux était pour celui-ci une grande joie. Le programme lyonnais était plus vaste, puis-qu’il comprenait une tarification des salaires que Jacques Roux, l’homme des petits ateliers autonomes, ne semble pas avoir demandée. Mais le Conseil de la Commune lyonnaise, en mars, demande, comme les sections inspirées par Roux, la taxation des grains, l’interdiction du commerce de l’argent ; il demande aussi que les assignats soient garantis par une hypothèque sur l’ensemble des propriétés foncières et mobilières de la République.

C’était intéresser toute la bourgeoisie possédante à soutenir la Révolution et le crédit de l’assignat : « Le propriétaire aristocrate, tremblant pour sa fortune, responsable du crédit national, sera peut-être converti à la Révolution, et alors le commerce retrouvera son antique lustre. »

Si le Conseil de la Commune se bornait alors à demander la taxation des grains, la pensée du peuple révolutionnaire de Lyon allait bien au delà : dès septembre, les citoyennes de Lyon avaient publié une affiche qui était un tableau général du maximum : c’est, je crois, la première application étendue qui en ait été faite, ou tout au moins le premier essai. Elles y taxaient le prix du riz, de l’orge, des pois, des haricots, des lentilles, des fèves, du vin nouveau, du vin vieux, du charbon de bois, du charbon de terre, de la charbonnaille, du bois de chêne, du bois de fayard, du bois de tremble, des fagots, des cottrets, de l’huile fine d’olive, de l’huile mi-fine d’olive, de l’huile d’olive à brûler, de l’huile de noix vierge, de l’huile dite commune, de l’huile de navets, des chandelles, du savon blanc frais, du savon gris sec, du fromage de Gruyère vieux, du nouveau, du fromage de Sassenage, de Gex bleu, du fromage ordinaire, du vermicelle, du fromage de chèvre, de vache, du fromage blanc, des bottes de raves, des pommes de terre rouges des pommes de terre blanches, des raisins, des pêches fines, des pêches communes, des belles poires Beurré et Bon-Chrétien, des poires et pommes communes, des belles pommes rainettes, des gros marrons, des châtaignes, du poivre, du sucre fin, du sucre commun, de la cassonade, du café moka, du café commun, des balais de jonc doubles, simples, du jambon ou petit salé, du lard ou de la graisse blanche, de la graisse à la daube, du vinaigre.

C’est la taxation générale des comestibles, et les citoyennes avertissaient les cultivateurs et les marchands qu’elles ne respecteraient la propriété, champs et boutiques, que de ceux qui se conformeraient à la taxe. Ainsi, sans qu’il y eût entente directe, la pensée de la démocratie révolutionnaire lyonnaise rejoignait celle de Jacques Roux, et celui-ci, malgré les résistances où il se heurtait, malgré les attaques et les désaveux qu’il subissait, prenait sans doute conscience de sa force.

La Révolution, devant ce mouvement, semble prise d’inquiétude ; elle paraît craindre pour la propriété. Aux Jacobins, les déclamations de Bentabole, le 25 février au soir, contre les riches, sont couvertes de murmures.

« L’homme qui a trois cent mille livres de rente doit être réduit à dix mille livres ; ce revenu sera très suffisant, et il aura l’avantage de contribuer au bonheur public. (Applaudissements.) Il faut intéresser au succès de la guerre ces membres pétris d’égoïsme, qui affichent ici un luxe insolent, qui promènent leur fastueuse indolence dans des chars élégants. (Applaudissements. Grand tumulte.) Après l’affermissement de la République, on rétablira les riches dans l’intégralité de leur fortune… Les riches augmentent par leur luxe le prix des fermages : le luxe est toujours au détriment du peuple. (Murmures.)

Et Bentabole irrité ajoute : « Je ne parle pas aux riches, je parle aux Jacobins. » Mais les Jacobins trouvaient qu’au moment où le peuple pillait les boutiques, ces véhémentes attaques à la richesse et au luxe étaient au moins une imprudence.

À la Convention, le 26 février, Cambon s’effraie des suites que peut avoir pour le crédit des assignats et pour la vente des biens nationaux le mouvement naissant contre la propriété.

« Les comptes que nous nous sommes fait rendre, dit-il, nous ont prouvé que les agitations, les attaques perpétuelles qu’on veut porter à vos propriétés arrêtent totalement vos ventes. — (Un grand nombre de membres : C’est vrai !) — Avant que ce système destructeur ait été mis en pratique, les brûlements des assignats se portaient à 8, 9, 10 et 11 millions par semaine ; aujourd’hui, nous avons la douleur de voir arrêter les recettes, et nous ne brûlons plus qu’un million d’assignats par semaine. D’où vient cette différence ? Nous ne l’avons trouvée que dans la crainte, dans la défiance des propriétaires de ces biens. Dès lors, on ne paye plus, et votre assignat reste éternellement en circulation. C’est là la vraie cause du renchérissement des denrées.

«… Les propriétés sont constamment menacées, les systèmes que l’on veut établir détruisent la confiance. Les citoyens sur les frontières versent leur sang pour vous. Vous leur donnez des propriétés ; si on les attaque, ces propriétés, vous leur avez fait une promesse illusoire. Ce n’est pas la peine de les envoyer défendre la liberté, dans l’espoir de devenir un jour propriétaires, si dans le même moment, des hommes coupables attaquent cette même récompense que vous leur avez promise, s’ils la rendent nulle. Il vaut mieux leur dire : Bats-toi et tu n’auras rien, ou bien : Ta propriété ne sera pas sacrée : elle ne t’appartiendra pas.

« Confiance, confiance, voilà donc la base des finances, car sans elle un système de finances établi d’après les assignats ne peut pas résister. Sûreté pour les personnes, sûreté pour les propriétés, et je réponds du salut de la République. Il serait peut-être important que l’Assemblée fit une loi de rigueur contre tous ceux qui veulent porter atteinte aux propriétés. » (Vifs applaudissements.)

Mais si Cambon veut protéger, même par de terribles lois pénales, la propriété, s’il veut la mettre à l’abri non seulement de toute atteinte mais de toute menace, ce n’est pas à la mode des Feuillants qui disaient : Prenez garde, ne touchez qu’avec précaution aux biens de l’Église, et aux biens des nobles, car en détruisant ces formes de la propriété, vous ébranlez tout le système de la propriété. Au contraire, c’est pour mieux assurer le transfert d’une masse énorme de propriétés ecclésiastiques et de biens d’émigrés que Cambon veut protéger, aux mains des acquéreurs, des nouveaux possédants, la propriété.

Le même jour, dans le même discours, il demandait à la Convention d’organiser et de hâter la vente des biens des émigrés. La Révolution avait une confiance indomptable dans l’ordre nouveau qu’elle fondait. Elle savait qu’il y avait une différence immense entre la propriété corporative d’Église et la propriété individuelle et qu’elle pouvait abolir celle-là sans inquiéter celle-ci. Elle savait aussi qu’en arrachant aux émigrés les biens dont ils pouvaient user contre la liberté et contre la France, elle faisait œuvre nécessaire de défense et de salut. Et si des téméraires prétendent abuser de cet énorme déplacement de propriété pour contester la propriété elle-même, s’ils prétendent tourner contre l’ordre nouveau les mesures adoptées pour le créer et pour le sauver, la Révolution ne s’arrêtera pas pour cela. Elle ne suspendra ni la vente des biens d’Église ni la vente des biens d’émigrés, mais elle veillera par des lois terribles à ce que nul n’enveloppe la propriété en son ensemble dans la proscription qui frappe la propriété d’Église et la propriété d’émigration.

Il semble que cette agitation sociale qui dépassait Marat pour aller à Jacques Roux, qui effrayait les Jacobins et la Montagne elle-même et qui, au témoignage de Cambon, compromettait jusqu’à la vente des biens nationaux, base économique et financière de la Révolution, devait servir la Gironde. Voilà bien, disait-elle, où conduit la complaisance pour l’anarchie. Voilà le châtiment de ceux qui flattent toujours les passions du peuple. Le journal de Brissot, en son numéro du 2 mars, reproduisait un article du Journal français qui montre bien le parti que la Gironde essayait de tirer des événements.

« C’est probablement cette canonisation du massacre (du 2 septembre) qui a donné l’idée aux auteurs du Journal français, de la Constitution laconique et énergique que ces messieurs nous préparent. Ces journalistes l’attribuent à Robespierre et à Collot d’Herbois ; ils se trompent, elle est trop spirituelle en doctrine anarchique, pour ne pas sortir de la plume de Marat, qui a prouvé sa supériorité sur ses protégés.

« ARTICLE PREMIER. — L’anarchie sera permanente en France.

« ART. 2. — Au peuple (leur peuple) appartient le domaine national de France.

« ART. 3. — Les propriétaires actuels sont délégués provisoirement dans leurs possessions.

« ART. 4. — Les fruits appartiennent à tous.

« ART. 5. — Le pouvoir municipal (monté à l’instar de Paris) sera la seule autorité en France. »

C’est l’appel à l’instinct conservateur de tous les possédants, des nouveaux comme des anciens. Mais la Gironde, par sa politique inconsistante et incohérente dans le procès du roi, s’était retiré à elle-même tout moyen d’utiliser même les événements qui lui semblaient le plus favorables. Ni elle n’avait donné, en sauvant le roi, un gage précis aux forces conservatrices, ni elle n’avait, par une vigoureuse offensive contre le roi, donné confiance au peuple révolutionnaire. Elle était comme perdue en un milieu terne et trouble, et elle était exposée aux commentaires les plus malveillants, aux contrecoups les plus inattendus. Ainsi, après les journées de pillage des 25 et 26 février, ce fut la tactique des Jacobins de redoubler de violence contre la Gironde. Ce sont les ennemis de la Révolution qui ont, selon la thèse jacobine, suscité ces mouvements et égaré le peuple. Mais comment l’auraient-ils osé, comment auraient-ils eu l’audace de se mêler au peuple, de l’endoctriner, d’insulter aux Jacobins et à la Commune ses meilleurs amis, s’ils n’y avaient été encouragés par la lâche et scélérate complaisance de la Gironde pour le roi traître et parjure ? Parce que, par la faute des Girondins, il avait été si difficile d’abattre le roi, ou, suivant le mot attribué à Chalier, de le « décoller », les royalistes pouvaient hardiment pousser leur pointe, et entraîner la Révolution dans des sentiers d’aventure. C’est donc la Gironde qui était responsable, au fond, des journées si inquiétantes du 25 et du 26 février.

