La Convention (Jaurès)/1151 - 1200

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pages 1101 à 1150

La Convention.
La mort du roi et la chute de la Gironde

pages 1151 à 1200

pages 1201 à 1250


« Un jour, on lui amena un paysan vendéen. Ce vieillard était aveugle, et il venait prier le praticien de lui rendre la vue. Quand il fut en présence de M. Guépin, il fut pris d’une sorte de délire :

« Ah ! vous ne voudrez pas me guérir… Vous connaissez ce que j’ai fait. Mais si vous saviez comme le sang saoule… Quand on tue, on veut tuer toujours… Nous leur arrachions le cœur ! »

Ce n’était pas seulement cette ivresse de sang qui s’empare des foules. À Paris aussi, aux massacres de septembre, le peuple avait été saisi de ce vertige affreux. Mais dans les grandes cités où les individus ne se connaissent pas les uns les autres, ces grandes et terribles ivresses des foules ne sont pas aggravées et exagérées par des ressentiments individuels.

Au contraire, le paysan de Vendée savait qui il tuait : c’était le bourgeois révolutionnaire qu’il avait souvent rencontré aux champs de foire : c’était le « monsieur », qu’il avait appris à haïr. C’était le patriote qui allait à la messe de l’assermenté, à la messe du diable. Et comme l’impie sortait de l’église profanée par lui, le paysan l’avait traversé plus d’une fois d’un regard de haine. Qu’on l’abatte maintenant, qu’on le déchire, qu’on le mutile. Mais souvent ces atrocités auraient pu être évitées sans la complaisance des chefs et sans les excitations des prêtres. Les chefs voulaient ou écraser dans le sang ou aplatir dans la terreur tous les groupements de patriotes. Ces petites villes de bourgeois audacieux et animés de l’esprit nouveau, c’étaient comme des épines de révolution et d’impiété enfoncées dans l’Ouest. Il fallait s’en débarrasser à tout prix pour que l’Ouest tout entier fût au roi. Et les prêtres réfractaires, exaspérés par la souffrance et le danger, s’assouvissaient en croyant ne venger que Dieu. Ils liaient les paysans par le crime irréparable. Ils donnaient au meurtre je ne sais quoi de sacré : ils nouaient entre Dieu et l’homme un horrible pacte sanglant.

Écoutez l’aveu qu’un prêtre réfractaire, François Chevalier, fait de ces abominables violences ; écoutez surtout comment il les justifie :

« C’est à Machecoul que commencèrent et se perpétuèrent ces horreurs, un carnage que l’on aurait peine à imaginer. Dans le premier jour, c’est-à-dire le lundi 11 mars, on ne se fut pas plus tôt saisi des patriotes qu’on les conduisit en prison, l’un après l’autre ; mais, chemin faisant, plusieurs furent assommés à coups de bâton, d’autres furent fusillés. Il est vrai que la gendarmerie et la garde nationale avaient eu l’imprudence de faire feu les premières, et quoiqu’elles n’eussent tué ni blessé personne, au moins grièvement, cette décharge fut le signal de la guerre. On leur riposta sur-le-champ avec un peu plus d’effet, et de là suivirent des massacres, des vols, des pillages et des violences sans nombre.

« La même chose à peu près se passa en même temps dans les autres petites villes de district, tant de la Loire-Inférieure que de la Vendée, comme Legé, Rochecervière, Montaigu et autres semblables. Mais il n’y en eut point qui, comme la capitale du pays de Retz, aient été si longtemps le théâtre des cruautés et des vengeances.

« L’insurrection fut générale dans les environs de cette ville et, par un changement qui parut un effet de la Providence, ceux qui, depuis deux ans, se faisaient un jeu d’incarcérer, de persécuter et d’inquiéter tous les citoyens, éprouvèrent, en ce moment, la peine du talion. Le pillage qu’ils avaient désigné pour le 12 de ce mois fut tourné contre eux-mêmes. Il ne faut pas s’étonner si ces machinateurs de guerres intestines, de schismes et de révolutions furent traités sans miséricorde ; ils n’avaient fait grâce à personne et comptaient encore moins en faire par la suite.

« Ce n’est pas qu’on veuille ici excuser les traits d’inhumanité et d’illégalité des proscriptions auxquelles le peuple se porta dans ces événements tragiques : mais on ne peut s’empêcher d’apercevoir la vengeance de Dieu sur la France, en général et sur toutes ses parties…

« On trouva, le jour du sac de Machecoul, sur l’autel de l’église des religieuses du Calvaire, une peau de veau bourrée de paille, se tenant debout et représentant cet animal vivant. En parallèle, de l’autre côté, était un cheval de bois, nouvellement enlevé d’une paroisse voisine, à qui il servait d’instrument pour une espèce de quintaine. On sut après que c’est en présence de ces deux idoles que se jouaient les pièces de théâtre et les bacchanales mystérieuses et nocturnes des habitants de l’un et l’autre sexe de cette malheureuse ville ; quelques-uns disent que c’étaient les pastorales ou exercices innocents de l’enfance sur la naissance du Messie, ce qui est plus probable, mais n’excuse rien, l’autel ne pouvant servir de théâtre à un exercice profane. Il semblait qu’on eût abjuré partout, et il n’est point d’impiétés auxquelles les écrivains et les libertins ne se livrassent, soit dans les lieux publics, soit dans les maisons particulières. On peut dire que cette malheureuse Révolution est l’époque de l’infâme substitution du paganisme aux principes catholiques… Est-il donc étonnant que Dieu ait enfin vengé sa cause et livré des scélérats qui ne connaissaient plus de frein au bras vengeur de toute une population effrénée ? »

Notez que cette apologie abominable est aggravée par le mensonge et par l’hypocrisie. Il est faux que les patriotes eussent annoncé et organisé le moindre pillage. Il est faux qu’une seule exécution ait eut lieu en Vendée avant les massacres de Machecoul. Et comment qualifier le prêtre qui fait un crime à toute une ville de ces habitudes de culte populaires et un peu enfantines que le clergé lui-même avait propagées, et qui voit là une excuse à une tuerie de vingt jours ?

« Chaque jour, ajoute le bon prêtre, était marqué par des expéditions sanglantes, qui ne peuvent que faire horreur à toute âme honnête, et ne paraissent soutenables qu’aux yeux de la philosophie. Il faut cependant convenir qu’on ne fit point, à beaucoup près, autant d’horreurs qu’au 2 septembre, à Paris ; on n’y fit même rien d’approchant. Cependant, les choses en étaient à un point que l’on disait hautement qu’il était indispensable et essentiel à la paix de ne laisser aucun patriote en France. Telle était la fureur populaire qu’il suffisait d’avoir été à la messe des intrus, pour être emprisonné d’abord, et ensuite assommé ou fusillé, sous prétexte que les prisons étaient pleines comme au 2 septembre. »

Et, quand les prêtres, tout en affectant de blâmer ces excès de barbarie, y voient une juste vengeance de Dieu sur la France impie, qui arrêtera les paysans fanatisés, instruments de cette vengeance divine ? M. Germain Bethuis, fils d’un des massacrés de Machecoul, a très bien noté les deux traits de la tactique vendéenne : la démagogie rétrograde qui ameutait toutes les passions jalouses contre la bourgeoisie, classe révolutionnaire, et la systématique extermination des patriotes.

« Machecoul, petite ville alors remarquable par son commerce de grains et de farines, était située sur les confins des Marches poitevines. Elle réunissait une population de 1500 à 2000 habitants. Elle avait cessé d’être capitale du duché de Retz pour devenir chef-lieu de district. La bourgeoisie, quoique nombreuse, était dominée par le bas peuple qu’elle employait et faisait vivre. C’était dans le faubourg de Sainte-Croix qu’habitait cette populace envieuse, méchante et prête à se ruer sur les bourgeois, qu’elle croyait devoir remplacer dans leurs biens. Car on n’avait pas oublié d’exciter chez elle le sentiment de la cupidité. »

Que nous importe le ton de bourgeois censitaire de M. Bethuis, avocat, avoué et fonctionnaire sous Louis-Philippe ? Il a vu juste au fond et il dit vrai. C’est le procédé habituel de la contre-révolution féodale et cléricale, pour avoir raison de la bourgeoisie, d’exciter contre elle la colère jalouse des pauvres. Les socialistes, ni dans l’histoire d’hier, ni dans l’histoire d’aujourd’hui, ne sont dupes de cette manœuvre. Il ne suffit pas pour qu’un mouvement soit populaire, que le peuple y soit mêlé ; il ne suffit pas, pour qu’une agitation soit prolétarienne, que des prolétaires y participent. Il faut que ce mouvement et cette agitation aient pour but l’affranchissement du peuple et du prolétariat. Combattre la bourgeoisie au profit de l’avenir est révolutionnaire. La combattre au profit du passé est réactionnaire. Les ouvriers massacreurs de Machecoul, enrôlés par le fanatisme clérical et l’insolence féodale, n’étaient pas du peuple, historiquement. Ils étaient des agents de contre-révolution, comme les paysans superstitieux, égoïstes et barbares. Il y avait en ces exécutions un plan politique sinistre.

« On peut attribuer à l’effervescence du moment ou à l’instinct cruel qui sommeille dans le cœur de l’homme, les assassinats qui eurent lieu dans les premiers jours, mais, dans les jours suivants, une pensée toute politique dirigea les bourreaux, car le calme était revenu dans les esprits. Ils obéissaient à une impulsion étrangère. Ce n’était pas une foule désordonnée qui frappait. c’étaient des hommes choisis, qui étaient appelés à remplir l’horrible office de bourreaux et de sbires…

«…En considérant l’ensemble des meurtres, il s’y manifeste une pensée : celle de frapper la classe intermédiaire des bourgeois, comme partisans de la Révolution, laquelle est dominée par une pensée plus horrible encore : c’est que l’on a voulu compromettre tellement les paysans qu’ils eussent tout à redouter et ne puissent reculer dans la voie d’extermination… »

Le rapport officiel écrit par le Conventionnel Villers et contresigné par son collègue Fouché, en même temps qu’il retrace le détail d’atrocités presque surhumaines, marque très fortement la responsabilité des chefs.

« Les plus cruels étaient les vieillards, les femmes et les enfants ; les femmes criaient : « Tue ! tue ! », les vieillards assommaient, et les enfants chantaient victoire. Un de ces monstres courait les rues avec un cor de chasse ; quand passait un citoyen, il sonnait la vue, c’était le signal d’assommer ; puis, il revenait sur la place sonner l’hallali ; des enfants le suivaient en criant : « Victoire ! Vive le Roi ! »

« Le curé constitutionnel, Le Tort, fut saisi. Les barbares ne l’assommèrent pas ; il le firent périr à coups de baïonnettes dans le visage. Son supplice dura environ dix minutes. Un des monstres qui l’avaient assassiné disait encore en s’en allant : « Ce bougre de prêtre n’a cependant pas vécu longtemps. »

« On arrête le citoyen Pinot avec son fils âgé de dix-sept ans. « Renonce à la Nation, lui disent les brigands, et nous ne te ferons point de mal. — Non, je mourrai fidèle à ma patrie : Vive la Nation ! » Et on l’assomme. Les bourreaux se retournent vers son fils : « Tu vois le sort de ton père ? Sois des nôtres. Crie : Vive le Roi ! vivent les aristocrates ! Nous ne te ferons point de mal. — Mon père est mort fidèle à sa patrie ; je mourrai de même : Vive la Nation ! » et on l’assomme.

« Le citoyen Paynot, juge de paix, mourut aussi en criant : « Vive la Nation ! »

« Dans les journées des 11 et 12 mars, il fut assassiné 44 patriotes dans les rues, et à peu près autant furent mis en prison.

« Une femme (Mme Saurin)dont on venait d’assassiner le mari, le frère et un des ouvriers, fut forcée par ces barbares de prendre un bout de la civière sur laquelle était le cadavre de son mari, pour le porter en terre.

« On ne fit aucun mal aux prisonniers jusqu’à l’arrivée de Charette, commandant général des brigands. Il arriva à Machecoul le 14, et se rendit aussitôt sur la place où il harangua sa troupe, en lui parlant surtout des dangers que courait la religion catholique. On finit par crier : « Vivent le roi, la noblesse, et les aristocrates ! »

« Dès le soir, tous les serruriers furent occupés à forger des menottes, tranchantes au point qu’en remuant les bras les malheureux prisonniers se coupaient les poignets.

« Parmi les paysans, et habillés comme eux, étaient des ci-devant nobles des deux sexes (selon une lettre au Moniteur, parmi les « furies de Machecoul » il y avait trois filles de La Rochefoucauld habillées en paysannes), beaucoup de prêtres réfractaires, entre autres un ancien vicaire de Machecoul nommé Drion (je le nomme parce qu’il faut que les monstres soient connus comme les héros). On l’invita à dire la messe dans l’église. « Non, dit-il, elle n’a pas été purifiée depuis que le curé constitutionnel en est sorti. » Mais que fait-il ? Il fait dresser un autel dans l’endroit même où l’on avait massacré presque tous les citoyens ; il y dit la messe les pieds dans le sang qui coulait encore ; le bas de son aube était sanglant, et il finit par le Domine salvum fac regem.

« Depuis le vendredi 15 mars jusqu’au lundi 23 avril, à peine se passa-t-il un jour qui ne fût marqué par des assassinats. Pour les légitimer en quelque sorte aux yeux de ceux qui commençaient à s’en lasser, Charette écrivait des lettres qu’il s’adressait à lui-même ; tantôt c’était de Nantes, tantôt c’était de Paris. La veille de Pâques, il lut en public une de ces lettres prétendues, dans laquelle on lui marquait que tous les prêtres sexagénaires, détenus dans la ville de Nantes, venaient d’être saignés à la gorge. Dès le lendemain, cette ruse barbare eut l’effet qu’il en attendait. On se porte aux prisons ; 24 de nos malheureux frères sont assassinés le matin et 56 le soir, et ces anthropophages disaient en soupant : « Nous nous sommes bien décarémés aujourd’hui ! »

« Ils n’assommaient plus, mais ils attachaient les prisonniers à une longue corde qu’on leur passait au bras (les brigands appelaient cela leur chapelet) ; puis on les menait dans une vaste prairie où on les faisait mettre à genoux devant un grand fossé. Ils étaient fusillés ; ensuite des piquiers et des assommeurs se jetaient sur ceux qui n’avaient pas reçu de coups mortels.

« Le citoyen Joubert, président du district, eut les poignets sciés avant d’être assassiné ; il le fut à coup de fourches et de baïonnettes.

« Ces barbares ont enterré des hommes vivants. Un jeune homme de dix-sept ans, nommé Gigault, s’est soulevé de dessous les cadavres enterrés avant lui ; mais, n’ayant pas assez de force pour aller loin, il fut bientôt repris et assommé. On voyait encore, le 23 avril, dans cette prairie qui a servi de tombeau à tant de braves et malheureux citoyens, un bras hors de terre, dont la main, encore accrochée à une poignée d’herbe, semblait celle d’un homme qui avait voulu sortir de la tombe.

« Ces monstres avaient assommé dans Machecoul 542 citoyens, et tant de victimes ne suffisaient pas encore à leur fureur, ils voulaient détruire les femmes, et, pour y parvenir, Charette s’écrit encore une lettre de Nantes, où on lui mande que sa femme vient d’être massacrée dans cette ville. Aussitôt toutes les femmes citoyennes sont conduites en prison ; mais le moment n’étant pas venu, on les fit sortir.

« Ces scélérats se partageaient déjà les propriétés des citoyens. L’un d’eux disait un jour à sa femme : « Tu te plaignais de faire ta métairie à moitié, hé bien ! je te la donne ; je viens de tuer le propriétaire. »

« Ils disaient qu’ils combattaient pour la foi, et les prêtres, pour les encourager, leur persuadaient qu’ils iraient droit en paradis, s’ils mouraient en combattant, et en enfer si c’était en se sauvant ; et que, d’ailleurs, s’ils avaient de la foi, les balles ne les atteindraient pas.

« Charette et l’ancien vicaire de Machecoul, sachant que l’armée de Beysser était en chemin, craignaient que cette nouvelle ne jetât l’alarme parmi leur troupe ; ils imaginèrent un moyen pour arrêter la désertion. Le prêtre crie au miracle ; il s’associe un vieillard sur lequel il avait fait tirer quinze coups de fusil à poudre, et ces deux scélérats courent de rue en rue, en disant qu’une prieure de la communauté, morte depuis plusieurs années, leur a parlé. On les questionne ; le prêtre dit que la sainte a recommandé qu’on ne tuât plus personne qu’au combat, et qu’elle a assuré au vieillard, au-devant duquel elle s’est placée lorsqu’on le fusillait, que tous les Bleus mourraient dans la journée du 22. Le commandant Charette fait allumer des cierges autour de la tombe de la prétendue sainte ; on se met à genoux, le prêtre pose la main sur la pierre tombale, et il s’écrie qu’il la sent se soulever. Aussitôt on crie au miracle, on fait des prières, et cette fanatique cérémonie finit par une invitation à revenir le lendemain chercher les paroles de la sainte, écrites derrière une petite Vierge nichée au mur. Quelles étaient les paroles de la sainte ? La liste de toutes les femmes patriotes qu’on devait assassiner avec leurs enfants dans la nuit du 22… »

C’est, depuis l’origine, la même supercherie criminelle attisant le fanatisme et la cruauté. Les missionnaires de Saint-Laurent, on s’en souvient, faisaient promener sur les murs des chapelles des ombres magiques. Et bientôt les chefs vendéens, désirant avoir avec eux un évêque pour donner plus d’élan aux paysans crédules, permettent à un aventurier, Guillot de Folleville, de se dire évêque d’Agra. Il est désavoué par un bref du pape. Les chefs vendéens cachent au peuple cette lettre, et Guillot de Folleville continue à parader avec sa crosse dorée. Quel mépris pour les simples ! Et quel mélange monstrueux de mensonge et de férocité !

