La Convention (Jaurès)/1001 - 1050

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La Convention. La mort du roi et la chute de la Gironde
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beaucoup d’exceptions à faire ; en même temps arrivèrent à Marseille une foule de lettres qui me calomniaient, et à Paris les adresses qui m’accusaient. Je courus des dangers ; je n’en parle pas, mais jugez quel a dû être au milieu de toutes ces agitations l’état du bataillon. »

Si, au moment où les compagnies de fédérés marseillais demandent à revenir à Marseille, il semble y avoir un rapprochement entre les Girondins et eux, ce n’est qu’une apparence. Naturellement les fédérés désiraient retourner dans leur ville de Marseille, et Barbaroux, leur député, appuyait leur demande devant la Convention. Il pouvait espérer ainsi se populariser de nouveau auprès d’eux. La Gironde n’avait plus d’ailleurs aucun intérêt à garder à Paris des hommes qui, sous l’influence de Paris, se détachaient d’elle. Les Montagnards, il est vrai, ne paraissent pas ménager ce bataillon marseillais qu’ils avaient pris tant de soin de gagner, puisqu’ils lui interdisent de rentrer à Marseille et le mettent à la disposition du ministre de la guerre qui l’enverra, s’il le veut, à la frontière. La Montagne craignait que de nouveaux appels fussent faits par la Gironde, et elle décourageait d’avance, en les liant au service militaire, les fédérés qui viendraient à Paris pour soutenir les Girondins. Mais, en fait, beaucoup de fédérés s’étaient laissé gagner par les partis extrêmes, et ils pouvaient devenir pour les groupes révolutionnaires des sections de Paris des alliés très précieux.

Par eux, en effet, Paris s’agrandissait de la France. Ce n’était plus seulement au nom de Paris, c’était au nom de tout le peuple révolutionnaire de France, représenté par les plus dévoués des patriotes, que les délégués des sections parlaient à la Convention. Unis aux fédérés, ils étaient toute la nation révolutionnaire, et ce serait admirable d’écraser la Gironde au moyen des fédérés qu’elle avait appelés à sa défense. La tactique des sections les plus animées fut donc de former une sorte de faisceau avec les délégués, d’entraîner peu à peu et de compromettre la Commune, et de forcer ainsi les résistances de la Convention.

Depuis décembre, dans les sections, la colère révolutionnaire s’exaltait Quoi ! le peuple avait été assassiné par le roi au Dix-Août, et, cinq mois après, la Convention n’avait pas encore jugé l’assassin ! Elle hésitait, elle disputait. Quoi ! le monde entier, soulevé par les tyrans, s’arme pour venger la mort du tyran ! Il faut encore aller aux frontières, abandonner la boutique et l’atelier, et pendant ce temps, ceux qui par leur hésitation à frapper le roi ont encouragé tous les despotes continuent à gouverner, à dominer la Convention ! Quoi ! le peuple donne son sang ! et tandis qu’il s’épuise à sauver la patrie, il est ruiné, affamé par la hausse constante du prix des denrées ! Et la loi ne frappe pas les agioteurs qui déprécient le papier-monnaie, les accapareurs, qui renchérissent le prix de la vie ! Que le peuple s’organise, qu’il agisse, et qu’il aide les démocrates de la Convention, trop timorés, trop enchaînés de légalité scrupuleuse, à chasser tous les traîtres, à frapper tous les spéculateurs ! Qu’il les aide et qu’il les contraigne !

Il y avait eu dès le 30 décembre une première ébauche d’organisation, un premier essai de pression révolutionnaire, lorsque les délégués de dix-huit sections, avec des blessés du Dix-Août, vinrent demander à la Convention de hâter la mort du roi.

L’organisation s’était précisée et affirmée le 17 janvier, dans une manifestation avec la Commune de Paris. Je lis dans le procès-verbal qu’en donne le Moniteur :

« Du 17 janvier. — Hier, une députation de fédérés se présenta au Conseil pour l’inviter à assister aujourd’hui à une cérémonie fraternelle qu’ils devaient célébrer à la place du Carrousel où ont péri leurs frères dans la journée du 10 août. Il fut arrêté que les membres du Conseil assisteraient en corps à cette cérémonie, et y prêteraient le serment fraternel avec les fédérés des 84 départements, les Marseillais, et les 48 sections de Paris.

« Ce matin, le conseil général a adopté en ces termes la forme du serment : « Nous jurons tous d’être fidèles à la nation française, à la loi ; de maintenir l’unité et l’indivisibilité de la République, de défendre jusqu’à la mort les droits sacrés de l’humanité, la liberté et l’égalité. Enfin, nous nous jurons mutuellement union indissoluble et fraternité. Nous jurons de même guerre éternelle à tous les tyrans, sous quelque dénomination qu’ils se présentent. »

« Le Conseil est parti à midi et demi pour se rendre au Carrousel, où se sont trouvés les fédérés de Marseille et des départements et les citoyens des sections. Tous se sont donné l’accolade civique et ont prêté ensemble le serment. Au retour, les membres de la Commune étaient mêlés avec les fédérés et sont entrés avec eux dans la salle du Conseil, qui ne fut jamais si remplie.

« Le procureur de la Commune (Chaumette) a requis que l’historique de cette journée soit gravé sur des pierres de la Bastille, dont une sera envoyée à chacun des 84 départements, et enfin qu’il soit planté sur la place du Carrousel un arbre vivant, ayant pour nom : Arbre de la fraternité.

« Ce réquisitoire a été adopté au milieu des plus vifs applaudissements.

« Plusieurs fédérés ont pris alternativement la parole, et ont juré, au nom des 84 départements, union et fraternité à leurs frères les Parisiens.

« Les baisers fraternels ont été renouvelés. Enfin, tous les citoyens se sont retirés et ont, au son du tambour, dansé la Carmagnole sur la place de la Maison Commune. »

Ainsi les fédérés, gagnés d’abord eux-mêmes par les partis extrêmes de la Révolution, commençaient à envelopper la Commune : ils étaient une force d’action, et ils allaient peu à peu la pousser à l’action.

Mais c’est le 3 février que la nouvelle organisation fait en quelque sorte son apparition officielle à la Convention elle-même. Des « pétitionnaires fédérés », s’intitulant, dit le procès-verbal, « défenseurs de la République une et indivisible », prennent la parole pour défendre Pache. Et surtout, « une députation des 48 sections de Paris, du Conseil général et des défenseurs réunis des 84 départements » demande des lois contre l’agiotage sur le papier-monnaie. De même que, dans les premiers jours d’août, les sections révolutionnaires menaient le maire de Paris, Pétion, à leur tête pour se couvrir le plus possible des formes légales, et s’imposaient ainsi à la Législative, de même c’est le faible maire de Paris, Chambon, démissionnaire de la veille, qui présente la députation et qui parle en son nom. C’est sous le couvert de la loi que l’organisation nouvelle fait son entrée à la Convention.

Ce qui frappe d’emblée, dans les déclarations et manifestes de ces groupements révolutionnaires, c’est le souci dominant des questions économiques, c’est l’accent de revendication sociale. Même quand ils semblent se proposer un objet exclusivement politique, même quand ils demandent à la Convention de hâter la mort du tyran, ce n’est pas surtout pour des raisons d’ordre politique, ce n’est pas pour affermir la liberté, châtier les traîtres, épouvanter les despotes, ou du moins, ce n’est pas surtout pour cela. On dirait que Louis est pour eux le symbole d’un long régime d’iniquité et de misère dont ils veulent effacer jusqu’au souvenir, et il y a dans leur parole je ne sais quel accent de colère sociale, plus profond même que le conflit de la monarchie et de la république, de la liberté et de la tyrannie. La pitié pour le roi leur paraît un outrage à des souffrances plus poignantes, parce qu’elles sont imméritées, et une offense à l’humanité elle-même, qui attend enfin une réparation.

« Cette femme qui pleure aujourd’hui sur la destinée de Louis Capet, est allée voir, à une croisée, immoler un père de famille qui, révolté de la scélératesse d’un accapareur, a cru devoir alléger la taxe de sa subsistance.

« Nous, plus justes, nous ne plaiderons pas la cause du tyran, mais, contre le tyran, celle de l’humanité toute entière. Nous demandons la punition de Louis au nom des êtres étouffés dans le germe sous un règne oppresseur, par les travaux forcés et la misère ; nous la demandons au nom de tous ceux qui, depuis l’avènement de Louis au trône, ont été sacrifiés au luxe et à la prodigalité de sa cour ; au nom des patriotes immolés dans les colonies sous le fer des contre-révolutionnaires stipendiés par Louis ; au nom des victimes englouties jusqu’en 1789 dans les prisons d’État ; au nom des innocents morts dans les tourments de la question jusqu’au moment où l’indignation publique le força de bannir de France cet odieux régime ; au nom des malheureux qui ont péri sur l’échafaud par l’ordre des juges ignorants ou iniques auxquels il avait vendu le droit de faire la justice ; au nom de tous ceux qui sont morts dans les asiles de la misère et de la maladie, par la négligence des préposés que les abus de son règne y avaient introduits ; au nom de ces infortunés soldats qu’il retrancha dans son palais, le 9 août, et qu’il exposa, abrutis par une liqueur enivrante, à la fureur du peuple ; au nom des frères de nos départements, morts dans la guerre contre la liberté, entreprise de concert avec lui par les tyrans de l’Europe pour rétablir son pouvoir absolu ; au nom des veuves et des orphelins que ses trahisons ont privés de leur appui. »

Oui, vraiment, s’ils évoquent les griefs de la période révolutionnaire, on dirait qu’ils sont, à leurs yeux, superficiels et accidentels ; c’est surtout de la permanente misère du peuple qu’ils font argument contre le roi. Ce qu’ils ne pardonnent pas à la royauté, c’est d’avoir créé, non par accident, mais d’une façon en quelque sorte normale, de la souffrance, de l’avilissement. Même quand ils font allusion aux crimes éclatants du roi, à ceux qui retentissent dans l’histoire, aux sanglantes journées comme celle du Dix-Août, c’est par un aspect nouveau et imprévu qu’ils les présentent. On dirait qu’il s’apitoient moins sur la mort des patriotes tombés en combattant pour la liberté que sur la dégradation des mercenaires de la tyrannie. Ces soldats suisses du Dix-Août, que le peuple traqua durant plusieurs jours, ils sont, par excellence, les victimes de la royauté oppressive, c’est elle qui les a abaissés, abrutis, et les délégués plaignent en eux le peuple tout entier que son ignorance, sa misère peuvent livrer aux tentations flétrissantes des despotes. Par une sorte d’évocation et d’insurrection humaine qui va ameuter, jusque dans le passé, les victimes de la tyrannie, ils ressuscitent du fond des bagnes où ils gémirent, ils ressuscitent des grabats de misère et d’ignominie tous ceux qui sont morts dans la détresse, ou le désespoir, ou la stupide résignation. C’est la royauté jugée du fond d’une salle d’hôpital, où le peuple misérable grelotte de fièvre, du fond des bouges, où le peuple en haillons, exténué de travail forcé et de faim, ne crée de nouvelles générations que pour continuer l’antique souffrance.

Ils ont, ces révolutionnaires, le sens des profondeurs sociales, des drames obscurs de la vie populaire. Et bien loin que leurs yeux soient fascinés par le spectacle des conflits superficiels, ils descendent dans les couches souterraines, et là ils assistent à une sorte de meurtre permanent, à l’étouffement silencieux et continu de germes innombrables. Oui, des semences sans nombre de vie, de joie, de force ont été écrasées par l’excès de labeur, ou ont avorté misérablement sous une épaisseur de misère. C’est bien un accent nouveau, et tout à coup le cercle des juges formé autour de Louis XVI s’agrandit et s’approfondit étrangement. C’est la royauté vue des asiles de la misère, de la maladie, du travail forcé, de la faim.

La royauté, mais aussi la société. Cette menace va au delà du roi, ce réquisitoire va au delà du roi. Et demain, le roi disparu, il faudra que disparaisse toute misère, toute injustice, toute dégradation, ou bien c’est aux gouvernants nouveaux, c’est aux privilégiés nouveaux qu’il sera demandé compte de la misère qui dure, de l’iniquité qui continue, de l’écrasant labeur qui se prolonge, de la dégradation humaine qui se poursuit. Et je ne sais rien de tragique comme cet acte d’accusation qui, à travers la royauté déjà condamnée, frappe tout un monde et menace même le monde nouveau. Il me

Portrait de Marat
(D’après une peinture du Musée Carnavalet.)

semble que Marat, trop engagé désormais dans la lutte politique, dans les batailles de la Convention, dans les conflits et les combinaisons des partis, trop exclusivement préoccupé d’abattre la Gironde, les adversaires immédiats, que tous les jours il calomnie et qui le calomnient tous les jours, n’a plus cette profondeur d’accent. Et peut-être ne l’a-t-il jamais eue. Ainsi, dès ses débuts, c’est bien d’un esprit de revendication sociale qu’est animée l’organisation révolutionnaire des fédérés et des sections.

À vrai dire, et malgré la puissance effroyablement absorbante de la guerre extérieure, chaque grand événement révolutionnaire ouvre plus largement aux esprits la question sociale. J’ai déjà dit comment de l’ébranlement du Dix-Août, de la victoire du peuple et de la démocratie, tout un mouvement de pensée était sorti tendant à l’égalité sociale. Mouvement si vif que la Révolution crut la propriété menacée, et s’organisa un moment pour la résistance.

Mais quoi ! à mesure que l’égalité politique devenait un fait plus certain, c’est l’inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits. La Révolution, par la mort du roi, par la guerre universelle, assumait devant l’humanité des responsabilités croissantes. Comment les porterait-elle si elle ne démontrait pas à tous les hommes qu’elle voulait vraiment le bien de tous les hommes, et que, sans niveler les conditions, elle voulait du moins assurer l’indépendance et le bien-être du peuple tout entier ? Plus elle était obligée de combattre et de tuer, plus elle devait démontrer qu’elle avait une pensée profonde de douceur et de paix.

C’est bien là, en ces jours tragiques de la fin de janvier, le noble souci de Condorcet et des généreuses intelligences dont il était l’inspirateur. Il aurait voulu que la France, par l’humanité de ses lois, ramenât à elle les nations que la calomnie en avait détournées. Abolissez, disait-il, en matière privée la peine de mort, adoucissez le sort des débiteurs en limitant les droits des créanciers ; faites disparaître le régime d’iniquité et d’exclusion dont souffrent les enfants naturels ; organisez les secours publics ; sauvez de l’extrême misère les infirmes et les estropiés. C’était comme la compensation humaine de la mort du roi : « Nous avons puni un roi, mais nous avons sauvé cent mille hommes. »

Son journal, la Chronique de Paris, cherchait comment, en répudiant tout système de loi agraire et de nivellement, on pouvait atténuer les inégalités sociales. Il ouvre une sorte de rubrique : Égalité, où le conventionnel Rabaut Saint-Etienne, alors président de la Convention, d’abord sous ses initiales, J.-P. R. (Jean-Paul Rabaut) et bientôt sous sa signature, exposa des vues assez hardies d’apparence, mais bien superficielles, sur la propriété (nos des 19, 21 et 27 janvier 1793) :

« L’égalité est l’âme de la vie publique ; rien ne caractérise mieux la démocratie que la tendance à l’égalité, et que les passions et même les violences pour l’opérer. Dans une nation qui naît, l’égalité existe, et l’on ne prend pas assez de précautions pour la maintenir ; dans une nation qui se reforme, l’égalité n’existe pas, et l’on prend des moyens trop violents pour l’établir. Le peuple imite souvent ce tyran qui couchait les hommes sur un lit de fer et les raccourcissait de tout ce qui dépassait cette mesure ; il n’égalise pas, il mutile, il tue, ce n’est pas la démocratie, c’est l’ochlocratie.

« L’égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu’elle est affaiblie par l’inégalité des fortunes, et comme égalité c’est indépendance, ils s’indignent et s’aigrissent contre les hommes dont ils dépendent par leurs besoins, ils demandent l’égalité des fortunes, mais il est rare que les riches se prêtent de bonne grâce à ce vœu. Alors il faut l’obtenir ou par la force ou par les lois.