Aussi bien, les Jacobins qui craignaient d’être débordés par le mouvement de Jacques Roux et des Enragés, et par l’agitation sociale, trouvaient commode de dériver toute la passion du peuple dans une action purement politique. Dénoncer les Girondins et les abattre, c’était gagner du temps : c’était écarter (du moins on l’espérait) le problème des subsistances qui semblait s’élargir peu à peu en un vaste problème social. C’était effacer, par la violence des attaques contre la Gironde, l’impression de modérantisme qu’on avait pu donner à une partie du peuple dans la lutte contre Jacques Roux et le mouvement des Gravilliers. Ainsi, les Jacobins redeviendraient ce qu’ils avaient toujours rêvé d’être, la force d’avant-garde en même temps que la force régulatrice. Ainsi, le père Duchesne ramènerait à la cuisine politique de ses fourneaux le peuple détourné peut-être par l’odeur de pain chaud, d’épices et d’arôme, qu’exhalaient les propos de Jacques Roux.

De leur côté, et toujours par tactique, les Enragés se jetaient à fond, eux aussi, dans la lutte contre la Gironde. Ils n’avaient pas réussi d’emblée à entraîner la Convention et la Commune en proposant des revendications purement économiques. Ils allaient surexciter la crise politique, pousser les Montagnards aux suprêmes violences contre la Gironde. Ainsi, dans l’atmosphère surchauffée de passion révolutionnaire, les hardiesses sociales s’acclimateraient. Ah ! les Montagnards se détournent des questions économiques ! Ah ! Robespierre déclare dédaigneusement que le peuple ne doit pas « avoir pour but de chétives marchandises, et qu’il doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands. » Eh bien ! soit : on terrassera en effet les brigands mais c’est assez de paroles vagues et de gestes vains : ces brigands, c’est la Gironde ; ces brigands, c’est une partie de la Convention, il faut que les Girondins soient frappés, et comme ils sont le parti de la grande bourgeoisie, le parti des riches marchands, des spéculateurs et accapareurs, la victoire remportée sur eux sera une victoire sur l’accaparement. Voyez, dans l’adresse lue aux Jacobins le 4 mars, au nom des défenseurs de la République une et « indivisible », c’est-à-dire au nom d’une partie des éléments sur lesquels les Enragés avaient prise, voyez comment la lutte politique contre la Gironde est confondue avec la lutte économique contre l’agiotage, le monopole et la richesse.

« Depuis trois ans, le procès de la liberté contre la tyrannie est pendant au tribunal de la raison. L’Assemblée Constituante nous a trahis ; la Législative nous a vendus ; la faction liberticide de la Convention voulait nous livrer. Citoyens, réfléchissez-y : la Convention s’est emparée de tous les pouvoirs. La faction qui est dans son sein en dispose.

« L’insurrection est le plus saint des devoirs quand la patrie est opprimée. Les députés infidèles doivent non seulement être rappelés, mais leur tête doit tomber sous le glaive de la loi, quand il sera prouvé que, sous le prétexte de la liberté des opinions, ils ont trahi les intérêts de la nation. L’inviolabilité de Louis Capet et des mandataires du peuple a perdu la République ; les hommes de bien sont seuls inviolables… Roland calomnia Paris aux yeux de toute l’Europe, parce qu’il pensait qu’en détruisant Paris il viendrait à bout de détruire la liberté.

« Nous arrivâmes à Paris très heureusement. Ce fut notre réunion avec les Jacobins, avec les Cordeliers, avec tous les patriotes, qui déjoua les complots et fit tomber la tête du tyran…

« … L’aristocratie de la fortune veut s’élever sur les ruines de l’aristocratie nobiliaire ; en général, les gros marchands, les financiers sont accapareurs… Aucun des brigands couronnés n’oserait nous attaquer s’ils n’étaient pas assurés d’un parti dans la Convention… La Constitution que l’on veut nous donner (le projet de Condorcet et de la Gironde) est un enfant qu’il faut étouffer dans son berceau ; elle est toute en faveur du riche contre le pauvre, elle n’a pas étonné les patriotes, ils s’y attendaient.

« Que les mêmes coups exterminent les ennemis du dehors et les ennemis du dedans. Chargez-vous des premiers, nous nous chargeons des autres. Aux armes ! aux armes ! »

C’était le tocsin de mort contre la Gironde, à un moment où Robespierre et Marat ne voulaient ni frapper à mort ni même rejeter violemment de la Convention les Girondins. Les exterminer ? C’est une hypothèse qu’à cette date Robespierre n’examinait même pas. Leur retirer leur mandat et convoquer les assemblées primaires pour leur nommer des remplaçants ? C’était entamer la Convention et c’était se remettre au hasard d’élections nouvelles, dont l’issue était incertaine. C’est ce que Robespierre disait dès lors, avec insistance, aux Jacobins. Son plan était de noyer lentement la Gironde dans une sorte de discrédit définitif, de lui enlever peu à peu tout ce qui lui restait de popularité, de l’éliminer des Comités, et de la réduire à un état « de nullité politique », sans illégalité et sans violence.

Mais voici que de Belgique éclatent des nouvelles redoutables. Dumouriez avait quitté Paris le 26 janvier, pour rejoindre son armée. Il dit dans ses Mémoires qu’il était parti « le désespoir dans l’âme ». « Il n’avait pu empêcher un crime inutile, honteux et funeste ; il n’avait réussi ni à faire annuler le décret du 15 décembre, ou au moins à en faire excepter les Pays-Bas pour sauver l’armée française en cas de retraite, ni à faire établir une bonne administration pour les fournitures de l’armée, ni à obtenir les réparations, les remontes pour la cavalerie, les recrues et tout ce qui lui manquait pour se mettre en campagne, ni, ce qui l’affligeait le plus, ce qui le rendait honteux d’être Français, à sauver un roi dont il connaissait l’innocence et la bonté, l’ayant vu de très près pendant trois mois. Il allait se remettre à la tête d’une armée désorganisée, livrée à l’indiscipline et à la maraude, et commettant tous les excès dans les quartiers d’hiver, mal armés, sans habits, dispersés dans des villages ruinés, où elle manquait de tout, le long de la Meuse et de la Ruhr. »

Dumouriez, pour atténuer son échec prochain, exagère le délabrement de l’armée qui avait, il est vrai, beaucoup souffert. Et, pour faire sa cour à la contre-révolution, il exagère « son désespoir ». Il n’était point dans la nature de Dumouriez de désespérer si vite. La vérité est qu’il avait constaté à Paris qu’il n’était assuré d’aucun parti, et qu’il ne pourrait manier à son gré, comme il s’en était flatté d’abord, la force révolutionnaire. Le monstre ne se laissait pas apprivoiser aisément aux caresses de l’aventurier diplomate et soldat.

Dumouriez ne se dit pas à lui-même, une minute, qu’il devait, même au péril de sa propre vie, être le serviteur de la Révolution et de la patrie. Dût-il être méconnu, dût-il être dévoré, il n’avait qu’un devoir : regarder l’ennemi en face, et lutter jusqu’au bout, sans arrière-pensée.

Chalier, Procureur de la Commune à Lyon, propose au Club central, le 6 février 1793, de s’emparer de tous les riches Lyonnais, et de les faire décapiter.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Mais Dumouriez n’avait ni l’esprit assez grand, ni l’âme assez haute, et c’est seulement son jeu personnel qu’il voulait jouer. Quoi qu’il puisse dire, au commencement de février 1793, il espérait encore beaucoup de la fortune et de lui-même. Sa grande force, c’était précisément ce merveilleux ressort de confiance, et il avait encore un prestige immense. Le capital de gloire amassé à Valmy et à Jemmapes était entamé, il n’était pas détruit. Et il voulait, en éblouissant encore la Révolution, se donner le temps de la mater et de la domestiquer à son propre service.

Est-il vrai, comme il le dit, qu’il ait sérieusement espéré, dans les tout premiers jours de février, assurer, par des négociations directes, la paix entre la France d’une part, l’Angleterre et la Hollande de l’autre ? Il avait la manie diplomatique, et c’était bien sa tactique d’agir pour son compte, de substituer son initiative personnelle à celle de la Révolution, pour attirer à lui, et à lui seul, le bénéfice des événements. Maulde, notre envoyé à la Haye, en témoigna aux Jacobins. Il est donc infiniment probable qu’il y eut des pourparlers, d’autant plus que l’Angleterre et la Hollande, par ces négociations occultes avec le général qui pouvait menacer en quelques jours de marche Rotterdam et Amsterdam, se flattaient tout au moins de gagner du temps. Si donc Dumouriez a pris ces conférences secrètes très au sérieux, il a commencé à jouer le rôle de dupe, qui se confond si souvent avec celui de traître. Mais où Dumouriez altère la vérité, c’est lorsqu’il ajoute qu’après le succès de ces négociations il aurait pris sa retraite.

« Il ne voulait pas trahir les intérêts de sa malheureuse patrie, il voulait au contraire la servir en diminuant le nombre de ses ennemis ; ainsi il voulait réussir à assurer la neutralité entre la France, la Hollande et l’Angleterre. Mais en même temps, il voulait, après avoir rendu ce dernier service à la France, se délivrer de l’apparence de partager le crime de ses compatriotes et cesser de combattre pour des tyrans absurdes, qu’il aurait voulu voir punir, bien loin d’appuyer leur absurde tyrannie. Il comptait donc ne pas revenir à la Haye, et de là lancer un manifeste pour expliquer son émigration. »

Évidemment, Dumouriez, au moment où il écrit ses Mémoires, a la préoccupation dominante de ne pas blesser les puissances étrangères et les émigrés, et il aggrave ses calculs dans le sens de la trahison. Il ne veut pas avouer que s’il avait réussi à assurer la paix avec la Hollande et l’Angleterre, il aurait essayé de faire la loi tout ensemble et aux Impériaux et à la Révolution. Il aurait offert la paix aux Impériaux aussi, en leur promettant de ramener la France à une Constitution modérée et de lui faire abandonner tout esprit de conquête et de propagande. Grand alors par le rétablissement général de la paix, comme il était grand déjà par ses victoires de Champagne et de Belgique, Dumouriez aurait sommé la Révolution de rétrograder, et si elle n’avait pas cédé, il aurait marché contre Paris. Si, au contraire, les Impériaux avaient refusé ses avances, il leur aurait livré bataille, il les aurait vaincus, leur aurait dicté la paix, et, avec le double prestige de la paix et de la victoire, se serait encore imposé à la Révolution.