Dès les premiers jours de l’insurrection, et par un mouvement à la fois dispersé et concerté, les insurgés s’emparent du district de Challans, en Vendée, de Cholet, dans l’Anjou, et ils occupent si fortement les abords de Nantes que toutes les communications sont coupées entre la grande ville révolutionnaire et l’Ouest. Leur plan était d’occuper solidement les villes, et de s’emparer de celles de la côte, pour assurer le débarquement des Anglais. Ils n’attendent pas, pour appeler l’étranger, d’être ou acculés ou affolés par une longue lutte. C’est tout de suite qu’ils comptent sur lui. C’est vers lui qu’est tournée leur tactique.

Image révolutionnaire.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Les royalistes angevins, vers le milieu de mars, se disaient les uns aux autres :

« Nous avons commencé la contre-révolution quinze jours trop tôt ; nous attendions des Anglais et des émigrés qui devaient débarquer aux Sables-d’Olonne. »

C’est dans l’espoir d’ouvrir la France aux Anglais que Joly, avec ses bandes, livra à la vaillante petite ville des Sables-d’Olonne, si héroïquement dévouée à la Révolution, des assauts répétés. Après l’échec de ces premières tentatives, aux premiers jours d’avril « les commandants des armées catholiques royales des Bas-Anjou et Poitou députaient vers Messieurs du comité de Noirmoutier, René-Augustin Guerry, président du comité de Tiflanges », afin de se procurer « d’Espagne ou d’Angleterre la poudre qui leur manquait, si Messieurs de Noirmoutier ne pouvaient leur en procurer suffisamment ». Et M. Chassin ajoute :

« À cette commission, datée de Saint-Fulgent, le 6 avril 1793, les commandants d’Elbée, Berrard et Sapinaud joignirent, le 8, deux billets à remettre aux chefs militaires de l’un des ports d’Angleterre et d’Espagne où leur émissaire aborderait « les priant de leur procurer, dans le plus court délai, des munitions de guerre et des troupes de ligne, pour parvenir aux fins qu’ils se proposaient. »

Il est vrai que l’Angleterre ne se rendit pas compte d’abord de l’importance du mouvement et de l’aide qu’elle y pouvait trouver. Pendant plusieurs mois, les puissances étrangères ne connaissent que le nom d’un des chefs bretons, le perruquier Gaston. Les princes aussi, le comte de Provence et le comte d’Artois, méconnaissent d’abord le mouvement de Vendée. Pressé de rejoindre ceux qui combattaient pour lui, le comte d’Artois se dérobe. Catherine de Russie a beau lui dire : « Vous êtes un des plus grands princes de l’Europe, mais il faut oublier cela et être un bon et valeureux partisan. » Elle a beau lui offrir, en présence de toute sa cour, une épée portant sur la lame cette inscription : « Donnée par Dieu pour le roi », le comte d’Artois hésite à se jeter dans les aventures. Il évita la Vendée.

De quels égoïsmes monstrueux les paysans étaient enveloppés ! On les avait si bien affolés de fanatisme, de pieuses supercheries et de mensonges, qu’on les jetait à la plus terrible lutte dans l’intérêt de prétendants qui, eux, se ménageaient, et qu’on ne craignait pas de leur proposer comme but la restauration de tout l’ancien régime et des privilèges mêmes dont ils avaient le plus souffert. C’était le rétablissement de la dîme. C’était la reconstitution du domaine d’Église repris sur les paysans aussi bien que sur les bourgeois. Le conseil supérieur de Châtillon-sur-Sèvre ne tardera pas, en effet, à « annuler les ventes des biens ecclésiastiques, domaniaux et autres, dits biens nationaux, faites en vertu des décrets des soi-disant assemblées nationales », ainsi que « les cessions et reventes desdits biens consenties par les premiers acquéreurs. » Il déclarera « qu’il n’appartient qu’au Roi, à l’Église et aux ordres de l’État réunis de prononcer sur la dîme ». Les abonnements de dîmes et autres redevances, qui se payaient en nature, devaient « continuer à être payés de la même manière qu’en 1790 ». Sans doute, les fermiers et propriétaires jouissant par eux-mêmes, étaient autorisés à « lever tous les fruits de leur récolte, sans en laisser aucune partie sur les champs sujets aux droits et redevances ». Mais il leur était enjoint « de faire déclaration sincère et exacte des fruits qu’ils auraient dû laisser sur les terres pour l’acquit des dîmes », afin de rendre compte de ces fruits « dans le cas où le Roi, l’Église et les ordres de l’État le jugeraient à propos, si mieux n’aimaient se libérer tout de suite, en payant sur quittance. » Les dîmes perçues et les revenus des anciens biens ecclésiastiques étaient affectés « aux frais du culte catholique, apostolique et romain, et au traitement de ses membres. » (Voir Chassin.)

Ainsi, ce n’était pas seulement le rétablissement éventuel des dîmes : elles étaient rétablies en fait, puisque les cultivateurs en étaient, même pendant cette période de crise, comptables à l’Église et au roi, et qu’un terrible passif s’accumulait sur eux d’année en année. Selon le code des pays insurgés « les titulaires de bénéfices résidant dans le pays conquis étaient maintenus dans la jouissance desdits bénéfices, nonobstant toute vente ou aliénation faite en vertu des décrets de l’Assemblée nationale. Ils ne pouvaient cependant résilier les baux et expulser les fermiers.

« Les acquéreurs des biens nationaux n’étaient maintenus dans la jouissance desdits biens que d’une manière provisoire, et comme fermiers ou régisseurs comptables envers les titulaires résidant dans le pays conquis. Les baux étaient maintenus jusqu’à leur échéance. Les fermages des biens nationaux, dont les titulaires ou anciens propriétaires né résidaient pas dans le pays, étaient payés au trésorier de l’armée. »

À vrai dire, quand les paysans connurent ces dispositions, quand ils commencèrent à comprendre que, sous prétexte de défendre la religion, la noblesse la plus égoïste et le clergé le plus avide voulaient les dépouiller à nouveau, il y eut des murmures, et au témoignage de Mercier du Rocher, ils allaient disant : « Nous ne sommes pas mieux traités d’un côté que de l’autre ». Mais ce n’est qu’au bout de quelques mois que les chefs, prêtres et nobles, se risquèrent à faire connaître tout leur plan de contre-révolution. Et tout d’abord, les paysans, stupides de fanatisme grossier et exaspérés contre le recrutement, marchaient sans hésitation au combat.

Ah ! de quel péril les cités patriotes et révolutionnaires de l’Ouest sauvèrent la patrie et la liberté ! Si les bourgeois de Fontenay, de Nantes, des Sables-d’Olonne avaient fléchi, s’ils n’avaient pas gardé « la contenance de fermes républicains », si les bandes vendéennes avaient pu saisir d’emblée le grand port de la Loire, Nantes, et le port sur l’Océan, les Sables-d’Olonne, l’attention des émigrés et des Anglais aurait été appelée aussitôt sur le soulèvement de l’Ouest, et l’Anglais aurait abordé les côtes de France à l’heure même où l’Autrichien menaçait ses frontières du Nord. Mais, en Vendée, ces petites villes au grand cœur s’obstinèrent dans la résistance. Les patriotes sablais surtout, en gardant à la Révolution le port de l’Ouest vendéen, rendirent un service immense. Et la lutte de ce que M. Ghassin a si bien nommé « la Vendée patriote », le sang-froid de ces groupes comme perdus en un pays hostile étaient d’autant plus héroïques que, tout d’abord, il ne fut pas aisé aux révolutionnaires vendéens de faire comprendre à Paris, à la Convention, l’étendue du péril.

L’Assemblée sut, par le directeur des postes, le 17 mars, que les courriers de Nantes étaient interceptés. Elle apprit aussi que la révolte avait éclaté aux environs de Redon. Elle porta le 19 une loi terrible, qui condamnait à mort tous ceux qui seraient « prévenus d’avoir pris part aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires qui éclataient ou éclateraient à propos du recrutement, tous ceux qui auraient pris ou garderaient la cocarde blanche ». S’ils étaient pris ou arrêtés les armes à la main, ils devaient être dans les vingt-quatre heures livrés à l’exécution des jugements criminels. Un procès-verbal de deux signatures suffisait à rendre le fait constant : la confiscation des biens suivait la peine de mort.

Toute la Convention vota cette loi. Même c’est Lanjuinais qui y fit introduire les dispositions les plus terribles. C’est lui qui avait demandé que la peine de mort frappât ceux qui « porteraient la cocarde blanche ». Et Marat s’était révolté contre cet excès :

« La mesure proposée par Lanjuinais est la plus insensée, la plus indigne d’un être pensant et bien intentionné pour la République. Elle ne tend à rien moins qu’à faire égorger les vrais patriotes. Ce ne sont pas les hommes égarés contre lesquels il faut sévir, ce sont les chefs. »

Lanjuinais était un homme intrépide et d’esprit inflexible. Il ne faisait pas corps avec les Girondins : il n’aimait ni leur inconsistance un peu bruyante ni leur « impiété », il était janséniste et chrétien fervent. Il avait le sens de la liberté et de la loi, mais son esprit étroit ne comprenait pas les grands mouvements populaires, les nécessités de la Révolution, et toujours, pour combattre l’anarchie et la démagogie, il s’opposait aux actes de vigueur nécessaires. Cette fois, s’il fut terrible, c’est parce que les insurgés de l’Ouest outrageaient la loi, et que Lanjuinais voulait défendre la loi contre tous. J’observe cependant que dans l’opuscule qu’il a écrit pour sa défense en 1793, et qui a été publié par son petit-fils, sous le titre : Examen de la conduite de Lanjuinais, député proscrit, il néglige une occasion très naturelle de rappeler sa motion.

« Camille Desmoulins, écrit-il, dans une adresse du 7 juin dernier, au nom des Jacobins de Paris, m’a accusé d’avoir été le pape de la Vendée. Je n’examinerai point si c’est une faute ou un crime… Je ne lui dirai point qu’il est le pape des calomniateurs ; je laisse là les figures dont il fait un si ridicule emploi. J’affirme simplement que je n’ai jamais eu aucune sorte de relations avec les rebelles de la Vendée, que je n’ai jamais été dans ce pays, que je n’y connais personne et que je n’y ai jamais eu de correspondance. C’est à lui de prouver le contraire ou d’avouer sa turpitude. »

Oui, mais pourquoi Lanjuinais ne répond-il pas que c’est lui qui a proposé contre tous les rebelles de l’Ouest la loi la plus redoutable ? C’eût été une réplique très forte. Mais sans doute, ses impressions à ce sujet s’étaient modifiées un peu, et il laissait volontiers dans l’ombre cette terrible motion.

La Gironde, dans l’ensemble, accueillit assez froidement les communications et les appels de la Vendée patriote. Elle ne prit pas très au sérieux le péril vendéen. Mercier du Rocher l’affirme très nettement. Pervinquière et lui, délégués auprès de la Convention, allèrent, le 23 mars, au Comité de défense générale (et non de sûreté générale, comme l’imprime par erreur M. Chassin à la page 517) :

« Pétion, présidant ce comité, et la plupart des membres qui le composaient étaient du parti qu’on appelait girondin. J’y vis Barbaroux, Vergniaud et Gensonné. On discuta longtemps sur les moyens de ramener la tranquillité dans les départements révoltés. Lamarque proposa de charger le pouvoir exécutif de cet objet. Je répondis que cette disposition était insuffisante ; je représentai la guerre civile et toutes ses horreurs répandues sur le territoire de la Vendée qui serait peut-être bientôt à la merci des Anglais. On me dit qu’il ne fallait pas m’exprimer aussi énergiquement ; mais je répliquai que je n’étais pas là pour cacher la vérité et qu’il fallait bien connaître le mal pour y appliquer le remède. Gensonné dit au comité que le département de la Vendée était entièrement fanatisé, et que, sur vingt citoyens de ce pays, à peine rencontrait-on un patriote. « Gensonné, répondis-je, il y a encore des patriotes dans la Vendée ; mais pourquoi n’as-tu pas dit au Corps législatif la vérité dans le rapport que tu lui en as fait dans la mission sur notre territoire ? Pourquoi lui as-tu caché la disposition où étaient les esprits dans ces contrées ? Pourquoi ne démasquas-tu pas l’incivisme de Péchard, qui était l’âme de l’administration ? Elle était bien coupable, elle a favorisé les prêtres réfractaires et les nobles. »

« Gensonné se tut. On continua la délibération. Santerre, commandant de la garde de Paris, était présent. « D’après ce que vient d’exprimer ce citoyen, dit-il en me montrant, il n’y a pas un instant à perdre. Il faut faire partir pour la Vendée vingt mille hommes de la garde nationale de cette ville dans toutes les voitures qu’on pourra se procurer. Ils seront rendus dans huit jours en présence des brigands, qui rentreront bien vite dans le devoir. Nous saisirons les prêtres, les nobles et les scélérats qui les excitent. Les bons cultivateurs reconnaîtront leurs erreurs ; nous leur parlerons le langage de la raison et de la fraternité, et le calme sera rétabli. » Cette proposition fut appuyée par Marat, mais elle ne fut pas mise aux voix.

« On ne s’inquiétait même pas de recueillir des renseignements sur l’objet dont on s’occupait. Je tombai par hasard sur un carton qui renfermait les pièces que nous avions fait passer au conseil. J’y retrouvai les lettres que nous avions écrites le 4 et 14, et les copies des correspondances que nous avions trouvées sur les chefs des brigands. Tous ces écrits étaient propres à éclairer la discussion. Ils ne furent pas même consultés en cette circonstance. On eût dit que la malveillance dirigeait les opérations du comité. Barère, qui était vice-président, était d’une froideur qui ne peut s’exprimer ; il se tenait serré auprès de Pétion ; on eût dit qu’il attendait l’issue de la lutte entre la Gironde et la Montagne pour se déclarer… Cependant il paraissait plus disposé à se ranger du côté de Guadet que du côté de Marat.

« Ce dernier dit au Comité « que le salut public était la suprême loi, que les ennemis de la patrie levaient un front audacieux, qu’il fallait armer les bons citoyens et leur distribuer des poignards. » En disant ces paroles, il en tira un qu’il avait sous la nappe et l’étendit sur la table. « Voilà le modèle de l’arme que je vous propose, ajouta-t-il ; examinez bien cette arme, comme elle est aiguë ! Comme elle est tranchante ! Que chacun de vous essaie comme moi de percer le sein des ennemis de la République ! »

« Barère répondit que « le Comité n’était point assemblé pour s’occuper de la forme des poignards. — De quel parti es-tu ? lui demanda fièrement Marat. — Du parti de la République, répondit Barère ; quant à moi, je ne sais si Marat en est bien. — Toi, répliqua ce dernier, un républicain ! Barère un républicain ! c’est impossible ! » On fit cesser le débat qui devenait très chaud. »

C’est une des séances violentes dont parle Barère dans ses Mémoires :

« Dans ces temps de crise et de trahison, le comité de défense crut devoir transporter ses séances dans les appartements des Tuileries, et il prit la résolution de délibérer tous les soirs, sous les yeux mêmes de tous les membres de la Convention qui voudraient se rendre dans son sein. Les séances (fin de mars) étaient extrêmement nombreuses et duraient fort avant dans la nuit. Chacun y portait le tribut de ses lumières ; quelques-uns y portèrent le tribut plus dangereux de leurs passions. Tel fut Marat et quelques autres députés irascibles et délirants. »

Mais entre l’exaltation souvent clairvoyante, parfois puérile de Marat et l’esprit d’inaction et d’indifférence de la Gironde, le comité ne décidait rien. Les Girondins, de même qu’ils avaient essayé, au commencement de mars, de cacher à eux-mêmes et aux autres la portée des événements de Belgique, essayaient maintenant de jeter ou de laisser un voile sur les redoutables événements de l’Ouest. Justement, en cette fin de mars, les sections de Marseille, prenant parti contre Barbaroux et ses amis, avaient demandé par une pétition à la Convention qu’ils fussent rappelés. Et Barbaroux, pour relever le défi, avait proposé la convocation des assemblées primaires et l’appel aux électeurs.