« On ne peut pas l’obtenir par la force, car il ne peut résulter des violences faites par les pauvres qui, d’ailleurs, le sont inégalement, que des résultats inégaux, et des partages contraires au principe du partage ; on n’a pas obtenu l’égalité, mais l’inégalité ; c’est tout le contraire de ce qu’on demandait. Il faut donc tâcher de l’obtenir des lois, et les charger de deux choses : 1o de faire le partage le plus égal des fortunes ; 2o de créer des lois pour le maintenir et pour prévenir les inégalités futures.

« Pour faire ce partage égal, il faut considérer : 1o les diverses espèces de propriétés ; 2o les diverses espèces d’industrie ; 3o les moyens de les répartir ; 4o l’étendue du pays ; et 5o la multitude d’hommes sur laquelle ils doivent être répartis. Ces combinaisons sont au-dessus des forces humaines, et chaque heure du jour les faisant changer, cet ouvrage serait la toile de Pénélope. Je crois donc qu’il faut renoncer à faire, en tel jour fixé, un dépouillement de toutes les fortunes pour les distribuer à toutes les têtes et à tous les talents.

« Le législateur devra donc s’occuper de créer l’égalité des fortunes par d’autres moyens, et non pas pour tel quart d’heure indiqué, mais pour telle période ou pour telle génération.

« Il peut établir ou des institutions morales et des habitudes, ou des lois précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder, ou des lois qui en fixent et en règlent l’usage, de manière : 1o à rendre le superflu inutile à celui qui le possède ; 2o à le faire tourner à l’avantage de celui qui en manque ; 3o à le faire tourner au profit de la société.

« Les institutions morales ou les habitudes seront utiles qui, modelant tous les citoyens sur les mêmes formes déterminées, ne permettent pas les distinctions, soit dans les vêtements, soit dans les ameublements, soit dans les accessoires étrangers à un homme et qui cependant le distinguent des autres et les tiennent humiliés. Je ne fais aucun cas des lois somptuaires que le riche élude toujours, car il s’agit moins de défendre la vanité et l’orgueil que d’instituer la modération, la sobriété, la tempérance, la modestie dans les habits. Ce principe doit être appliqué à toutes les lois, qui doivent moins punir les vices qu’instituer et rendre honorable la vertu.

« Le législateur peut encore établir des lois précises sur le maximum de fortune qu’un homme peut posséder, et au delà duquel la société prend sa place et jouit de son droit. Ce point-ci est d’une extrême délicatesse, parce qu’il semble attenter à la propriété et mettre des bornes à l’ambition. Mais ce qui serait un vice sous un gouvernement despotique serait peut-être une vertu sous un gouvernement républicain, parce que dans celui-ci chacun et chaque chose sont à tous. J’indique moins ici les exemples que les principes, et ce que tels législateurs ont fait que ce que les nôtres peuvent faire. La fortune arrive aux hommes par un certain nombre de canaux ; la loi doit en ouvrir pour la faire écouler. Cette comparaison explique ma pensée.

« Le législateur peut encore régler l’usage que chacun doit faire de ses richesses. Pour cet effet, il peut rendre inutile le superflu ; il y en a plusieurs moyens.

« D’abord ces choses-là s’établissent d’elles-mêmes dans les républiques où les vertus sont honorées, je veux dire récompensées par les lois, car le désir de l’estime se dirigeant vers un légitime objet, il se détourne des objets vicieux. Quand la première place en public est destinée au plus homme de bien, ce n’est plus par un riche habit qu’elle est briguée. Aussi l’un des plus grands moyens d’établir les vertus dans les républiques, c’est d’y mettre, le plus souvent qu’il se peut, tous les citoyens sous les yeux les uns des autres. J’ose recommander ce souvenir à nos législateurs ; j’ose même dire que je ne leur demande pas davantage.

« Les établissements publics peuvent devenir en même temps l’écoulement naturel du superflu des riches, soit qu’ils le donnent volontairement, soit que la loi le leur demande.

« Ils le donneront volontairement quand le don sera une gloire, quand l’établissement sera vertueux et utile, quand ils jouiront eux-mêmes de leur bienfait. Nous voyons, par le fanatisme des dons faits à l’Église aux XIe et XIIe siècles, ce qu’on pourrait obtenir de l’enthousiasme des dons faits à la patrie.

« Les riches donneront encore leur superflu lorsque, le magistrat ayant une dépense extraordinaire à faire, la loi voudra qu’il puisse l’imposer sur ce superflu avec tout ce que la reconnaissance publique peut donner de récompense. Il est plusieurs de ces moyens ingénieux que l’amour du bien public inspirera.

« Enfin, le législateur peut trouver des moyens de faire écouler le superflu du riche dans le déficit du pauvre, non par ces pauvres établissements qu’on appelle hôpitaux, où l’on sème dans le sable, mais par les ateliers de travail, où l’on sème dans un terrain qui permet d’abondantes récoltes.

« Voilà tout ce que j’ai le temps de dire aujourd’hui ; je le livre aux penseurs, et j’y reviendrai une autre fois. Quant aux lois à faire sur les héritages, sur les testaments, sur les dots, sur les donations, je n’en parle point, tout le monde sait cela. »

Au fond, ce sont des vues assez médiocres. Rabaut ne paraît pas songer du tout au développement de la production. Il oublie que les capitaux accumulés doivent servir à rendre l’agriculture plus progressive, à susciter sans fin des formes nouvelles d’industrie, des sources nouvelles de richesse. Il ne paraît pas comprendre que toute l’ancienne clientèle fainéante des nobles et des moines doit être maintenant absorbée par le service de la production, sous peine d’entraîner de nouveau, par le seul poids de son inertie, la société à l’ancien régime. Il semble n’avoir aucun pressentiment de l’activité nouvelle que la destruction des corporations, la vente du domaine d’Église, les progrès déjà sensibles du machinisme, les hardiesses grandissantes de la science vont imprimer à la société issue de la Révolution. Le devoir de la démocratie révolutionnaire à ce moment était d’assurer à tous les citoyens, à tous les sans-propriété, des garanties contre l’oppression et l’exploitation des riches ; c’était, par exemple, d’organiser la vaste mutualité sociale esquissée par Condorcet ; ce n’était pas d’arrêter l’essor de la richesse créatrice. On dirait que Rabaut Saint-Étienne se figure les riches du monde moderne comme des abbés laïques, qui ont hérité de la clientèle de l’Église et de ses devoirs d’assistance. Au demeurant, il semble hésiter à limiter par la loi la puissance de la fortune ; c’est surtout sur des moyens moraux qu’il compte, et dans une deuxième lettre, il préconise surtout la simplicité de mœurs des quakers, les habitudes de simplicité des juifs de l’ancienne loi, groupés autour du Temple, et il espère que des fêtes publiques qui rapprocheraient riches et pauvres aideraient beaucoup à l’égalité sociale.

Et pourtant, si anodines que soient les idées de Rabaut Saint-Étienne, si puériles et même parfois si rétrogrades, elles témoignent du travail des esprits. Des modérés prirent peur de ses théories sur la propriété. Rœderer lui représenta que si la société pouvait, au delà d’une certaine fortune, se substituer aux propriétaires individuels, ce serait la spoliation et l’anarchie. Dans sa réponse, Rabaut insiste sur la subordination nécessaire de la propriété au pouvoir social.

« Quand j’ai recherché si la société n’avait pas le droit de disposer du superflu de la fortune des citoyens pour le besoin de la chose publique, j’ai pensé qu’elle le pouvait, je n’ai autre chose à faire que d’exposer mes motifs.

« Je dois d’abord faire observer que, par la république, j’ai entendu le gouvernement démocratique, tous les autres qui portent le nom de république sont aristocratiques ou mixtes. Or, j’ai pensé que le gouvernement démocratique ne peut subsister longtemps avec l’immense inégalité des fortunes, parce qu’elle produit d’autres inégalités en nombre toujours croissant et dans une proportion indéfinie ; ensuite, que dans un temps plus ou moins éloigné, LA NATION SE TROUVE DIVISÉE EN DEUX CLASSES. Le peuple finit par n’être plus rien, si même il ne devient de la populace, de la canaille. Alors le gouvernement démocratique est détruit, la république n’existe plus : c’est de l’aristocratie.

« Cependant, comme on s’occupe dans l’époque actuelle à examiner s’il est possible d’établir un gouvernement démocratique en France, il est permis au spéculateur politique de rechercher les lois qui pouvaient le rendre durable. J’ai indiqué plusieurs de celles qui maintiendraient l’égalité, et j’ai dû rechercher, par conséquent, celles qui préviendraient l’inégalité, et qui se précautionneraient contre l’inégalité des richesses. Or, voici comment j’ai raisonné.

« L’homme apporte dans la société ses bras et sa personne pour les soumettre à la protection commune. Des propriétés particulières se compose la propriété générale, comme la force générale se compose des forces particulières ; c’est du concours de ces moyens réunis de forces et de biens que se compose enfin la puissance commune. Mais la société ne peut accorder sa protection qu’autant qu’elle peut disposer des forces et des biens de chacun, donc ces forces et ces biens sont à la disposition de la société.

« Ce qui existe dans le droit existe aussi dans le fait. C’est ainsi que, quoique notre force individuelle soit notre propriété, la société peut cependant en disposer au point de nous ordonner de la consacrer toute entière, de mourir, pour aider la chose commune, ou pour la sauver ; elle dispose aussi d’une partie de nos fortunes pour le maintien de la république. Comment oserait-on nier que la loi puisse disposer de ma fortune toute entière, puisqu’elle dispose de ma personne toute entière, propriété bien plus importante que celle de mes richesses ! Me prendre mon bien n’est donc pas plus un attentat à ma propriété que me prendre ma vie n’est un attentat à ma vie.

« Ce sont donc ici des contributions que la loi ordonne ; car soit qu’elle demande à ma commune cent hommes pour les faire tuer par l’ennemi, soit qu’elle lui demande cent mille francs pour équiper ces hommes, elle ne fait qu’user du droit de la société de disposer des hommes et des biens lorsque le salut public le demande.

« Après avoir ainsi posé le problème rigide, je ferai observer combien je l’adoucissais, quand je disais : « Le législateur peut encore établir des lois précises sur le maximum de fortune qu’un homme peut posséder, au delà duquel la société prend sa place, et jouit de son droit. » Or, je n’entendais pas qu’au delà de ce maximum la société pouvait saisir sur le surplus pour en former un trésor ou un domaine, mais seulement que ce serait là qu’elle irait demander les contributions extraordinaires dont elle aurait besoin ; je m’en expliquai plus bas.

« Vous ne trouverez là qu’une très grande justice. À Athènes, où le gouvernement était démocratique, on ne demandait rien à celui qui n’avait que tant de mines de revenu, c’était son nécessaire ; on commençait à ceux qui avaient du superflu, et l’on augmentait graduellement la taxe à proportion de l’augmentation des fortunes, en sorte que l’homme très riche payait beaucoup, l’homme moins riche moins, et l’homme à revenu modique ne payait rien. Ce système est proposé aujourd’hui, et très vraisemblablement il sera adopté. Mais il en résulte que, dans les cas extraordinaires et imprévus, comme dans les incendies, les inondations, les grêles, il conviendrait que l’on imposât le superflu des riches des cantons florissants pour verser des indemnités sur les pays dévastés. Tout cela pourrait être soumis à des lois régulières, par des additions de masse, ou tel autre moyen non arbitraire et précis.

« Je vous demande encore si, lorsqu’un village aura besoin d’une fontaine, d’un chemin, il ne sera pas juste qu’il soit fait une imposition sur les superflus qui dépassent le maximum. Un homme qui a cent mille livres de rente, dont vingt mille seraient à la disposition de la nation, ne sera pas détourné pour cela d’accroître encore son revenu ; car la nation ne lui prendrait pas ses vingt mille francs tous les ans, mais elle pourrait quelquefois lui en demander le tout ou partie pour des cas extraordinaires. Voilà ce que j’ai voulu dire, et tout cela peut être soumis à des lois.

« Quant à l’observation qu’on ne pourrait modérer ainsi l’accroissement de la fortune immense des capitalistes, je réponds : 1o que cette difficulté a lieu pour les contributions quelconques, et qu’il faudrait bien s’y soumettre pour la contribution du superflu ; 2o que cela ne prouve autre chose, sinon qu’on n’a pas encore trouvé le moyen d’atteindre par la taxe les fortunes ou capitaux, et nullement que cela ne se puisse ; 3o que les grandes richesses sont un grand embarras à la liberté, puisque même elles échappent aux lois de l’État et à celles de la nécessité publique, or c’est ce dont je me plains ; 4o qu’il y a des moyens presque sûrs de connaître la fortune des capitalistes, moyens connus dans les corporations ci-devant existantes, que le régime ancien ne pouvait employer, mais qui pourraient l’être dans le nouveau. »

Il serait hors de propos de discuter la conception qu’a Rabaut de la propriété, elle est singulièrement factice : il semble voir dans la propriété un fait extérieur à la société elle-même, un apport que fait l’homme, et le droit de la société sur la propriété n’est déduit que de son devoir de protection. Rabaut élague tout ce qui ressemble à ce qu’aujourd’hui nous appelons socialisme et communisme, à tout ce qui aurait pu le mettre sur la voie de Babeuf. Les prélèvements que la société fait sur la richesse ne doivent pas constituer « un trésor ou un domaine », une propriété collective et sociale. Tout l’effort de la dialectique abstraite de Rabaut aboutit à justifier l’impôt progressif, et encore ne voit-il là qu’une ressource intermittente et extraordinaire pour parer à des catastrophes sociales ou naturelles. Mais, malgré tout, la propriété était comme ployée aux nécessités de la vie publique, et il n’est pas indifférent qu’à l’heure même où les Conventionnels se préoccupaient de donner une Constitution à la France, il soit apparu à plusieurs d’entre eux que la démocratie était inconciliable avec une trop grande disproportion des fortunes. Il leur semble que l’égalité politique suppose une certaine égalité sociale, et ils font effort pour la réaliser. C’est le même sentiment que, d’un point de vue tout opposé. Gouverneur Morris exprimait dans une lettre de novembre 1792, précisément au sujet des plans de Constitution qui commençaient à être élaborés.

L’homme est un être sensé, mais incessamment gouverné par ses impressions. Vous pouvez facilement lui faire sentir que, sous le rapport du droit, il est égal à tout autre homme. La vanité peut même lui dire à l’oreille qu’il l’est aussi en mérite. Mais plus il sent son égalité de mérite et de droit, plus il sent aussi son infériorité de possession. Lorsque cette possession manque tout à fait, il a des droits qu’il ne peut exercer, des talents qu’il ne peut employer, des désirs qu’il ne peut satisfaire, et, par suite, des ressentiments qu’il ne peut calmer.

« Or, la loi immuable de la propriété est que dans un pays bien réglé, le petit nombre doit bientôt tout posséder. Et la majorité, la grande majorité, rien. Entre cette économie politique qui constitue la tyrannie du riche, et cette misère qui enchaîne le pauvre, peu importe la forme du gouvernement, il y a une lutte continuelle qui crée des grands hommes. Et les grands hommes sont généralement ambitieux. Les riches sont autant esclaves de leurs plaisirs que les pauvres peuvent l’être de leurs besoins. Dans un état de choses où la Constitution n’est pas pondérée et soutenue par une base solide d’intérêts privés, il faut qu’elle soit renversée. Je cesse ces raisonnements pour vous dire que tout est ici dans l’incertitude. Le temps déroulera les événements en leur saison. Il y en aura de tristes comme la tombe. »

Ainsi, selon Gouverneur Morris, la démocratie pure ne peut durer parce qu’elle déchaîne sans contrepoids la lutte des pauvres et des riches, et parce que la propriété s’y développant sans mesure et s’y concentrant en un petit nombre de mains, rompt l’équilibre. Et il conclut à une sorte de gouvernement mixte, capable de faire contrepoids à l’égoïsme illimité des riches comme à la convoitise effrénée des pauvres. Au contraire, le souci des Conventionnels et leur espérance était de sauver la démocratie en limitant la disproportion des fortunes et, par conséquent l’antagonisme des classes. C’est chose caractéristique que le journal même de Brissot ait publié à peu près à la même date (le 28 décembre 1792) un article sur l’Égalité de fait. Le titre seul est très suggestif.

Dans toute démocratie, dit le Patriote français, les lois doivent détruire et prévenir la trop grande inégalité de fait entre les citoyens, sans cela l’égalité de leurs droits serait une chimère : l’indigent se vendrait au riche, et celui-ci dominerait.