C’est là assurément un des projets que roula alors dans son esprit l’aventurier à la tête fertile, qui croyait que tout lui était possible, et qu’il réussirait toujours ou à séduire les hommes ou à les effrayer, ou à ensorceler les événements ou à les enchaîner. Mais il ne pouvait révéler tout ce projet, puisque, dans une de ses alternatives, il supposait l’écrasement des Impériaux qu’après sa trahison il ménageait. Il est impossible d’admettre qu’après avoir donné à la France le bienfait immense de la paix assurée avec la Hollande et surtout avec l’Angleterre, il allait se retirer, abandonner son armée, qui était son asile et sa force, et se convertir en un misérable émigré impuissant. Ou bien cette feinte retraite à la Haye, tout près de son armée et de la France, n’aurait eu d’autre objet que de provoquer un mouvement d’opinion en sa faveur. Il eût apparu, du moins il l’espérait, comme l’homme nécessaire, et il aurait marqué, dans son manifeste, quelles conditions il mettait à son concours. Comment aurait-il pu se dérober soudain, puisque la paix avec l’Angleterre aurait été conclue par lui avec des clauses définies par lui, et que lui seul aurait pu faire respecter ? La paix négociée et signée par lui ne valait que si lui-même restait une force, ou mieux, s’il devenait la force dominante en France. Et il se proposait sans doute de dire à la France : « Ou bien vous serez avec moi, et vous aurez la paix, ou bien vous serez contre moi, et vous aurez la guerre et la défaite. »

La déclaration de guerre de la France à l’Angleterre coupa court à ces combinaisons dès le début de février, et c’est vers une autre solution, que d’ailleurs il n’avait jamais entièrement perdue de vue, que se tourna Dumouriez. Il se proposa de conquérir, le plus rapidement possible, et presque au pas de course, la Hollande. Arrêta-t-il dès lors, dans son esprit, la conduite qu’il tiendrait après avoir en effet conquis la Hollande ? Il l’a prétendu dans ses Mémoires.

« En cas de réussite, Dumouriez avait le projet, dès qu’il serait maître de la Hollande, de renvoyer dans les Pays-Bas tous les bataillons de volontaires nationaux, et de s’environner de troupes de ligne, et de ses généraux les plus affidés ; de faire donner par les États Généraux (de Hollande) des ordres pour faire rendre toutes les places, de ne laisser faire dans le gouvernement que les changements les plus indispensables ; de dissoudre le comité révolutionnaire hollandais, à qui il annonça d’avance qu’en cas de réussite chacun d’eux, en supposant qu’il eût la confiance de ses concitoyens, entrerait dans les places d’administration de la province dont il était ; de préserver la république batave des commissaires de la Convention et du jacobinisme ; d’armer sur-le-champ à Rotterdam, en Zélande et dans le Texel, une flotte pour s’assurer des possessions (hollandaises) de l’Inde, et en renforcer les garnisons ; de placer dans le pays de Zutphen et dans la Gueldre hollandaise une armée d’observation de trente mille hommes ; de donner de l’argent et des armes, pour mettre sur pied trente mille hommes du pays d’Anvers, des deux Flandres et de la Campine, sur lesquels il pouvait compter ; de restreindre l’armée française dans le pays de Liège, d’annuler dans toute la Belgique le décret du 15 décembre, d’offrir aux peuples de s’assembler comme ils voudraient à Alost, à Anvers, ou Gand, pour se donner une forme solide de gouvernement, telle qu’elle leur conviendrait ; alors de rassembler un certain nombre de bataillons belges, à huit cents hommes chacun, qu’il comptait porter à quarante mille hommes, d’y joindre de la cavalerie, de proposer aux Impériaux une suspension d’armes ; s’ils la refusaient, il comptait avec plus de cent cinquante mille hommes les chasser au delà du Rhin ; s’ils l’acceptaient, il avait plus de temps et de moyens pour exécuter le reste de son projet qui était, ou de former une république des dix-sept provinces, si cela convenait aux deux peuples, ou d’établir une alliance offensive et défensive entre les républiques belge et batave, si la réunion ne leur convenait pas ; de former entre elles deux une armée de quatre-vingt mille hommes jusqu’à la fin de la guerre ; de proposer à la France de s’allier avec elles, mais à condition qu’elle reprendrait la Constitution de 1789, pour faire cesser son anarchie, et en cas de refus, de marcher sur Paris avec les troupes de ligne françaises et quarante mille Belges et Bataves, pour dissoudre la Convention et anéantir le jacobinisme… Ce projet, s’il eût réussi, eût terminé la guerre et sauvé la France. »

Ici, Dumouriez ne trompe pas, c’était à coup sûr son plan, ou du moins c’était un de ses plans. Il n’était pas aussi chimérique qu’il peut sembler tout d’abord. Il est certain que la Belgique était, presque toute, lasse des commissaires envoyés par la Convention et par le pouvoir exécutif, et qui appliquaient le décret du 15 décembre avec une imprudence qui faisait trembler Robespierre. Sans doute, par l’abolition proclamée des impôts, des droits féodaux, ils essayaient d’amener à eux les paysans belges. Mais ceux-ci, très défiants, se demandaient si ces avantages étaient bien solides. Au premier revers des Français, l’ancien régime pouvait reparaître, et tandis que la Révolution ne leur apportait que des bienfaits peut-être précaires qu’ils n’avaient pas su conquérir eux-mêmes et qu’ils n’étaient pas sûrs de garder, elle les blessait au vif en saisissant l’argenterie des églises, en enlevant les objets du culte, en remettant à la France, au moins comme dépôt, les biens d’Église sur lesquels vivait une énorme clientèle de mendiants et de pauvres. Ils redoutaient aussi d’être envahis par l’assignat discrédité. La Révolution, n’ayant pu procéder tout de suite en Belgique à la vente des biens d’Église, qui peut-être, dans la tourmente de la guerre et l’incertitude du lendemain, n’auraient pas trouvé d’acquéreurs, n’avait pu prendre racine. On ne vendait guère que le mobilier, et encore dans les pays de langue française. Aussi les Belges se détournaient de la Révolution et, comme en même temps, ils détestaient l’ancien régime autrichien qui avait porté atteinte à leurs franchises traditionnelles et qui avait déjà inquiété leur foi que menaçait maintenant la Révolution, il est fort possible qu’ils se fussent accommodés de former avec la Hollande ou à côté d’elle une république autonome et à tendances conservatrices, Dumouriez en eût été sans aucun doute le chef provisoire et l’organisateur ; et avec ce point d’appui, avec les forces militaires françaises qui lui fussent restées fidèles, il pouvait tenter sur Paris un coup de main. Il pouvait essayer une sorte de coup d’État feuillant contre la Révolution jacobine, divisée contre elle-même par la lutte de la Montagne et de la Gironde, et enveloppée, à l’Ouest, à Lyon, dans une partie du Midi, à Paris même, de forces hostiles à demi latentes encore, évoquées soudain et animées par l’audace du général victorieux. Ce que Lafayette avait manqué en juin 1792, parce qu’il était venu seul, parce qu’il n’avait pas sur son armée le prestige que donne la victoire, Dumouriez allait l’accomplir…

Et sans doute, quand il aurait donné à la France déchirée et surmenée la paix, la gloire, l’ordre, quand il aurait garanti la liberté en la mesurant, il recevrait de la reconnaissance publique une magnifique récompense. Ou bien Il serait le conseiller éclatant et obéi de la monarchie traditionnelle par lui restaurée sur des bases modernes. Ou peut-être même l’alliance rêvée par lui de la République belge et batave, dont il serait sans doute le chef, avec la France, prendrait la forme d’une sorte de protectorat de Dumouriez, s’étendant sur la fédération des Républiques belge, batave et française, gouvernées de haut par un général victorieux doublé d’un diplomate habile, et appuyé sur une armée puissante.

Voilà sans doute les éclairs d’espérance, incertains malgré tout et brisés, qui traversaient en zigzag l’esprit de Dumouriez, sur lequel peu à peu descendait la nuit de la trahison. Car il n’y avait pas seulement, en ce projet, insubordination et révolte, il y avait aussi félonie. Dumouriez, en effet, ne pouvait combattre la Révolution sans livrer la France à l’étranger qu’à la condition de réussir vite et de réussir partout. Il fallait qu’il fût capable tout ensemble de contenir les Impériaux accourus pour dépecer la France, et de renverser le pouvoir révolutionnaire. Il fallait qu’il fût assuré de dominer à la fois la France et le monde. S’il réussissait en Hollande, s’il arrêtait l’armée bigarrée de l’Autriche en marche sur le Rhin, mais s’il se brisait contre la Révolution, il n’avait plus de refuge qu’auprès de l’étranger naguère vaincu par lui ; s’il subissait, dans sa lutte contre l’étranger, quelque grave revers, mais s’il réussissait malgré tout dans son entreprise violente contre la Révolution, il n’était plus contre celle-ci que l’avant-garde de l’étranger. Ainsi, en toute hypothèse, un succès partiel faisait de lui un traître. Pour n’être qu’un révolté sans tomber dans la trahison, il était condamné à gagner la partie, toute la partie, et contre les forces ennemies qui menaçaient la France et contre les forces révolutionnaires qui la gouvernaient. Mais quand on s’expose soi-même à trahir son pays si on ne réussit pas pleinement la tentative la plus difficile, la plus compliquée et la plus hasardeuse, on est déjà un traître. Et il est effrayant que, parmi les risques qu’il prétendait courir et qu’il courait peut-être en effet, le risque de glisser à la trahison n’ait pas apparu à Dumouriez le plus terrible de tous.

Déjà, lui-même, il se croyait obligé de répudier et d’écarter les volontaires, et de remplacer le soldat citoyen venu de France par des soldats belges et bataves qui n’auraient été probablement que des mercenaires. Déjà, par le choix des villes où il se propose de convoquer les délégués du peuple belge, Alost, Anvers, Gand, c’est-à-dire des villes où l’esprit de la France était le plus combattu, il avouait qu’il n’était même pas sûr de la Belgique toute entière. Je lis dans une lettre que, le 22 février, les commissaires de la Convention écrivent de Gand :

Les campagnes sont, en général, portées pour la réunion (à la France). On ne craint des tentatives contre ce vœu que dans quelques petites villes telles que celle d’Alost. »

Or, c’est précisément dans cette ville d’Alost, la plus réfractaire à l’esprit de la Révolution, et qui est aujourd’hui encore une des forteresses du cléricalisme le plus violent, que Dumouriez voulait convoquer les délégués du peuple belge. Il y avait, en plus d’une région de la Belgique, des forces révolutionnaires qu’il redoutait.