L’appel aux départements était, pour la Gironde, la suprême ressource ou tout au moins la suprême tactique. Elle sentait que du côté de la Belgique et de Dumouriez des nouvelles terribles allaient venir. Elle prévoyait un soulèvement de Paris, et elle s’apprêtait à refouler les forces insurrectionnelles parisiennes en s’appuyant sur des forces départementales. Mais comment invoquer les départements contre Paris au nom de la liberté, de la patrie et de la Révolution, si déjà les départements de l’Ouest trahissaient au profit des émigrés, du roi et de l’étranger, la Révolution et la patrie ? Avouer la gravité de l’insurrection de l’Ouest, c’était ou bien reconnaître avec la Montagne que Paris était le centre de salut, la sauvegarde nécessaire, le foyer inviolable et sacré, ou bien se condamner soi-même par un pacte public avec la contre-révolution. D’ailleurs, la thèse de la Gironde, c’était que tous les désordres, tous les malheurs, toutes les défaites étaient la conséquence de l’action des anarchistes travaillant pour le compte de l’étranger. Dès lors, pourquoi s’épuiser à combattre telle ou telle manifestation du mal ? Il fallait en tarir la source, et supprimer l’anarchie. Ainsi, par une logique d’aberration, la Gironde concluait que détruire la Montagne était le vrai moyen de combattre et Pitt et les Vendéens révoltés. Qu’on lise, à cette date, le Patriote français, et l’on verra à quel point l’esprit de la Gironde, faussé par tous les paradoxes de l’orgueil et de la rancune, était devenu incapable de percevoir le vrai et de sauver la Révolution menacée. Il y avait selon les Girondins une triple conspiration : conspiration des anarchistes, conspiration des contre-révolutionnaires, conspiration de l’étranger, et de cette triple conspiration, la branche essentielle et maîtresse, c’était la branche anarchiste. C’est sur celle-là d’abord qu’il fallait porter la hache.

« Nous avons, dit le numéro du 19 mars, découvert ces jours derniers des traces de la triple conspiration tramée à la fois dans toutes les parties de la France, mais ce n’étaient que de faibles étincelles qui annonçaient un terrible incendie. Il résulte, de dépêches communiquées aujourd’hui à la Convention nationale, que les départements de l’Ille-et-Vilaine, de Mayenne et Loire, de la Vendée, des Deux Sèvres et de plusieurs autres des ci-devant provinces de Bretagne et de Normandie, sont en proie aux horreurs de la guerre civile. Des brigands et une multitude égarée, commandés par des émissaires des anarchistes, portent partout le fer et la flamme. Cholet est incendié ; les rebelles, maîtres des chefs-lieux de district, sont réunis en corps d’armée, ils ont des armes, du canon, ils livrent des combats, cependant les corps administratifs et les patriotes témoignent le plus grand courage. Déjà les révoltés ont été complètement battus dans le district de Montaigu, et ont laissé 500 de leurs complices sur la place.

« Il est aisé de voir ici le doigt de Pitt. Ce ministre astucieux croit ne pouvoir mieux seconder les armées des despotes que par une puissante diversion à l’intérieur ; il espère sans doute ainsi s’ouvrir par ces manœuvres nos côtes maritimes. Habile à tirer parti de la crise où nous sommes, il envenime nos divisions intestines ; il alimente cette guerre de libelles, que l’intrigue et le crime fait au patriotisme et à la vertu ; en un mot, il se dispose à recueillir les fruits de ces germes de dissolution que nos anarchistes ont semés. C’est pour Pitt qu’on a avili la représentation nationale, et qu’on a dirigé contre elle la plus cruelle défiance. C’est pour Pitt qu’on a brisé tous les ressorts des lois ; c’est pour Pitt qu’on a laissé Paris sans force publique et qu’on le livre en proie à une poignée de scélérats couverts de boue et de sang ; c’est pour Pitt qu’on a rompu le frein sacré de la morale publique, et qu’on a, pour ainsi dire, popularisé le crime ; c’est pour Pitt qu’on a attenté à la Liberté de la presse, ce palladium de toutes les autres libertés. Aussi marchons-nous avec une effrayante rapidité vers la désorganisation universelle, vers ce renouvellement de la société, but avoué de nos anarchistes, et nous y touchons si une ligue fraternelle, si une contre-conjuration de tous les patriotes ne se hâtent de sauver la République et le genre humain. »

Est-ce que vraiment les Girondins croyaient alors que ceux qu’ils appelaient les anarchistes, c’est-à-dire les plus influents des Montagnards, étaient les agents de l’étranger ? Oui, plusieurs parmi eux avaient fini par le croire. Il leur semblait si monstrueux de n’être plus les chefs de la Révolution qu’ils ne pouvaient expliquer que par l’intrigue et l’or de l’Angleterre et de la Prusse ce renversement de toute raison. Louvet, Salle étaient comme hallucinés. Ce que dit Salle à Garat, en mars 1793, est du délire :

« Je vais tout vous dire, car j’ai tout deviné ; j’ai deviné toutes les trames. Tous les complots, tous les crimes de la Montagne ont commencé avec la Révolution ; c’est d’Orléans qui est le chef de cette bande de brigands, et c’est l’auteur du roman infernal des Liaisons dangereuses, qui a dressé le plan de tous les forfaits qu’ils commettent depuis cinq ans. Le traître La Fayette était leur complice, et c’est lui qui, en faisant semblant de déjouer le complot dans son origine, envoya d’Orléans en Angleterre pour tout arranger avec Pitt, le prince de Galles et le cabinet de Saint-James, Mirabeau était aussi là-dedans ; il recevait de l’argent du roi pour cacher ses liaisons avec d’Orléans, mais il en recevait plus encore de d’Orléans pour le servir. La grande affaire pour le parti d’Orléans, c’était de faire entrer les Jacobins dans ses desseins. Ils n’ont pas osé l’entreprendre directement : c’est d’abord aux Cordeliers qu’ils se sont adressés : dans les Cordeliers, à l’instant, tout leur a été vendu et dévoué. Observez bien que les Cordeliers ont toujours été moins nombreux que les Jacobins, ont toujours fait moins de bruit ; c’est qu’ils veulent bien que tout le monde soit leur instrument, mais qu’ils ne veulent pas que tout le monde soit dans leur secret. Les Cordeliers ont toujours été la pépinière des conspirateurs : c’est là que le plus dangereux de tous, Danton, les forme et les élève au meurtre et au massacre ; c’est là qu’ils s’exercent au rôle qu’ils doivent jouer ensuite dans les Jacobins, et les Jacobins qui ont l’air de mener la France, sont menés eux-mêmes, sans s’en douter, par les Cordeliers. Les Cordeliers, qui ont l’air d’être cachés dans un trou de Paris, négocient avec l’Europe, et ont des envoyés dans toutes les Cours qui ont juré la ruine de notre liberté ; le fait est certain, j’en ai la preuve.

« Enfin, ce sont les Cordeliers qui, après avoir englouti un trône dans des flots de sang, se préparent à verser de nouveaux flots de sang pour en faire sortir un nouveau trône. Ils savent bien que le côté droit où sont toutes les vertus, est aussi le côté où sont les vrais républicains ; et s’ils nous accusent de royalisme, c’est parce qu’il leur faut ce prétexte pour déchaîner sur nous les fureurs de la multitude, c’est parce que des poignards sont plus faciles à trouver que des raisons. Dans une seule conspiration, il y en a trois ou quatre.

Bataille de Nerwinde, le 18 Mars 1793.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)



« Quand le côté droit tout entier sera égorgé, le duc d’York arrivera pour s’asseoir sur le trône ; et d’Orléans qui le leur a promis, l’assassinera. D’Orléans sera assassiné lui-même par Marat, Danton et Robespierre, qui lui ont fait la même promesse ; et les triumvirs se partageront la France couverte de cendres et de sang, jusqu’à ce que le plus habile de tous, et ce sera Danton, assassine les deux autres, et règne seul, d’abord sous le titre de dictateur, ensuite, sans déguisement, sous celui de roi. Voilà leur plan, n’en doutez pas ; à force d’y rêver, je l’ai trouvé ; tout le prouve et le rend évident. Voyez comme toutes les circonstances se lient et se tiennent ! Il n’y a pas un fait dans la Révolution qui ne soit une partie et une preuve de ces horribles complots. Vous êtes étonnés, je le vois ; serez-vous encore incrédule ?

« — Je suis étonné, en effet. Mais, dites-moi, y en a-t-il beaucoup parmi vous, c’est-à-dire de votre côté, qui pensent comme vous sur tout cela ?

« — Tous, presque tous. Condorcet m’a fait une fois quelques objections ; Sieyès communique peu avec nous ; Roland, lui, a un autre plan, qui quelquefois se rapproche et quelquefois s’éloigne du mien ; mais tous les autres n’ont pas plus de doute que moi sur ce que je viens de vous dire ; tous sentent la nécessité d’agir promptement, de mettre promptement les fers au feu pour prévenir tant de crimes et de malheurs, pour ne pas perdre tout le fruit d’une révolution qui nous a tant coûté. »

Notez que lorsque le Patriote français parle, en soulignant les mots, de la triple conspiration (et il en parle sans cesse à cette date), il fait écho aux propos de Salle. Les Girondins donnaient une sorte de tour cabalistique et de formule mystérieuse aux combinaisons incroyables qu’imaginait leur esprit surexcité. La triple conspiration devenait la hantise du parti, le mot de passe que les initiés prononcent en public, mais en lui donnant un sens secret plus profond, une signification ésotérique.

Comment des hommes aussi hallucinés auraient-ils pu voir la marche de la contre-révolution dans l’Ouest ? Comment auraient-ils pu la combattre ? Barère le prudent, ou, comme disait Desmoulins, Barère le dogmatique, se laissa gagner, sans doute, par cette contagion de soupçon et de folie. Je sais bien qu’il ne faut accorder qu’un médiocre crédit à ses Mémoires, où en s’imaginant se défendre, il s’est rapetissé lui-même comme à plaisir. Il n’était plus, quand il les écrivait, soutenu par le grand souffle de la Révolution ; il n’était plus comme agrandi lui-même par la grandeur des événements, et il ne lui reste bien souvent que ses impressions les plus mesquines et les plus misérables sur les hommes. On dirait qu’ayant survécu il s’en excuse, en rabaissant ceux qui furent frappés.

Pourtant, s’il a, dans ses Mémoires, précisé bien des pensées qui, sans doute, furent flottantes, et aggravé bien des jugements qui furent moins sévères quand Barère était en contact direct avec les événements et les hommes, il a puisé, sans doute, dans le fond de ses impressions et de ses souvenirs ce qu’il dit de Marat et de Danton :

« Marat fut l’agent secret de Pitt et du comte de Provence pendant la crise révolutionnaire ; il avait été indiqué au ministre anglais et au prince de l’émigration par M. de Galonné, qui avait connu Marat à Paris pendant les premières assemblées des notables, et qui dirigea la plume de cet écrivain. C’est de Marat que M. de Calonne dit au jour au libraire du faubourg Saint-Germain qui le lui avait fait connaître :

« — Ah ! les notables veulent des révolutions, je leur en ferai ; votre homme me sera très utile ». Marat alla à Londres pendant la première année de la Révolution et prit les instructions de William Pitt et de M. de Galonné réfugié en Angleterre. À son retour, il publia les premiers numéros de l’Ami du peuple, où il propagea les exagérations démagogiques. »

Et voici ce que Barère dit de Danton, précisément à propos de la Vendée :

« Il obséda le comité, relativement à la guerre de Vendée, jusqu’à ce qu’il eût obtenu, par ses importunités et ses nouvelles, qu’on délibérât sur la nécessité de faire partir des bataillons volontaires de Paris, et de donner le commandement général de cette armée à Santerre, instrument docile entre les mains de Danton. Celui-ci agissait-il ainsi dans l’intérêt de la Commune, par les insinuations d’un parti puissant qui se tenait au fond de l’Allemagne et ensuite à Londres ?… »

Et il termine par ces paroles où le sous-entendu éclate :

« C’est à l’histoire inexorable et surtout investigatrice de la vérité, qu’il appartiendra plus particulièrement de signaler les causes secrètes, les agents coupables ou intéressés de cette exécrable guerre civile ; alors on sera bien étonné, sans doute, de voir quelles mains ont déchiré le sein de la patrie, quels profonds hypocrites ont entretenu au cœur de la France cette contagion politique et ce fantôme furieux, qui devait empêcher la liberté politique de s’établir et le droit du peuple de s’organiser, protégé par une Constitution et des lois sages. »

Je sais que ces insinuations de Barère s’appliquent à une période ultérieure de la guerre de Vendée ; et je n’oublie pas non plus que quand il écrivait ces lignes, Barère éprouvait, sans doute, le besoin de se justifier devant la postérité d’avoir ou immolé ou laissé immoler Danton et Robespierre. Mais, encore une fois, ces hypothèses plus que suspectes ont dû traverser son esprit en cette fin de mars où il se tenait, suivant l’expression de Mercier du Rocher, « serré contre Pétion » et en communication assez étroite avec la Gironde.

L’idée de Barère et des Girondins était que les défaites, les crises, les convulsions servaient la politique d’action véhémente, enthousiaste, brutale de Danton, de Robespierre, de Marat et de la Commune de Paris ; et ils concluaient avec la logique délirante des partis :

« Puisque la violence des événements sert la tactique de nos adversaires, ce sont eux qui provoquent cette violence des événements. »

De là, le roman extravagant de Salle. De là, l’audacieuse affirmation du journal girondin, que les troubles de Vendée sont fomentés « par des émissaires anarchistes ». Certes, les Montagnards aussi avaient leurs hypothèses insensées et leur logique folle. Quand Robespierre, sur la foi d’un propos étourdi de Carra, accusait tout le parti de la Gironde de vouloir instaurer sur le trône le duc d’York ; quand les Montagnards, constatant que la politique de résistance de la Gironde les conduirait peu à peu à faire cause commune avec les royalistes, concluaient que les Girondins servaient de parti pris les royalistes, c’était le même égarement de passion, le même sophisme énorme. Mais ces hypothèses passionnées et fausses ne cachaient pas aux Montagnards le péril présent et pressant. Elles l’aggravaient, au contraire, à leurs yeux, puisque, selon eux, la contre-révolution royaliste était comme doublée d’une intrigue girondine.

Aussi leur action contre les forces de réaction restait directe, sincère, totale. Ils criaient d’abord : Contre l’ennemi ! Sus à l’envahisseur ! Sus aux conspirateurs et aux traîtres ! Et si un éclat de la foudre lancée par eux rejaillissait sur la Gironde, c’était tant pis selon Danton, qui aurait voulu ménager encore et concilier tous les éléments révolutionnaires ; c’était tant mieux selon Robespierre, Marat, Hébert et la Commune. Mais c’est l’étranger, c’est l’insurgé, c’est l’Autrichien, le Prussien, le Vendéen que la foudre de la Montagne frappait d’abord. Leurs erreurs mêmes passionnaient les Montagnards à l’action ; et, au contraire, les Girondins étaient comme hébétés et paralysés par leurs hallucinations politiques. Ce n’était plus, en mars, qu’un parti incapable d’action, un parti infirme. La fièvre des Montagnards se tournait en énergie de combat ; celle des Girondins se perdait en illusions délirantes, en rêves agités tout ensemble et immobiles.

Après n’avoir vu dans la révolte funeste de l’Ouest qu’une manœuvre des anarchistes parisiens envoyés en secret par la Commune, le Patriote français prodigue, de numéro en numéro, les notes optimistes. Ce n’est rien ou presque rien.

Numéro du 22 mars :

« Dans le département de la Mayenne, les révoltés, quoique rassemblés au nombre de plusieurs mille, n’ont pas eu de succès. Ils ont été repoussés de Laval et de plusieurs autres villes ; et on leur a fait des prisonniers. »

Numéro du 25 mars :

« Des nouvelles consolantes sont arrivées des départements du Nord-Ouest. Nantes, qui avait été entièrement bloquée par les rebelles, est maintenant dégagée. Cette ville dut son salut à l’intrépidité des corps administratifs et au courage infatigable de sa brave garde nationale… »

Numéro du 26 mars :

« Les nouvelles des départements en proie à la guerre civile sont très satisfaisantes. »

Ainsi, la Gironde endormait, dans un optimisme systématique, la vigilance de la Révolution menacée. Et quand Mercier du Rocher vint dire la réalité, l’immensité du péril, on lui fit bien voir, par un accueil glacial, qu’il n’était qu’un importun.

Or, en même temps qu’elle révélait, en face de la guerre civile commençante, ce trouble presque délirant de la pensée et cette incapacité d’action, la Gironde s’égarait en manœuvres haineuses et funestes devant la trahison maintenant flagrante de Dumouriez. À peine la Convention toute entière, de l’extrémité de la droite au sommet de la Montagne, avait-elle affirmé sa foi dans le patriotisme révolutionnaire de Dumouriez, qu’elle recevait de celui-ci, le 14 mars, la lettre la plus inquiétante.

De retour en Belgique, et exaspéré par l’échec de son expédition en Hollande, il se posait en juge de la Révolution. Il assurait que l’anarchie des services administratifs, l’influence croissante des partis violents, l’application inconsidérée à la Belgique du décret du 15 décembre avaient tout ensemble désorganisé l’armée et exaspéré le peuple belge. Il annonçait que, d’autorité, sans tenir compte des volontés de la Convention et de ses commissaires, il allait en Belgique changer le système politique, ménager les croyances et les intérêts follement violentés. C’était la première sommation d’un général factieux. Le président Bréard jugea la lettre si grave qu’il la transmit au comité de défense générale sans la lire à la Convention. Le Comité décida de la tenir secrète, jusqu’à ce qu’une démarche ait été faite auprès de Dumouriez et qu’il ait été mis en demeure de s’expliquer.