« Mais ces institutions favorables à l’égalité doivent être introduites sans commotion, sans violence, sans manquer de respect au premier des droits sociaux, la propriété ; ce doit être, s’il se peut, d’une manière également utile au bonheur et à la vertu des citoyens.

« Le partage des terres proposé par des anarchistes ou des coblenciens, serait la plus funeste des mesures ; elle serait injuste, inutile et meurtrière ;

la véritable guillotine ordinaire
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


injuste en ce qu’elle dépouillerait de légitimes propriétaires ; inutile, parce que le lendemain du partage, la mollesse, le luxe de la plupart ramèneraient, par des ventes, l’inégalité des possessions ; meurtrière, en ce que les citoyens s’entrégorgeraient avant la fin de ce partage, en ce qu’encore toute industrie serait éteinte, et que, dans peu, des milliers de citoyens périraient de faim et de misère.

« Il est d’autres mesures bien plus favorables à l’égalité et d’ailleurs bien plus utiles, bien moins dangereuses, sans parler de l’égalité de partage entre enfants, point sur lequel tous les esprits sont d’accord ; j’en indiquerai deux principales.

« La première c’est d’abolir toute hérédité en ligne collatérale. Que la république hérite, et que ces héritages soient, tous les ans, distribués en lots dans chaque district, à des jeunes gens les plus laborieux, les plus honnêtes ; cette mesure empêchera la réunion des propriétés, leur formation en grandes masses ; en divisant les possessions, elle portera l’aisance dans des familles pauvres, et inspirera à la jeunesse des deux sexes la sainte émulation du travail et de la vertu. Or cette mesure n’a rien d’injuste ; qu’un homme, pendant sa vie, use de son bien comme cela lui plaît, c’est dans l’ordre de la justice ; mais que ses droits s’étendent jusqu’après sa mort, qu’un homme qui n’existe plus dispose encore des biens de la terre, c’est ce que la société ne lui doit point, quoique jusqu’à ce jour elle l’ait permis. Les droits et les devoirs des hommes dérivent originairement des besoins de l’espèce humaine, un homme donc, après sa mort, n’ayant plus de besoins, ne peut avoir de droits ; toutes les propriétés deviennent naturellement communes à tous les hommes ; c’est donc de droit naturel que la République hérite.

« De ce principe, il est vrai, il suit que les enfants eux-mêmes ne sont les successeurs de leurs pères que par une concession de la société ; mais on ne doit pas craindre une rigoureuse application de ce principe, un abus de ce droit. La République en usera, sans doute, pour régler le mode des dispositions paternelles, et non pour ôter aux pères la faculté de transmettre leurs biens à leurs enfants ; l’intime relation entre le fils et le père, le besoin d’intéresser les pères à cultiver leurs biens, les immenses inconvénients qui résulteraient dans un grand empire de cette communauté d’héritages, assurent que nos lois ne l’établiront jamais, quand même elles aboliraient toute succession en ligne collatérale.

« La seconde mesure, favorable à l’égalité, c’est d’excepter de tout impôt le nécessaire physique de tout citoyen, de n’appeler revenu net que ce qui reste, toutes avances, toutes charges distraites, et même ce qui est absolument nécessaire à la subsistance de chaque famille. L’humanité, l’équité se récrient que les lois sur l’impôt plongent un citoyen dans l’indigence, dans la douleur, en exigeant une partie de son nécessaire ; tandis qu’elles laissent à d’autres la faculté de vivre au sein des superfluités. Et n’y a-t-il pas de l’injustice à taxer un citoyen pour la possession de ce sans quoi il souffrirait de la faim ou du froid ? Le sacrifice de son nécessaire, de sa vie, n’est un devoir pour le citoyen que lorsque le salut public en dépend ; hors de là, son premier droit est de vivre, son premier devoir est de se conserver. À Athènes, l’impôt portait beaucoup sur le superflu, moins sur l’utile, et pas du tout sur le nécessaire. À Rome, outre les citoyens sans propriétés, la république en exemptait encore les pauvres propriétaires, elle n’exigeait pas qu’ils la servissent de leur bourse. La dénomination de prolétaires signifie clairement qu’ils servaient assez la république en créant et nourrissant de leur travail des citoyens robustes qui devaient être ses défenseurs.

« Que cette mesure soit adoptée, que le nécessaire physique ne soit plus imposé et toutes les taxes vont porter sur les riches, n’atteindre que le superflu, ne gêner que les besoins factices. Alors moins de malheureux par l’impôt, moins d’inégalité entre les citoyens, etc. »

Sous l’action des grands événements, la pensée sociale de la Révolution se précisait tous les jours davantage. Après le Dix-Août il y eut comme une haute vague de revendications sociales ; avec le procès du roi, en voici une seconde, plus haute et plus large, et qui semble soulever les modérés eux-mêmes. Mais, chez les Girondins et chez Condorcet lui-même, ce n’étaient encore que des tendances. En tout cas c’étaient des solutions à échéance assez lointaine, et c’est par l’action lente, continue, presque insensible des lois que devaient s’effacer peu à peu les inégalités trop redoutables. C’est vraiment sans un accent très marqué de passion et d’impatience que Condorcet, dans le projet de Constitution lu à la Convention le 15 février 1793, annonce la disparition de cette trop grande dépendance sociale qui rend illusoire le droit politique.

« La dépendance qui ne permet pas de croire qu’un individu obéisse à sa volonté propre pourrait sans doute être un motif légitime d’exclusion (du droit de vote), mais nous n’avons pas cru qu’il fût possible de supposer l’existence d’une telle dépendance dans une Constitution vraiment libre, et chez un peuple où l’amour de l’égalité est le caractère distinctif de l’esprit public. Les relations sociales qui supposeraient une telle humiliation ne peuvent subsister parmi nous, et doivent prendre bientôt une autre forme. »

Ici encore, c’est l’antinomie de la démocratie politique et de la trop grande inégalité sociale qui est affirmée, mais sans hâte et sans véhémence. Or, à la partie du peuple la plus ardente ou la plus souffrante, ces promesses un peu lointaines et molles ne suffisaient pas, et les groupements révolutionnaires qui avaient demandé la mort de Louis XVI comme une première revanche de la misère, sollicitaient de la Convention des actes immédiats, qui atténuent un peu les souffrances immédiates. Peut-être un jour la démocratie politique s’achèvera en démocratie sociale, l’égalité politique s’accomplira en égalité de fait. Mais en attendant il faut vivre, et le renchérissement des denrées, suite inévitable de la dépréciation des assignats et des manœuvres (réelles ou présumées) des accapareurs, rend la vie plus difficile. C’est à cela qu’il faut parer, et tout de suite.

Les groupements révolutionnaires ont un programme très pressant, et, en quelques points, très précis. Ils demandent qu’il soit mis un terme à la dépréciation des assignats et à l’agiotage sur les moyens d’échange par la prohibition de la monnaie de métal, et que les denrées soient taxées par une loi générale du maximum. Le 3 février, c’est la question de la monnaie que posent devant la Convention les délégués des 48 sections de Paris, du Conseil général et des défenseurs réunis des 84 départements :

« Citoyens, nous venons encore une fois réveiller votre attention sur le décret de l’Assemblée constituante qui déclare l’argent monnayé marchandise. Cette mesure anticivique, qui enfanta l’agiotage et la friponnerie, entrait parfaitement dans les calculs des ennemis de la chose publique.

« Ce décret est le principal moteur des machinations que les liberticides emploient pour renverser l’édifice sacré de nos droits.

« À cette époque une partie de l’Assemblée nationale avait juré notre perte en ouvrant une carrière à l’agiotage et à l’accaparement des denrées de première nécessité ; le commerce des assignats, avec l’argent dont l’intérêt devient toujours plus fort, est destructeur des principes de la République, et affaiblit, par conséquent, la confiance des citoyens ; aussi voyons-nous avec douleur que ce papier monnayé, quoique ayant une hypothèque certaine sur les biens nationaux, sera bientôt réduit à un état de nullité par le décroissement qu’il prend dans l’échange.

« … C’est de ce décret immoral que naquirent les maux dont nous sommes à présent affligés, et qui déchirent le sein de notre corps social ; ils pèsent sur la classe la moins aisée du peuple, qui, pour subvenir à ses besoins, n’a que le signe qu’on cherche à lui discréditer et auquel la malveillance est parvenue à attirer une défaveur dont l’effet a porté le prix des subsistances à un si haut degré.

« L’orage gronde au loin, il est prêt à éclater sur nos têtes ; du courage ! législateurs, du courage ! Nous sommes debout ; parlez, et les tyrans rentreront dans le néant.

« … Frappez sans pitié ces êtres indignes et méprisables qui se jouent avec autant d’audace que d’impudence de la fortune publique ; abattez-les, vous préviendrez des malheurs qui ne tarderaient pas à arriver. Abrogez cette loi, fruit de l’incapacité ou de l’impéritie, rendez un décret répressif ; prononcez la peine de mort contre tous ceux qui, en échangeant leurs pièces d’or d’argent, de cuivre, contre des assignats nationaux donneraient une valeur inférieure à celle qui leur est donnée par la loi.

« Les citoyens qui nous députent vers vous, attendent de votre sagesse une prompte décision sur cet objet important ; ils vous renouvellent, avec nous, le serment de mourir républicains. »

La nouvelle organisation révolutionnaire avait admirablement choisi, pour ses débuts devant la Convention, la question à poser. D’abord, il n’y en avait pas qui répondît davantage à l’attente passionnée du peuple. Comme nous l’avons vu, c’est surtout par rapport à la monnaie métallique, à la monnaie d’or et d’argent, que le discrédit de l’assignat était grand ; il était moindre par rapport aux denrées, aussi le peuple pouvait se figurer que c’étaient les banquiers, les marchands de monnaie, qui précipitaient la chute de l’assignat, et comme c’est par rapport à la monnaie que cette chute de l’assignat était la plus forte, il s’imaginait que la hausse des denrées n’était qu’une conséquence de la hausse de la monnaie de métal. Proscrire celle-ci c’était donc, semblait-il, faire cesser la déchéance de l’assignat, humiliante pour la Révolution et ruineuse pour le peuple. Au moment où l’émission nouvelle de 800 millions d’assignats décrétée par la Convention en abaissait encore les cours et déterminait par contre-coup un nouveau relèvement du prix des denrées, la question paraissait avoir un intérêt vital. Quelle joie pour les groupes révolutionnaires des sections s’ils décidaient la Convention à prendre sur cet objet des mesures rigoureuses ! Et en même temps, l’organisation révolutionnaire savait qu’elle ne risquait pas de heurter trop violemment la Convention. J’ai déjà cité un passage de Condorcet, qui remonte à quelques mois à peine et où il indique que le meilleur moyen de mettre un terme à l’agio serait peut-être de n’avoir qu’une monnaie, celle de papier. Cambon commençait dès lors à prendre en haine le numéraire ; une des raisons principales qui l’avaient brouillé avec Dumouriez et avec les généraux était que ceux-ci, insistant pour payer en numéraire la solde de leurs soldats, contribuaient au discrédit de l’assignat. Cambon dut accueillir avec une satisfaction silencieuse les premières tentatives faites auprès de la Convention pour éliminer le numéraire. En fait, c’est bientôt, c’est dans le commencement d’avril que, sur la motion de Cambon lui-même, la Convention votera des mesures conformes à la pétition du 3 février. Ainsi les groupements des sections paraissaient marcher à l’avant-garde de la Révolution, et ils ne heurtaient pas trop brutalement la Convention nationale.

Mais quelques jours après ils s’enhardissent, et c’est d’un ton vraiment menaçant que le 12 février ils pressent, ils somment la Convention d’adopter cette taxation générale des denrées à laquelle elle avait violemment et presque unanimement résisté jusque-là.

« Citoyens législateurs, ce n’est pas assez d’avoir déclaré que nous sommes républicains français. Il faut encore que le peuple soit heureux ; il faut encore qu’il ait du pain, car là où il n’y a pas de pain, il n’y a plus de lois, plus de liberté, plus de République. Nous venons donc vous présenter de nouvelles vues sur les subsistances, approuvées par l’unanimité de nos commettants ; nous vous les apportons, pour que vous leur imprimiez, en les adoptant, un grand caractère. Nous venons, sans crainte de vous déplaire, jeter la lumière sur vos erreurs, et vous montrer la vérité. Un orateur vous a dit à cette tribune : « Si vous décrétez des entraves à la circulation des « subsistances, vous décrétez la haine. » Mais mettre un frein aux abus, est-ce entraver les subsistances ?

« Vous vous êtes plaint des mouvements du peuple sur l’augmentation du prix des subsistances, plusieurs les ont attribués à l’agiotage infâme des monopoleurs ; ceux-là avaient raison ; cependant ils n’ont pas été écoutés ; d’autres ont indiqué comme remèdes à ces abus la surveillance des municipalités. Eh ! comment voulez-vous que des municipalités marchandes se surveillent, se dénoncent elles-mêmes ? Nous regrettons qu’un de vos membres, rangé du côté des prétendus philosophes, se soit écrié qu’il était affligeant pour la liberté de voir arracher le grain aux cultivateurs ; il a crié à la violation de la propriété, mais on n’arrache pas ce que l’on paie à un prix raisonnable. Ils ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de la liberté absolue du commerce des grains, qu’en enchérissant le pain du pauvre, ils n’enrichissent que d’avides spéculateurs ? Ignorent-ils que dans le commerce des grains il existe des abus qu’il faut réprimer, si l’on ne veut pas que le peuple meure de faim ? Quelques-uns se sont bornés à proposer de faire des proclamations propres à éclairer le peuple, mais est-ce avec des proclamations qu’on peut apaiser ceux qui ont faim ?

« Citoyens législateurs, levez bien plutôt le voile, contemplez la misère affreuse d’une infinité de familles qui pleurent dans la solitude, et qui vous demandent d’essuyer leurs larmes. Vous avez décrété la libre circulation des grains ; mais la cessation des abus a échappé à votre sollicitude. On vous a dit qu’une bonne loi sur les subsistances est impossible. C’est donc à dire qu’il est impossible de régir les États quand les tyrans sont abattus. Citoyens, vous êtes ici constitués pour notre salut ou pour notre perte ; vous voudrez, sans doute, notre salut. Eh bien ! vous n’aurez rien fait pour notre salut tant que vous ne frapperez pas les économistes qui abusent des avantages de la loi pour s’enrichir aux dépens du pauvre. Ah ! qui doute de l’existence de la mort quand toutes les sources de la vie sont épuisées ? On vous a dit qu’une bonne loi sur les subsistances est impossible, c’est à dire qu’il faut désespérer de votre suprême sagesse.

« Nous, députés des 48 sections de Paris, nous qui vous parlons au nom du salut de 84 départements, nous sommes loin de perdre confiance dans vos lumières. Non, une bonne loi n’est pas impossible ; nous venons vous la proposer, et sans doute vous vous empresserez de la consacrer ! Encore une fois, vos principes sur les subsistances ont-ils atteint votre but ? Sommes-nous mieux après votre loi qu’auparavant, quand le peuple crie famine au milieu de l’abondance et qu’on ne lui présente aucune consolation ? Écoutez-nous, mais ne vous prévenez pas. Les mesures que nous venons vous proposer pour addition à la loi du 9 décembre sont celles-ci :

« 1o La peine de dix années de fer pour tout administrateur marchand ;

« 2o Une mesure uniforme pour les grains dans toutes les parties de la République, de manière que l’on n’y connaisse plus pour toute mesure que celle du quintal du poids de 100 livres ;

« 3o Que jamais, sous peine de six ans de fer pour la première fois, et de mort pour la seconde, il ne soit permis à aucun agriculteur ou marchand de vendre un sac de blé froment et du poids de 250 livres, plus de 25 livres le sac (Murmures) ;

« 4o Que la Convention ordonne que son décret du 2 de ce mois, qui charge les directoires des départements de surveiller les magasins de la République, soit notamment exécuté dans les pays limitrophes de la République où il sera permis aux ministres de faire leurs achats de grains. »

Je ne sais pas au juste ce que les pétitionnaires entendent par les « administrations marchandes ». Il semble que celles qui achetaient du blé pour le revendre ensuite aux boulangers à des prix modérés, et souvent à perte, comme à Rouen, à Lyon, à Paris même, auraient dû trouver grâce devant eux. Mais sans doute il leur paraissait que ces municipalités, par des achats dirigés à leur gré, pouvaient faire hausser le prix des grains et favoriser ainsi les spéculations de quelques-uns de leurs membres. Peut-être aussi voulaient-ils exclure des administrations tout citoyen faisant individuellement le commerce, comme semble l’indiquer l’article 1o de leur projet : c’eût été la proscription politique de la bourgeoisie. La Convention écouta la pétition avec impatience. Elle répugnait à réglementer le commerce, et le ton hautain des pétitionnaires l’offensait. Quel était ce pouvoir nouveau qui se levait et qui, au nom de la misère, parlait si haut ? Mais voici qu’un orateur de la députation, Claude Hendelet, ajoute ceci :

« Comme vice-président de la commission des subsistances, je suis chargé, au nom de mes commettants, au nom de tous nos frères des départements… » Du coup, la Convention se souleva. Quoi ! les pétitionnaires prétendaient représenter la France ! Qu’était donc la Convention elle-même ? « Qu’on chasse cet imposteur ! À l’Abbaye ! À l’Abbaye ! » Buzot, Carra, Lehardy dénoncent le péril, et Masuyer signale l’organisation révolutionnaire.