Le plan d’invasion en Hollande était téméraire : non qu’il fût malaisé à Dumouriez d’atteindre Rotterdam et Amsterdam. Lui-même devait marcher directement sur Rotterdam : son lieutenant Mirande, laissant au général Valence le soin de continuer le siège de Maëstricht, devait descendre la vallée de la Meuse : la jonction de Dumouriez et de Mirande se faisait à Nimègue, et tous deux, enlevaient Amsterdam. Mais que deviendraient pendant ce temps les Pays-Bas ? Si le prince de Cobourg, qui commandait sur le Rhin l’armée autrichienne, passait le fleuve, débloquait Maëstricht et envahissait la Belgique, qui lui résisterait ? La pointe de Dumouriez en Hollande était donc très hasardeuse. Elle ne pouvait réussir que par un miracle de célérité chez Dumouriez, par un miracle de lenteur chez l’ennemi. Dumouriez assure dans ses Mémoires qu’il avait vu le danger :

« Si la France eût été gouvernée par des hommes raisonnables, il aurait proposé d’abandonner les Pays-Bas qu’on ne pouvait plus défendre, et de retirer l’armée derrière les places du département du Nord, en gardant quelque temps les bords de l’Escaut et la citadelle de Namur ; mais une proposition aussi raisonnable aurait été regardée comme une lâcheté, ou une trahison, et elle aurait coûté la tête au général.

« Si d’ailleurs elle eût été acceptée, elle l’eût mis sous la puissance des tyrans féroces qu’il avait le projet d’opprimer pour sauver la France. S’il y rentrait avec son armée, suivi par l’ennemi et ayant l’air de fuir, il perdait auprès d’elle toute sa considération, qu’il ne pouvait conserver que par de grands succès ; elle eût été influencée par les Jacobins de Paris, que cette retraite eût renforcés de soixante à soixante-dix mille hommes. Il ne pouvait donc se tirer de la partie désespérée dans laquelle il se trouvait que par les projets les plus audacieux. »

Voilà l’aveu du crime. Dumouriez reconnaît qu’il eût été plus sage d’organiser fortement la défensive sur la frontière du Nord en attendant que l’armée réorganisée pût prendre l’offensive. S’il ne soumit pas ce plan, c’est parce qu’il craignait, dit-il, d’être accusé de lâcheté et de trahison. Qu’importe ? son devoir était de faire connaître l’état des choses, et il n’avait pas le droit de risquer sur un coup de dé aussi aventureux la fortune de la France et la liberté. Qui sait d’ailleurs si la Révolution n’eût pas écouté ses conseils ? Il avait encore sur elle de très grandes prises. On peut dire qu’il l’avait comme ensorcelée. Elle attendit, pour se détacher de lui, avec regret, avec désespoir, l’évidence grossière de la trahison. Lui-même n’est pas sûr que son plan eût été rejeté : mais il avoue qu’il redoutait encore plus son adoption que son rejet. Il redevenait un général comme les autres, dépouillé du prestige de la victoire continue : il était obligé de compter avec les lois, avec la volonté du pays, et c’est cela qui lui était intolérable. À vrai dire, confiant en lui-même et en la destinée, il espérait, malgré tout, réussir en Hollande : et il croyait pouvoir revenir à temps, avec son armée victorieuse, pour couvrir les Pays-Bas.

Mais il y avait dans cette entreprise tant de chances contraires que, plus tard, quand Dumouriez eut décidément trahi la France, les coalisés supposèrent que la trahison remontait aux premiers jours de février et que Dumouriez avait conduit son armée en Hollande dans l’intention délibérée de découvrir les Pays-Bas et d’ouvrir les voies à l’armée impériale. C’est une hypothèse fausse : Dumouriez avait besoin de la victoire pour jouer auprès de tous auprès de la coalition comme auprès de la France, le rôle qu’il se réservait. Livrer son armée, c’était livrer son gage. Et toute défaite, en affaiblissant son prestige, nuirait à ses combinaisons. Mais ce qui est terrible pour lui, c’est que l’ennemi ait pu lui prêter un semblable dessein. Et bien que dans ses Mémoires Dumouriez développe un plan tout contraire, je me demande si, tout d’abord, en avril, quand il se fut rendu auprès de l’ennemi, il ne laissa pas s’accréditer, au moins par son silence, cette légende déshonorante pour lui. Le baron de Stetling, ambassadeur de Suède à la Cour de Saint-Pétersbourg, écrit au duc de Sudermanie, régent de Suède, le 26 avril :

« L’impératrice (de Russie) a reçu, à la fin de la semaine dernière, le plan qui avait été concerté entre MM. Clairfayt (général autrichien) et Dumouriez, d’après lequel ce dernier a agi, depuis le commencement de cette campagne. L’attaque de la Hollande, les dispositions des Français sur la Meuse et sur le Rhin : tout avait été concerté depuis longtemps. Cependant la cour de Vienne n’en avait rien communiqué ni à celle de Saint-Pétersbourg ni aux autres puissances coalisées : ce qui était très prudent, a beaucoup déplu ici. Toute cette intrigue avait été conduite par le comte de Mercy, et MM. Cobentzl et Spielman ont été éloignés des affaires pour n’avoir pas voulu y entrer. »

Encore une fois, ce n’est pas ainsi que Dumouriez a trahi. Ce sont là vanteries de diplomates autrichiens qui veulent attribuer à leur habileté les événements heureux. Et sans doute, pour ne pas blesser leur amour-propre, Dumouriez laissait dire. Il semble même qu’il a encouragé la légende par quelques paroles vagues. Fersen, dans une lettre du 29 avril, écrite de Bruxelles au régent de Suède, raconte qu’il « a causé longuement » avec Dumouriez à Aix-la-Chapelle.

« Enfin, la conversation avec Dumouriez m’a persuadé, encore plus que je ne l’étais, qu’aucun bon mouvement n’a dicté sa conduite, et qu’elle ne l’a été que par l’impossibilité qu’il avait reconnue de résister plus longtemps, et le désir qu’il avait de se sauver de la chute générale et de faire oublier tous ses torts par un grand service. Il y avait plus de trois mois qu’il avait pressenti cette nécessité et qu’il avait négocié pour cet objet. »

Quand il parlera ainsi, Dumouriez se calomniera lui-même : et il ne faut pas que les complaisances misérables, par lesquelles il exagérait et antidatait sa trahison, faussent pour nous le sens de sa campagne de Hollande. Il désirait et il voulait la victoire. Et il ne savait pas au juste, à ce moment, quel usage il en ferait. Peut-être, selon le plan exposé dans ses Mémoires, il se tournerait contre la Révolution, peut-être aussi essaierait-il, par l’éclat renouvelé et accru de son prestige, de la séduire, de l’entraîner à sa suite et de la gouverner. C’est sans doute dans cette vue qu’il lançait contre le stathouder une proclamation toute vibrante de l’accent révolutionnaire. Il allait ainsi, flottant entre des pensées incertaines, mais animé de cette infatigable espérance qui était comme le ressort de son être et l’excellence de sa nature.

D’un premier élan il s’empare de Bréda, où les soldats français dansent la Carmagnole sur le glacis de la citadelle, et de Gertruydenberg : et comme s’il fallait qu’une griserie d’orgueil et de conquête se mêlât aux victoires de la liberté, Condorcet et Delaunay, annonçant dans leur journal la prise de Gertruydenberg écrivent : « Ainsi l’armée des sans-culottes a vengé les injures de Louis XIV ». Mais comme il poussait sa route sur Rotterdam il apprit que le prince de Cobourg s’était porté sur la Ruhr, puis sur la Meuse, avait débloqué Maëstricht, enlevé Aix-la-Chapelle, refoulé les forces françaises surprises et désemparées, et occupé Liège. C’était un coup terrible. C’était la Révolution obligée soudain à la défensive. Mais dans cette crise, la Révolution ne désespère pas d’elle-même et elle ne désespère pas de Dumouriez. Il semble même que son autorité s’accroît de ces revers inattendus. C’est parce qu’il n’était pas là que l’armée de Belgique a été surprise. Lui parti, elle est comme sans âme.

De Liège, le 3 mars, les commissaires de la Convention, Gossuin, Delacroix, Merlin, écrivent au Comité de Défense générale :

« Le général Valence assure que, si Dumouriez n’arrive pas sur-le-champ, il ne peut répondre des événements. »

Fauteuil mécanique de Couthon.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Et il semble bien en effet que si Cobourg avait pu passer la Ruhr et pénétrer ainsi du bassin du Rhin dans celui de la Meuse, c’est à la négligence des généraux que cet échec grave était dû : Danton, qui était revenu en Belgique pour préparer l’annexion et surveiller de près les événements, sentit l’immensité du péril. La Belgique reprise par l’ennemi, Dumouriez coupé de la France et perdu en Hollande, c’était tout son plan, à lui Danton, qui croulait, et lui-même pouvait être enveloppé dans le désastre. Il se hâta vers Paris, pour avertir la Convention, pour prévenir les paniques, secouer la torpeur et soulever de nouveau contre l’étranger, comme en août et septembre 1792, toute la force héroïque de la Révolution. Ces redoutables événements provoquèrent à Paris trois courants d’opinion bien distincts. D’abord, les Girondins qui avaient été partisans de la guerre, qui l’avaient déclarée, et qui, par le Comité de défense formé depuis le 1er janvier et où ils dominaient, en avaient eu en somme la direction, sentirent que la responsabilité des défaites allait peser sur eux. Ils auraient pu la porter sans fléchir s’ils avaient renoncé à leurs récriminations éternelles, s’ils s’étaient rapprochés de Danton, engagé comme eux en quelque mesure, et s’ils s’étaient associés de plein cœur aux mesures de défense nationale. Ils aimèrent mieux d’abord se faire illusion à eux-mêmes et au pays, et réduire presque à rien, puérilement, les échecs et le danger. Il était évident, dès les premières nouvelles, que la situation était grave, que puisque l’ennemi avait surpris nos forces sur la Ruhr, et marchait sur la Meuse, la Belgique était menacée. Trois lettres écrites de Liège les 2 et 3 mars par les commissaires de Belgique au Comité de défense faisaient connaître la gravité de la situation, et notaient, pour ainsi dire d’heure en heure, la croissance du danger. La première, du 2, disait :

« Nous sommes arrivés à Liège à 6 heures du matin, et à l’instant nous avons appris que notre avant-garde avait été obligée d’évacuer cette nuit Aix-la-Chapelle et de se replier sur Hervé (où nous nous rendrons demain)… Cet échec, dont nous n’avons pas encore tous les détails, a fait tenir ici des propos qui, par leurs suites, pouvaient devenir très funestes. »

C’est la menace d’un soulèvement de la Belgique au premier échec de la France. Le 3 mars, à 9 heures du soir, ils écrivaient :

« Nous vous avons écrit ce matin, par un courrier extraordinaire, pour vous informer des mouvements de l’ennemi, de la retraite de nos cantonnements d’Aix-la-Chapelle, et de la cessation du bombardement de Maëstricht. Depuis ce matin, le général Thouvenot, chef de l’état-major, est parvenu par une activité et un sang-froid au-dessus de tout éloge à rallier tous les bataillons qui s’étaient dispersés en désordre dans cette ville et à les faire retourner sur Hervé… Les généraux Valence et Thouvenot ont pris toutes les mesures nécessaires pour mettre les équipages et les approvisionnements à couvert des entreprises de l’ennemi, et de notre côté, nous avons aussi pourvu à la conservation du trésor public du pays de Liège… »

Ainsi, l’armée française était en retraite, et un moment presque en déroute, puisqu’il fallait la rallier : Aix-la-Chapelle était évacué, et les Français se préparaient à lever le siège de Maëstricht puisqu’ils avaient arrêté le bombardement. Liège était menacé. Le 3 mars, en une nouvelle lettre, les commissaires sonnent le tocsin d’alarme.