Danton et les Girondins avaient, à ce moment, un égal intérêt à contenir Dumouriez, à le ramener, à prévenir tout éclat et tout scandale. Les Girondins venaient de le revendiquer comme étant à eux et rien qu’à eux. Danton l’avait soutenu, encouragé : il avait cru en lui, s’était compromis avec lui. Les Girondins comprirent que lui seul était de taille à agir sur Dumouriez, et c’est sans doute à ce moment-là que quelques-uns parurent se rapprocher de lui, adopter à son égard un langage plus conciliant. C’est probablement aux conversations de ces jours-là que songe Danton, lorsqu’il dit à la Convention, le 1er avril, pour protester contre la soudaine et criminelle agression de la Gironde : « Quand, tout en semblant me caresser, vous me couvrez de calomnies, quand beaucoup d’hommes, qui me rendent justice individuellement, me présentent à la France entière, dans leur correspondance, comme voulant ruiner la liberté de notre pays… »

Danton partit pour la Belgique. Il restait une suprême espérance : c’est que Dumouriez, dans la bataille décisive qui se préparait entre lui et les alliés, remportât la victoire. Peut-être, consolé dans son orgueil militaire, protégé par cette victoire nouvelle contre les sévérités prévues de la Convention, reviendrait-il à l’obéissance. Ou je le persuaderai, avait dit Danton, ou je le ramènerai.

Mais Dumouriez fut vaincu le 18 mars à Nerwinde : après des assauts répétés, dont Dumouriez conduisit en personne le quatrième, l’armée française dut abandonner le champ de bataille. Elle se replia, maintenue encore en assez bon ordre par le général vaincu qui prodiguait son activité et son courage comme s’il n’était pas déjà résolu à la trahison. Ah ! quelle dut être la douleur de Danton, à ce coup qui semblait remettre en question toute la partie qu’on pouvait croire gagnée ! Mais il n’y a en ce grand cœur ni défaillance, ni amertume, et il garde assez de force d’âme pour admirer tout haut ce qui se mêlait d’intrépidité et d’élan à la félonie de Dumouriez. Il ne craint pas de dire à la Convention, le 1er avril :

« Il faut que vous sachiez que ce même homme, en manifestant son opinion contre la Convention et contre le peuple français, ce même homme, dis-je, par une singularité étrange, par un reste de vanité militaire, était constamment, nuit et jour, à cheval, et que jamais, tant que nous avons été dans la Belgique, il n’y a eu deux lieues de retraite qu’il n’y ait eu un combat. »

Dumouriez se répand en propos offensants et menaçants. Il déclare que la Convention est un ramassis d’imbéciles conduits par des scélérats. Il déclare qu’il faut en finir avec l’anarchie et rétablir l’ancienne Constitution, celle de 1791, c’est-à-dire la monarchie tempérée.

Mais pour pouvoir marcher sur Paris, il faut qu’il ne soit pas inquiété par l’armée ennemie. Le 25 mars, il retient à déjeuner le colonel Mack, envoyé par le général autrichien, le prince de Cobourg, pour négocier au sujet des blessés. Il s’ouvre à lui de ses desseins et obtient la promesse que le prince de Cobourg annoncera, dans une proclamation, qu’il suspend les opérations de son armée pour permettre au général français de rétablir l’ordre et les lois. Grande fut la colère du souverain autrichien quand il apprit que Cobourg était entré dans la voie des négociations et avait paru garantir l’intégrité territoriale de la France à la condition que l’autorité légitime y serait rétablie. Les appétits de l’étranger étaient éveillés par ses premiers succès ; et il ne lui suffisait pas de royaliser de nouveau la France, il voulait la démembrer. « Déjà, s’écriait l’empereur d’Allemagne, roi de Bohême et de Hongrie, déjà Dumouriez a joué les alliés par des négociations perfides lors de la campagne de l’Argonne. Il ne nous dupera plus. » Mais il fut aisé au prince de Cobourg de déchirer son engagement, car Dumouriez ne put réaliser son plan et marcher sur Paris.

Il jeta bien le gant à la Convention en arrêtant les commissaires qu’elle avait envoyés vers lui pour le sommer de paraître à sa barre. Il saisit Camus, Lamarque, Quinette, Bancal et le ministre de la guerre Beurnonville, son lieutenant d’hier, et il les livra aux Autrichiens, sous prétexte d’avoir des otages qui répondent de la vie de la reine pendant qu’il marcherait sur Paris. Mais il eut beau aller dans les camps haranguer lui-même les soldats, envoyer quelques-uns de ses officiers pour prendre possession, en son nom, de Lille, de Valenciennes, les soldats étaient troublés, hésitants. La Convention, par ses commissaires de la frontière du Nord, fit répandre, dans l’armée de Dumouriez, des proclamations rappelant les soldats patriotes au respect de la loi, à la défense de la Révolution et de la patrie. Les volontaires que Dumouriez n’avait pas eu le temps de séparer des troupes de ligne, entraînèrent celles-ci vers le devoir ; et Dumouriez, sentant que son armée chancelante se livrerait à la Convention, alla d’un galop se livrer aux Autrichiens. La trahison était consommée.

Que la France ne s’affole pas : la fidélité même de cette jeune armée soumise à une si redoutable épreuve, et dont les yeux, encore éblouis de Valmy et de Jemmapes, s’ouvrent cependant à la vérité, est un réconfort et une espérance. Mais surtout que la Révolution ne se divise pas et que, dans cette commune épreuve, elle refasse l’unité des cœurs !

Mais voici que gronde l’orage des querelles civiles. Contre les Girondins, le mouvement, à peine dessiné au commencement de mars, se déchaîne. Les Enragés, ceux qui avaient dénoncé la trahison de Dumouriez à une heure où Danton, Robespierre, Marat lui-même, le défendaient, triomphent. Ils agissent aux Cordeliers, aux Jacobins. Assez d’hésitation ! assez de faiblesse ! Il ne suffit pas de frapper le traître. Il faut frapper cette Gironde qui a fomenté et protégé la trahison. Marat se jette de nouveau à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire. Il dit aux Jacobins, le 27 mars :

« Que toutes les sections de Paris s’assemblent pour demander à la Convention si elle a des moyens de sauver la patrie, et qu’elles déclarent que, si elle n’en a pas, le peuple est disposé à se sauver lui-même. »

Robespierre résiste encore à tous les courants de violence. Il veut qu’on en finisse avec la Gironde, mais par des moyens légaux. Il ne veut pas qu’on touche à la Convention, qu’on la violente ou qu’on la mutile. Mais il croit l’heure venue de réduire à l’impuissance politique absolue les Girondins.

« La Convention doit se lever aussi. Elle doit donner au peuple le signal de se lever contre les ennemis intérieurs. Elle s’endort au bruit des voix enchanteresses de quelques intrigants. Ils veulent dégrader la Convention, la mettre dans l’impuissance de faire le bien, pour la dissoudre. Il faut que le peuple sauve la Convention, et la Convention sauvera le peuple à son tour.

Quand je propose des mesures fermes et vigoureuses, je ne propose pas ces convulsions qui donnent la mort au corps politique. Je demande que toutes les sections veillent et s’assurent des mauvais citoyens, sans porter atteinte à l’inviolabilité des députés. Je ne veux pas qu’on touche à ces fragments de la représentation nationale ; mais je veux qu’on les démasque, qu’on les mette hors d’état de nuire.

« Il faut présenter à la Convention, non pas de vaines formules, que les ennemis de la patrie attendent, parce qu’elles secondent leurs projets ; mais il faut lui présenter le tableau énergique des malheurs publics, des trahisons de tout genre qui compromettent les succès de nos armes. Quelles sont ces mesures ? Les voici : il est impossible que nous puissions dompter nos ennemis extérieurs si nos ennemis intérieurs peuvent impunément lever la tête au sein de la France.

« Il faut donner la chasse à tous les aristocrates ; il faut que les départements fidèles tombent sur les départements gangrenés ou corrompus ; il faut que les défenseurs de la patrie marchent sous des chefs patriotes ; et pour cet effet, il faut destituer tous les généraux suspects et tous les citoyens qui ont souscrit à des actes d’incivisme…

« …Il faut en un mot, que la nation se lève, et qu’elle extermine ses ennemis, en respectant seulement la représentation nationale. »

Le lundi 1er avril, aux Jacobins, il insiste :

« Il faut trouver le salut de la patrie dans le génie du peuple et dans la vertu de la Convention.

« — Dans la force du peuple, s’écrie un membre.

« — Je ne parle pas par interprète, je ne dis que ce que je veux dire. La République ne peut être sauvée par une boutade, par un mouvement partiel et inconsidéré. Il existe encore, dans ce moment, une ressource à la liberté, c’est la lumière, c’est la véritable connaissance des moyens de salut, et je vous dis, dans la vérité de mon cœur, que la plus fatale de toutes les mesures serait de violer la représentation nationale. »

Ainsi épurer les armées, organiser sérieusement dans les sections la surveillance des menées contre-révolutionnaires, inviter les départements patriotes à envoyer des forces dans l’Ouest, profiter de la crise pour discréditer la Gironde et lui arracher tout pouvoir politique, toute influence dans les comités, sans l’exclure toutefois de la Convention et sans faire brèche à la représentation nationale : voilà la politique de Robespierre : et le Patriote français qui dénonce l’appel aux départements patriotes comme un signal d’assassinat, oublie que les patriotes vendéens demandaient, en effet, des secours à tous les révolutionnaires des régions voisines. Au fond, Robespierre avait, dans la nouvelle crise, la même tactique qu’avant le Dix-Août. Alors aussi, il déconseillait la violence : il pensait que l’union, l’action légale et concertée des patriotes obligeraient la Législative à faire tout son devoir, à convoquer une Convention nationale qui, sans émeute, sans assaut aux Tuileries, avec toute la force du peuple et de la loi, résoudrait le conflit de la Révolution et de la royauté.

Alors comme aujourd’hui, il déconseillait les « mouvements partiels », c’est-à-dire, au fond, l’insurrection, car il n’y a jamais d’insurrection totale. Mais il se résigna enfin à la « boutade » du 10 août comme il va se résigner bientôt à la « boutade » du 31 mai et du 2 juin. Mais, que ce fût par la force légale ou par la force insurrectionnelle, les Jacobins voulaient en finir avec la Gironde. Danton pouvait être tenté, dès son retour à Paris, de donner, lui aussi, à fond contre les Girondins. C’était pour lui la diversion décisive. Il comprenait bien que la défaite et la trahison de Dumouriez l’avaient ébranlé, compromis. Il pouvait se dégager, et retrouver toute sa popularité révolutionnaire, en concentrant sur la Gironde, haïe du peuple, toutes les responsabilités. Bien des inimitiés, bien des jalousies le guettaient.

Certes, il serait plus que téméraire d’aller chercher la vraie pensée de Barère dans ce « compte rendu à ses commettants » rédigé par lui en 1795 dans la citadelle d’Oléron et où, pour se défendre, pour désarmer un peu la réaction triomphante, il a consenti, hélas ! à calomnier le grand révolutionnaire.

Arrestation des membres de la Convention nationale par Dumouriez le 4 avril 1793.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Eût-il osé, pourtant, même alors, écrire ce qu’il a écrit des rapports de Dumouriez et de Danton, si son esprit n’eût, dès 1793, accueilli quelques impressions défavorables ? Or, voici ce qu’il dit :

« Exaspérés par les affaires de Belgique, les amis de la patrie ne virent pas, sans concevoir de graves soupçons, Danton faisant l’éloge de Dumouriez, promettant de l’amener devant l’Assemblée s’il trahissait, mais s’opposant avec obstination à ce que le Comité fit lecture d’une fameuse lettre écrite par Dumouriez à la Convention, sous la date du 12 mars. Lue à propos, cette lettre aurait sans doute permis de prévenir une partie des maux que nous fit ce général royaliste. Le système de Danton était, en effet, de provoquer, à quelque prix que ce fût, un mouvement tumultueux dans Paris, de frapper la Convention, de la dissoudre en tout ou en partie : son but était de fournir à Dumouriez un prétexte de diriger son armée sur Paris en la faisant précéder d’une proclamation aux départements sur la nécessité de réparer le mal causé par la violation de la représentation nationale… Un pareil système était d’autant plus perfide que les trois orateurs de ce parti ne cessaient de parler de la coalition du côté droit avec Dumouriez.

« Cependant, ce général agissait pour d’Orléans ; d’Orléans était le député du corps électoral robespierriste ; d’Orléans n’était pas étranger aux intrigues de Danton, et moins encore à celles de Marat. D’un autre côté, il y avait des rapports intimes de correspondance entre Dumouriez et Gensonné. Tout cela me donnait à penser, et je ne savais en moi-même que me défier de tous ces chefs des deux partis contraires. »

C’est, en ce qui touche Danton, un roman presque aussi absurde que celui de Salle ; mais c’est l’indice des défiances qu’il inspirait, c’est le signe de l’efficacité des calomnies amoncelées contre lui. Barère, dans ses Mémoires, revient sur ce sujet :

« D’un côté, la Belgique était le premier objet de la convoitise de Danton et de Lacroix pour acquérir des richesses et se rendre maîtres de la Révolution à Paris ; de l’autre, le principal objet du parti Gensonné et Brissot était d’avoir à sa disposition un général et une armée pour ensuite organiser la France en fédération comme les États-Unis, et neutraliser ainsi la force gigantesque et corrompue de la capitale.

« En effet, à toutes les époques depuis 1791, nous avons eu une caste plus dangereuse que celle des prêtres et des nobles, c’est la caste moderne des profiteurs de Révolution : ambitieux qui n’ont jamais changé d’esprit et de principes de conduite, qui ont toujours cherché à se placer derrière des généraux célèbres, heureux et entreprenants, afin que, avec le secours de ces militaires, transformés en mannequins du pouvoir, ils pussent s’emparer du trésor public, de la puissance et des divers emplois honorifiques et lucratifs. »

Ici, l’explication est encore rabaissante pour Danton. Il est injuste de dire qu’il ait cherché en Belgique richesse et pouvoir. Et j’ai dit déjà quel était son vaste et noble dessein. Mais, du moins, Barère ne l’accuse plus d’avoir été le complice de Dumouriez, et d’avoir suscité des troubles à Paris pour donner au général factieux un prétexte à intervenir. Évidemment, comme il en convient, c’est la Gironde qui comptait, pour mater au besoin les anarchistes de Paris, sur le prestige et sur l’épée du général victorieux. Il était pour elle, avec ses soldats venus de toute la France, le chef de ces forces départementales qu’elle n’avait pu, à son gré, appeler et maintenir à Paris. Et Barère, résumant sa double accusation, dit :

« J’avoue que l’on employa quinze ou vingt séances bien inutilement pour se convaincre que Danton et Lacroix voulaient exploiter seuls tous les profits et avantages de la conquête rapide des Pays-Bas ; tandis que Gensonné et son parti cherchaient, de leur côté, à mettre de leur bord, et sous leur unique influence, le vainqueur de Jemmapes. »

A travers toutes ces contradictions et variations de Barère, il apparaît du moins avec certitude qu’à la fin de mars 1793 il était tout disposé à accueillir les accusations portées contre Danton aussi bien que celles portées contre la Gironde. L’esprit conciliant de Barère avait deux faces, une face bienveillante et une face hostile. Tantôt il conciliait deux forces opposées en reconnaissant les services de l’une et de l’autre. Tantôt il les conciliait en imputant des méfaits également à l’une et à l’autre, et selon les événements, c’est l’une ou l’autre face de son esprit « conciliant » qui apparaissait. Danton, en mars 1793, avait lieu de redouter la face hostile. Je ne sais s’il pouvait compter à fond sur Robespierre. Sans doute, celui-ci, le soir du 1er avril et quand déjà Danton a gagné devant la Convention une grande bataille, parle avec éloge du patriote, mais je ne vois pas qu’avant cette épreuve décisive il ait dit un mot pour encourager Danton et pour le défendre. Robespierre trouvait sans doute que c’était déjà trop pour lui de s’être compromis un peu dans son discours du 12 mars, par un témoignage de confiance, si réservé fût-il, à Dumouriez, et, dans le secret de son âme profonde et un peu trouble, où des jalousies inavouées se mêlaient aux pensées les plus nobles, il n’était point fâché sans doute de ces imprudences qui, sans perdre encore Danton, le diminuaient. J’observe que, quelques jours après, dans son discours du 10 avril, Robespierre produit ses griefs contre la Gironde, à propos de Dumouriez, sous une telle forme que Danton en est atteint :

« J’ai entendu, comme beaucoup de membres de cette assemblée l’ont pu faire, Vergniaud prétendre que l’opinion politique de Dumouriez était indifférente (Murmures), qu’il était nécessaire à la cause de la République. (Murmures prolongés.)

« Vergniaud. — Je vous donne un démenti formel.

« Un membre. — Et Danton ? Que nous a donc dit Danton ?

« — Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un commissaire à l’armée ait pu être trompé un moment sur les desseins de Dumouriez, qu’il ne voyait que dans ses fonctions, au milieu de ses troupes ; mais ce qui doit étonner, c’est que ceux qui étaient en relations habituelles avec lui, c’est que ceux qui ont marché à ses côtés dans la carrière de la Révolution n’aient point trouvé de quoi faire leur opinion sur le compte de ce général. »

Ainsi présentée, la défense de Danton est très faible. Il connaissait au moins autant Dumouriez que la plupart des Girondins. Et je me demande si déjà Robespierre n’avait point recueilli, dans un obscur repli de ses haines à effet lointain, le germe des monstrueuses accusations qui s’épanouirent horriblement, un peu plus tard, dans le réquisitoire de Saint-Just :

« Tu consentis à ce qu’on ne fit point part à la Convention de l’indépendance et de la trahison de Dumouriez… tu provoquas une insurrection dans Paris, elle était concertée avec Dumouriez ; tu annonças même que s’il fallait de l’argent pour la faire, tu avais la main dans les caisses de la Belgique. Dumouriez voulait une révolte dans Paris pour avoir un prétexte de marcher contre cette ville de la liberté, sous un titre moins défavorable que celui de rebelle et de royaliste. »

Je m’arrête, nous retrouverons bientôt ces tristes choses. Saint-Just reprend contre Danton, pour le frapper à mort, les inventions délirantes du girondin Salle, et Barère, dans son compte rendu à ses commettants, reprend le rapport de Saint-Just. Il est vrai qu’il reproduira aussi contre Robespierre les calomnies des thermidoriens, impartial comme le panier de la guillotine qui recevait toutes les têtes. Ô Barère, si grand à certaines heures quand l’esprit de la Révolution entre en lui, si petit et si misérable quand il est abandonné à ses peurs et à ses jalousies !

Mais quoi ! si Robespierre est secrètement soupçonneux, si Barère, un de ceux pourtant qui ont voté la mort du roi et rejeté l’appel au peuple, est prêt aux plus infamantes hypothèses, quel rude assaut va soutenir Danton ! La Gironde va sans doute, pour se dégager, rejeter sur lui tout le fardeau, et est-il sûr qu’il sera ménagé par le centre et soutenu par la Montagne ? De retour à Paris, après la défaite de Dumouriez à Nerwinde et la retraite sur Louvain, Danton employa sans doute quelques jours à explorer le terrain et à s’orienter, avant d’adopter un système définitif de défense ou d’attaque. À quel moment précis rentra-t-il à Paris ? Mortimer-Ternaux dit dans une note :

« Danton était le 21 à Bruxelles. Il dut en partir le soir même ou au plus tard, le 22 au matin. Il était donc de retour à Paris le 24. Mais, pendant deux ou trois jours, il se tint caché et ne parut à la Convention que le 27 mars. Dans quel but le célèbre tribun s’éclipsa-t-il pendant plus de quarante-huit heures, lorsqu’il apportait des nouvelles aussi graves ? Nul ne peut le dire, mais quant au fait matériel, il nous semble hors de toute contestation. Nous n’avons besoin pour le prouver que d’invoquer : 1o le rapport adressé à la Convention à la date du 22 mars, et inséré au Moniteur, no 86 ; 2o les deux lettres que Lacroix écrivait à Danton les 25 et 28 mars. »

Tout d’abord, pour bien poser la question, il faut se débarrasser de l’erreur commise par le Moniteur, dans l’analyse du discours de Danton du 1er avril.

« Que vous a-t-il dit (Lasource) ? Qu’à mon retour de la Belgique je ne me suis pas présenté au Comité de défense générale ; il en a menti ; plusieurs de mes collègues m’ont cru arrivé vingt-quatre heures avant mon retour effectif, pensant que j’étais parti le jour même de l’arrêté de la Commission : je ne suis arrivé que le vendredi 29, à huit heures du soir. »

Il est impossible que Danton ait dit cela, puisqu’il avait pris la parole le 27 à la Convention, où il prononça un grand discours. Mais nous ne savons plus au juste à quel moment Danton est arrivé à Paris. C’est dans la nuit du 20 au 21 que Delacroix et lui avaient eu une entrevue avec Dumouriez. Ils n’en avaient emporté que de vagues et inquiétantes paroles. Ils étaient revenus à Bruxelles le 21 pour rendre compte à leurs collègues du résultat de cette entrevue, et la Commission décida que Danton rentrerait à Paris. Elle prit sans doute cet arrêté dans la journée même du 21. Les commissaires Treilhard et Robert écrivent de Tournay, le 24 mars, à la Convention :

« Danton vous a déjà instruit de notre situation au moment où il est parti pour Paris d’après un arrêté de la Commission. »

Et nous savons par là, avec certitude, que cet arrêté est antérieur au 24. Mais nous n’en avons pas la date précise. Le rapport publié au no 86 du Moniteur et dont parle Mortimer-Ternaux est une lettre de Delacroix à la Convention. Elle est datée de Gand le 22 mars. Or, il est visible qu’elle a été écrite après la séparation de Danton et de Delacroix et après l’arrêté de la Commission qui envoyait Danton à Paris. Il dit en effet :

« Nous avons eu la franchise, Danton et moi, de vous dévoiler tout ce qui nous faisait craindre pour le sort de notre armée et de la Belgique. Les nouvelles qui me parviennent dans cet instant, etc… »

Il n’est donc plus avec Danton. Il ajoute :

« Je vous dénonce un abus que nous avons découvert en parcourant l’armée et qui pouvait (je crois qu’il faut lire pourrait) échapper à mon collègue Danton. »

Il est clair que Delacroix complète, par un détail qui aurait pu échapper à Danton, le rapport que celui-ci va faire à Paris. Enfin, le doute n’est plus possible quand on compare la lettre adressée par Delacroix à Danton et la lettre de Delacroix à la Convention. Delacroix écrit à Danton, à la date du 25 :

« Je n’ai pu me rendre à l’armée, mon cher ami, comme nous en étions convenus. Un accident arrivé à ma voiture m’a retenu à Gand. »

Et la lettre, datée de Gand, que Delacroix écrit, le 22, à la Convention, commence ainsi : « Un accident de voiture m’a obligé à retarder de quelques instants mon retour à l’armée. » C’est donc avant le 22 que Delacroix avait promis à Danton, en le quittant, de le renseigner sur l’état de l’armée. C’est donc bien le 21 que Danton a reçu mandat des autres commissaires d’aller à Paris. Or, on allait de Bruxelles à Paris en moins de deux jours. La lettre envoyée par Delacroix à la Convention et datée de Gand, le 22, porte la mention « reçu le 23 ». Camus, qui quitta la Belgique un peu avant Danton, dit à la Convention, le 22 mars : « J’ai quitté la ville de Bruxelles avant-hier ». Si donc Danton était parti de Bruxelles tout de suite, c’est-à-dire le 21, il aurait été à Paris le 23 au plus tard. Il semble indiquer, dans son discours du 1er avril, qu’il a perdu un jour au départ. En admettant donc qu’il ne soit parti que le 22, il aurait dû arriver au plus tard le 24. Ceci coïnciderait de façon remarquable avec les paroles prononcées par Marat, à la Convention, le 29 mars, et qui paraissent avoir échappé à Mortimer-Ternaux :

« Les nouvelles désastreuses venues de la Belgique ont fait craindre à beaucoup de patriotes que, si l’on ne prenait à l’instant les mesures les plus grandes pour empêcher que nos soldats ne soient égorgés dans la Belgique, le sang de nos frères ne coulât. Je demande que Danton, qui est ici depuis cinq jours, et qui, à mon grand étonnement, n’est pas encore venu vous dénoncer cette malheureuse situation, soit entendu sur-le-champ. »

Cinq jours, cela nous reporte précisément au 24. Une fois arrivé, Danton tarda-t-il à se présenter au Comité de défense générale ? Nous ne pouvons nous autoriser de ce qu’il a dit le 1er avril pour affirmer qu’il y alla dès le lendemain. Car ce passage de son discours est trop grossièrement altéré pour qu’on en puisse rien conclure. Toute la tendance générale de son raisonnement est pourtant de dire qu’il est allé, aussitôt revenu et reposé, au Comité de défense générale. Il rappelle ce qu’il y a dit :

« Dès le lendemain ( ?) je suis allé au Comité, et quand on vous a dit que je n’y ai donné que de faibles détails on a encore menti. J’adjure tous mes collègues qui étaient présents à cette séance : j’ai dit que Dumouriez regardait la Convention comme un ramassis de 400 hommes stupides et de 300 scélérats. Que peut faire pour la République, ai-je ajouté, un homme dont l’imagination est frappée de pareilles idées ? Arrachons-le à son armée. N’est-ce pas cela que j’ai dit ?

« Plusieurs membres de la Montagne. — Oui, oui.

« Il y a plus. Camus, qu’on ne soupçonnera pas d’être mon partisan individuel, a fait un récit qui a confirmé le mien, et ici j’adjure encore mes collègues. Il a fait un rapport dont les détails se sont trouvés presque identiques avec le mien.

« — Cela est vrai. »

C’est évidemment à cette séance que se rapporte le récit du conventionnel de la Sarthe, René Levasseur. Écrits en exil, trente-six ans après les événements et par un octogénaire, les Mémoires de Levasseur sont admirables de netteté, de précision, d’élan et de force.

« Quoique je ne fusse pas membre de ce Comité (de défense générale), j’assistai à ses séances ainsi qu’un grand nombre de mes collègues, avides de recevoir des nouvelles des armées aussitôt qu’elles parvenaient à Paris. Plusieurs Montagnards et moi-même nous attaquâmes vigoureusement Dumouriez, contre lequel nous aurions voulu voir lancer un décret d’accusation. Robespierre était de la même opinion. Danton et Camus, qui venaient de l’armée, sans avoir d’avis, nous peignirent la situation véritable des affaires et l’esprit qui animait Dumouriez. J’emprunte au représentant Thibaudeau, qui s’est assez montré notre ennemi pour qu’on ne puisse pas l’accuser de partialité en faveur de Danton, le récit qui fit ce dernier dans cette circonstance : « Dumouriez, a de grands talents militaires et la confiance des soldats ; il est, surtout dans cet instant, très nécessaire à l’armée. Il a eu des torts très graves dans la Belgique ; le décret de réunion a contrarié ses idées. Il manifeste des principes politiques souvent contraires à ceux de la Convention. Il s’était persuadé qu’il appartenait à lui seul de diriger les révolutions de la Belgique et de la Hollande, qu’il voulait élever comme ses enfants, et à sa manière. Il aime à être caressé. Il a été entouré de flatteurs et d’intrigants, surtout d’anciens révolutionnaires du Brabant, qui lui ont fait faire beaucoup de sottises. Lors de son retour à Bruxelles, dans ce mois même, il a réintégré dans leurs fonctions les administrateurs provisoires destitués en vertu d’un arrêt des représentants du peuple en mission. Il a fait à Anvers un emprunt en son propre nom. Il n’a ni pour les commissaires de la Convention, ni pour la Convention elle-même, le respect qui leur est dû. Il a dit qu’elle était composée moitié d’ignorants, moitié de scélérats. À l’exemple de leur chef, les autres généraux se permettent des plaisanteries amères sur toutes les opérations du gouvernement. Cette conduite répréhensible a une influence funeste sur l’opinion de l’armée. En présence du représentant Gossuin, auquel on ne faisait nulle attention, les soldats s’écriaient : Voilà Dumouriez, notre père ! Nous irons partout où il voudra… » Ils se pressaient autour de lui, baisaient ses mains, ses bottes et son cheval. »

Or, il est évident que c’est la séance du 26. Le Comité de défense générale, renouvelé le 23, comptait parmi ses membres Danton et Camus. Il tint sa seconde séance (la première effective) le 26 à midi. Or dans le procès-verbal de cette séance je lis :

« Le ministre de la guerre communique une lettre du général Dumouriez relative à la situation de l’armée de la Belgique… — Le Comité, après avoir délibéré sur cet objet, arrête que le Conseil exécutif se retirera pour délibérer de suite sur les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour porter secours à l’armée de Belgique, et que les deux commissaires de la Belgique assisteront à la délibération du Comité exécutif pour l’aider des renseignements qu’ils sont à portée de lui donner. »

Ces deux commissaires, ce sont évidemment Danton et Camus ; d’ailleurs le procès-verbal de la séance tenue le 20 mars, c’est-à-dire le soir du même jour, par le Conseil exécutif, commence ainsi :

« Tous les membres présents, le Conseil exécutif provisoire délibérant sur la situation des armées françaises dans la Belgique, en présence des citoyens Camus et Danton, membres du Comité de salut public de la Convention nationale, il a été arrêté, etc… »

Ainsi, quand Mortimer-Ternaux, abondant dans l’accusation girondine, prétend que Danton ne s’est montré que le 27, il se trompe au moins d’un jour, car dès le 26, il était présent à la séance de l’après-midi du Comité de défense générale (qui s’appelait assez souvent, depuis le renouvellement du Comité de salut public). Il paraît donc certain qu’il arriva à Paris le 25 au soir. Il n’avait aucun intérêt à dissimuler, et à tricher d’un jour, puisque le 25, le Comité de défense renouvelé ne faisait que se constituer. Ce qui est vrai, c’est que, même le 26, il évite de s’engager à fond contre Dumouriez, et d’annoncer la trahison comme certaine. Il l’ignorait encore. Même s’il avait reçu, à ce moment de la journée du 26, la lettre que Delacroix lui écrivait le 25, elle n’était pas décisive encore : « Dumouriez fait précisément tout ce qu’il faut pour accréditer les soupçons que sa conduite et sa légèreté ont fait naître. On assure qu’avant la retraite de l’armée, il est venu à Bruxelles et que, pendant la nuit, il y a eu une conférence avec les représentants provisoires de cette ville. »

C’est seulement dans la séance du 28 mars que le Comité de défense générale reçut communication de la lettre de Dumouriez, si agressive que le Comité se décida à déchirer le voile et à mander Dumouriez à sa barre. Mais dans les premiers jours de son retour à Paris, Danton attendait encore les événements. À la Convention, le 27, il éclate en paroles révolutionnaires, mais il ne fait qu’une allusion rapide aux événements de Belgique. Il se borne à préparer sa défense contre une première attaque, indirecte encore et voilée, de la Gironde. On dirait qu’il cherche un abri dans le cœur ardent de la Révolution.

Ducos demande que le ministre de la guerre fasse connaître toutes les promotions faites par lui. Et il rappelle le décret qui interdit aux représentants d’intervenir par des sollicitations pour la distribution des emplois. C’était viser Danton, qui souvent depuis le 10 août avait dicté les choix du ministère de la guerre. Et si maintenant l’armée, mal dirigée ou peut-être trahie, subissait des désastres, la faute n’en serait-elle point aux présomptueux qui avaient prétendu lui donner des chefs ? C’était une première mine sourde et profonde, l’annonce de l’assaut.

« Je déclare, s’écria Danton de sa place, avoir recommandé aux ministres d’excellents patriotes, d’excellents révolutionnaires. Et il n’y a aucune loi qui puisse ôter à un représentant du peuple sa pensée. La loi ancienne qu’on veut rappeler était absurde, elle a été révoquée par la Révolution. »

Et s’animant soudain, il bondit à la tribune et rappelle la Convention à l’énergie, au combat, à l’action véhémente et indomptable. D’avance il la mettait debout contre les funestes surprises du lendemain.

« Je dois vous dire la vérité, je vous la dirai sans mélange ; que m’importent toutes les chimères qu’on veut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie ! Oui, citoyens, vous ne faites pas votre devoir ; vous dites que le peuple est égaré, mais pourquoi vous éloignez-vous de ce peuple ? Rapprochez-vous de lui, il entendra la raison. La Révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu’avec le peuple. Ce peuple en est l’instrument, c’est à vous de vous en servir. En vain dites-vous que les sociétés populaires fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs atroces. Eh bien ! que n’y allez-vous pour les rappeler de leur égarement ? Croyez-vous le faire en peignant un patriote exaspéré comme un fou ? Les révolutions animent toutes les passions. Une nation en révolution est comme l’airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n’est pas fondue. Le métal bouillonne ; si vous n’en surveillez la fournaise, vous en serez tous brûlés. »

Les Commissaires devenus otages.
Image contre-révolutionnaire.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)



Et il demande une pique pour chaque citoyen, un grand mouvement de forces contre les rebelles de l’Ouest, l’énergique fonctionnement du tribunal révolutionnaire : « Montrez-vous révolutionnaires ; montrez-vous peuple. » Et à la Gironde qui le guette, il montre au passage, par un trait, qu’il est armé pour se défendre.

« Je ne veux pas rappeler de fâcheux débats, je ne veux pas faire l’historique des persécutions qu’on a fait souffrir aux patriotes, car, s’il était dans mon caractère d’entrer dans les détails, je vous dirais, moi, qu’un général qu’on a tant loué a été ensuite entraîné vers sa ruine, et on lui a fait perdre sa popularité en l’excitant contre le peuple lui-même.