« Il existe à Paris une société qui ne ressemble point aux sociétés populaires, mais c’est une réunion de citoyens se disant défenseurs de la République, avec laquelle les sections de Paris communiquent officiellement, par délibérations et par commissaires, et qui se croient autorisés à stipuler les intérêts des départements. »

« Oui, insiste Doulcet de Pontécoulant, Masuyer a dit vrai quand il a dit qu’il existait à Paris deux Conventions nationales ; il est vrai qu’il existe en cette ville un simulacre de représentation nationale composé d’hommes inconnus, qui se disent des départements et qui n’en sont pas ; car dans les départements il n’y a que des citoyens amis des lois, il n’y a pas de stipendiés de Coblentz. Je demande donc que vous portiez votre attention sur cette association monstrueuse. »

Nul dans la Convention ne défendit les pétitionnaires, et la Montagne semblait aussi irritée contre eux que la Gironde. Marat les attaqua avec une violence extrême :

« Les mesures qu’on vient de vous proposer à la barre pour rétablir l’abondance sont si excessives, si étranges, si subversives de tout bon ordre, elles tendent si évidemment à détruire la libre circulation des grains et à exciter des troubles dans la République, que je m’étonne qu’elles soient sorties de la bouche d’hommes qui se prétendent des êtres raisonnables, et des citoyens libres, amis de la justice et de la paix. Les pétitionnaires qui se présentent à votre barre se disent commissaires des 48 sections de Paris. Pour avoir un caractère légal, ils auraient dû avoir le maire de Paris à leur tête. Je demande d’abord qu’ils soient tenus de justifier de leurs pouvoirs. Un des pétitionnaires a parlé des départements ; je demande qu’il justifie de sa mission. Ne vous y trompez pas, citoyens, c’est là une basse intrigue. Je pourrais nommer ici des individus notés d’aristocratie, mais les mesures que je propose serviront à les faire connaître et à couvrir de honte les auteurs. Je demande que ceux qui en auront imposé à la Convention soient poursuivis comme perturbateurs du repos public. »

Et il cria encore de son banc : « Je sais qu’il y a parmi les pétitionnaires des aristocrates infâmes. »

Que signifie donc tout ceci, et quelle situation occupent entre les partis les groupements révolutionnaires ? Ils avaient reçu l’hospitalité dans le local des Jacobins. Je lis, en effet, dans le procès-verbal de la séance du 22 février, que, des citoyennes ayant demandé à se réunir aux Jacobins, Desfieux s’y oppose et observe que, la salle étant toutes les après-midi à la disposition des quatre-vingt quatre départements, défenseurs de la République, on ne peut la donner aux citoyens que le matin. Certes, il est permis de penser que si ce club avait été considéré, dès l’origine, comme un foyer d’intrigues contre-révolutionnaires, les Jacobins ne l’auraient pas accueilli. Mais il faut se garder aussi de croire qu’en les admettant dans leur local les Jacobins se solidarisaient avec ces groupements. La vérité est que, tout d’abord, les Jacobins aussi bien que les délégués des 84 départements, avaient cru les uns et les autres qu’il était de leur intérêt de se rapprocher.

Les Jacobins se considéraient comme la grande force régulatrice de la Révolution, et ils se réjouissaient de tenir le plus possible sous leur influence et, au besoin, sous leur discipline, les énergies incohérentes et tumultueuses. D’une part, ils les détournaient de la Gironde, et d’autre part, ils pouvaient les empêcher de se jeter dans des aventures qui compromissent la Révolution. Les fédérés, eux, qui cherchaient à entraîner dans leur véhémente action révolutionnaire toutes les puissances constituées de la Révolution, ne demandaient pas mieux que d’être, en quelque mesure, confondus avec les Jacobins : ils pouvaient ainsi surveiller de près les événements, les crises de passion, et ils espéraient, saisissant une heure favorable, engager à fond les Jacobins avec eux et derrière eux.

Vase et soucoupe représentant la mort de Louis XVI.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Mais comme on voit, cette sorte de cohabitation s’explique surtout par des raisons de tactique. En fait, il n’y avait entre ces groupements nouveaux et les Jacobins qu’une médiocre sympathie. De même que bientôt les Jacobins entreront en lutte avec un autre groupement qui, sans occuper le même local qu’eux, se réunit dans le même immeuble, la « Société fraternelle de l’un et de l’autre sexe », ils ne tarderont pas aussi à prendre en défiance les « Défenseurs de la République ».

Il leur fut sans doute très désagréable que, lorsque les pétitionnaires qui venaient de soulever contre eux la Convention furent invités à remettre leurs pouvoirs, ils aient remis la pièce suivante : Extrait du procès-verbal de la Société fraternelle réunie à celle des Défenseurs de la République une et indivisible, séant aux Jacobins de Paris, rue Saint-Honoré, le 7 février ». C’était un voisinage fâcheux et une confusion compromettante. Les Jacobins ne tardèrent pas à voir que les nouveaux groupements révolutionnaires ne seraient pas en leurs mains un instrument commode. Ceux-ci en effet ne se bornaient pas à attaquer la Gironde plus violemment qu’à cette date les Jacobins eux-mêmes ne l’auraient voulu, ils attaquaient la Montagne elle-même : ils lui reprochaient sa tiédeur, sa mollesse, et aussi ils l’accusaient de négliger les questions économiques, de ne pas résoudre le plus urgent des problèmes sociaux, le problème des subsistances. Saint-Just qui avait combattu en somme, dans le grand discours que j’ai analysé, toute réglementation et toute taxation, était l’objet de véhémentes attaques. Le 12 février, les délégués des 48 sections distribuaient dans Paris et à la porte même de la Convention un placard où il était dit : « Quand le peuple sait que dans les assemblées populaires les orateurs qui haranguent et débitent les plus beaux discours et les meilleures leçons, soupent bien tous les jours… » et un peu plus bas ; « de ce nombre est le citoyen Saint-Just ; levez haut le masque odieux dont il se couvre. » Saint-Just plia son orgueil à parlementer avec eux : mais la blessure dut être cruelle : et les robespierristes sentirent qu’il y avait là une force neuve et peu maniable. Les attaques contre Saint-Just visaient indirectement Robespierre, dont il se proclamait le disciple. Les voilà bien, ces puritains qui parlent si bien de vertu et qui nourrissent le peuple de vérités austères ! Pendant qu’ils refusent de lui assurer du pain, eux ils font des soupers fins. Et tout entiers à leurs combinaisons politiques, à leurs luttes d’influence et à leurs rivalités personnelles ils ont peur d’aborder la question des subsistances ! Les Jacobins en effet hésitaient à s’y engager. M. Gomel, dans les études aussi réactionnaires qu’inexactes qu’il a consacrées à l’Histoire financière de la Législative et de la Convention, écrit à propos de ce mouvement de février 1793 :

« Les Jacobins n’étaient pas partisans de la liberté du commerce des céréales. L’intervention de l’État en cette matière, des taxations établies d’office et des mesures de rigueur centre les marchands aussi bien que contre les cultivateurs qui ne se soumettraient pas à la loi, répondaient bien mieux à leurs instincts autoritaires. »

C’est, à ce moment, une erreur flagrante. Les Jacobins seront peu à peu conduits ou plutôt entraînés à cette politique. Mais dans les premiers mois de 1793 elle les effraie. Ne risque-t-on pas de s’aliéner toute la bourgeoisie marchande ? Et si les cultivateurs sont liés par des taxes réglementant les échanges, ne cesseront-ils pas de souhaiter et d’acheter les biens nationaux ? Dès lors les racines par lesquelles la Révolution plongeait tous les jours plus profondément dans la terre peuvent sécher. En outre, où finit le commerce légitime, où commence l’accaparement ? Soulever ces problèmes c’est jeter la Révolution dans l’inconnu : c’est diviser la grande armée révolutionnaire, au moment même où elle doit faire face à des ennemis sans nombre au dedans et au dehors. Le 22 février, aux Jacobins, Robespierre le jeune, qui était certainement l’écho de son frère, disait : « Les discussions trop répétées sur les subsistances alarment la République », et à sa demande la société passait à l’ordre du jour. Ceux qui appelaient surtout l’attention du peuple sur la question des subsistances, ceux qui l’inquiétaient et l’affolaient en exagérant le péril ou en envenimant de leurs propos les souffrances de la crise, étaient bien près d’être considérés par le gros des Jacobins comme des intrigants qui cherchaient à décourager le peuple, à le détourner du grand combat révolutionnaire. Et c’est là ce qui exaspérait contre eux Marat. Celui-ci, qu’on le remarque bien, était un tempérament violent au service d’une politique modérée. Il voulait supprimer par tous les moyens, même par le glaive, les hommes, les partis qui lui paraissaient dangereux pour la liberté, mais il voulait aussi éviter les complications inutiles, toutes les démarches téméraires qui ajoutaient aux embarras de la Révolution. Il n’aurait voulu ni de la suppression du régime corporatif, qui troublait des intérêts et des habitudes, ni de la suppression des titres de noblesse qui exaspérait sans profit les vanités ; il s’était opposé à la déclaration de guerre : il s’était emporté contre ceux qui proposaient la suppression du budget des cultes : il avait demandé qu’en Belgique on ménageât les préjugés catholiques et les prétentions cléricales. Il écartait ainsi de la Révolution les dangers et les pièges : et il conseillait une politique prudente servie par des moyens sanglants. Or voilà que tout à coup des forcenés, ou des écervelés, ou des conspirateurs proposaient une taxation générale du blé qui allait ameuter contre la Révolution les marchands même honnêtes, les cultivateurs même patriotes ! Voici qu’au moment où il faut que la Révolution soit calme pour démentir les déclamations furieuses de la Gironde, des intrigants ou des stipendiés veulent imposer un système qui provoquera partout le soulèvement et le désordre ! Dans cette convulsion sociale la trahison des Girondins disparaîtrait ! Non ! non ! qu’on arrache le masque des pétitionnaires ! Il en est parmi eux qui sont des aristocrates infâmes, et les autres sont dupes ou complices !

Ainsi allait la pensée de Marat, et tout de suite, avec sa fougue de sincérité et de colère, et au risque de compromettre sa popularité terrible, il fonçait sur l’ennemi. Ce n’était pas un démagogue vulgaire, et M. Thiers, qui a dit de lui qu’il avait « toutes les vanités, même celle de la modération », n’a pas assez vu ce qu’il y avait de lié et de conséquent dans sa conduite.

Au demeurant, Marat se trompait plus qu’à moitié sur le sens de ce mouvement révolutionnaire à tendance sociale, qui semblait vouloir déborder tous les partis constitués de la Révolution. Il se peut en effet que les royalistes, les contre-révolutionnaires aient songé à l’exploiter. Après la mort du roi, il leur semble sans doute que toutes les armes étaient bonnes contre la Révolution : qui sait s’ils ne réussiraient point à la perdre en « l’exagérant », en inquiétant le commerce et la propriété ? Qui sait si le peuple dont ces convulsions aggraveraient la famine, ne regretterait pas le temps des rois ? Il y a dans le texte de la pétition lue par les délégués une phrase ambiguë et imprudente où l’esprit soupçonneux pourrait retrouver je ne sais quel accent des conspirateurs royalistes mêlés, dans les quartiers populaires, aux groupes des mécontents. « On nous a dit qu’une bonne loi sur les subsistances est impossible. C’est donc à dire qu’il est impossible de régir les États quand les tyrans sont abattus. » Elle peut avoir un sens très révolutionnaire et très républicain. Elle peut signifier et elle signifie sans doute que si la Convention renonçait à réglementer ce commerce des grains que réglementaient les rois, elle fournirait un argument contre la liberté et pour les tyrans. Elle peut être aussi le reflet un peu trouble de la propagande royaliste. Mais, dans l’ensemble, et quelle que fût l’intrigue des tenants de l’ancien régime, c’était bien un mouvement populaire et révolutionnaire.

Il tenait à deux causes. D’abord il y avait en effet dans le peuple, sinon souffrance, au moins malaise et inquiétude : il se croyait toujours menacé d’un renchérissement des denrées plus grave que celui dont il pâtissait déjà. Je sais bien que Paris semblait préservé de la cherté du pain Il était taxé, et il ne devait pas se vendre plus de trois sous la livre. La Convention avait déjà, le 7 février, autorisé la Commune à lever un impôt de quatre millions pour faire face aux pertes résultant de ce bas prix. Et même Masuyer déclara que c’étaient les riches qui, pour se soustraire à l’impôt progressif établi à cet effet, avaient machiné ce mouvement. Dans une taxation générale du blé, applicable à toute la France, les mesures particulières à Paris disparaîtraient en effet. Et c’est sans doute ce que voulait dire Barére quand il reprocha aux délégués d’être venus « présenter la pétition des riches avec la livrée des pauvres ». Mais, en fait, il y avait pour le peuple une incertitude énervante.

La question des subsistances était sans cesse à l’ordre du jour et l’on craignait que, même avec l’impôt, on ne pût maintenir le pain à trois sous Dans la séance de la Commune du 4 février « le Conseil nomme quatre commissaires pour s’adjoindre aux administrateurs des subsistances, à l’effet d’accélérer le rapport sur l’approvisionnement de Paris. Il a ordonné l’exécution d’un précédent arrêté, portant que les boulangers seront tenus de mettre sur les pains qu’ils vendront une marque connue du commissaire de police de leur section afin de pouvoir constater et poursuivre les fraudes qui pouvaient se commettre sur le poids des pains…

« Enfin le Conseil, informé que depuis quelques jours les boulangers ont augmenté le prix du pain, a arrêté, après une mûre délibération, que le pain est taxé à 12 sous les 4 livres, sauf à accorder une indemnité aux boulangers s’il y a lieu.