« Nous devons ajouter que tout est dans une position effrayante, que l’armée retirée d’Aix-la-Chapelle et des environs est presque entièrement débandée, que l’ennemi sera peut-être demain, peut-être même ce soir, à Liège, dans Liège où sont réunis tous nos approvisionnements et qui renferme des trésors immenses. Nous ne vous parlons ainsi que d’après ce que dit le général Valence lui-même… Nous travaillons à rallier les fuyards, nous employons tous nos moyens auprès de l’administration provisoire et des citoyens pour que le peuple de Liège nous seconde et supplée à la pénurie de notre armée. Les dangers résultant de cette pénurie sont d’autant plus imminents que l’ennemi est très fort en cavalerie et que nous n’en avons presque pas. »

C’était signé de Gossuin, de Delacroix et de Merlin (de Douai). Vraiment, c’était grave et c’était suffisamment précis. Pourtant le Comité de défense, où dominait l’inspiration girondine, cacha d’abord ces lettres à la Convention. Et voici à quelles proportions le journal de Brissot réduit les événements (numéro du jeudi 7 mars) :

« Une lettre très alarmante des commissaires dans la Belgique était parvenue au Comité de défense générale. Le Comité et le ministre de la guerre s’étant accordés à y ajouter peu de foi, on n’a pas cru devoir la communiquer à la Convention. Mais des membres de la Montagne en ont eu connaissance et ont exigé qu’elle fût lue. Certes, il fallait être complice des Prussiens ou des parieurs à la Bourse pour en demander la lecture. Boyer-Fonfrède a répondu que ce n’était pas parce que cette lettre annonçait un revers, mais parce que le contenu en était peu vraisemblable, que cette lettre n’avait pas été lue, que d’ailleurs le ministre devait faire un rapport contradictoire. Il a ajouté que les commissaires avaient écrit, dans une autre circonstance, que si on n’envoyait pas vingt bataillons à Bruxelles, cette ville allait être en feu ; que les bataillons n’ont pas été envoyés, et que la fâcheuse prophétie des commissaires ne s’est pas réalisée…

« Le ministre de la guerre discute cette lettre (des commissaires) ; il observe que le léger échec que nous avons essuyé sur la Ruhr ne portait pas un caractère aussi alarmant, et ne pouvait pas avoir les suites qu’annoncent les commissaires ; il ajoute qu’il était impossible que les ennemis se portassent sur Liège, puisque la Meuse est bordée de postes bien défendus, que d’ailleurs Miranda et Valence avaient des forces suffisantes pour repousser toute attaque ; qu’il leur avait ordonné de se réunir, et même de livrer bataille s’il le fallait. »

Et Manuel, ce même jour, a des effusions idylliques : « L’arbre de la liberté, c’est un olivier ». Même après la séance du 8 mars, où Delacroix, rentré de Belgique avec Danton, a mis la Convention en garde contre l’optimisme des généraux et du ministre, et exposé nettement la gravité de la situation, le Patriote français, gêné cependant par la précision plus grande des mauvaises nouvelles, continue à atténuer, à voiler les événements. Il n’a pas un seul cri véhément contre l’ennemi, mais d’éternelles déclamations contre « les anarchistes ».

« Si nous avions essuyé une défaite, je dirais que l’adversité est l’épreuve du républicanisme, je dirais que le sort de la liberté ne tient pas à l’issue d’un combat, je dirais que rien n’est perdu, puisque nous vivons encore et que nous sommes résolus à ne pas survivre à la liberté. Mais quelques postes mal gardés se sont laissés surprendre : une ville ouverte a été occupée par les ennemis ; ils ont gagné un terrain qu’aucune position forte ne pouvait défendre, et voilà l’alarme sonnée, et voilà des hommes qui comparent notre situation à celle du mois de septembre, et qui font grand étalage de courage républicain qu’on prendrait pour de la peur ! Sans doute, il faut agir comme si nous étions vaincus, parce que si nous étions vaincus, nous ne songerions qu’à nous venger ; sans doute il faut que les Français fassent un dernier effort dans cette campagne, mais si on veut les y porter en exagérant les dangers, c’est calomnier leur patriotisme et leur courage. »

Dumouriez, lui aussi, aurait voulu tout d’abord se cacher la gravité du péril. Il sentait bien que si on s’affolait ou même si on s’effrayait, on allait le rappeler en Belgique, et il lui était douloureux de renoncer à sa marche conquérante en Hollande, d’abandonner, pour ainsi dire, sa propre victoire pour se replier en Belgique et se débattre péniblement dans la défaite de ses lieutenants. Il essaya, tant qu’il le put, de maintenir son plan.

« Nous recevons en ce moment, écrit Merlin le 7 mars, une lettre du général Dumouriez, datée de Maëstricht, le 4 mars, par laquelle il nous annonce que ce jour-là même, à 4 heures et demie de l’après-midi, il est entré dans la ville de Gestruydenberg. Il ajoute que ce succès doit nous consoler des accidents qui nous sont arrivés, parce qu’il ouvre entièrement la Hollande. Gestruydenberg, c’est encore lui qui parle, est presque aussi fort que Bréda, à cause de ses inondations et de ses ouvrages extérieurs qui le rendent inaccessible. Il nous assure enfin que la continuation de son plan peut seule raviver la Belgique. »

Il dit, dans ses Mémoires, combien il insista dans ce sens :

« L’armée était entièrement découragée ; elle s’en prenait à ses officiers généraux, surtout à Miranda, qui courut même des risques. Cependant le général Valence aidé du général Thouvenot parvint à remettre un peu d’ordre, mais la désertion fut énorme. Plus de dix mille hommes se retirèrent jusqu’en France. L’armée demandait à grands cris le général Dumouriez. Les commissaires de la Convention lui envoyaient courrier sur courrier pour le faire revenir. Il mandait toujours qu’on pouvait tenir dans la position de Louvain, où on avait rassemblé l’armée, et qu’il n’y avait encore rien de perdu, si on lui laissait le temps d’exécuter son expédition. »

Mais la situation était intenable. À vrai dire, il n’y avait plus en Belgique de commandement. Il n’y avait qu’une cohue de généraux en pleine discorde et en plein désarroi, attendant le retour de Dumouriez comme le salut, et immobilisés à Louvain par leur impuissance à adopter un plan commun. Les commissaires de Belgique, dans une lettre du 11 mars, constatent ce navrant état de choses :

« Les généraux ont exécuté le plan que nous avons dit de se retirer entièrement sur Louvain, en laissant seulement l’avant-garde vers Tillemont… Ils se croient, dans l’état où ils sont, à l’abri de toute surprise. Ils n’ont voulu prendre entre eux aucun plan ultérieur, s’en rapportant entièrement à Dumouriez, qu’ils ont sollicité de venir… Vous voyez, dans la détermination que les généraux ont prise de tout suspendre jusqu’à ce que Dumouriez eût prononcé, un effet de la composition extraordinaire du corps de troupes qui est rassemblé sur Louvain. Il est formé des trois armées des Ardennes, du Nord, de la Belgique, ayant chacune leurs généraux, savoir : Valence, Miranda, Lanoue, chacune leur état-major. Les trois généraux, foncièrement égaux en pouvoir, ne sont pas d’un caractère qui s’allie facilement l’un avec l’autre. Les délibérations sont longues et difficiles à consommer. L’exécution éprouve les mêmes entraves de la part des trois états-majors qui doivent y concourir également, mais qui sont indépendants l’un de l’autre. Le défaut d’harmonie entre les généraux serait d’une conséquence funeste s’il subsistait. La présence de Dumouriez va le faire cesser, il donnera son plan que tous sont également disposés à suivre. »

Mais quelle tentation pour Dumouriez ! Quel mélange, en son âme, de douleur et d’orgueil !

« Les commissaires de la Convention, écrit-il dans ses Mémoires, s’en allèrent précipitamment à Paris, y firent un rapport si alarmant, peignirent si vivement la consternation des soldats, qu’il fut décidé que le général Dumouriez pouvait seul remédier à des dangers aussi éminents et sauver l’armée, qu’on lui envoya l’ordre le plus absolu d’abandonner l’expédition de Hollande, et d’aller sur-le-champ se mettre à la tête de la grande armée. Il reçut cet ordre le 8 au soir, et il partit le 9 au matin, le désespoir dans l’âme. »

Oui, c’était une tentation funeste, car le général déjà désespéré se disait en même temps qu’il était la seule ressource de la France, que sans lui elle ne pouvait rien. Ainsi se déposent peu à peu dans un cœur d’homme les éléments troubles dont se forme la trahison.