« Je ne vous citerai qu’un fait, et après je vous prie de l’oublier. Roland écrivait à Dumouriez (et c’est ce général qui a montré la lettre à Delacroix et à moi) : « Il faut vous liguer avec nous pour écraser ce parti de Paris, et « surtout ce Danton (Vifs murmures). » Jugez si une imagination frappée au point de tracer de pareils tableaux a dû avoir une grande influence sur la République. Mais tirons le rideau sur le passé, il faut nous réunir… Citoyens, communiquons-nous nos lumières, ne nous haïssons pas. »

Le coup était porté et l’avertissement était net. Danton signifiait à la Gironde : Ne m’attaquez pas, ou je saurai me défendre. Mais c’est l’union qu’il eût voulue. Il se sentait atteint cependant, et déjà diminué malgré son audace. Il était réduit à prendre des précautions et à ruser, à lancer un trait empoisonné au moment où il faisait appel à la concorde et à l’oubli. Et sa parole, parfois boursouflée d’énergie excessive, était ce jour-là plus emphatique que de coutume. On y sent l’effort vers la grandeur.

« Marseille s’est déclarée la Montagne de la République. Elle se gonflera, cette montagne, elle roulera les rochers de la liberté, et les ennemis de la liberté seront écrasés. »

Si je note ces images sans avoir la garantie d’un texte authentique, c’est qu’elles ne sont pas seulement au Moniteur, elles sont citées, le lendemain même, par le Patriote français. Il y a dans cette déclamation un peu de fatigue et d’embarras.

Et le 30 mars, Danton, se sentant enveloppé de soupçons et de menaces, reprend l’offensive. Maintenant la trahison de Dumouriez est à peu près certaine. Maintenant, on sait par Proly, Dubuisson et Pereira les propos factieux qu’il a tenus. La crise approche et Danton va au-devant des accusateurs.

« Je prends à cette tribune l’engagement de tout dire, de répondre à tout… Je demande que la séance de demain soit consacrée à un débat particulier ; car il y aura beaucoup de personnes à entendre, beaucoup de chefs à interroger… On saura, par exemple, que si nous avions donné à cette fameuse lettre (celle du 12 mars), qui a été lue partout excepté dans cette enceinte, les suites que nous aurions pu lui donner, dès qu’elle nous a été connue, si nous n’avions pas, dans cette circonstance, mis dans notre conduite toute la prudence que nous dictaient les événements, l’armée, dénuée de chefs, se serait repliée sur nos frontières avec un tel désordre que l’ennemi serait entré avec elle dans nos places fortes. Je ne demande ni grâce ni indulgence. J’ai fait mon devoir dans un moment de nouvelle révolution, comme je l’ai fait au Dix-Août. Et à cet égard, comme je viens d’entendre des hommes qui, sans doute, sans connaître les faits, mettant en avant des opinions dictées par la prévention, me disent que je rende mes comptes, je déclare que j’ai rendu les miens, que je suis prêt à les rendre encore. Je demande que le Conseil exécutif soit consulté sur toutes les parties de ma conduite ministérielle. Qu’on me mette en opposition avec ce ci-devant ministre (Roland) qui, par des réticences, a voulu jeter des soupçons contre moi.

« J’ai fait quelques instants le sacrifice de ma réputation pour mieux payer mon propre contingent à la République, en ne m’occupant que de la servir. Mais j’appelle aujourd’hui sur moi toutes les explications, tous les genres d’accusation, car je suis résolu à tout dire.

« Ainsi préparez-vous à être aussi francs que moi, soyez Français jusque dans vos haines et francs dans vos passions ; car je les attends. »

C’est un débat sur toute sa vie que Danton appelle, et déjà, dans ses paroles, passent les visions tragiques, mais corrigées par des traits d’ironique et superbe confiance :

« Citoyens, nous n’avons pas un instant à perdre. L’Europe entière presse fortement la conjuration. Vous voyez que ceux-là même qui ont prêché le plus persévéramment la nécessité du recrutement qui s’opère enfin pour le salut de la République, que ceux qui ont demandé le tribunal révolutionnaire, que ceux qui ont provoqué l’envoi de commissaires dans les départements pour y souffler l’esprit public, sont présentés presque comme des conspirateurs. On se plaint de misérables détails. Et des corps administratifs ont demandé ma tête !Ma tête ! Elle est encore là, elle y restera. Que chacun emploie celle qu’il a reçue de la nature, non pour servir de petites passions, mais pour servir la République ! »

Les Montagnards sentaient approcher le choc. Ils voyaient la manœuvre de la Gironde, cherchant à envelopper Danton dans la honte de Dumouriez. Et ils soutenaient de leurs acclamations le grand révolutionnaire, comme pour communiquer à cet homme, dont la force individuelle n’avait pas encore fléchi, la force impersonnelle et immense de la Révolution. Lasource répondit qu’avant que Danton s’expliquât, il fallait attendre que Dumouriez parût à la barre. La Convention acquiesça. C’était d’une perfidie savante. Dumouriez ne tarderait pas à être transformé en accusé, et ceux qu’on impliquait comme lui, à côté de lui, Danton surtout, seraient dans l’ombre de sa trahison. C’était la lutte à mort. Il n’y avait plus qu’à l’accepter toute entière. Le lion blessé mesurait à la profondeur de sa blessure la puissance du destin, mais il sentait encore dans sa poitrine la force supérieure et la victoire de son cœur.

Danton alla aux Jacobins le soir du 31 mars, pour y lancer sa déclaration de guerre à la Gironde, surtout pour renouer le lien entre la grande force régulatrice de la Révolution et lui. Il se dit responsable devant eux, leur expliqua tous ses rapports avec Dumouriez, et il ajouta, allant plus loin que Robespierre :

« Pas de dissolution de la Convention, mais que les sociétés populaires disent au peuple : « On ne peut représenter la nation française que lorsqu’on a eu le courage de dire : Il faut tuer un roi. » Ici nous ne voulons rien qu’en vertu de la raison et de la loi. Si les départements nous secondent, si les adresses arrivent de toutes parts, nous nous serrerons dans la Convention, et, forts de l’opinion publique, qui nous bloquera de toutes parts, nous emporterons ce décret qui nous délivrera des hommes qui n’ont pas su défendre le peuple.

« La Convention est infectée d’anciens Constituants et d’aristocrates ; tâchons qu’elle se purge sans déchirements. La France entière fera justice, quand nous aurons épuisé tous les moyens de l’opinion publique. »

Comme s’il craignait que Danton ne retombât dans son système de conciliation et de temporisation, Marat essaya, aux Jacobins, de le lier à la politique de combat.

« Loin de moi la pensée indigne de jeter de la défaveur sur un patriote, dont j’estime le courage et les principes. Danton, ce n’est point ton patriotisme que j’ai voulu attaquer, mais ton imprévoyance. Si tu avais prévenu, par une mesure sévère, la trahison de Dumouriez, ta juste sévérité n’eût pas donné le temps à nos ennemis de renouer leurs trames et de creuser l’abîme sous nos pas.

« Dumouriez est la créature de cette faction scélérate qui a provoqué la déclaration de guerre. De protégé il est devenu protecteur, mais ils ont toujours été conjurés ensemble. Ils ont prévenu l’explosion de l’indignation générale qui les eût anéantis. Ils retiennent encore cette explosion. Je ne me contente pas de parler, il me faut des faits, et je ne serai jamais satisfait que lorsque la tête des traîtres roulera sur l’échafaud. (Applaudissements.)

« Danton, je te somme de monter à la tribune et de déchirer le voile.

« Danton. — J’en ai pris l’engagement et je le remplirai.

« — Acquitte sur-le-champ ta parole. (Applaudissements.) Acquitte ta parole avec le noble abandon d’un cœur qui ne connaît que le salut de la patrie. »

Marat avait, si je puis dire, un élan de sincérité prodigieux. Il était, à cette heure, libre de tout fardeau. Il ne portait pas, comme Danton, le poids d’une longue complaisance pour Dumouriez. Il ne portait pas dans son cœur, comme Robespierre, le poids de jalousies secrètes. Il avait une haine absolue, implacable, la haine de la Gironde. Mais envers les autres grands révolutionnaires il n’avait aucune tentation d’envie. Peut-être se jugeait-il supérieur à tous. S’il adjurait Danton, à cette heure, de s’expliquer, de se défendre, de déchirer le réseau d’accusations et de soupçons dont il était enveloppé, ce n’était pas seulement pour écraser plus sûrement la Gironde sous cette force révolutionnaire enfin libérée, c’était aussi pour garder ou pour rendre à la Révolution Danton tout entier ; c’était pour le sauver des pièges, et pour déchaîner de nouveau l’impétuosité de cette vigoureuse nature contre tous les ennemis de la liberté. Par là Marat a eu des heures de grandeur, et son cœur, ulcéré pourtant et déchiré, connut aux heures de crise des émotions irrésistibles et entières dont l’âme, sincère aussi, mais toujours calculatrice de Robespierre ne fut jamais bouleversée.

Est-il vrai, comme on l’a dit, que les Girondins furent décidés au suprême assaut contre Danton par la mesure que prit, le 31 mars, le Comité de sûreté générale ? En même temps qu’il lançait des mandats d’arrêt contre les généraux et officiers suspects de complicité avec Dumouriez, il arrêtait que les scellés seraient apposés sur les papiers de Roland. C’était sans doute la suite du récit fait à la tribune, le 27, par Danton. Mais le Comité de défense mandait en même temps Danton pour qu’il eût à s’expliquer, et le bruit qu’il allait être arrêté courut. L’incident des papiers de Roland n’ajouta que peu de chose à l’animosité des Girondins contre Danton, et depuis plusieurs jours la lutte était décidée. La Gironde voulait se sauver en le perdant.

C’est Lasource, le venimeux Lasource, toujours prêt aux insinuations et combinaisons calomnieuses, aussi bien contre ses collègues de la Gironde que contre ses adversaires de la Montagne (il avait récemment colporté une invention scélérate contre Brissot), c’est donc cet esprit fielleux de prêtre, qui tenta, le 1er avril, devant la Convention, d’accabler Danton. C’est Danton qui a prôné Dumouriez. C’est Danton qui, après la lettre du 12 mars, a rassuré le Comité de défense générale, l’a empêché d’agir vigoureusement contre Dumouriez. C’est Danton qui, le 25 mars, revenu de Belgique à Paris, néglige d’aller d’emblée au Comité, comme pour laisser à Dumouriez le temps de consommer sa trahison sans résistance. Enfin (et le plan général d’interprétation que la Gironde appliquait à tout, reparaît ici) c’est Danton qui, en avilissant la Convention, en la poussant aux violences, en couvrant l’anarchie et le meurtre, a fait le jeu de Dumouriez, lui a fourni les prétextes de rébellion dont il avait besoin.

« Pour faire réussir la conspiration de Dumouriez, que fallait-il faire ? Il fallait faire perdre à la Convention la confiance publique. Que fait Danton ? Danton paraît deux fois à la tribune. Il reproche à l’Assemblée d’être au-dessous de ses devoirs. Il annonce une nouvelle insurrection. Il dit que le peuple est prêt à se lever (ce sont les expressions de Danton), et cependant le peuple était tranquille. »

Ainsi l’énergie de son patriotisme révolutionnaire, ainsi l’appel fait par lui à l’héroïsme du peuple contre l’étranger et contre l’émigré sont invoqués comme une preuve de complicité avec le traître, comme un signe de félonie. Et par qui ? Par cette Gironde qui avait d’abord suscité Dumouriez, qui, au témoignage même de Mme Roland, l’avait fait entrer dans le ministère girondin, qui s’était un moment brouillée avec lui quand il disloqua le ministère, mais qui s’était hâtée de se rapprocher de lui pour appeler sur elle toute la gloire des armes, comme elle avait déjà l’éclat de la parole et le prestige du pouvoir ; par cette Gironde qui, il y a vingt jours à peine, n’admettait point au partage de Dumouriez ceux-là qu’elle accuse aujourd’hui d’avoir été ses confidents, ses agents, ses complices. Il y a eu rarement, dans l’histoire des partis, une manœuvre aussi vile. Abuser contre le grand révolutionnaire de la confiance qu’il avait eue en un génie intrépide et lumineux, abuser contre lui des suprêmes délais qu’il avait donnés au cœur inconstant du général et à la fortune même de la Révolution avant de prononcer l’irréparable rupture et d’enlever à l’armée un chef qu’elle aimait, c’était une lâcheté sans précédent. Et c’était en même temps la plus terrible imprudence. Car Danton, ainsi assailli, ainsi calomnié, ainsi acculé ou à une chute ignominieuse ou à une défense désespérée, allait se retourner avec toute son énergie révolutionnaire, avec toute son audace virile, contre la Gironde traîtresse.

« Je n’oublierai jamais, écrit Levasseur trente ans après, l’instant où, dans la séance du 5 avril (c’est le 1er et non le 5), Lasource commença son inconcevable accusation contre Danton. Lorsqu’à l’aide de rapprochements captieux il essayait de transformer ce redoutable Montagnard en un partisan secret de Dumouriez ; lorsqu’il rassemblait des inductions forcées pour former un fantôme de corps de délit, et qu’il coordonnait tous les éléments de cet échafaudage misérable sans cacher une sorte de complaisance et de contentement secret ; Danton, immobile sur son banc, relevait sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre et qui inspirait une sorte d’effroi ; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain ; son attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l’on voyait dans ce mélange bizarre de calme et d’agitation qu’il n’interrompait pas son adversaire parce qu’il lui serait facile de lui répondre, et qu’il était certain de l’écraser. Mais lorsque Lasource eut terminé sa diatribe, et qu’en passant devant nos bancs pour s’élancer à la tribune, Danton dit à voix basse, en montrant le côté droit : « Les scélérats, ils voudraient rejeter leurs crimes sur moi », il fut facile de comprendre que son impétueuse éloquence longtemps contenue allait rompre enfin toutes les digues, et que nos ennemis devaient trembler.

« En effet, son discours fut une déclaration de guerre plus encore qu’une justification. Sa voix de stentor retentit au milieu de l’Assemblée, comme le canon d’alarme qui appelle les soldats sur la brèche. Il avait enfin renoncé aux ménagements qu’il avait crus utiles à la chose publique, et certain désormais de ne voir jamais les Girondins se réunir à lui pour sauver la liberté, il annonçait hautement que cette liberté chérie pouvait être sauvée sans eux. Assez souvent il avait refusé de relever le gant qu’on lui jetait presque à chaque séance. Le gage du combat était enfin accepté, et en paraissant pour la première fois dans l’arène armé de toutes pièces, il dut prouver au côté droit que l’on ne pourrait pas sans peine renverser un athlète tel que lui. »

Le terrible plaidoyer fut en effet un terrible réquisitoire. Qu’y avait-il de commun entre Dumouriez et lui ? Oui, il l’avait ménagé pour sauver l’armée. Mais sa politique était l’opposé des actes du général félon. Dumouriez était opposé à la réunion de la Belgique. Lui, il avait voulu et proposé la réunion. Dumouriez avait compté sur la partie saine de la Convention, et c’étaient tous ses ennemis à lui. Dumouriez s’était détourné du peuple, et lui, c’est avec le peuple qu’il avait combattu. Dumouriez prétendait venger la mort du roi, et lui il avait fait tomber la tête du roi. Ah ! que les Montagnards avaient eu raison de lui dire qu’avec la Gironde la conciliation n’était pas possible. « Oui, citoyens, c’est moi qui me trompais. J’ai trop longtemps ajourné la bataille. Mais maintenant c’est la guerre, la guerre implacable contre les lâches qui n’ont pas osé frapper le tyran. » Et, pendant deux heures, sa parole se répandit comme la lave. La Montagne, à cette explosion longtemps contenue de ses espérances et de ses colères, était comme soulevée d’une force volcanique : Danton en était devenu le cratère. Toutes les émotions bouillonnaient à la fois dans les âmes des Montagnards. Ils aimaient Danton pour sa générosité, pour son audace, et ils saluaient sa victoire sur ceux qui avaient espéré l’accabler. Ils se sentaient solidaires de lui, de ses fautes généreuses, de ses nobles imprudences, et à mesure qu’il se justifiait, ils se sentaient eux-mêmes justifiés devant l’histoire. Ils étaient excédés par les calomnies des girondins, épouvantés de tout le mal que leur inertie bavarde faisait à la Révolution et à la patrie ; et ils souffraient depuis longtemps déjà de la tactique de ménagements gardée par Danton. Et le voici qui, enfin, lui-même, était à bout. Le voici qui criait sa colère, et qui soulageait de leur longue attente toutes ces âmes passionnées. Il les flattait aussi, en leur apportant les sublimes excuses d’un grand génie révolutionnaire trop longtemps attardé à la clémence. Tous les cœurs battaient, et ce n’étaient plus des applaudissements, c’étaient des acclamations de combat et de victoire qui répondaient à toutes les paroles de Danton, à tous ses gestes montrant l’ennemi.

Marat, comme transporté, répétait en écho les paroles de Danton. Écoutez, criait Danton. Écoutez, redisait Marat. Ce fut bien, un moment, la fusion de tous ces cœurs ardents, une magnifique coulée de passions confondues. Et l’on aurait pu reprendre la grande image : « L’airain bout dans la fournaise ». La Gironde allait en être brûlée.

Comme on l’a vu, Levasseur avait, après trente-six ans, et quand ces souvenirs lointains semblaient n’être plus que de la cendre, gardé l’impression toute chaude de ce jour :

« Pour juger tout l’effet que produisit sur nous cette éloquente improvisation, il faut se rappeler que Danton avait jusqu’alors cherché à amener une réconciliation entre les deux côtés de l’assemblée. Il faut se rappeler que, bien qu’assis au sommet de la Montagne, il était en quelque sorte le chef du Marais. Il faut se rappeler, enfin, qu’il avait souvent blâmé notre fougue, combattu les défiances de Robespierre, et soutenu qu’au lieu de guerroyer contre les Girondins, il fallait les contraindre à nous seconder pour sauver de concert la chose publique.