« Ce dernier arrêté a été sur-le-champ imprimé, affiché, envoyé aux sections et proclamé par les commissaires des sections. »

Dans la séance du 7 février « les boulangers de Paris demandent le rapport de l’arrêté qui fixe à douze sous le prix du pain de quatre livres. Le Conseil passe à l’ordre du jour, et, adjoint un commissaire à ceux déjà nommés, à l’effet de solliciter de la Convention nationale une avance de 4 millions pour mettre la Commune de Paris en état de payer aux boulangers les indemnités qui peuvent leur être dues. »

Et quoique la Convention eût autorisé immédiatement cet impôt, selon un tarif progressif qui exemptait les revenus au-dessous de 900 livres, et qui s’élevait ensuite par degrés d’une cote et demie d’habitation à 15 cotes, la situation restait obscure. Les pauvres restaient à la merci d’une nouvelle baisse des assignats : et qui sait d’ailleurs si le système des indemnités aux boulangers pourrait fonctionner longtemps ? Les boulangers résistaient. Garat dit, dans son rapport du 13 à la Convention :

« Il y a quelques jours les boulangers ont voulu augmenter d’un sou le pain de 4 livres ; la Commune s’y est opposée, et se trouvant sans fonds elle n’a pu continuer ses sacrifices : voilà la véritable cause des craintes que l’on a fait paraître sur les subsistances. »

Le mouvement n’était donc pas factice, mais il est certain qu’il n’aurait eu ni la force ni la suite qu’il eut en février, s’il n’avait pas été organisé. Une sorte de parti social se formait qui voulait mettre au premier plan les problèmes économiques. Il voulait dénoncer et combattre à fond l’accaparement sous toutes ses formes. Deux hommes surtout semblent avoir, en février, suscité et discipliné le mouvement. C’est le jeune Varlet et le prêtre Jacques Roux. Varlet n’avait guère que vingt ans, mais il était dévoré par une inquiétude d’action et de vanité. N’étant pas encore éligible, il cherchait à agir hors des Assemblées et sur elles. Il avait pris part à toute l’agitation qui précéda le Dix-Août, puis il avait installé dans le jardin des Tuileries une tribune en plein vent d’où il haranguait le peuple. Il obsédait la Convention et la Commune de pétitions, il se multipliait dans les sections. La grande crise des prix qui, à la fin de 1792 et au commencement de 1793, remuait tant d’intérêts et de passions, était pour lui une occasion d’apparaître excellente. C’était en quelque sorte une plateforme neuve et où ni Robespierre ni Marat n’étaient montés. C’était pour les impatients une percée nouvelle à travers la Révolution. Avait-il une doctrine ? M. Aulard cite de lui une brochure intitulée : « Déclaration solennelle des droits de l’homme dans l’état social », où il définit le droit de propriété. Cette brochure ne porte pas de date, mais elle est de janvier ou de février 1793. « Le droit de possession territoriale a des limites dans la société ; sa latitude doit être telle que l’industrie commerçante ou agricole n’en reçoive aucune atteinte. Dans tous les États, les indigents forment la majorité, et comme leur liberté, leur sûreté, leur conservation individuelle sont des biens antérieurs à tous, leur volonté la plus naturelle, leur droit le plus constant est de se préserver de l’oppression des riches en limitant l’action d’acquérir et rompant par des moyens justes la disproportion énorme des fortunes. La propriété étant un droit inviolable, tout possesseur est maître de disposer à son gré de ses biens et revenus, si l’usage qu’il en fait ne tend point à la destruction de la société. Les biens amassés aux dépens de la fortune publique, par le vol, l’agiotage, le monopole, l’accaparement, deviennent des propriétés nationales, à l’instant où la société acquiert par des faits constants la preuve de concussion. »

Je trouve dans un « projet d’un mandat spécial et impératif aux mandataires du peuple », soumis le 9 décembre 1792 à la Convention par Jean Varlet, un exposé analogue :

« Vous cimenterez le pacte social par des institutions bienfaisantes : les signes certains auxquels nous voulons les reconnaître, sont l’extirpation de la mendicité, la disparition graduelle de la trop grande inégalité des fortunes, la régénération des mœurs, la propagation des lumières, le concours unanime des citoyens aux charges, aux avantages de la société… les moyens sûrs de répression contre les usurpateurs ou déprédateurs ; l’émulation, l’encouragement accordé aux talents dirigés vers l’utilité commune, les témoignages authentiques de reconnaissance et d’estime donnés aux citoyens qui se livrent avec constance à la défense du droit du peuple, l’isolement, la honte, le mépris, la nullité aux égoïstes, aux insouciants. Enfin quand vous dresserez les articles du Contrat social vous vous imaginerez organiser une communauté, où chacun ne doit recueillir qu’à proportion de la part qu’il y a mise. »

Et il ajoute en note, comme pour restreindre la portée de quelques-unes de ses paroles :

« On n’entend point parler ici de grandes propriétés acquises par de belles spéculations ou des entreprises hardies, ni gêner en rien nos regards commerciaux avec l’étranger, mais seulement empêcher que par l’agiotage, le monopole, l’accaparement, les fortunes particulières se grossissent aux dépens de la fortune publique. »

Ainsi ce n’était pas une attaque directe et fondamentale à la propriété, mais celle-ci devait être contrôlée en toutes ses opérations. Voilà les doctrines que Varlet propageait fiévreusement dans les sections. Voilà les doctrines dont l’abbé Jacques Roux avait imprégné la section des Gravilliers. L’action de Jacques Roux était bien plus pénétrante et profonde que celle de Varlet. Ce prêtre, âgé de quarante ans, venu à Paris après une vie assez trouble et incertaine, semblait cheminer obscurément vers un grand but d’ambition, et le problème économique, négligé, semblait-il, par les partis aux prises, lui avait paru un formidable levier. Il n’avait pas de journal à cette date, et il ne paraît pas qu’il parlât souvent aux tribunes des clubs. Il allait aux Cordeliers et à la section de l’Observatoire, mais c’est surtout une propagande de quartier qu’il poursuivait dans cette section populaire des Gravilliers où abondaient les ouvriers et les artisans, les petits industriels. Il s’était dit, sans doute, que lorsqu’il aurait pénétré cette section lentement, obscurément, de son influence et de sa pensée, il aurait, au cœur même de Paris, une force décisive. Il faisait partie de la municipalité parisienne provisoire comme délégué de la section des Gravilliers. Lorsque, le 30 décembre, les délégués des sections de Paris allèrent presser la Convention de voter la mort du roi, c’est un orateur des Gravilliers qui prononça le poignant discours que j’ai cité et il est difficile de n’y pas reconnaître, sinon la main, au moins l’inspiration de Jacques Roux. Celui-ci fut délégué le 21 janvier par la Commune de Paris pour assister à l’exécution de Louis XVI : il se vanta de lui avoir dit un mot atroce et, dans son rapport sur l’exécution, il s’ingénia à faire valoir comme un titre de noblesse civique sa dureté.

Le journal les Révolutions de Paris dit à ce sujet : « En général la Commune ne s’est point fait honneur pendant tout le temps de la surveillance des prisonniers du Temple, elle n’a pas su concilier ce qu’elle devait à l’humanité et à l’infortune avec les précautions qu’exigeait le dépôt qu’elle avait en garde. Jusqu’au dernier moment, elle a donné lieu au dévotieux Capet de se regarder comme un martyr prédestiné et de se faire un mérite des mauvais procédés qu’on n’a cessé d’avoir pour lui dans tous les détails domestiques de sa détention, jusqu’à l’instant de son supplice, comme nous le verrons plus loin dans le rapport de Jacques Roux et de Claude Bernard, tous deux prêtres, c’est-à-dire sans entrailles… Lorsque Jacques Roux alla avec son collègue chercher le roi au Temple pour le mener à la mort, Capet ayant voulu lui remettre son testament, Jacques Roux le refusa en disant : Je ne suis chargé que de vous conduire à l’échafaud. À quoi Louis répondit : C’est juste. »

Et le journal ajoute que le prêtre « qui, dans sa mission auprès du ci-devant roi, lui parla plutôt en bourreau aide des hautes œuvres qu’en magistrat du peuple souverain », raconte avec complaisance que des citoyens trempèrent leur mouchoir dans le sang du roi. On dirait qu’il a vu, dans la mort de Louis XVI, comme une revanche de longues souffrances obscures et l’assouvissement de passions cruelles. De cette estrade où avait roulé la tête du roi Jacques Roux descendit avec une sorte de prestige sanglant : il colportait de maison en maison dans le sombre quartier, de la rue Saint-Denis à la rue du Temple, les détails tragiques, et il semblait, avec un art tout sacerdotal, irriter les plaies de misère par un âpre espoir de représailles. Un peu plus tard, en juin, une citoyenne, parlant de Jacques Roux aux Jacobins, marque bien les effets de cruauté profonde et presque sensuelle dont le prêtre pénétrait les âmes :

« Dans la section des Gravilliers, il nous parlait de la tête de Louis Capet ; il nous représentait cette tête roulant sur l’échafaud, et cette idée nous réjouissait. Depuis que la tête de Capet est tombée, Roux a toujours le mot d’accapareur à la bouche. »

Ainsi il allait, dans les rues où se pressait le peuple, dans les modestes boutiques où l’artisan attendait le client, il s’entretenait avec tous, avec les femmes comme avec les hommes, sachant, par son expérience d’Église, que la femme pouvait jouer un rôle décisif. Et on voit bien par quelle transition il passait du roi aux accapareurs : À quoi vous servira-t-il d’avoir coupé la tête au tyran et renversé la tyrannie si vous êtes tous les jours dévorés lentement par les agioteurs, par les monopoleurs ? Ils accumulent dans leurs vastes magasins les denrées et les matières premières, qu’ils revendent ensuite à des prix usuraires au peuple qui a faim, aux artisans qui ont besoin, pour leur industrie, de laine, de cuir, de savon, de fer. Contre eux aussi il faut se soulever. Et qu’importe qu’ils se disent patriotes ? Qu’importe qu’ils se soient prononcé pour la Révolution et qu’ils aient acquis des biens nationaux, si dans les vastes immeubles des couvents d’hier ils entassent la marchandise accaparée ?

Ces paroles entraient, et Jacques Roux, assuré déjà de fortes prises sur les Gravilliers, ne fut nullement découragé par l’accueil brutal fait aux pétitionnaires du 12 février par la Convention et par Marat lui-même. Puisque la Convention le prenait de haut, il fallait lui faire peur. Puisqu’elle refusait des lois contre les accapareurs, il fallait déchaîner dans Paris un mouvement contre les accapareurs, contre toute cette haute bourgeoisie marchande, ancienne ou nouvelle, feuillantine ou jacobine, qui tenait sous sa loi le consommateur et le pauvre manufacturier. Il ne fallait pas limiter le mouvement à la question du pain, mais engager d’une façon générale la lutte contre l’accaparement. N’y avait-il pas de l’émotion et de l’inquiétude dans la plupart des métiers comme dans la plupart des ménages ?

Ainsi, le 6 février, à la barre de la Convention, les « compagnons ferblantiers » accusent « le citoyen Bois, entrepreneur pour le service des armées, d’avoir accaparé toutes les matières de manière que les autres entrepreneurs n’en ont pas et qu’ils ne peuvent, en conséquence, faire travailler les ouvriers. Ils demandent que ce citoyen soit tenu de les céder à d’autres entrepreneurs qui les feront travailler, ou de les faire travailler lui-même. »

Ainsi, le petit patronat s’ébranle en même temps que les ouvriers. Et voici que le haut prix du savon, de la chandelle, du sucre, exaspère les familles pauvres. Le 22 février, des femmes vont aux Jacobins et demandent un local pour délibérer sur la question des subsistances. Les Jacobins, alléguant qu’ils n’ont pas de place, le refusent.

Pot à tabac de l’époque révolutionnaire.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Mais, pour la première fois, les tribunes protestent. Elles huent les Jacobins, elles leur crient qu’il y a parmi eux « des marchands, des accapareurs » qui s’enrichissent des malheurs publics. Le 24, c’est la Convention qui doit subir l’assaut de deux députations de femmes.

« Les blanchisseuses de Paris viennent, dans le sanctuaire sacré des lois et de la justice, déposer leur sollicitude. Non seulement toutes les denrées nécessaires à la vie sont d’un prix excessif ; mais encore les matières premières qui servent au blanchissage sont montées d’un tel degré que bientôt la classe du peuple la moins fortunée sera hors d’état de se procurer du linge blanc, dont elle ne peut absolument se passer. Ce n’est pas la denrée qui manque, elle est abondante : c’est l’accaparement et l’agiotage qui la font enchérir. Ainsi, le savon qui autrefois coûtait 14 sous la livre, revient aujourd’hui à 22 sous ; quelle différence !

« Législateurs, vous avez fait tomber sous le glaive des lois la tête du tyran ; que le glaive des lois s’appesantisse sur la tête de ces sangsues publiques, sur ces hommes qui se disent perpétuellement les amis du peuple et qui ne le caressent que pour mieux l’étouffer. Nous demandons la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs. »

C’est l’écho tout vif des prédications de Jacques Roux. Le même jour, des citoyennes de la Société fraternelle, séant aux Jacobins, renouvellent les protestations contre le trafic de l’argent :

« Elles exposent que, dans le moment où elles ont le regret de voir partir leurs maris, leurs parents sur les frontières, elles sont effrayées des manœuvres des accapareurs. C’est pourquoi elles viennent demander le rapport du décret de l’Assemblée Constituante qui déclare l’argent marchandise. Elles pensent que c’est là le seul moyen de tarir tous leurs maux. »

C’était le prélude du mouvement du lendemain. Dans tout Paris, des citoyens et des citoyennes se portent aux boutiques et obligent les marchands à livrer la chandelle, le savon, le sucre à un prix réduit, fixé par les acheteurs eux-mêmes. Par une singulière coïncidence, qui a faussé pour beaucoup d’historiens le sens de cette journée, Marat fit paraître, le matin même du 25 février, un violent article qui semblait conseiller le pillage :

« Il est incontestable que les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs, les marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les robins, les ex-nobles, etc., sont tous, à quelques-uns près, des suppôts de l’ancien régime, qui regrettent les abus dont ils profitaient pour s’enrichir des dépouilles publiques. Comment donc concourraient-ils de bonne foi à l’établissement du règne de la liberté et de l’égalité ? Dans l’impossibilité de changer leur cœur, vu la vanité des moyens employés jusqu’à ce jour pour les ramener au devoir, et désespérant de voir le législateur prendre de grandes mesures pour les y forcer, je ne vois que la destruction totale de cette engeance maudite qui puisse rendre la tranquillité à l’État, qu’ils ne cesseront point de travailler tant qu’ils seront sur pied. Aujourd’hui, ils redoublent de zèle pour désoler le peuple par la hausse exorbitante du prix des denrées de première nécessité et la crainte de la famine.

« En attendant que la nation, fatiguée de ces désordres révoltants, prenne elle-même le parti de purger cette terre de la liberté de cette race criminelle, que ses lâches mandataires encouragent au crime par l’impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple, dans chaque ville, poussé au désespoir, se fasse justice à lui-même. Dans tout pays, où les droits du peuple ne sont pas de vains titres consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait bientôt fin à ces malversations qui réduisent vingt-cinq millions d’hommes au désespoir, et qui en font périr des milliers de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que bavarder sur ses maux, sans en présenter jamais le remède ?

« Laissons là les mesures répressives des lois, il n’est que trop évident qu’elles ont toujours été et qu’elles seront toujours sans effet : les seules efficaces sont des mesures révolutionnaires. Or, je n’en connais aucune autre qui puisse s’adapter à nos faibles conceptions, si ce n’est d’investir le comité actuel de sûreté générale, tout composé de bons patriotes, du pouvoir de rechercher les principaux accapareurs et de les livrer à un tribunal d’État, formé de cinq membres pris parmi les hommes connus, les plus intègres et les plus sévères, pour les juger comme des traîtres à la patrie.

« Je connais une autre mesure qui irait bien plus sûrement au but ; ce serait que les citoyens favorisés de la fortune s’associassent pour faire venir de l’étranger les denrées de première nécessité, les donner à prix coûtant, et faire tomber de la sorte celui auquel elles sont poussées aujourd’hui, jusqu’à ce qu’il fût ramené à une juste balance ; mais l’exécution de ce plan suppose des vertus introuvables dans un pays où les fripons dominent et ne jouent le civisme que pour mieux tromper les sots et dépouiller le peuple ! Au reste, ces désordres ne peuvent pas durer longtemps. Un peu de patience, et le peuple sentira enfin cette grande vérité, qu’il doit toujours se sauver lui-même. Les scélérats qui cherchent pour le remettre aux fers à le punir de s’être défait d’une poignée de traîtres les 2, 3 et 4 septembre, qu’ils tremblent de s’être mis eux-mêmes au nombre des membres pourris qu’il jugera nécessaire de retrancher du corps politique. »

C’était, semblait-il, la provocation à peu près directe au pillage et même au meurtre ; et cet article de Marat, commenté passionnément par ses adversaires, est resté comme une cocarde flamboyante sur la journée du 25 février. Pourtant, il est visible qu’un mouvement aussi vaste ne s’improvise pas. Or, le pillage commença dans plusieurs rues entre neuf et dix heures du matin, et à ce moment le journal de Marat se distribuait à peine. Michelet croit que l’article a paru la veille du jour du pillage. Il met l’article au 23 et le pillage au 24. C’est une erreur : l’article et le pillage sont du même jour, le 25. Et certainement le coup était préparé depuis près d’une semaine. Les femmes avaient, en somme, averti dès la veille la Convention. Le récit des Révolutions de Paris est décisif à cet égard.