Mais quel contraste entre la gravité de la crise et les vagues propos du journal girondin ! Chose curieuse ! Il semble que Brissot, qui avait des amis pourtant au Conseil exécutif provisoire comme au Comité de défense générale, et qui se flatte toujours d’être bien renseigné, parle en ce moment dans le vide. Le Patriote français du 9 mars (qu’on remarque cette date) écrit :

« À portée de savoir la vérité, nous pouvons attester, d’après les hommes instruits des faits, que si Liège est évacué, Liège n’est pas pris (ou du moins on n’en sait rien), que si l’ennemi peut marcher sur Liège, il peut aussi, par cette marche, s’exposer à être battu et qu’ainsi l’on peut encore espérer pour cette ville. Nous pouvons attester, d’après les gens de l’art, qu’il est impossible à l’ennemi de s’enfoncer dans la Belgique. Nous pouvons attester enfin que l’ennemi n’est pas aussi nombreux qu’on dit, qu’il est inférieur à notre armée, que Dumouriez n’est point campé et continue son expédition pour la Hollande. »

Or, pendant que Brissot s’obstinait ainsi, le désastre de Liège, d’où les administrateurs patriotes avaient été obligés de fuir, était connu à Paris, commenté aux Jacobins, et c’est dans la journée du 8 que le Conseil exécutif provisoire, d’accord très probablement avec le Comité de défense générale, informé dans le détail par Delacroix et Danton, décidait de rappeler Dumouriez de Hollande. Décidément la Gironde perdait pied.

Même le grand Condorcet semblait à ce moment s’enfoncer dans sa haine contre Robespierre. Dans le débat qui avait eu lieu à la Convention, le 5 mars, sur les émigrés, Robespierre avait demandé qu’on examinât de près et qu’on renvoyât au Comité des propositions de clémence qui lui paraissaient dangereuses. Il s’agissait des enfants des émigrés ; à quel âge commencerait leur responsabilité ? Quelques-uns inclinaient à les regarder comme irresponsables jusqu’à dix-huit ans.

« Oui, s’écriait Robespierre, c’est une pensée d’apparente humanité, mais lorsque les fils, les filles des émigrés, âgés de seize ou de dix-sept ans, viendront, à l’abri de vos lois, fomenter la guerre civile, quand ils représenteront dans les régions fanatisées la famille absente, quel coup terrible à la Révolution ! Songez, s’écriait-il, que nous sommes en plein combat. »

Et les événements de la Vendée, où les jeunes fils des émigrés, où les jeunes filles même vont jouer un rôle décisif, donneront demain raison aux craintes de Robespierre. Or, c’est par l’outrage, c’est par des paroles méprisantes que Brissot, dans son journal, mais aussi Condorcet lui répondent. On dirait que Condorcet, depuis qu’il a proposé un plan de Constitution, depuis qu’il a entrevu la gloire d’être le législateur révolutionnaire de la démocratie, est tout entier obsédé par cette pensée ; il est à demi indifférent aux événements qui ne se rapportent point à cet objet, et s’il soupçonne en un homme la volonté d’ajourner ce débat, qui seul lui paraît essentiel, il le poursuit de sa haine. Il semble un moment, le 6 mars, qu’il invite les partis à se rallier, à s’unir sous le coup des dangers inattendus qui menacent la Révolution :

« Repousser les tyrans ligués contre nous, donner au peuple français une Constitution qu’il a sans doute bien droit d’attendre après quatre années de révolution, voilà les seuls intérêts de la nation, et les seuls devoirs de ses représentants sont de tout sacrifier à ces grands intérêts.

« Quoi ! l’Europe presque entière est conjurée contre nous, et nous songerions à nos ennemis personnels ! L’édifice national ébranlé demande de tous côtés une main réparatrice, et de petites querelles de partis ou d’opinions nous agiteraient encore ! »

C’est admirable, mais de quel ton le lendemain, dans un article signé de Condorcet et de Delaunay, la Chronique de Paris parle-t-elle de Robespierre, à propos de son opinion sur les émigrés ?

« Quand on ne se trouve jamais ni un sentiment dans le cœur, ni une idée dans la tête, quand aucune instruction ne supplée au défaut d’esprit, quand même on n’a pu, malgré ses efforts, s’élever au petit talent de combiner des mots, et que cependant on veut être grand homme, comment faire ? Il faut bien, à force d’actions extravagantes, mériter, non les suffrages du peuple (il commence à ouvrir les yeux), mais la protection des brigands. »

Ainsi, dans la crise qui s’ouvrait, la Gironde ou affectait de ne pas voir le péril, ou s’enfermait dans le pédantisme de ses haines.

Mais, d’un bond, une partie des révolutionnaires s’était jetée à l’extrémité opposée. Les Enragés, puissants aux Cordeliers et dans quelques sections, grossissaient le danger, affirmaient nettement, comme désormais certaine, la trahison de Dumouriez, et demandaient que les Girondins, complices du traître, fussent chassés de la Convention et livrés à la justice des lois. Les nouvelles des défaites, qui n’arrivaient à la Gironde que d’un pied boiteux, semblaient avoir des ailes pour se hâter vers les violents. Le Patriote français se demande, le 8 mars :

« Est-ce par terreur panique, est-ce par une intention perfide que des malveillants se plaisent à exagérer les mauvaises nouvelles ? On a répandu ce soir avec affectation dans les groupes, dans les sections, que Liège et Bruxelles étaient pris, que l’ennemi marchait sur la France, que Dumouriez était perdu… et ces nouvelles étaient suivies d’exhortations à se défaire des traîtres, à couper des têtes, etc. »

Ce n’était ni panique, ni calcul, mais accommodation naturelle des esprits violents aux événements violents. Et tout ce qu’ils disaient ou était vrai ou allait l’être. Varlet allait partout, soufflant le feu. C’était tout un plan de révolution nouvelle que proposaient quelques sections exaspérées. Il ne s’agissait pas seulement de mutiler la Convention, où des traîtres avaient pactisé avec Dumouriez le traître. Il s’agissait de mettre en tutelle toute la Convention incapable d’une action vigoureuse. C’est le département de Paris, dont les révolutionnaires les plus véhéments auraient disposé à leur gré, qui aurait désigné les députés suspects. La section des Quatre-Nations adressait un appel en ce sens aux autres sections :

« Républicains, voulez-vous être libres ? Voulez-vous sauver la patrie ? Écoutez-nous : nul doute que l’invasion de la Belgique ne soit l’œuvre de la faction impie qui paralyse la Convention nationale et déchire le sein de la République. On reconnaît le complaisant des rois, le héros du camp de la Lune, le traître Dumouriez, au succès de nos ennemis. Les défenseurs de la patrie se lèvent, mais ils jettent au dedans leurs premiers regards sur les chefs de la conspiration ; au moment où il faut agir, ils ne s’arrêteront point à vous peindre les menées odieuses des Roland, des Brissot, des Gensonné, des Guadet, des Pétion, des Barbaroux, des Louvet. Oui, que de tous les Français libres, ces traîtres soient plus que démasqués, car ils ont la conviction intime de leur trahison ; ils pensent que la nouvelle proposition faite ces jours-ci par des patriotes d’établir un nouveau tribunal révolutionnaire, et celle de la destitution des ministres sont des palliatifs insuffisants, de fausses mesures, puisqu’elles n’atteignent qu’indirectement les assassins de l’intérieur qui trouvent un point de ralliement au cœur même de la Convention. Ils demandent comme mesure suprême, et seule efficace, que le département de Paris, partie intégrante du souverain, exerce en ce moment la souveraineté qui lui appartient ; qu’à cet effet, toutes les sections et cantons soient convoqués pour autoriser l’assemblée électorale du département de Paris à révoquer et rappeler les mandataires infidèles et indignes d’être les représentants de la République. »

Varlet lisait aux Cordeliers une adresse dans le même sens, et les Cordeliers affirmaient la trahison de Dumouriez et la nécessité d’en finir avec les traîtres. Chose curieuse, et qui montre bien que Jacques Roux continuait son action souterraine et profonde. Sans doute il voyait avec complaisance une agitation qui, en tendant tous les ressorts de la Révolution, préparait l’avènement des partis extrêmes, et il n’était pas fâché d’un mouvement qui, en débordant Robespierre et même Marat, les embarrassait. Mais, même au plus violent de la crise politique et nationale, il ne veut pas que le caractère économique des revendications populaires s’atténue. C’est le programme social qui doit être porté haut par les événements soulevés, et il faut que « le tonnerre » des lois contre les agioteurs et les monopoleurs domine tout le fracas de la bataille et tout le tumulte des partis. Jacques Roux laisse Varlet s’engager à fond dans la révolution politique. Mais lui, suscite sa section, la section des Gravilliers, pour que, le 9 mars, elle aille de nouveau à la Convention parler au nom de la misère :

« La section des Gravilliers n’a pas fait en vain le serment de défendre la République ; le sang même de nos frères d’armes, qui a rougi les plaines de Jemmapes, enflamme notre courage, en raison des dangers de la chose publique. Mais si la gloire nous appelle sur les frontières, notre devoir est d’assurer dans l’intérieur de la République la paix, la liberté et le bonheur. La nation ne vous a honorés de sa confiance que pour maintenir l’égalité par le règne des lois qui tournent à l’avantage non des gouvernants, mais des gouvernés ; non des riches, mais de la classe laborieuse et vertueuse de la société ; des lois enfin qui soient fondées sur les principes de la raison et de la justice éternelle.

« Depuis quatre ans que nous sommes en révolution, il faut vous le dire avec courage, la liberté n’a été qu’un vain fantôme ! Les intrigants, les hypocrites et les fripons nous ont opprimés, à l’ombre de la loi qu’enfantèrent l’orgueil et la corruption, et le décret qui déclare l’argent une marchandise a été la source des malheurs publics, la cause unique de l’agiotage qui dévore l’empire, la cause du brigandage, des accaparements, la cause de la cherté des comestibles de toute espèce.

« Mandataires du peuple, il est temps de sauver la République. Les ennemis les plus acharnés à sa perte sont ceux qui ruinent, affament et désespèrent le peuple ; ceux qui tolèrent le crime le partagent.


Chaumette.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Eh quoi ! pendant que nos bataillons déploient au dehors l’étendard de la vengeance nationale, souffrirez-vous plus longtemps que les femmes et les enfants de nos braves volontaires gémissent et expirent sous les coups de l’aristocratie de la fortune ? Seriez-vous encore sourds à la voix des citoyens de cette ville immense, que les amis du défunt roi, secondant la rage des émigrés et des conspirateurs, tentent de subjuguer par la famine et la misère pour se venger de leurs efforts contre sa tyrannie ? Cependant, réfléchissons-y bien, il n’y a pas de liberté sans bonnes lois ; il n’y a pas d’égalité lorsqu’une classe d’hommes affame et trahit l’autre impunément.