« Peu de jours même avant la malencontreuse levée de boucliers de Lasource et l’accablante réplique que je viens de rapporter, Danton avait eu une conférence avec les principaux chefs du côté droit, conférence dans laquelle on était convenu de marcher d’accord, et de ne plus songer à autre chose qu’à battre l’étranger et à confondre l’aristocratie. Nous aimions tous Danton, mais la plupart d’entre nous pensaient qu’il jugeait mal l’état des choses quand il espérait rétablir l’union entre les Girondins et la Montagne. La plupart d’entre nous, il est vrai, avaient consenti à marcher avec lui vers la fusion sur laquelle il paraissait fonder tant d’espérances ; mais c’était plutôt pour tenter un essai auquel on croyait peu, que dans la conviction de la réussite que Danton nous promettait. Aussi, lorsque ce chaleureux orateur, maladroitement provoqué par l’un des éclaireurs du parti adverse, répondit avec tant de force à d’imprudentes attaques, lorsqu’il déclara si hautement la guerre à des hommes avec lesquels nous avions vu, depuis longtemps, qu’il n’y avait point de paix possible, lorsqu’il brûla, en quelque sorte, ses vaisseaux pour enlever toute possibilité de retour, nous fûmes tous transportés d’une espèce d’enthousiasme électrique ; nous regardâmes la résolution inopinée de Danton comme le signal d’une victoire certaine. Quand il descendit de la tribune, un grand nombre de députés coururent l’embrasser. »

Marat traduisit, dans son numéro du 3 avril, ce qu’il y avait de plus noble dans sa joie :

« Les tribunes partagent mon indignation, et l’opinion publique, plus forte que tous les décrets du monde, rappelle Danton à la tribune malgré les efforts des hommes d’État pour l’en écarter ; il obtient la parole, il reconnaît enfin que les ménagements que lui avaient dictés le désir de la conciliation et l’amour de la paix sont une fausse mesure ; il fait, avec un noble abandon, amende honorable de sa circonspection déplacée ; il déclare la guerre à la faction infernale des hommes d’État, il confond leurs impostures, il les accable de ridicule, et il sort triomphant de cette lutte, au bruit des acclamations publiques.

« Je regrette de n’avoir pas le temps de rapporter ici son discours ; j’observerai qu’il est de main de maître, et d’autant plus précieux qu’il contient l’engagement formel qu’a pris Danton, de combattre désormais avec un courage indomptable. Or, on doit beaucoup attendre des moyens de ce patriote célèbre, le peuple a les yeux sur lui, et l’attend dans le champ de l’honneur. »

C’était la fin. Il fallait que l’un des deux partis succombât. Danton le comprit bien : il donna une suite immédiate à son discours, et le 2 avril, il dit aux Jacobins : « il faut éclairer les départements afin de pouvoir chasser de la Convention tous les intrigants. » Il propose d’écrire, à ce sujet, aux sociétés affiliées.

C’est l’investissement révolutionnaire de la Gironde qui commençait. Dans cette lutte, c’est la Montagne qui devait l’emporter, non seulement parce qu’elle avait avec elle la force présente et remuante de Paris, mais parce que seule, elle agit avec vigueur dans le sens de la Révolution et de la patrie.

C’est sur la proposition de l’inconstant Isnard, interprète du Comité de défense générale, mais c’est sous l’influence et par l’action de la Montagne, malgré l’opposition de Buzot, de Birotteau, de Dufriche-Valazé, de presque tous les Girondins, qu’est constitué, le 6 avril, le Comité de salut public, formé de neuf membres et délibérant en secret. Ce sont les Montagnards qui donnent à la Révolution menacée l’organe de décision et d’exécution rapide sans lequel elle périssait. C’est sous l’action de la Montagne que la Convention, passant de la théorie à la pratique, décrète en mai l’emprunt forcé et progressif sur les riches, allégeant ainsi le crédit des assignats et sauvant de la débâcle les finances révolutionnaires.

Mort du général Dampierre
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


C’est sous l’action de la Montagne et malgré la Gironde que la Convention avait assuré du pain au peuple en décrétant, le 3 et le 4 mai, le maximum des grains. C’est la Commune, alliée de la Montagne, qui avait organisé les forces parisiennes qui allaient en Vendée combattre la contre-révolution. C’est la Montagne unie à la Commune qui pressait le recrutement. Et, au contraire, les classes moyennes qui formaient la clientèle politique de la Gironde, commençaient à résister au recrutement révolutionnaire. Les commis de magasin, à Paris comme à Lyon, manifestaient des tendances rétrogrades : des bandes bourgeoises parcouraient les Champs-Élysées au cri de : « À bas les Jacobins ! » mêlé peut-être du cri de : « Vive le roi ! »

La Gironde éloignait ou attiédissait partout l’ardeur révolutionnaire : elle cherchait des excuses même à la contre-révolution de l’Ouest.

Je lis, à la date du 21 mai, dans la Chronique de Paris, rédigée alors par les deux girondins Ducos et Rabaut Saint-Étienne, ces paroles extraordinaires et qui montrent la sorte de solidarité funeste qui commençait à se nouer entre la Gironde et la contre-révolution par un esprit commun de négation et de résistance :

« Robespierre le jeune a entrepris de justifier cette conduite des tribunes en récriminant contre ceux qui s’en plaignaient avec le plus d’amertume. Il a accusé nominativement quelques-uns de ses collègues de tenir, à la tribune, le même langage que les révoltés de la Vendée.

« Ces révoltés, dans ce cas, viendront bientôt à résipiscence, puisqu’ils demandent, comme les membres inculpés, que la Convention nationale soit respectée, et qu’une constitution républicaine succède à l’anarchie qui nous dévore ; il ne peut y avoir entre eux et les patriotes que des malentendus. »

Malgré ce qui se mêle d’ironie à ces phrases, il y a une avance évidente à la Vendée, la tentative déjà avouée de former un grand parti de conservation et de modération. Abandonnée à la direction girondine, la Révolution se serait dissoute. La situation était si grave, les ennemis de la France avaient conçu de telles espérances de la trahison de Dumouriez et du soulèvement de l’Ouest, que Fersen écrivait à Marie-Antoinette comme si elle allait être, dans quelques jours, régente de France. Du Temple, où elle était enfermée, elle correspondait avec le dehors par l’intermédiaire d’un des deux commissaires de la Commune, Touland, qui avait été touché de son malheur et de sa triste beauté.

Ainsi, en mars ou avril, M. de Jarjayes a pu envoyer à Fersen copie d’un billet qu’il a reçu de la « reine » :

« Adieu, je crois que si vous êtes bien décidé à partir, il vaut mieux que ce soit promptement ! Mon Dieu ! que je plains votre pauvre femme. T… (Touland) vous dira l’engagement formel que je prends de vous la rendre, si cela m’est possible. Que je serais heureuse si nous pouvions être bientôt tous réunis ! Jamais je ne pourrai assez reconnaître tout ce que vous avez fait pour nous. Adieu ! ce mot est cruel ! »

Et Fersen, par la même voie, lui faisait tenir cette lettre datée du 8 avril et qui est tout un plan prochain de régence et de restauration :

« La position où vous allez vous trouver va être très embarrassante, vous aurez de grandes obligations à un gueux (Dumouriez) qui, dans le fait, n’a cédé qu’à la nécessité : il n’a voulu bien se conduire que lorsqu’il voyait l’impossibilité de résister plus longtemps. Voilà tout son mérite envers vous ; mais cet homme est utile, il faut s’en servir et oublier le passé ; avoir même l’air de croire ce qu’il dira de ses bonnes intentions ; agir même franchement avec lui, pour les choses que vous pouvez désirer, et le rétablissement de la monarchie dans son entier, et telle que vous la voulez et que les circonstances la permettent. Vis-à-vis de Dumouriez, vous ne risquez rien ; son intérêt est en ce moment intimement lié au vôtre et au rétablissement de votre autorité comme régente. Il doit craindre celle de Monsieur et l’influence des princes et des émigrés ; mais il faudrait tâcher de ne pas trop vous engager avec lui, et surtout écarter le plus possible tous les autres intrigants qu’il voudra placer et recommander ; ses gens vous seront incommodes, et il sera facile de lui prouver qu’ils le seront même pour lui, et pourraient affaiblir les obligations que vous lui avez, et diminuer les récompenses qu’il doit attendre, en gênant ce que vous seriez tentée de faire pour lui. C’est un homme vain et avide, il sentira la force de ce raisonnement, et votre esprit vous suggérera mieux que moi les choses à lui dire là-dessus.

« Votre volonté sur le rétablissement de la monarchie sera encore gênée par l’influence des puissances coalisées. Il n’y a plus de doute que le démembrement partiel du royaume ne soit décidé ; leur intérêt, j’en excepte la Prusse, la Russie et l’Espagne, est de donner à la France un gouvernement qui la tienne dans un état de faiblesse.

« M. de Mercy ne peut et ne doit vous donner des conseils que d’après cette base. Il faut donc vous défier un peu de ce qu’il vous dira là-dessus et mettre en opposition les avis de gens sages, intéressés, comme vous, au rétablissement de la monarchie et de votre autorité ; de cette opposition peut naître un résultat moins défavorable pour vous.

« Vous ne pouvez être régente sans le chancelier et l’enregistrement des parlements, et il est intéressant d’insister là-dessus ; c’est même une raison pour faire le moins de choses possibles jusqu’à cette époque. Il vous faut un conseil de régence, il faudrait le convoquer, avant de rien faire. Il ne faut pas hésiter à y appeler les princes, même le prince de Condé ; c’est un moyen de le rendre nul. Il faut tâcher d’empêcher Dumouriez d’en être président ou membre, et lui parler franchement là-dessus s’il en témoigne le moindre désir. En tout, jusqu’au moment où vous serez reconnue régente, et où vous aurez formé votre Conseil, il faut faire le moins possible et payer tout le monde en politesses…

« L’évêque, avec qui j’ai beaucoup causé et à qui j’ai dit mes idées, vous les expliquera mieux que je ne le pourrais par écrit. Vous serez contente de lui et de sa sagesse. Il vous instruira de tout, et je l’ai trouvé très raisonnable et sentant la nécessité de se prêter aux circonstances. S’il était nécessaire que Dumouriez fût chef du Conseil de régence, ou même si vous y placez Monsieur, il serait bon d’y appeler le baron (de Breteuil), si vous ne voulez pas faire de lui le chef de ce conseil.

« Mon zèle m’a seul dicté ces aperçus. Les circonstances peuvent les faire varier à l’infini, et ils ne sont bons que pour les méditer. Il faudrait écrire à l’empereur, au roi de Prusse et d’Angleterre, ils ont été parfaits pour vous, surtout le roi de Prusse. Il faudrait écrire aussi à l’impératrice ; mais une lettre simple et digne, car je ne suis pas content de sa conduite ; elle n’a jamais répondu à votre lettre. »

Est-il besoin de marquer ce qu’il y a de pitoyable et de tragique dans les précautions que prend Fersen en vue du rétablissement presque immédiat de la monarchie, contre l’influence excessive et contre les prétentions des émigrés, du comte d’Artois et de Dumouriez ? Je sais bien que Fersen ne tardera pas à perdre ses illusions et qu’il constate quelques semaines après « le peu d’utilité de la trahison de Dumouriez ». Mais les ennemis de la Révolution avaient cru un moment qu’elle était à leur merci. De Stockholm, le duc de Sudermann écrit à Fersen, le 16 avril :

« Il est donc arrivé ce moment que le délire et les succès tragiques et sanguinaires de la France vont cesser, qu’elle sera enfin soumise à ses légitimes maîtres, et que la malheureuse famille de Bourbon, notre ancienne et véritable amie, entrera dans ses anciens droits ; qu’enfin rétabli sur le trône de son père, on verra Louis XVII, guidé par une mère tendre et respectable, recevoir en même temps l’hommage d’un peuple coupable, mais trompé, et punir d’une main terrible les meurtriers de son père, ramener la tranquillité en Europe et la royauté outragée, en écrasant cette secte impie dont les principes exécrables menaçaient d’infecter le monde d’un barbarisme universel. »

Et malgré la déception qui suivit l’échec de la tentative de Dumouriez, abandonné par son armée, la coalition pensait bien que la Révolution était à bout. Le baron de Stedinck écrit de Saint-Pétersbourg, le 26 avril :

« Le plan de mettre le comte d’Artois à la tête des mécontents de Bretagne est convenu entre l’Espagne, l’Angleterre et la Russie. » Dampierre essayant d’arrêter l’invasion sur la frontière de Belgique était refoulé, et, le 9 mai, frappé à mort ; les places fortes du nord étaient menacées d’investissement.

Contre tous ces dangers, contre toutes ces menaces il fallait une force impétueuse, directe, sans hésitation ni complication, et la Gironde, par son esprit critique, dénigrant et négatif, par ses préoccupations de coterie et ses jalousies de sectes était pour la Révolution un poids mort dont elle devait se débarrasser.

Mais cette élimination ne pouvait se faire par les voies pacifiques et légales. Il était impossible d’espérer que la Convention retirerait leur mandat aux Girondins les plus compromis, ou même qu’elle anéantirait complètement leur influence dans les Comités et les réduirait, selon le plan de Robespierre, à la nullité politique. La Gironde avait la majorité à la Convention. En mars, avril et mai, elle s’applique à affirmer sa force numérique et sa volonté de ne pas abdiquer par le choix de présidents à elle : le 7 mars. Gensonné ; le 21 mars, Jean de Bry ; le 4 avril, Delmas ; le 18 avril, Lasource (après la perfide attaque contre Danton) ; le 2 mai, Boyer-Fonfrède, et le 16 mai, le furieux Isnard. (Voir la liste des présidents de la Convention dressée par Aulard.)

Sans doute, la majorité échappait à la Gironde quand il fallait prendre des mesures vigoureuses pour le salut de la Révolution. Alors les hommes du centre, avec Barère, se portaient à l’extrême gauche, et pour la mort du roi, contre l’appel au peuple, pour l’emprunt forcé ; ils faisaient une majorité avec la Montagne. Mais ils se retournaient contre celle-ci toutes les fois que s’alliant à la Commune elle paraissait vouloir peser sur la Convention. Le centre, parti d’équilibre, voulait maintenir les deux forces extrêmes entre lesquelles il évoluait et il se rejetait vers la Gironde quand celle-ci semblait menacée. Levasseur a expliqué avec une grande netteté et une grande force ce jeu des partis de la Convention.

« Le maximum fut adopté, en dépit des discours de quelques Girondins. Une partie du côté droit vota avec nous dans cette question. Dira-t-on encore que la majorité fut opprimée par les violences du dehors ? Un seul mot répond à cette assertion. Les Girondins avaient toujours la majorité quand il s’agissait de querelles de parti, et c’étaient cependant là les questions les plus irritantes, celles qui pouvaient exciter des mouvements populaires, celles enfin au sujet desquelles on pouvait chercher à intimider les faibles. Pourquoi emportions-nous toutes les mesures d’utilité générale ? Quand on délibéra sur l’accusation de Marat, sur les troubles de mars, sur les pétitions des sections, sur la commission des douze, la Gironde eut la majorité. Pourquoi la force nous resta-t-elle quand on soumit au vote de la Convention le maximum, les moyens de recrutement révolutionnaire, le tribunal extraordinaire, l’emprunt forcé, etc. ? C’est évidemment parce que nos adversaires réunissaient leur ban et leur arrière-ban pour les débats de parti et que nous songions aux affaires de la France. C’est qu’ennemis par position de la Montagne, la droite et le Marais se coalisaient pour nous faire une guerre acharnée, tandis que tout ce qu’il y avait sur leurs bancs de sincères amis de la Révolution volaient avec nous dans tout ce qui intéressait le salut public. La Gironde trouvait au reste un certain intérêt à nous laisser ainsi la direction des affaires tout en nous opprimant. On pouvait ainsi nous faire passer pour les oppresseurs ; en même temps tout l’honneur des mesures qui réussissaient, telle que la puissance imposante donnée à nos quatorze armées, restait de droit et de fait à la majorité, tandis qu’on rejetait sur nous seuls les maux attachés aux mesures acerbes, mais transitoirement nécessaires, telles que le maximum et le tribunal révolutionnaire. »

Ainsi on ne pouvait attendre un dénouement légal de la crise, et seule la force pouvait la résoudre. Les Jacobins, suivant le conseil de Danton, adressèrent à leurs sociétés affiliées un véhément appel demandant la révolution du mandat des Girondins.

« Amis, nous sommes trahis ! Aux armes ! aux armes ! Voici l’heure terrible où les défenseurs de la patrie doivent vaincre ou s’ensevelir sous les décombres sanglants de la République… Mais ce ne sont pas là tous vos dangers ! Il faut vous convaincre d’une vérité bien douloureuse ! Vos plus grands ennemis sont au milieu de vous, ils dirigent vos opérations ; ô vengeance ! ils conduisent vos moyens de défense !