« Dimanche, parmi les pétitionnaires, plusieurs crièrent : « Du pain et du savon ! » Ces cris étaient appuyés hors de la salle par des groupes nombreux et très animés. La Convention écoute tout cela avec assez de froideur, et ajourne à mardi, pour y faire droit ; loin de calmer et de satisfaire, cette détermination aigrit encore davantage, et en quittant la barre, les femmes dans les couloirs de la salle disent tout haut à qui veut les entendre : « On nous ajourne à mardi, mais nous, nous nous ajournons à lundi. Quand nos enfants nous demandent du lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain. »

Le mot d’ordre que Jacques Roux avait donné peut-être par l’intermédiaire de la Société fraternelle et par la section des Gravilliers était évidemment celui-ci :

« Vous irez à la Convention le dimanche 24, jour où elle reçoit les pétitionnaires ; et si elle ne vous donne pas satisfaction immédiate, vous vous en prendrez dès le lendemain lundi aux magasins. »

Ce n’est donc pas l’article de Marat qui a décidé le pillage. Et même, quand on le lit avec soin, il est visible qu’il ne le désirait point. Il savait (il le dira lui-même à la Convention), que depuis quelques jours il y avait une fermentation très grande dans Paris. Il craignait que le mouvement fût dirigé par les hommes que lui-même, le 12 février, avait dénoncés comme des intrigants et des conspirateurs. Surtout, il craignait que le peuple pesât sur la Convention pour obtenir une taxation générale des denrées dont il n’attendait, pour la Révolution, que catastrophes. Et il cherche à dériver toutes ces passions en écrivant que quelques exemples individuels sur les accapareurs suffiraient à tout faire rentrer dans l’ordre et à ramener la juste proportion des prix. L’article est absurde, et il est d’un désordre extrême. Que veut dire Marat quand il parle de l’anéantissement complet des capitalistes ? Cela n’a pas de sens : car il veut laisser subsister le commerce privé. Il va, en ses propos incohérents, des conseils de pendaison à la douce hypothèse d’une association de riches philanthropes instituant un commerce gratuit et vendant les denrées au prix de revient. Mais, au fond, c’est l’institution d’un tribunal révolutionnaire qu’il propose. Il veut appliquer aux difficultés de la question des subsistances la solution que Danton proposera bientôt, le 9 mars, pour toutes les difficultés où se débat la Révolution. Et tout le reste sert à faire passer un conseil relativement modéré ou que Marat jugeait tel. Au fond, il dut être très penaud que son article coïncidât avec les pillages : car il était destiné plutôt à les éviter. Marat était toujours convaincu que c’étaient les Girondins, les Brissotins qui cherchaient à exciter des désordres pour perdre la Révolution : et il se trouva sans doute assez ridicule d’avoir fourni lui-même à ses ennemis un thème vraiment trop facile d’accusation.

Le 26 février, dès le lendemain, il répond à Salle, devant la Convention :

« Les mouvements populaires qui se sont produits dans Paris sont l’ouvrage de cette faction criminelle et de leurs agents (le côté droit) ; ces mouvements sont fomentés depuis longtemps dans les sections par leurs émissaires. Vous avez vu à cette barre des citoyens égarés de Paris vous proposer des mesures révoltantes ; c’est leur ouvrage. Il y a cinq à six jours que la fermentation dans Paris est portée à son comble. Le peuple condamné à mourir de faim par les malversations des agents de la faction de Roland, a voulu apporter ses justes réclamations ; des émissaires de cette faction infernale se sont glissés parmi le peuple et ont excité les mouvements d’hier. »

Marat soutient la même thèse dans son journal. Il était de bonne foi. Il croyait que ces agitations feraient le jeu de la Gironde, et il concluait intrépidement que c’était elle qui les avait provoqués. Que l’esprit de l’homme est misérable ! Mais comment Marat, hanté par cette idée, obstiné à ce système, aurait-il pu désirer et provoquer volontairement les désordres du 25 et du 26 ? Il fut victime, cette fois, de sa phraséologie meurtrière. Et l’opinion, le prenant au mot, lui attribua une journée qu’il déplorait, à coup sûr, plus que personne.

Non, ce ne fut pas la journée de Marat : ce fut la journée de Jacques Roux. C’est lui qui fut, tout le long du mois de février, du fond de son quartier obscur des Gravilliers, l’inspirateur et l’organisateur de cette sorte de révolution des subsistances, qui semblait annoncer et même amorcer un mouvement social, cette « troisième révolution » dont parlera bientôt le journal de Prudhomme.

Après le 14 juillet et le 4 août qui frappent les nobles, après le 10 août qui frappe le roi, voici une troisième révolution qui frappera les riches. L’article maladroit de Marat vint à point pour Jacques Roux. Celui-ci ne se méprit certainement pas sur le sens de l’article et sur l’intention de Marat. Il comprit bien qu’il voulait lui barrer la route et escamoter, pour ainsi dire, en une procédure criminelle assez restreinte, le vaste mouvement de revendication sociale que, lui, voulait déchaîner. Mais ce sera toujours une tactique chez Jacques Roux de se servir de Marat, de se couvrir de sa popularité, au moment même où Marat le combat et le diffame ; et, en cette journée du 25 février, ce prêtre calculateur et concentré dut éprouver une sorte de volupté à savourer l’article de Marat. Il pouvait maintenant, sans trop de scandale, se réclamer de lui, et donner brusquement à son œuvre patiente, obscure et sournoise, le terrible éclat de popularité de « l’ami du peuple ». Chose curieuse ! Louis Blanc ne fait que mentionner en passant, dans son récit du mouvement de février, Jacques Roux : il ne voit pas du tout le sens social de ces journées ; il croit qu’elles sont presque uniquement dues à l’intrigue de l’étranger, à l’or de Pitt qui avait besoin qu’il y eût des troubles à Paris. C’est un procédé de polémique à peine supportable chez des contemporains. Ce n’est pas un jugement d’histoire. Louis Blanc ne comprend pas l’instinct des foules, la spontanéité du peuple. Et quand des événements ne rentrent pas dans le cadre de révolution qu’il s’est tracé, quand ils lui paraissent contrarier le plan révolutionnaire, il y voit aisément une intrigue de l’ennemi.

M. Thiers a bien vu que l’action de Marat, en ces journées, n’avait été que superficielle. Mais il ne nomme même pas Jacques Roux dont il a parlé cependant à propos de la mort de Louis XVI.

Michelet a une admirable intuition des forces secrètes et profondes qui cheminent sous la Révolution. Il a, d’une façon générale, très bien démêlé le rôle de Jacques Roux. Il a bien vu « ce germe obscur d’une Révolution inconnue dont la révélation plus claire se marqua plus tard dans Babeuf ». Mais il n’a pas aperçu les premiers tressaillements de ce germe. Jacques Roux, dans Michelet, est tout à fait absent de la journée du 25 février. Michelet s’étant figuré, à tort, que « la foule, docile à son apôtre » a suivi Marat le 25 février, il ne reste plus place ce jour-là pour Jacques Roux.

Et pourtant, Jacques Roux, en ce jour du 25 février, prit très haut ses responsabilités. Le procès-verbal de la séance de la Commune (Moniteur universel du 28 février) est décisif :

« Cuvillier, l’un des commissaires envoyés dans les sections, rend compte de sa mission, et annonce que dans la section des Gravilliers il a vu Jacques Roux, prêtre, et membre du Conseil, occupé à justifier la conduite de ceux qui s’étaient attroupés pour se faire délivrer les marchandises qu’ils avaient arbitrairement taxées.

« Jacques Roux qui venait d’arriver au Conseil, monte à la tribune et dit qu’il a toujours professé les vrais principes, et que, dût-il être appelé le Marat du Conseil général, il ne s’en départira jamais.

« Un membre demande que Jacques Roux soit tenu de signer la déclaration qu’il vient de faire.

« Un autre l’interpelle de déclarer pourquoi il n’était pas à son poste dans le moment du danger (Il s’élève du tumulte). Les circonstances ne permettant pas de s’occuper de personnalité, le Conseil général a passé à l’ordre du jour sur tout ce qui concernait Jacques Roux.

« La plupart des commissaires envoyés dans les sections rendent compte de leur mission. Partout, les résultats sont les mêmes ; partout on demande une loi sévère contre les accapareurs. »

D’après les Révolutions de Paris, il dit brutalement ce soir-là, au Conseil de la Commune :

« Je pense, au surplus, que les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps. »

C’est sur lui que se portent les premières colères :

« Le Conseil général de la Commune (séance du 27 février), a ordonné l’insertion dans son procès-verbal d’un arrêté par lequel la section des Piques invite ses frères de la section des Gravilliers à censurer son représentant à la Commune, Jacques Roux, pour avoir, dans la journée du 25 de ce mois, prêché au Conseil général la dissolution de tous les principes, en légitimant les événements de cette journée. La section des Piques a, de plus, arrêté que Jacques Roux avait perdu sa confiance. »

Ayant contre lui la Convention, les Jacobins, Marat, Jacques Roux n’avait pas avec lui la Commune, le groupe d’Hébert. Sans doute, la Commune n’avait réprimé que très mollement l’émeute. Pache, maire depuis le 14 février, Hébert, Chaumette, ne pouvaient pas marcher à fond contre une partie du peuple, même « égaré ». Ils avaient d’abord laissé faire. Pache pourtant, personnellement, avait fait effort pour arrêter les désordres, et le journal de Brissot lui rend témoignage d’avoir saisi lui-même, de ses mains, deux pillards. Santerre, commandant de la garde nationale, était allé ce jour-là de bonne heure à Versailles pour inspecter un bataillon, et comme si dès la veille on n’avait pu prévoir un soulèvement. Mais si la Commune de Paris ne pouvait réprimer violemment l’émeute, elle ne l’approuvait pas. Sa politique était toute autre. Elle essayait d’obtenir de la Convention les plus larges subventions possibles pour maintenir le pain à un prix assez bas ; et ces scènes de violence pillarde ne pouvaient qu’indisposer l’Assemblée contre Paris. La Commune d’ailleurs était liée à la Montagne, et elle démêlait bien que Roux voulait entrer en lutte non seulement contre les Girondins, mais contre la popularité montagnarde. À vrai dire, il ne semblait pas au premier abord qu’entre les conceptions d’Hébert et celles de Jacques Roux ou de Varlet il y eût une grande différence. Lui, aussi, nous l’avons vu, il frappait fort sur les monopoleurs, sur les accapareurs. Assez récemment encore, en décembre 1792, dans le numéro 198 du père Duchêne, il avait écrit :

« Je ne prêche pas ce que les beaux esprits appellent la loi agraire. Car, suivant le calcul d’un fameux arithméticien, si les terres étaient partagées, nous n’aurions tous chacun que quarante écus de rente, ce n’est pas le Pérou. Il n’est pas possible d’établir l’égalité parfaite de fortune : car, en supposant que chaque citoyen eût un champ, un pré, un jardin, une petite métairie, celui qui saurait le mieux cultiver sa terre, qui aurait plus de force ou d’industrie, serait bientôt plus riche que son voisin. Je ne demande donc pas le partage des terres, mais ce que je veux ! foutre, c’est qu’on fasse regorger tous ces richards engraissés du sang du pauvre, qu’on fasse restituer aux financiers tout ce qu’ils ont volé à la nation, qu’on rogne les ongles à toutes ces sangsues du peuple, et on aura de quoi payer les frais de la guerre. Les accaparements cesseront, le numéraire ne sera plus vendu, le commerce ira sans tracas ; on n’amassera pas de quoi rouler voiture, mais cela n’est pas nécessaire : il ne faut à un homme sage qu’une poire pour la soif et un morceau de pain pour ses vieux jours. »

Après tout, la journée du 25 février n’était-elle pas un premier « dégorgement » ? Mais Hébert n’avait garde de s’engager à fond. Il savait répondre aux émotions diverses et confuses de sa vaste clientèle populaire. Il ne voulait pas s’avancer dans une voie étroite et se lier à un système exclusif. C’est de la lutte décisive contre la Gironde qu’il attendait un élargissement, d’influence ; et il trouvait très imprudent, sans doute, et bien sot le prêtre qui, du fond de son quartier obscur, semblait à ce moment lancer un défi aux Jacobins et à la Montagne. Hébert en sa barque dansante et bariolée de couleurs criardes, se laissait porter par le vaste flot ; Jacques Roux, au contraire, semblait isolé à ce moment sur un roc sombre, et de tous côtés battu par les vagues.

Entre les conceptions d’Hébert et celles de Jacques Roux il n’y avait qu’une analogie superficielle. Ce n’est pas que Jacques Roux fût un penseur profond. On le diminuerait à coup sûr en réduisant sa politique à une politique de pillage. La journée du 25 février n’était, à ses yeux, qu’un avertissement pour obtenir des lois. Mais à prendre sa doctrine même, ce perpétuel anathème contre le monopole, l’accaparement, l’agiotage, comme elle est frivole et inconsistante ! Où finit le commerce licite ? Où commence l’accaparement ? Ou bien on frappera les marchands à l’aveugle, et ce sera la ruine générale. Ou bien on essaiera de contrôler leurs opérations. Mais si ce contrôle est léger, il sera inefficace. S’il est profond, continu, ce sera, en réalité, le contrôleur, l’État, la municipalité, qui dirigera les opérations commerciales ; et la propriété privée est absorbée, de fait, par la communauté. Quand donc Varlet et Jacques Roux assurent qu’ils veulent maintenir la propriété, même « la grande propriété », et quand ils demandent en même temps que l’accaparement et le monopole soient poursuivis à fond, ils se perdent dans l’incohérence. Michelet, dans le mot que j’ai cité, voit là un germe de babouvisme. Ni Jacques Roux, ni Varlet n’étaient personnellement sur le chemin du communisme : ils n’avaient pas l’ampleur d’esprit de Babeuf. Et si leur doctrine prépara le communisme, ce fut par sa contradiction même et par son impuissance.

Babeuf s’appuiera surtout sur les ouvriers des manufactures ; quand il fondera son club, ce sera au Panthéon, en un point d’où il dominait à la fois le quartier Saint-Marcel avec ses tanneries, le quartier Saint-Antoine avec ses nombreux et puissants ateliers. Les Gravilliers sont, au contraire, un centre d’artisans, de petits industriels ; et cette petite bourgeoisie obscure n’eût guère compris la grande idée de la propriété et de la production communes. Elle s’irritait, au contraire, contre le développement capitaliste qui la menaçait de toute part. La Révolution, qui suscitait les vastes entreprises, était pour elle une déception. Quoi ! on n’aura exproprié les couvents que pour y installer, ou des magasins immenses, ou de vastes manufactures qui font une concurrence ruineuse ou au boutiquier infime ou au modeste artisan !

Le journal les Révolutions de Paris, déduisant les funestes effets de la journée du 25 février, dit :

« Plusieurs maisons de commerce hollandaises, anglaises, américaines, se proposaient de transporter leurs pénates à Paris, pour y jouir de toutes les franchises et de toute la protection des États vraiment libres. La journée du 25 février fera replier leurs voiles : ils ne voudront plus habiter un pays où la propriété de l’honnête homme ne soit pas respectée. »

Mais c’est précisément tout ce puissant essor du grand commerce qui troublait en ses habitudes le centre de Paris. Une activité économique fébrile bouleversait les intérêts : « On bâtit dans toutes les rues » disent, en mai, les Révolutions de Paris (no du 4 au 11 mai).

Encrier en faïence de Camille Desmoulins (vu de face).
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Et dans les maisons nouvelles, ce n’étaient pas seulement de somptueux appartements bourgeois qui étaient aménagés ; c’étaient de vastes manufactures et de vastes dépôts qui gênaient doublement les artisans par la concurrence du produit fabriqué, par l’absorption de la matière première. La plainte des « compagnons », c’est-à-dire, ici, des petits patrons ferblantiers, que j’ai citée, est tout à fait significative. C’est pour ceux-là, autant au moins que pour les ouvriers, que travaillait Jacques Roux. Et il ne faut pas que le pillage téméraire de quelques pauvres boutiques, par une foule déchaînée et mêlée de coquins, nous cache le vrai sens économique et social du parti nouveau. Jacques Roux défendait la petite bourgeoisie et l’artisanerie contre l’accaparement des matières et la concurrence des grands marchands, comme il défendait les prolétaires contre la hausse des denrées. Lorsque, un peu plus tard, le 25 juin, Jacques Roux dirait la Convention : « quel est le but de ces agioteurs qui s’emparent des manufactures, du commerce, des productions de la terre ? », il révélera bien les angoisses de toute cette fourmillante artisanerie des Gravilliers, qui redoutait une expropriation économique. Il y a loin, à coup sûr, de cette petite bourgeoisie ardemment révolutionnaire, qui voulait neutraliser les premiers effets économiques et capitalistes de la Révolution non en rétrogradant, mais en poussant plus avant, à la petite bourgeoisie racornie et réactionnaire qui est devenue dans plusieurs capitales de l’Europe la proie de l’antisémitisme, et qui répète des formules vaines contre « la finance, le monopole, l’accaparement ». Aujourd’hui, les voies socialistes et communistes sont ouvertes, et clairement tracées : et c’est par la plus rétrograde aberration que la petite bourgeoisie refuse d’y entrer. Au commencement de 1793, il n’y avait pas de claire formule socialiste : et c’est en tâtonnant à travers la Révolution que le peuple des artisans cherchait sa voie.