« Mandataires du peuple, voulez-vous donc que la France se lève toute entière ? Frappez de mort les égoïstes qui, par le monopole, tuent les citoyens que l’âge et les infirmités retiennent dans leurs foyers ; faites enfin éclater le tonnerre de la puissance qui vous est déléguée sur ces tigres qui font des commerces qui nuisent aux trois quarts des hommes, qui entassent dans les greniers de l’avarice les denrées de première nécessité et les subsistances auxquelles les hommes ont un droit légal du moment qu’ils voient le jour…

« Mandataires du peuple, nous demandons donc, au nom du salut de la République française, le rapport du décret qui a déclaré l’argent marchandise…

« Nous vous demandons des lois répressives de l’agiotage et des accaparements.

« Nous vous demandons que vous établissiez une contribution appelée l’impôt de la guerre, de manière que celui qui a plus de quinze cents livres de rente paie le quart du surplus pour encourager le départ des volontaires et subvenir à l’entretien des femmes et des enfants… La patrie a le droit de disposer de nos bras. Mais les mandataires du peuple doivent ouvrir le trésor de la nation à ceux qui sont dans l’indigence, à celles qui souffrent de l’absence de leur époux. Ils doivent purger la République des traîtres qui, par leurs calculs usuraires, lui portent sans cesse le coup de la mort ; ils doivent enfin consulter les vœux du peuple, guérir ses maux, prévenir ses besoins et tout faire pour son bonheur, s’ils ne veulent pas vivre déshonorés et mourir, comme le dernier roi des Français, du supplice des traîtres. »

Ce n’est pas Jacques Roux, désavoué à ce moment de tout côté, qui affronte la Convention, mais c’est bien sa pensée, c’est bien cet esprit de système qui ramène à une idée fixe et centrale tous les événements. Dans la mort du roi, les Gravilliers avaient vu surtout la revanche de la misère ; dans la crise nationale et révolutionnaire de France, ils voient surtout l’occasion d’affirmer à nouveau leurs vues sur le monopole. C’est comme le manifeste social par lequel Jacques Roux cherche à lier d’avance la nouvelle révolution qui s’avance. Il met sa marque systématique sur l’agitation, brouillonne au demeurant, de Varlet et des Cordeliers. Ceux-ci ne pouvaient réussir à provoquer un soulèvement.

D’abord, si grave que fût la situation, elle ne semblait point désespérée. Or, pour que le peuple portât atteinte à la Convention, il aurait fallu un accès de désespoir. De plus, pour perdre les Girondins il fallait, en les solidarisant avec Dumouriez, démontrer que celui-ci trahissait. Mais, à ce moment, la trahison de Dumouriez n’était pas démontrable, parce qu’elle n’était pas encore. Il était tenté de trahir, mais aucun de ses actes n’était encore un acte de trahison. La marche sur la Hollande avait été désirée par tous les révolutionnaires ; l’échec d’une armée, où il n’était plus, ne pouvait lui être imputé avec certitude. Dénoncer à ce moment Dumouriez, c’était tourner contre la Révolution une force inquiétante déjà et obscure, mais qui pouvait encore servir la Révolution. C’était, sans preuves précises, rejeter à l’ennemi le seul général qui inspirât confiance à l’armée. Et Dumouriez, tant qu’il restait debout, couvrait la Gironde. Car comment accuser les Girondins de trahison, quand on laissait à la tête de l’armée un homme qu’ils avaient choisi ?

Ainsi, ni l’optimisme frivole et intéressé de la Gironde, ni la violence forcenée et prématurée des Enragés, du groupe Varlet, des Cordeliers ne répondaient au large mouvement de la conscience révolutionnaire. Le peuple se levait d’un élan héroïque pour refouler l’étranger qui semblait menacer de nouveau, pour secourir les patriotes de Belgique, victimes de leur dévouement à la liberté. Il savait bien qu’il y avait à la Convention des hommes agités et débiles qui n’avaient pas voté la mort du roi, qui fatiguaient la nation de leurs chicanes et de leurs déclamations. Mais entamer la Convention, c’eût été entamer la patrie elle-même, c’eût été faire brèche dans la puissance nationale, dont il voulait précisément maintenir l’intégrité. Tous ceux qui s’enrôlaient et prenaient le fusil laissaient à la Convention le soin de démasquer elle-même et de réduire à l’impuissance les intrigants. Eux, ils voulaient combattre, et sur cette terre de Belgique vers laquelle ils se hâtaient brillait encore la gloire de Jemmapes. Ils n’avaient pas réussi encore, malgré les premiers soupçons et les premiers doutes, à arracher de leur cœur le nom de Dumouriez, qui s’y confondait avec les premières victoires de la liberté.

Robespierre, Danton, Marat, Chaumette, Hébert, toute la Montagne et toute la Commune de Paris, formaient à ce moment, entre la Gironde et les Enragés, le vrai centre ardent et agissant de la Révolution. À coup sûr, si on regarde de près, on démêle dans la pensée de tous bien des nuances, bien des différences secrètes. Mais ils sont unis pour montrer au peuple tout le péril que la Gironde lui cache, pour écarter les moyens violents que les Enragés proposent, et pour faire crédit à Dumouriez.

Robespierre, à son habitude, fait la part du soupçon. Il y a des traîtres : ce sont les généraux Lanoue, Stengel qui, par négligence sans doute volontaire, ont permis à l’ennemi de surprendre nos postes sur la Ruhr. Ces traîtres, il faudra les frapper. Il faudra purger l’armée du venin aristocratique. Mais, le premier, en homme qui a le sentiment profond des responsabilités, il s’applique, dans la séance du 8 mars, à prévenir la panique. La Révolution a traversé des périls bien plus graves. Qu’est la crise d’aujourd’hui auprès de celle du Dix-Août ? Sur Dumouriez, on dirait qu’il hésite. Il ne veut pas s’engager avec lui, mais par cela seul qu’il ne le charge pas, il le couvre. Avec sa prudence et sa profondeur de calcul accoutumées, il se ménageait des issues en tout sens ; il faisait allusion aux griefs que la Révolution croyait avoir contre Dumouriez, accusé par plusieurs de n’avoir pas poussé assez vigoureusement les Prussiens après Valmy, mais il n’insistait pas, et il paraissait attribuer les facilités de fuite qui furent laissées à l’ennemi à l’heureuse fortune de celui-ci, non à la trahison du général.

Le plus célèbre des généraux du despotisme, celui dont le nom seul semblait un signal de destruction, a fui devant un général à peine connu dans l’Europe. Le peuple de Paris, le peuple des départements a foudroyé de son courage invincible les satellites des tyrans. Plusieurs départements étaient envahis par des armées nombreuses et formidables ; nous avons paru, et déjà elles n’étaient plus. Pourquoi tentent-elles aujourd’hui de nouvelles attaques ? Pourquoi n’avez-vous gardé qu’un instant l’espoir de les voir, avec leur prince et la monarchie prussienne, ensevelis dans les plaines de la Lorraine et de la Champagne ? Grâce à leur heureuse destinée, elles ont échappé ; mais le peuple qui les a repoussées existe. »

Il n’est pas jusqu’à cette sorte d’anonymat où il réduit d’abord Dumouriez, le confondant avec la nation même dont il fut le guide improvisé, qui ne protège Dumouriez. Mais le 10 mars, Robespierre se découvre davantage. Il a appris sans doute que Dumouriez a été rappelé de Hollande, qu’il va grouper les forces françaises en Belgique et tenter un retour offensif contre les Impériaux. Comment pourrait-on sans crime le discréditer à ce moment et l’affaiblir ? D’ailleurs, sa haine contre la Gironde trouve hautement son compte à cette apologie, prudente d’ailleurs, de Dumouriez. C’est le Conseil exécutif où dominent les Girondins qui a empêché Dumouriez (du moins Robespierre le croit) d’envahir la Hollande, il y a trois mois, avant que les Impériaux se fussent reformés.

« Le général Stengel est convaincu de trahison, et le décret d’accusation n’est pas encore porté contre lui. Quel est donc l’intrigant qui ne saisira pas l’occasion de trahir la nation française en jouant quelque temps le rôle de patriote et de républicain ?

« Quant à Dumouriez, j’ai confiance en lui, par cette raison qu’il y a trois mois il voulut entrer dans la Hollande, et que s’il eût exécuté ce plan, la révolution était faite en Angleterre, la nation serait sauvée et la liberté établie. (Quelle illusion ! mais il fallait accabler le Conseil exécutif girondin.)

« Dumouriez n’a eu jusqu’ici que des succès brillants, et qui ne me sont pas à moi une caution suffisante pour prononcer sur lui. Mais j’ai confiance en lui, parce que son intérêt personnel, l’intérêt de sa gloire même est attaché au succès de nos armes. Au surplus la République existe, et quelque puissant que puisse être un général, sa faute ne resterait pas impunie ; je ne crois pas que jamais il la pût trahir impunément ! »

Tout en se découvrant cette fois, par devoir patriotique et conscience révolutionnaire, comme Robespierre s’assure, à tout événement, une retraite ! C’est une tactique suspensive et habile, mais qui n’est permise qu’à ceux qui, comme Robespierre, conseillent, critiquent, moralisent, et ne s’engagent jamais à fond dans l’action précise, qui toujours est compromettante. On a dit qu’il y avait en Robespierre quelque chose de félin. Je suis tenté de dire qu’il marche en effet au bord des responsabilités comme un chat au bord d’un toit. Il côtoie l’abîme, il ne s’y précipite jamais. C’est peut-être, en période de Révolution, le moyen de durer un peu plus que les autres. Mais que deviendrait la Révolution elle-même, si tous se réservaient ainsi, et s’il n’y avait pas des Danton ? Cette fois, malgré toutes ses réserves, Robespierre se livrait plus que de coutume.