« Oui, frères et amis, c’est dans le Sénat que de parricides mains déchirent vos entrailles ! Oui, la contre-révolution est dans le gouvernement, dans la Convention nationale ; c’est là, c’est au centre de votre sûreté et de vos espérances, que de criminels délégués tiennent les fils de la trame qu’ils ont ourdie avec la horde des despotes qui viennent nous égorger ! C’est là qu’une cabale sacrilège dirigée par la cour d’Angleterre et autres…

« Que les départements, les districts, les municipalités, que toutes les sociétés populaires s’unissent et s’accordent à réclamer auprès de la Convention, à y envoyer, à y faire pleuvoir des pétitions qui manifestent le vœu formel du rappel instant de tous les membres infidèles qui ont trahi leurs devoirs, en ne voulant pas la mort du tyran, et surtout contre ceux qui ont égaré un si grand nombre de leurs collègues. De tels délégués sont des traîtres, des royalistes ou des hommes ineptes. »

C’était le 5 avril que les Jacobins lançaient cette adresse enflammée. Marat, qui présidait ce jour-là la séance, la signa le premier en cette qualité. Elle répondait à la colère véhémente de Danton. Elle allait au delà de la prudente pensée de Robespierre, qui, lui, ne voulait pas briser le mandat de la Gironde, mais l’atténuer jusqu’à rien. Mais qu’on remarque l’évolution qui s’accomplit dans le plan de ceux qui veulent en finir avec le côté droit. Tout d’abord, Danton, irrité, exaspéré, demande le rappel de tous ceux qui n’avaient pas voté la mort du roi. À la réflexion, les Jacobins, les révolutionnaires de gauche comprirent que cette politique avait pour eux un double danger. D’abord, exclure de la Convention tous les appelants (ils avaient été 296) c’était la mutiler de plus d’un tiers de ses membres ; c’était en réalité la dissoudre. Car quelle autorité resterait à une assemblée aussi amoindrie ? Il faudrait donc remplacer les membres exclus, mais les suppléants valaient-ils mieux ? Il serait donc nécessaire de convoquer à nouveau les assemblées primaires. Or, les convoquer dans les départements qui avaient été jusque-là représentés par des Girondins, et rien que dans ceux-là, c’était ne donner la parole qu’à la partie de la France où la Montagne avait le moins de prise ; c’était s’exposer à faire désavouer par ce vote partiel la décision révolutionnaire de la Convention. C’était surtout, par le plus étrange paradoxe, recourir à l’appel au peuple pour châtier les appelants, et consacrer la méthode girondine jusque dans les moyens employés pour ruiner la Gironde. Aussi les révolutionnaires songèrent-ils bientôt à limiter l’exclusion aux chefs, à ceux, comme dit l’adresse jacobine, « qui ont égaré un grand nombre de leurs collègues ».

Oui, mais si on ne rejetait que vingt ou trente députés, qui donc ferait le choix ? Qui dresserait la liste de proscription ? Ce ne pourrait être la Convention elle-même ; car si on comprend à la rigueur qu’elle eût pu appliquer un critérium précis tout ensemble et impersonnel et renvoyer devant les assemblées primaires tous les députés coupables de n’avoir pas voté la mort du tyran, comment supposer qu’elle ferait un triage parmi ceux là ? C’est là un acte de violence souveraine et directe que nul ne pouvait attendre de la Convention. Et limiter à vingt ou trente le nombre des exclus, c’était bien empêcher la dissolution de la Convention, éviter le dangereux recours aux assemblées primaires, mais c’était aussi s’en remettre à la force insurrectionnelle et à elle seule du soin de décider.

La Gironde releva le défi, et elle demanda que Marat, coupable d’avoir provoqué à la violation de la représentation nationale, fût traduit devant le tribunal révolutionnaire.

Il y fut envoyé, en effet, par un décret rendu le 15 avril, à la majorité de 226 voix contre 93. Le chiffre des abstentions fut énorme. 374 députés étaient en mission, en congé ou absents : parmi ceux-ci Cambon et Barère. Vaine tentative ! Marat qui avait annoncé la corruption de Mirabeau, qui avait prédit la trahison de Dumouriez, était porté par la force de la Révolution. Entouré, aussitôt après le décret de mise en jugement, de patriotes de la Montagne et des tribunes, il refusa de se rendre à l’Abbaye.

« On dira, sans doute, écrivit-il le lendemain, que j’ai désobéi à la loi, je déclare que je ne reconnais pas pour loi des arrêtés pris par la faction des hommes d’État contre les patriotes de la Montagne : des arrêtés pris dans le tumulte des passions et au milieu du vacarme ; les lois doivent se faire dans le silence et avec dignité. Si la nation avait sous les yeux les scènes scandaleuses de la Convention, elle en expulserait bientôt une partie de ses mandataires, comme indignes de sa confiance, comme des échappés de petites maisons, comme des traîtres. Voilà les prétendus législateurs de la France qui pensent me faire un crime de la résistance à l’oppression. »

Mais, en vérité, que signifie à cette date le mot de loi ? La légalité suppose que, jusque dans leurs luttes les plus violentes, les partis gardent, les uns pour les autres, quelque respect. Elle suppose que, malgré la contrariété des principes et l’opposition des intérêts, il y a entre eux un patrimoine commun qui peut être défendu, aux heures de péril, par des moyens communs. Or, entre la Gironde et la Montagne, il y avait bien, malgré les calomnies abominables qui déformaient chaque parti aux yeux de l’autre, le commun et glorieux patrimoine de la Révolution. Mais, au point d’exaspération où ils étaient tous, ils ne le croyaient plus.

Ils étaient arrivés à la conviction funeste que leurs adversaires trahissaient, soit au profit des royalistes, soit au profit du duc d’Orléans. En tout cas, ils ne s’entendaient plus du tout sur les moyens de défendre la Révolution menacée. Il n’y avait donc plus entre eux ce lien nécessaire sans lequel la légalité n’est plus qu’un mot.

Si Marat se dérobait à la prison, il était bien résolu à se présenter devant le tribunal révolutionnaire. Déjà atteint du mal dont il allait mourir, quand Charlotte Corday le frappa de son poignard, il se ménageait pour vivre quelques mois encore, pour continuer le combat.

« Je n’attends, pour me présenter au tribunal révolutionnaire, que la signification qu’il doit me faire de l’acte d’accusation. J’ai pleine confiance dans l’équité de mes juges ; il me sera facile de confondre mes délateurs, de faire triompher mon innocence, de recouvrer ma liberté, et de me consacrer de nouveau à la défense de la patrie. Ma présence est plus nécessaire que jamais à la tribune de la Convention, aujourd’hui que le salut public est menacé de toutes parts ; aussi, brûlai-je d’impatience de couler au fond cette affaire, et de mettre un terme aux atrocités de mes ennemis. Si j’ai refusé de me constituer prisonnier, c’est par sagesse ; depuis deux mois, attaqué d’une maladie inflammatoire qui exige des soins, et qui me dispose à la violence, je ne veux pas m’exposer dans un séjour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des réflexions douloureuses sur le sort de la vertu dans ce monde, aux mouvements d’indignation qui s’élèvent dans une âme généreuse à la vue de la tyrannie, à l’exagération de caractère qui en est l’effet nécessaire, et aux malheurs qui pourraient être la suite d’un fatal emportement. »

Chose curieuse ! C’est dans la période où Marat était déjà atteint de cette maladie inflammatoire qu’il a écrit ses articles les plus mesurés. Il se surveillait certainement, et il s’appliquait à garder, malgré son tempérament exacerbé, quelque sérénité et quelque modération.

L’acte d’accusation parvint au ministère de la justice le 22, et le soir même, Marat se constitua prisonnier.

« J’étais accompagné de plusieurs de mes collègues à la Convention, d’un colonel national, d’un capitaine de frégate, qui ne m’avaient pas quitté. À peine étais-je entré dans la prison, que plusieurs officiers municipaux et administrateurs s’y présentèrent pour veiller à ma sûreté. Ils passèrent la nuit avec moi, dans une chambre qu’ils avaient fait préparer ; un bon lit y avait été porté, un souper qu’ils avaient fait préparer au dehors y fut servi : ils avaient poussé leurs soins conservateurs jusqu’à accompagner les plats, et faire apporter des carafes d’eau bien cachetées.

« Dès la veille, plusieurs sections de Paris, entre autres celle des Quatre-Nations et la section des Quinze-Vingts, avaient nommé chacune quatre commissaires pour m’accompagner au tribunal, et y veiller à ma sûreté. Toutes les sociétés patriotiques avaient pris les mêmes mesures : une multitude de bons patriotes remplissaient déjà la salle du tribunal. »

le maréchal-ferrant de la Vendée.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Marat répondit aux questions avec fermeté et habileté. Il s’expliqua de nouveau sur l’article du 25 février, affirma qu’il n’avait jamais voulu avilir la Convention, qu’il n’était d’ailleurs au pouvoir de personne de calomnier une grande assemblée, et que celle-ci ne pouvait être avilie que par elle-même, si elle trahissait son devoir. Le malaise pour lui était de réclamer l’inviolabilité due aux représentants, sans couvrir d’avance la Gironde de cette inviolabilité. Il n’esquiva pas la difficulté.

« L’acte d’accusation, avait-il déclaré dans un mémoire écrit, est donc nul et de nul effet, en ce qu’il est diamétralement opposé à une loi fondamentale qui n’a pas été révoquée, et qui ne peut point l’être ; il est nul et de nul effet en ce qu’il attaque le plus sacré des droits d’un représentant du peuple. Ce droit n’emporte pas celui de machiner contre l’État, de faire une entreprise contre les intérêts de la liberté…, etc. »

Le tribunal révolutionnaire, composé des hommes en qui le Patriote français exprimait récemment son entière confiance, déclara à l’unanimité qu’il n’était pas constant que l’accusé ait provoqué dans les écrits dénoncés, le meurtre et le pillage, le rétablissement d’un chef de l’État, l’avilissement et la dissolution de la Convention. »

Marat fut porté en triomphe à la Convention par le peuple : le cortège obtint la permission de défiler ; et Marat, embrassé par les patriotes de la Montagne, acclamé par les tribunes, sembla un moment le roi de Paris.

Aussi bien, les sections de Paris n’avaient pas attendu le jugement pour porter un coup droit aux chefs girondins. Dans une salle voisine de l’Hôtel-de-Ville, à l’Évêché, les forces révolutionnaires, les délégués des sections se réunissaient. Ils rédigèrent une adresse qui était un acte d’accusation direct contre les chefs de la Gironde. Elle fut lue à la Convention par Rousselin, le 15 avril :

« Les Parisiens ont commencé les premiers la Révolution, en renversant la Bastille… Ils ne viennent pas faire acte exclusif de souveraineté, comme on les en accuse tous les jours ; ils viennent émettre un vœu auquel la majorité de leurs frères des départements donnera force de loi ; leur position seule leur donne l’initiative du cri de la vengeance.

« Nous reconnaissons ici solennellement que la majorité de la Convention est pure, car elle a frappé le tyran. Ce n’est donc point la dissolution effrayante de la Convention, ce n’est point la suspension de la machine politique que nous demandons ; loin de nous cette idée vraiment anarchique imaginée par les traîtres, qui, pour se consoler du rappel qui les chassera de cette enceinte, voudraient au moins jouir de la confusion et du trouble de la France. Nous venons, armés de la portion d’opinion publique de la Commune de Paris provoquer le cri de vengeance que va répéter la France entière : nous allons lui indiquer les attentats et les noms de ces perfides mandataires. »

Et après un réquisitoire étendu, où Guadet, Vergniaud, Brissot et Pétion, surtout ces deux derniers, étaient particulièrement mis en cause, ils concluaient :

« Nous demandons que cette adresse, qui est l’expression formelle des sentiments unanimes, réfléchis et constants des sections composant la Commune de Paris, soit communiquée à tous les départements par des courriers extraordinaires, et qu’il y soit annexé la liste ci-jointe de la plupart des mandataires coupables du crime de félonie envers le peuple souverain, afin qu’aussitôt que la majorité des départements aura manifesté son adhésion, ils se retirent de cette enceinte.

« L’assemblée générale des sections de Paris, après avoir mûrement discuté la conduite publique des députés de la Convention, a arrêté que ceux énoncés ci-après avaient, selon son opinion la plus réfléchie, ouvertement violé la foi de leurs commettants ;

« Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salle, Biroteau, Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valazé, Hardy, Jean-Baptiste Louvet, Gorsas, Fauchet, Lanthenas, Lasource, Valadié, Chambon. »

C’est en vain que les délégués des sections s’ingéniaient à retenir un reste ou un semblant de légalité. Oui, la Commune de Paris n’exerçait que sa portion de souveraineté. Oui, elle s’appliquait à rassurer les départements contre toute crainte d’usurpation et de dictature parisienne. Mais elle prenait une initiative singulièrement audacieuse et qui l’obligeait à aller jusqu’au bout. Car pourquoi ne pas attendre que les commettants directs des députés accusés aient formulé eux-mêmes l’acte d’accusation ?

S’il est vrai qu’ils ont « violé la foi de leur mandants », c’est d’abord à leurs mandants à le dire. Et si la Commune de Paris répond qu’elle est mieux placée pour voir l’intrigue, elle sera mieux placée aussi pour la réprimer, et l’initiative dans l’accusation conduit nécessairement à l’initiative dans l’insurrection. Cette initiative est d’autant plus grave que ce n’est pas en vertu d’une règle, par l’application d’un critérium fixe, que la Commune dénonce vingt-deux députés. Non seulement elle ne traduit pas devant les assemblées primaires tous les « appelants ». Mais parmi les vingt-deux députés qu’elle veut chasser de la Convention, il en est huit qui ont voté la mort du roi. C’est donc bien un choix souverain, sinon arbitraire, fait par les délégués des sections. Et ils ont beau demander que les départements soient consultés. Ils ont tracé d’avance les limites et le sens de cette consultation.

Aussi bien, ils seront obligés d’exécuter eux-mêmes et de rendre définitive la sentence provisoire qu’ils ont portée. Car, leur respect pour la formule de la souveraineté nationale cédera bientôt aux nécessités révolutionnaires. Ils font vraiment trop le jeu de la Gironde, ils risquent trop de désorganiser les forces de la Révolution et de morceler la France en faisant appel aux départements. Tout de suite, Lasource et Boyer-Fonfrède ont vu la faute que les délégués des sections commettent par timidité révolutionnaire, par scrupule de légalité. Tout de suite, ils demandent que la pétition des sections soit convertie en motion et adoptée. Ils demandent surtout qu’elle soit élargie. Si les délégués des sections de Paris ont le droit de soumettre au peuple des listes d’exclusion, les citoyens des départements ont le même droit. Il y a donc une procédure bien plus simple et bien plus large : que tous les députés de la Convention soient soumis au jugement politique du peuple tout entier, ce ne sera plus une sentence locale et partielle, mais un jugement universel devant lequel s’inclineront toutes les factions.

En fait, c’était la guerre civile ; car chaque région se serait prononcée pour certaines catégories de députés, pour certains partis, et la lutte des factions se serait traduite par un déchirement de la France. Vergniaud le sentit et il décida Lasource et Boyer-Fonfrède à retirer leur motion, à dire qu’ils ne l’avaient formulée que pour faire apparaître les conséquences logiques de la pétition des sections parisiennes. La Convention toute entière passa à l’ordre du jour. La Montagne avait vu le danger comme la Gironde.

Quand Lasource, en cette séance du 16 avril, accusa Robespierre d’avoir été un des rédacteurs de l’adresse des Jacobins qui invitait les départements à retirer leurs mandats aux appelants, Robespierre s’écria : « Ce n’est pas vrai ; c’est une imposture ». Robespierre avait le droit de protester, car sa signature n’était pas en effet au bas du document, et cette adresse était tout à fait contraire à sa politique. Ce qui est vrai, c’est qu’il était débordé ; c’est que les Jacobins s’engageaient de plus en plus dans la voie que Danton avait ouverte par son discours du 1er avril. Ils allaient même au delà. Et de plus en plus ils songeaient à substituer l’initiative de Paris à l’action de la France pour l’épuration de la Convention. Quand, le 20 avril, les Jacobins écrivent aux sociétés affiliées pour protester contre la saisie de leur première circulaire, opérée dans quelques départements, ils disent ceci :

« Citoyens des départements, vous êtes plus ou moins éloignés du lieu de la scène des révolutions et des projets de contre-révolution ; rapportez-vous-en aux bons citoyens de Paris sur la connaissance des hommes d’État, des hommes à prétentions dictatoriales et fédéralistes, comme ces citoyens s’en rapportent tous les jours à vous sur les personnages importants de vos départements, relativement à ce qui s’y passe. »

La comparaison n’est pas exacte, car la Convention n’était pas un directoire de département, elle était une force nationale qui ne devait, en principe, relever que de la volonté nationale toute entière. Mais le mouvement révolutionnaire se précisait et Paris évoquait le jugement suprême des hommes et des choses. Tout d’abord, on invitait les départements à dire s’il n’y avait pas lieu de briser le mandat des appelants ; c’est la première consultation, encore légale, des Jacobins ; puis les sections de Paris se risquent à désigner elles-mêmes les députés sur lesquels devra porter particulièrement l’examen de leurs mandants, et voici que dans la circulaire du 20 avril Paris commence à faire entrevoir aux départements qu’il a seul qualité et compétence pour