Quelles que fussent les insuffisances et les obscurités de la pensée de Jacques Roux, il y avait dans son action deux choses neuves et fortes, qui le distinguaient de tous les partis et l’opposaient à Hébert lui-même. D’abord, il faisait le principal, l’essentiel, de ce qui n’était pour les autres, même les plus hardis, qu’un accessoire, un à-côté. C’est la question de la propriété, de ses limites nécessaires, du contrôle auquel elle doit être soumise, qu’il pose obstinément au premier plan. Il ne se borne pas à déclamer au passage contre les accapareurs, c’est-à-dire contre l’abus du droit de propriété ; il veut que la lutte soit engagée systématiquement, constamment, et qu’elle soit la préoccupation dominante, l’œuvre maîtresse de la Révolution. En second lieu, et par une conséquence naturelle, il défend le peuple de toute superstition à l’égard des partis purement politiques, et si Saint-Just, Robespierre, Hébert, Chaumette, hésitent à entrer dans la bataille sociale, s’ils ne veulent pas s’y donner tout entiers, c’est contre eux que l’on marchera. De là, dans la journée du 22 février, les huées des tribunes contre les Jacobins déconcertés et scandalisés. De là, dans la journée du 25, à la Commune même, contre Hébert et Chaumette qui mollissent, qui, loin de pactiser avec le mouvement, parlent de le réprimer et de faire battre la générale, des invectives et des huées. « Tant mieux ! Tant mieux ! » criaient les tribunes à chacun des actes de pillage dénoncés à la Commune. « Accapareurs ! accapareurs ! » criaient-elles à tous les membres de la municipalité qui manifestaient leur réprobation. Accapareur, voilà dans la lutte des partis, un mot de guerre nouveau à signification sociale. Jacques Roux ne l’a pas introduit dans le langage de la Révolution ; mais il lui a donné un sens plus plein et un plus vaste retentissement.

Effrayés et irrités, tous les partis, surtout les partis extrêmes, qui craignaient davantage d’être compromis et délaissés, se tournèrent violemment contre lui. Ils étaient d’autant plus irrités que la Gironde à la tribune et dans ses journaux disait : « Voilà bien l’effet des prédications anarchistes ! On n’a pas respecté les personnes en septembre : on ne respecte pas la propriété en février : c’est logique. » Les Jacobins s’empressèrent de désavouer le mouvement et de dégager leur responsabilité. Et il est vrai qu’ils n’y étaient pour rien, qu’il était même en partie dirigé contre eux. Leur tactique fut de le dénoncer comme une manœuvre des contre-révolutionnaires et comme une intrigue des Girondins eux-mêmes. Robespierre n’osa pas nier tout à fait le caractère populaire du mouvement, mais après l’avoir un moment reconnu, il insista longuement sur le complot de la contre-révolution. À vrai dire, la Révolution était perdue, si, sous prétexte de réprimer l’accaparement, elle laissait le peuple entrer dans la voie du pillage, ou si même elle laissait ébranler toute la propriété avant qu’un système nouveau fût préparé dans la société et dans les esprits.

« Comme j’ai toujours aimé l’humanité, dit Robespierre, et que je n’ai jamais cherché à flatter personne, je vais dire la vérité. Ceci est une trame ourdie contre les patriotes eux-mêmes. Ce sont les intrigants qui veulent perdre les patriotes. Il y a dans le cœur du peuple un sentiment juste d’indignation. J’ai soutenu au milieu des persécuteurs, et sans appui, que le peuple n’a jamais tort : j’ai osé proclamer cette vérité dans un temps où elle n’était pas encore reconnue : le cours de la Révolution l’a développée.

« Le peuple a entendu tant de fois invoquer la loi par ceux qui voulaient le mettre sous le joug qu’il se méfie de ce langage.

« Le peuple souffre ; il n’a pas encore recueilli le fruit de son travail ; il est encore persécuté par les riches, et les riches sont encore ce qu’ils furent toujours, c’est-à-dire durs et impitoyables (Applaudissements).

« Le peuple voit l’insolence de ceux qui l’ont trahi : il voit la fortune accumulée dans leurs mains, il sent sa misère, il ne sent pas la nécessité de prendre les moyens d’arriver au but, et lorsqu’on lui parle le langage de la raison, il n’écoute que son indignation contre les riches, et il se laisse entraîner dans de fausses mesures par ceux qui s’emparent de sa confiance pour le perdre.

« Il y a deux causes : la première, une disposition naturelle dans le peuple à chercher les moyens de soulager sa misère, disposition naturelle et légitime en elle-même ; le peuple croit qu’à défaut de loi protectrice il a le droit de veiller lui-même à ses propres besoins.

« Il y a une autre cause : cette cause, ce sont les desseins perfides des ennemis de la liberté, des ennemis du peuple, bien convaincus que le seul moyen de nous livrer aux puissances étrangères, c’est d’alarmer le peuple sur ses subsistances, et de le rendre victime des excès qui en résultent. J’ai été moi-même témoin des mouvements. À côté de citoyens honnêtes, nous avons vu des étrangers et des hommes opulents revêtus de l’habit respectable des sans-culottes. Nous en avons entendu dire : « On nous promettait l’abondance après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi n’existe plus. » Nous en avons entendu déclamer non pas contre la portion intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention qui siège où siégeaient les aristocrates de l’Assemblée Constituante, mais contre la Montagne, mais contre la population de Paris et contre les Jacobins, qu’ils représentaient comme accapareurs.

« Je ne vous dis pas que le peuple soit coupable ; je ne vous dis pas que ses mouvements soient un attentat : mais, quand le peuple se lève, ne doit-il pas avoir un but digne de lui ? Mais de chétives marchandises doivent-elles l’occuper ? Il n’en a pas profité, car les pains de sucre ont été recueillis par les valets de l’aristocratie et, en supposant qu’il en ait profité, en échange de ce modique avantage quels sont les inconvénients qui peuvent en résulter ? Nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que notre système de liberté et d’égalité est subversif de tout ordre, de toute sûreté. Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands. »

L’embarras de Robespierre était manifeste : il ne voulait pas perdre contact avec l’énergie révolutionnaire du peuple, même déréglée : il ne voulait pas non plus alarmer les possédants ; sur la question des subsistances il se dérobait. Les Jacobins redoutèrent si fort les suites de la journée du 25 février, le parti que les Feuillants et les Girondins pouvaient en tirer dans toute la France contre les démocrates, qu’ils envoyèrent une adresse aux sociétés affiliées. Là aussi, plus nettement encore que ne l’avait fait Robespierre, ils dénoncèrent l’émeute comme une manœuvre des ennemis de la Révolution. La question des subsistances n’avait été que le prétexte. « Pour déterminer une explosion on fit prononcer à la barre de la Convention nationale, par un orateur plus que suspect, une pétition dont le style et l’inspiration décelaient les véritables instigateurs de cette démarche. » C’étaient des émigrés rentrés en secret, des royalistes déguisés, des aristocrates, qui avaient suscité et dirigé le mouvement. « Nos alarmes ont redoublé lorsque, pour la première fois, nous entendîmes dans nos tribunes publiques des spectateurs trompés ou apostés répondre à nos conseils pacifiques en nous appelant agioteurs et accapareurs. » Dans les groupes on criait : vive Louis XVI, et les Jacobins vont jusqu’à dire « que les gros magasins des accapareurs ont été respectés ; que les boutiques des patriotes ont obtenu la préférence. » Ce n’est pas vrai : les Révolutions de Paris disent le contraire : « Ce qu’il y a de plus inouï, écrit ce journal, c’est que la plus petite boutique de détailleur fut traitée comme le plus gros magasin : on ne fit grâce à personne ou à presque personne. » Et il résulterait déjà de là que les gros magasins ne furent pas épargnés. Mais une note au bas de la page ajoute : « Quelques épiciers jacobins furent respectés. » C’est directement contraire à l’affirmation de l’adresse. Je ne crois pas qu’il y ait eu un parti pris de respecter les marchands jacobins pas plus qu’il n’y avait eu de parti pris de les attaquer spécialement. Chaque observateur, selon le hasard des faits dont il avait été témoin dans un mouvement étendu et confus, croyait démêler telle ou telle tendance : la vérité est que le mot d’ordre était : « Contre tous, qu’ils soient Jacobins ou Feuillants : ils sont tous des marchands. » C’est précisément cette indifférence politique à l’égard de la classe mercantile qui caractérise la pensée de Jacques Roux.


Encrier en faïence de Camille Desmoulins.
(D’après un document du Musée Carnavalet).


Les Jacobins voient plus juste, lorsqu’ils signalent que les quartiers les plus anciens ne bougèrent pas ; et ceci est une confirmation décisive de ce que j’ai dit plus haut sur le caractère petit bourgeois du mouvement de février et du parti nouveau :

« Une circonstance très remarquable, dit l’adresse, c’est que les quartiers où le civisme est le plus ardent, le peuple moins aisé et plus nombreux n’en ont pas ressenti les effets. Dans le faubourg Saint-Marceau aucun marchand n’a été inquiété : c’est en vain que des protestataires, à la tête de femmes venues des quartiers éloignés, se sont portés au faubourg Saint-Antoine : ils n’ont pu entraîner les bons et vigoureux citoyens qui l’habitent. Voilà le peuple de Paris. »

Mais les Jacobins tiraient cette conclusion qu’ailleurs, aux Gravilliers et dans les quartiers du contre, le mouvement était suscité contre la Révolution.

Hébert se fit en cette campagne l’allié des Jacobins : il servit leur tactique avec sa verve grossière et sa fantaisie impudente. Il poussa l’explication jacobine jusqu’à la caricature. À l’en croire, la journée du 25 février n’aurait été qu’une mascarade aristocratique, une émeute masquée où les émigrés étaient déguisés en sans-culottes (numéro 219). Ce sont d’ailleurs, comme de juste, les « brissotins » qui ont organisé tout le scénario. Ils ont d’abord « fait enlever le pain de chez les boulangers » pour créer la panique et prétexter les attroupements.

« Cette bande de mandrins ne s’est pas découragée et, avec un renfort de guinées, elle a monté un nouveau coup. Des ci-devant marquis habillés en charbonniers et perruquiers, des comtesses travesties en poissardes, les mêmes qui voulaient crier grâce le jour où Capet a perdu le goût du vin, se sont dispersés dans les faubourgs, dans les halles et les marchés, pour exciter le peuple à la révolte et au brigandage : « Faisons main basse sur les boutiquiers, ont-ils dit : forçons les épiciers à nous donner le sucre et le savon au prix que nous voudrons. Il y a trop longtemps que nous souffrons, nous payons tout au poids de l’or. Il est temps que cela finisse. »

« Les pauvres badauds ont été assez dupes pour se laisser prendre dans le piège comme la femme d’Adam ; ils ont cru le serpent et ils ont mordu à la pomme. Conduits par ces poissardes de nouvelle fabrique, ils ont foncé sur toutes les boutiques, ils se sont fait délivrer les marchandises aux prix qu’ils ont voulu.

« Badauds, badauds éternels, vous serez donc toujours dupes des fripons ? Tonnerre de Dieu ! ce n’est pas ma faute : Je vous avertis assez souvent de vous tenir sur vos gardes. Pauvres gens qui ne voyez pas plus loin que votre nez, vous n’avez pas compris, en vous livrant à ces excès, que vous crachiez en l’air et que ça retombait sur vos faces à gifles. Quoi ! vous déclarez la guerre aux accapareurs, et c’est sur les pauvres détaillants, qui souffrent plus que vous des accaparements, que vous vous êtes vengés ! De quel droit avez-vous voulu mettre un prix à la marchandise de votre voisin ? Souffririez-vous que l’épicier du coin en mît un sur votre journée ? Que va-t-il advenir de votre belle équipée ? Que personne ne voudra vous approvisionner, et que dans peu de jours vous manquerez de tout.

« Ce n’est pas par amour pour les boutiquiers que je parle ; je crois que, pour la plupart, ils sont mauvais citoyens et qu’ils méritent ce qui leur arrive : mais c’est pour vous mes amis les sans-culottes, que l’on égare : on veut, foutre, vous diviser au moment où vous devez être tous frères. On veut vous faire manger entre vous le blanc des yeux quand il faut marcher vers l’ennemi. Foutez d’abord le trac aux brigands couronnés et à leurs esclaves ; cette besogne faite, rentrez pour exterminer les traîtres et bientôt vous verrez renaître l’abondance. Que diriez-vous d’un enragé qui verrait brûler sa maison, et qui, au lieu d’aller éteindre le feu, s’amuserait à se chamailler et à se prendre aux crins avec le premier venu ? Parisiens, connaissez vos véritables ennemis ! Ceux qui vous font plus de mal que les accapareurs, ce sont les Brissotins et les Rolandiers ; foutez-leur la danse, et je vous réponds que ça ira à la fin, foutre ! »

C’est la parodie grotesque et basse du tocsin sublime qu’aux heures de péril Danton sonnait contre l’ennemi, c’est aussi la tentative pour refaire le bloc des révolutionnaires de gauche, pour dériver contre la Gironde le mouvement d’impatience d’une partie du peuple et pour refouler à l’arrière-plan de la Révolution la question économique. Croyant Jacques Roux à terre, et ayant besoin d’ailleurs de l’accabler pour justifier la conduite du Conseil de la Commune qui, malgré tout, n’aida pas le mouvement, Hébert insiste dans le no 220.

« Ce sont les mêmes Jean-foutres qui, pour empêcher qu’on ne songe à eux, font piller dans les boutiques des détaillants afin d’amener la disette et la guerre civile. »

Et plus longuement encore dans le numéro 221 :

« Tandis que nos armées engagées sur le territoire étranger étaient prêtes à être attaquées, tandis, foutre, que nos généraux les avaient abandonnées et qu’ils faisaient jabot dans les coulisses de l’Opéra, lorsque les colonnes autrichiennes allaient fondre sur elles, les fripons soudoyés par l’Angleterre ont fait piller les magasins dans Paris afin d’exciter le désordre dans le moment où on s’occupait du recrutement de l’armée. Braves sans-culottes, pouvez-vous douter maintenant que ce fût un coup monté pour vous perdre ? Regrettez d’avoir pu donner ainsi dans la bosse et jurez d’exterminer à l’avenir tous les Jean-foutres qui seraient assez malavisés pour vous tendre de pareils pièges. »

On pouvait croire que Jacques Roux, combattu par tous, désavoué par tous, était un homme fini, enseveli. Même les sections l’exécutèrent. En ce moment, la Commune provisoire qui avait succédé à la Commune révolutionnaire du Dix-Août faisait procéder, selon les termes de la loi municipale, à son institution définitive. Les délégués qui avaient été désignés par chaque section pour faire partie du Conseil général de la Commune et du corps municipal devaient être soumis ensuite au scrutin épuratoire de l’ensemble des sections, qui admettaient ou rejetaient par assis et levé les élus proposés. Il semble que la nomination du nouveau maire Pache, proclamé le 14 février, ait décidé les autorités constituées à accélérer un peu cette opération qui traînait.