Danton, hardiment, dès le 8 mars, déchire le voile de mensonge dont les généraux, le ministre, les Girondins couvraient le péril. Non, le danger est grand, mais plus grand encore, quand il est averti, est le courage de la nation :

« Il faut des dangers au caractère français pour trouver toute son énergie. Eh bien ! ce moment est arrivé. Oui, il faut dire à la France entière : « Si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé en Hollande, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables d’un pareil événement ? La fortune publique anéantie, la mort de 600 000 Français pourraient en être la suite. »

Ce n’est pas seulement une grande action de la France qui est nécessaire, c’est une action rapide, une action soudaine. Et Danton, ici encore, avertissant discrètement la Gironde de ses erreurs de tactique, montre que c’est le rôle admirable de Paris, d’être le ressort de la force française, le centre qui répond, par des vibrations puissantes et instantanées, au choc des événements. C’est la force de la France d’être ainsi ramassée en un grand cœur qui donne à la vie nationale plus diffuse le temps de se recueillir, de s’organiser. Donc, « il faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée, il faut que cette cité qu’on aurait voulu renverser pour servir nos ennemis qui redoutent son brûlant civisme, contribue, par son exemple, à sauver la patrie. »

Mais il ne s’attarde pas à récriminer. Il veut seulement passionner les énergies, tourner une fois encore contre l’étranger les forces de la grande ville qui se consumerait elle-même de son propre feu. Et hardiment, comme s’il lui tendait la main sur le champ de bataille, il s’engage une fois de plus envers Dumouriez. Se méprenait-il tout à fait sur cet homme ? Était-il aveuglé ou seulement ébloui ? Je crois bien que de son regard perçant il avait démêlé son égoïsme, son ambition étourdie et frivole, son génie d’intrigue subalterne. Et cela apparaît ici même jusque dans le curieux éloge qu’il fait de lui :

« Dumouriez réunit au génie de général l’art d’échauffer et d’encourager le soldat. Nous avons entendu l’armée battue le réclamer à grands cris. L’histoire jugera ses talents, ses passions et ses vices, mais ce qui est certain, c’est qu’il est intéressé à la splendeur de la République. S’il est secondé, si une armée lui tend la main, il saura faire repentir nos ennemis de leurs premiers succès. »

C’était sa maxime qu’il fallait utiliser les passions des hommes, et non point s’obstiner en vain à les arracher. Une âme pleine d’énergie, même trouble et équivoque, était une grande force. Et Danton se croyait capable, par la force plus grande encore de son tempérament et de son génie, de maîtriser ces consciences incertaines, de les jeter à la Révolution : la fournaise en nourrirait sa flamme et rejetterait les scories. Noble orgueil audacieux, que je préfère à l’orgueilleuse prudence de Robespierre ! Danton savait que pour tirer de Dumouriez et de son armée tout l’effet utile, il fallait qu’une parole de confiance ardente et pleine allât au général assailli peut-être de tentations obscures, aux soldats dont la foi ne devait pas chanceler. Et à ses risques et périls, Danton se portait caution.

Il alla même jusqu’à couvrir, en quelque mesure, les généraux surpris sur la Ruhr, comme s’il eût voulu limiter le plus possible le soupçon de trahison.

« J’ai donné, dit-il, ma déclaration sur Stengel. Je suis bien éloigné de le croire républicain. Je ne crois pas qu’il doive commander nos armées. Mais je pense qu’avant de le décréter d’accusation, il faut qu’il vous soit fait un rapport ou que vous l’entendiez lui-même à la barre. Il faut de la raison et de l’inflexibilité ; il faut que l’impunité, portée trop loin jusqu’à présent, cesse. Mais il ne faut pas porter le décret d’accusation au hasard. »

Et la Convention se rallia à son avis.

On pouvait croire que Marat, qui si souvent avait dénoncé Dumouriez, allait profiter de l’événement pour l’accabler. Mais Marat, au contraire, s’unit à Robespierre et à Danton pour prévenir la panique, et il déclara que dans la crise soudaine qui venait d’éclater, Dumouriez devait garder le commandement, qu’on ne pouvait le lui enlever sans désorganiser l’armée, que ce serait folie et trahison. Ce n’est pas qu’il eût interrompu ses attaques. Il les avait au contraire continuées en janvier et février. Il publie, à la date du 24 janvier, une lettre injurieuse à Dumouriez, envoyée de Liège :

« Ils sont passés ces jours où gonflé des succès des armées sous tes ordres, couronné sur tous les théâtres, et célébré par mille voix mercenaires, tu pouvais dicter des lois à la Convention nationale, mais aujourd’hui que l’ennemi, placé en deçà du Rhin, cache aux yeux des Français la toile où sont crayonnées tes victoires, crois-tu pouvoir lui dire avec quelque assurance : « Quand même ma santé ne m’aurait pas forcé de demander un congé, je me serais toujours rendu à Paris, pour y démêler la cause de la désorganisation de nos armées. »

« Et à qui donc faut-il la rapporter cette désorganisation ? À toi seul.

« Oui, un instant d’ambition t’a fait envahir le pays de Liège, et deux mois de vues particulières t’y ont arrêté. C’est du séjour que tu y as fait que vient cette désorganisation ; fier des succès qui ont couronné sa bravoure, le soldat voulait, pour ainsi dire malgré toi, placer le Rhin pour barrière entre la France et ses ennemis, et tu t’y es opposé. Attaché à un parti qui voulait par des escarmouches journalières détourner les vrais défenseurs de la patrie du centre commun des intérêts de la République, le tien était de les tenir toujours en haleine pour leur faire oublier que Louis le traître avait existé.

« Quoi ! tu es républicain, et tu te plains des dénonciations faites contre toi ; mais si ta conscience te rappelait un instant qu’elles ne peuvent qu’honorer l’homme qu’elles ne peuvent atteindre, tu n’en parlerais pas. Convaincu qu’elles ne sont que trop fondées, tu les cites pour parer les coups qu’elles peuvent te porter ; mais est-ce te dénoncer faussement lorsqu’on a dit que tu devais chasser les ennemis au delà du Rhin, et que tu ne l’as pas fait ? Est-ce te calomnier, quand c’est un fait qu’on met en avant ? Je sais bien que tu te rejettes sur le défaut de fourrage, sur le dénûment de munitions où se trouvait l’armée ; cette excuse semble te dénoncer elle-même ; car quelle différence fais-tu du soldat cantonné au soldat combattant ? Or, si, par les soucis des nouveaux administrateurs, il n’a manqué de rien au sein du repos, peux-tu dire que la subsistance lui eût manqué au milieu des combats ?

« Si je voulais tourner contre toi-même les armes dont tu te sers, je te dirais : ce dénûment dont tu te plaignais, à qui peut-on l’attribuer ? à Malus, de la tête duquel tu voulais détourner la responsabilité pour la placer sur la tienne ; car c’était lui qui, à l’époque de ton entrée dans le pays de Liège, avait la surveillance sur la régie des vivres et sur celle des fourrages.

« Quoi ! tu es républicain, et tu oses dire que de la honte ou de la gloire d’un individu dépend la gloire ou la ruine de la République ! Crois-tu donc que parce que tu es déshonoré en ne secondant pas l’ardeur des soldats, la République française en soit moins respectable ?

« Tu te plains des commis de la guerre. Est-ce parce qu’en rapprochant et les mesures que tu pouvais prendre, et tes opérations, ils mettent le public à portée de te juger ?

« Protecteur nouveau, tu veux indiquer à la Convention nationale les changements qui sont à faire dans les ministères comme dans les administrations ; mais penses-tu qu’en cédant à tes haines particulières elle mette un instant en balance ton intérêt personnel et celui de la République ?

« Enfin, à chaque instant, tu parles de tes succès, et tu sembles vouloir cacher derrière lui l’armée entière à qui tu les dois. Crois-moi, quand on n’a qu’une branche de laurier pour s’appuyer, elle peut casser ; alors ses feuilles ne peuvent plus ombrager le front du vainqueur qui s’en parait… »

Le 29 janvier, Marat revient à la charge en publiant une lettre à l’Ami du Peuple :

« Vous êtes certainement le premier qui ait ouvert les yeux sur le coquinisme de Dumouriez, sur ce vil intrigant qui n’a joué le patriote que pour soustraire ses vues ambitieuses, qui s’était fait pourvoyeur de nos armées pour assouvir sa cupidité, et qui voudrait, aujourd’hui qu’il est gorgé d’or (prix honteux de ses concussions et de ses brigandages), reprendre le commandement des armées de la République pour s’ériger en petit souverain et se faire élire duc de Brabant.

« Quoique vous nous l’ayez peint plusieurs fois d’après nature, je doute que vous connaissiez la dixième partie de ses perfidies, et à quel point il est exécré du soldat.

« Dès qu’il eut pris le commandement de l’armée de La Fayette, il eut l’audace de se déclarer l’ennemi des gardes nationaux, notamment des Parisiens, et il en exigeait une soumission aveugle aux chefs qui n’avaient pas la confiance du soldat. « S’il y a parmi vous, leur disait-il souvent, un seul coquin qui ait l’insolence de mal parler des chefs, des croix de Saint-Louis, ou de faire des motions, je le ferai raser et mettre au cachot jusqu’à ce qu’on le renvoie les fers aux pieds et aux mains. » Vous avez vu de quelle manière révoltante il a traité les bataillons, le Mauconseil et le républicain, pour les punir d’avoir détruit le traître lieutenant-colonel du régiment du Dauphiné, pris en flagrant délit. »

Le 3 février, c’est Marat lui-même, qui dans son journal recommence l’assaut. Il s’est rallié à l’idée de Danton, à l’idée d’annexer la Belgique, mais c’est surtout pour l’enlever au gouvernement des généraux.

« La Belgique sera une acquisition plus importante encore (que celle du comté de Nice), non seulement par ses fortes barrières, mais par les forces redoutables qu’elle ajoutera à celles de l’État, en affaiblissant d’autant la maison d’Autriche, son plus mortel ennemi ; car la Belgique faisait le plus beau fleuron de la couronne impériale. Son sol est excellent, sa population est considérable et ses richesses sont énormes. Sa réunion est surtout précieuse dans les circonstances actuelles, car elle déjouera complètement les projets ambitieux conçus par quelques généraux dont les intelligences et les menées avec les ordres privilégiés belges tendaient à usurper la souveraineté de ces belles provinces ou à ménager à l’empereur le moyen de la reprendre, et dans les deux cas à ruiner les affaires de la république par la séduction et la défection des armées sous leurs ordres.

« Il y a quatre mois que je ne cesse de démasquer les complots criminels de Dumouriez avec la noblesse et le clergé du Brabant, la preuve en a été donnée à la tribune par la lettre qu’a lue Cambon. Ainsi la voilà écrite de la main même du traître. J’ose croire que l’engouement pour ce carabin, ancien valet de Cour, est totalement évanoui, et qu’en riant de la sottise de ses partisans, qui le représentent comme notre seul libérateur, passé, présent et futur, nous prouverons par le plan de défense que nous allons adopter, que la patrie peut très bien se passer de lui. »

Le 8 février, Marat s’élève contre le remplacement de Pache et il l’impute à Dumouriez :

« Enfin, la faction Roland, dite des royalistes, des hommes d’État, de l’appel au peuple, de la détention, ou des ennemis de la patrie, a tant intrigué, tant cabalé, tant machiné, elle a tant dénoncé le pauvre Pache, elle a tant crié que tout était perdu s’il restait plus longtemps en place, que les députés patriotes ne voulant pas courir le blâme des mauvaises opérations