« Depuis quelque temps, dit le procès-verbal de la Commune du 19 février, l’organisation de la municipalité définitive était retardée par diverses difficultés. Le directoire du département vient enfin de prononcer. En conséquence, le corps municipal arrête que les 48 sections se réuniront samedi prochain, 23 de ce mois, à 5 heures du soir, dans le lieu ordinaire de leurs séances, pour y procéder par assis et levé, conformément à la loi, à l’acceptation ou au refus de chacun des membres portés sur la liste des citoyens élus pour composer la municipalité définitive ; que le lendemain dimanche 24, les délégués des sections apporteront à la maison commune le résultat de leur délibération ; et que la liste des citoyens élus sera imprimée, affichée et envoyée aux sections. »

Or, c’est seulement le 2 mars que le procès-verbal de la Commune mentionne le résultat du vote des sections. « Les procès-verbaux du scrutin des sections, pour l’admission ou le rejet des citoyens destinés à former le Conseil général de la Commune se sont trouvés au nombre de 45. Les sections du Mont-Blanc, du Panthéon Français et des Gardes Françaises ont refusé d’émettre leur vœu. Quarante-six citoyens, entre autres le prêtre Roux, ont été rejetés. » Le procès-verbal ne nomme que lui ; la Commune tenait à le rejeter avec quelque fracas. Qu’on observe bien que c’est la majorité des sections qui refusait de sanctionner en la personne de Jacques Roux le choix fait par la section des Gravilliers. Celle-ci ne l’abandonnait pas ou plutôt elle n’avait pas à se prononcer sur lui, car la loi municipale décidait (tout naturellement) « qu’une section individuelle ne soumettrait pas à l’épreuve (du scrutin épuratoire) les trois » d’abord désignés par elle. Mais une question se pose : l’élimination de Jacques Roux fut-elle prononcée par la majorité des sections avant le 25 février ou après ? Était-elle un désaveu général de sa politique ou un désaveu plus précis de la journée du 25 et du rôle qu’il y avait joué ? Aux termes rigoureux de l’arrêté du directoire, il semble que le scrutin épuratoire aurait dû être terminé le 23 au soir dans toutes les sections, puisque le résultat devait y être porté le lendemain dimanche 24 à l’Hôtel de Ville. Mais il y avait souvent du retard dans toutes ces opérations : un scrutin épuratoire, même sans débat, même par assis et levé, portant sur plus de cent quarante noms, c’est assez long : et il est fort possible que les sections n’aient pu terminer le samedi 23, qu’elles se soient réunies de nouveau les jours suivants. Si Jacques Roux avait été éliminé dès le 23 au soir, cela soulignerait l’importance de son rôle. Il serait démontré en effet que, même avant l’éclat du 25, sa propagande contre la classe mercantile inquiétait, dans l’ensemble de Paris, les citoyens des sections. Mais il me paraît infiniment plus probable que son exclusion fut une suite de l’émeute du sucre et du savon. Je ne crois pas en effet que sa propagande un peu sourde ait pu, avant le 25, porter assez loin pour le compromettre dans tout Paris. Au demeurant, le fait qu’il n’est question du vote des sections que dans la séance du 2 semble indiquer que ces sections ont continué jusqu’à cette date leurs votes de confirmation ou d’épuration. Enfin, la section des Piques n’aurait pas éprouvé le besoin de communiquer le 27 février, au Conseil de la Commune, ses vues contre Jacques Roux, si dès ce moment, dès le 23 au soir, il était éliminé par la majorité des sections. Il est infiniment probable au contraire que le vœu de la section des Piques, connu et manifesté le 27, acheva de précipiter dans les sections la déroute de Jacques Roux.


Encrier en faïence de Camille Desmoulins.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Celui-ci, ainsi traqué de tous côtés, dut se débattre dans le quartier des Gravilliers qui l’avait délégué d’abord, afin de garder, là du moins, un point d’appui : c’est de ces innombrables luttes obscures, à peine soupçonnées par « la grande histoire, » qu’est fait le mouvement des révolutions.

On lit dans le procès-verbal de la Commune, séance du 19 mars (Moniteur du 24) :

« Il résulte du dépouillement des scrutins des sections convoquées pour remplacer, par de nouveaux choix, les citoyens rejetés de la formation du Conseil général définitif, que sur les 30 sections qui devaient réélire, 28 seulement ont envoyé leurs procès-verbaux. Les sections du Mont-Blanc et du Panthéon français ont refusé de nommer de nouveaux membres, malgré le rejet fait par la majorité des sections de ceux qu’elles avaient précédemment élus. Celles des Champs-Élysées, des Gardes-Françaises, de Popincourt, des Quinze-Vingt et de l’Observatoire ont procédé à un nouveau scrutin, dont le résultat a présenté les mêmes sujets qui avaient été rejetés.

« Les sections du Temple et des Gravilliers n’ont pas encore envoyé leurs procès-verbaux, quoique invitées à trois reprises différentes. »

Ce sont les deux sections sur lesquelles Jacques Roux avait le plus de prise. Celle du Temple, voisine de celle des Gravilliers, se solidarisait avec elle, et sans doute les délégués du Temple exclus comme Jacques Roux pour les Gravilliers devaient être de ses partisans. La section des Gravilliers marquait-elle quelque hésitation, quelque crainte de se compromettre à fond avec Jacques Roux en ne le réélisant pas purement et simplement, comme plusieurs sections le firent pour leurs délégués ? Cette réélection était évidemment illégale puisque le scrutin opératoire de l’ensemble des sections n’était plus qu’une dérision si chaque section pouvait ensuite déléguer au Conseil de la Commune ceux que le scrutin général avait refusés. Mais ce n’est probablement pas ce scrupule de légalité qui retint la section des Gravilliers. Je suis porté à croire que l’attitude de ces deux sections, le Temple et les Gravilliers, répond à la politique discrète et profonde du prêtre : À quoi bon s’user dans un conflit sans dignité et sans issue avec la Commune ? Elle décidait précisément le 19 mars : « Le corps municipal a pensé que la réélection des membres rejetés par la majorité des sections était une lésion du droit de ces mêmes sections. » Il valait bien mieux marquer par une abstention prolongée que les sections du Temple et des Gravilliers, atteintes par le vote qui excluait Jacques Roux, se désintéressaient de la vie de la Commune et formaient une force indépendante capable de se replier sur soi. C’est ce que firent d’abord ces sections ; puis, avec un accord qui marque bien l’inspiration d’une volonté unique, elles nommèrent de nouveaux commissaires.

L’orage de révolution et de guerre civile allait grondant toujours plus fort en mars et avril : qu’importait à Jacques Roux de n’être plus officiellement délégué à la Commune ? Les moyens d’action ne lui manqueraient pas. L’essentiel pour lui était d’avoir gardé la sympathie et la confiance des Gravilliers, et il apparaît bien qu’elle ne subit même pas une éclipse ; lorsque, en juin, Jacques Roux ira parler devant la Convention et y affirmer son programme, ce sera comme « orateur de la députation des Gravilliers » et de Bonne-Nouvelle. Ces sections centrales restent donc l’inébranlable forteresse de Jacques Roux et du parti nouveau que Hébert et Marat appellent déjà les Enragés.

En cette journée du 25 février, Jacques Roux était bien loin d’être un vaincu. Car, malgré le bruyant anathème de la plupart des forces révolutionnaires avancées, son idée avait réalisé soudain de grands progrès. Elle était dès lors inscrite à l’ordre du jour de la Révolution. De toute part, la pensée de régler les échanges par la loi et de faire équilibre, dans la Révolution et par elle, à la puissance économique de la richesse, s’affirmait. Je ne vois guère que le journal de Condorcet, la Chronique de Paris, qui continue à opposer nettement à toute cette agitation la thèse absolue de la liberté commerciale. Il dit qu’il n’y a aucun moyen factice pour empêcher la hausse des prix :

« Le savon se fabrique en grande partie à Marseille : il y entre de l’huile que l’on achète en Italie, et de la soude que l’on achète en Espagne. Les denrées que nous achetons aux étrangers nous reviennent fort cher à cause de la perte du change et de la perte de l’assignat contre l’or et l’argent. À mesure que nous payons ainsi toujours plus cher l’huile et la soude, il est inévitable que le savon n’augmente de prix.

« Maintenant, si vous avez fantaisie de demander qu’on le taxe et si la Convention a la faiblesse d’y consentir, il arrivera que le marchand n’osera plus en faire venir, et qu’au lieu de le payer cher vous n’en aurez plus du tout. »

Le remède lui paraît être dans une élévation correspondante et proportionnée de tous les prix, des prix des travaux comme des prix des matières :

« Voulez-vous m’en croire, citoyenne ? Ne demandez pas que l’on taxe le savon, mais augmentez le prix de votre blanchissage. Demandez-moi un sol, deux sols de plus par chemise, je serai bien obligé d’en passer par là, car j’ai autant besoin que ma chemise soit lavée que vous pouvez avoir besoin de la laver. Moi, de mon côté, qui paye plus cher le blanchissage et bien d’autres choses, je me ferai payer plus cher le prix de ma journée. L’entrepreneur qui me paye et qui bâtit pour un marchand plumassier de la rue Saint-Denis se fera payer plus cher le bâtiment. Le marchand plumassier vendra un peu plus cher ses plumes aux femmes et aux soldats, et son duvet au tapissier. Le tapissier qui fournit un hôtel garni vendra plus cher les lits de plume. Le maître de l’hôtel garni fera payer un peu plus cher ses appartements au marchand de Rouen qui vient vendre des mouchoirs à Paris. Le marchand de Rouen vendra ses mouchoirs dix sols, vingt sols de plus, et ainsi de l’un à l’autre, tout le monde augmentera son prix et tout le monde vivra. Car il est bien agréable que les denrées soient à bon marché, mais il est encore plus nécessaire que tout le monde vive et que tout le monde travaille. Ce n’est pas quand les choses sont chères que l’on souffre, mais c’est quand il n’y en a pas à acheter ; car quand elles sont chères, on hausse le prix de la journée, mais quand il n’y en a point, l’on meurt… Et ne pensez pas que les gens plus riches que nous ne soient pas obligés d’augmenter le prix de nos journées, car ils ne peuvent se passer ni de vous, ni de moi, ni du serrurier, ni du menuisier, ni du cordonnier, ni de bas, ni de linge, ni de mouchoirs ; et puis ils en sont quittes pour se faire payer un peu plus cher eux-mêmes. Et cela tourne sans fin des uns aux autres, en sorte que tout le monde paye davantage, mais que tout le monde se fait mieux payer. Tout ce qu’on peut dire alors c’est que tout est plus cher qu’autrefois, mais non pas qu’il fait plus cher vivre. »

À la bonne heure, et cela glisse et tourne doucement, d’un mouvement aisé et silencieux. Mais l’économiste n’oublie qu’une chose : c’est que cette opération suppose à la fois de l’espace et du temps. Il faut de l’espace pour que la nation puisse appeler de partout, s’il est nécessaire, les denrées, les matières, les produits ; car s’il est une catégorie de produits trop limitée, ceux qui en disposent par monopole peuvent hausser leurs prix de telle sorte que jamais la société ne puisse hausser à un niveau correspondant l’ensemble des prix. Et il faut du temps, car ce n’est pas d’emblée, ce n’est pas par une sorte de réflexe instantané que le salaire de l’ouvrier s’accommode aux brusques variations des denrées.

Or, la Révolution ne disposait ni de l’espace, ni du temps. Par la guerre à peu près universelle et surtout par l’énorme discrédit des assignats au dehors, il lui devenait de plus en plus impossible d’acheter sur le marché étranger, et la France était, économiquement, sur le point d’être une nation assiégée. Dès lors, les matières et les denrées, limitées à ce que produisait le pays lui-même, pouvaient aisément être accaparées. Cela était d’autant plus facile qu’au moment où la matière achetable était circonscrite, les moyens d’achat dont disposaient les classes riches étaient multipliés et même surabondants. L’énorme quantité d’assignats émis en remboursement de la dette, des offices de tout ordre, s’ajoutant au numéraire de la veille, mettait aux mains de la bourgeoisie capitaliste une puissance d’achat immédiate, exigeante, avide. En ce sens, la disposition légale, très démocratique d’ailleurs, qui permettait aux acquéreurs de biens nationaux de se libérer en douze annuités, laissait aux capitalistes une masse énorme de monnaie, monnaie métallique ou monnaie de papier. Saint-Just force les couleurs lorsqu’il écrit plus tard (avril 1794), en une sorte de revue rétrospective de la Révolution :

« Les annuités nombreuses laissèrent le temps aux acquéreurs d’agioter avec le prix de leur domaine sur les subsistances publiques ; et ce régime d’annuités qui, au premier coup d’œil, paraissait faciliter les ventes, était relativement mortel pour l’économie et la prospérité françaises. En effet, le possesseur d’une grande quantité de papier monnaie soldait une première annuité, et payait cinq pour cent pour les autres, et ses fonds employés à accaparer les denrées lui produisaient cent pour cent. L’État gagnait donc cinq pour cent sur les annuités, et le peuple perdait cent pour cent contre l’État par la scélératesse des factions. Cette facilité des douze annuités n’était pas pour les citoyens pauvres qui n’achetaient point le domaine : elle était pour les riches, dans les mains desquels on laissait des fonds qui nourrissaient l’agiotage. »


Encrier en faïence de Camille Desmoulins.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Encore une fois, Saint-Just exagère : il dénature les intentions de ceux qui adoptèrent ce régime, et il méconnaît le service immense rendu par là à de très nombreux petits acheteurs, mais il reste vrai que les moyens d’achat, ainsi accumulés et immobilisés aux mains des riches, devaient se porter avec une sorte de violence vers toutes les denrées et matières disponibles. De là un magnifique essor d’activité, mais désordonné et âpre. Avec cette puissance d’acquisition énorme, opérant sur un marché clos qui ne pouvait guère se renouveler par l’afflux des matières étrangères, la France était comme un bassin, où il n’arrive plus d’eau du dehors, et auquel s’appliquent des pompes aspirantes d’une prodigieuse puissance.

Sans doute, à la longue, l’équilibre se serait établi entre le prix surhaussé des produits et des matières et le prix du travail. À la longue aussi, les producteurs se seraient adaptés à l’état nouveau et n’auraient assumé que les entreprises pour lesquelles ils pouvaient s’approvisionner de matières premières, laissant aux grands monopoleurs marchands à devenir eux-mêmes de grands monopoleurs industriels. Mais la Révolution était une crise resserrée dans le temps comme dans l’espace. Il fallait que d’ici deux ans, trois ans, elle eût vaincu ou qu’elle disparût. Or, dans ces deux ou trois années décisives, tragiques, qui portaient sur leur base étroite les destinées du monde, l’équilibre ne pouvait pas se faire.

Voici, par exemple, le 6 avril, les cordonniers qui vont à la barre de la Convention. Ils annoncent qu’à cause de la hausse soudaine et démesurée des cuirs, accaparés d’ailleurs par quelques agioteurs, il leur sera impossible de fournir à l’armée les souliers pour lesquels ils ont soumissionné. Oui, avec le temps, il y aura une solution. Oui, les monopoleurs seront obligés de livrer la marchandise, ou les cordonniers ruinés céderont la place à d’autres plus prévoyants, ou plus heureux, ou plus capables de résister à une crise. Mais la guerre est là, guerre de vie ou de mort pour la liberté et pour la nation. Et presque toutes les entreprises, à cette date, même quand elles ne sont pas au service immédiat de la guerre, ont ce caractère passionné et pressant. La Révolution ne peut pas supporter qu’à toute la crise politique et sociale qu’elle soutient s’ajoute une crise fantastique des prix, déchaînant en mouvements convulsifs la misère et le chômage. Les ouvriers, appelés dans les sections, appelés à l’armée, enfiévrés d’un combat formidable contre l’univers conjuré, ne peuvent pas, à chaque jour, disputer avec l’entrepreneur, avec le propriétaire, pour ajuster leurs salaires à toutes les sautes des valeurs. Ils donnent à la Révolution leur âme, leur temps, leur pensée ; ils ont besoin d’une certaine sécurité économique. En tout cas, même s’ils obtenaient un relèvement de salaires au niveau des prix des denrées, ce ne serait peut-être qu’après des semaines ou des mois, et dans cet intervalle, c’est la bourgeoisie riche, marchande et capitaliste qui réaliserait le bénéfice énorme de la hausse. En sorte que dans la durée restreinte dont la Révolution disposait, la liberté commerciale absolue ne pouvait aboutir qu’à appauvrir la classe ouvrière au profit de la classe mercantile ; or la classe ouvrière était bien plus dévouée à la Révolution que la classe marchande et agioteuse. La Révolution devait intervenir dans le jeu économique si elle ne voulait pas laisser affaiblir les siens.

À cet instinct profond de conservation qui commençait à s’éveiller dans la conscience révolutionnaire, la journée du 25 février donna soudain plus de force. Il se fit jour sous des formes diverses, parfois confuses et médiocres, parfois vigoureuses et nobles. Dès le 25 février, à l’heure même où l’émeute battait son plein, et comme pour lui jeter une première satisfaction, Carra