La Convention (Jaurès)/1451 - 1464

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pages 1401 à 1450

La Convention.
La mort du roi et la chute de la Gironde

pages 1451 à 1464

pages 1465 à 1500


« Le reproche qu’on nous fait d’être fédéralistes doit bien étonner les Américains, dont nos adversaires mêmes recherchent en ce moment l’utile alliance. Le fédéralisme est-il donc un monstre qui doive révolter ? Est-ce donc un crime que de chérir un gouvernement sous lequel l’Amérique est heureuse et libre ? Pauvres gens, ils ne savent pas ce que c’est, et vont toujours leur train, comme s’ils savaient quelque chose. Le fédéralisme est peut-être, pour les vastes pays où l’on veut réunir les avantages d’une liberté bien ordonnée dans l’intérieur avec ceux d’une réunion puissante de toutes les forces de l’État à l’extérieur, le mode de gouvernement qui convient le mieux à un grand peuple… Le reproche de fédéralisme qu’on a fait aux proscrits serait peut-être un nouveau titre à la reconnaissance publique, s’ils l’eussent mérité ; mais il n’est pas mieux fondé que tous les autres. Ce n’est pas assurément dans les discussions de la Convention nationale qu’on a pu s’apercevoir du projet qu’on leur suppose d’établir parmi nous cette forme de gouvernement républicain, laquelle, au surplus, n’excluait pas l’unité et l’indivisibilité de la République ; mais leurs nombreux écrits attestent leur invincible attachement à ce principe pour ceux qui veulent les lire et qui peuvent les entendre. Le principal ouvrage qu’ils aient rédigé en commun, c’est la Constitution dont Condorcet a développé le principe dans un fort bon discours… Pourquoi ne trouve-t-on ni dans le discours de Condorcet ni dans la Constitution à laquelle il sert de préambule, aucune trace de fédéralisme, aucun éloge, aucune indication de cette forme de gouvernement ?

« Fédéralistes ! Et pourquoi ? Pour avoir proposé une force départementale ? Proposition juste dans son principe, salutaire dans son objet ; moyen propre à arrêter les excès coupables des meneurs de la capitale, à modérer l’ambition dévorante de Danton, de Robespierre, et de la Commune de Paris, à former enfin de toutes les parties de l’empire un faisceau de volonté, de confiance, d’union et de concorde, qui conservât entre elles sans altération les principes d’égalité et de liberté, l’unité d’action et de puissance. Si cette mesure eût été prise à temps, les maux de la république ne seraient pas aujourd’hui à leur comble.

« Fédéralistes ! et pourquoi ? pour avoir voté l’appel au peuple dans l’affaire du roi. Cet appel n’était qu’un juste hommage que les représentants du peuple français devaient s’empresser de lui rendre en cette circonstance ; c’était une grande et utile mesure contre les prétendants à la tyrannie, qui n’auraient pas pu se prévaloir de la mort de Louis XVI pour s’environner de toutes les forces, de toutes les puissances de l’État, et subjuguer les citoyens les uns par les autres. Nos départements n’auraient pas été asservis à la Commune de Paris…

« Fédéralistes ! Et pourquoi ? pour avoir voulu qu’on punisse les massacreurs de septembre, dont Robespierre et Danton étaient les conducteurs et les chefs…

« Fédéralistes ! Et pourquoi ?… »

Ah ! certes, la preuve est surabondante ; tous les propos de Buzot proscrit exhalent la violence douloureuse des haines ; ils n’expriment pas un système. Et ce n’est pas un plan préconçu de fédéralisme, c’est la logique folle de la lutte contre la cité centrale, dont ils n’étaient plus les maîtres, qui a tourné l’esprit des Girondins vers la grande vie dispersée et morcelée des départements.

Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué (si même on y a pris garde) que Marat absout les Girondins du reproche de fédéralisme ; il est vrai que c’est pour les accuser d’avoir voulu mettre une action centralisée et unitaire au service de la contre-révolution et de la royauté. Buzot pose le dilemme : ou nous sommes fédéralistes, et alors nous sommes républicains ; ou nous sommes royalistes, et alors nous ne sommes pas fédéralistes. Et Marat dit : « Non, les Girondins ne sont pas fédéralistes, car, au fond, ils sont royalistes. » Je lis dans le « Publiciste de la République française, par Marat, l’Ami du peuple » (numéro du 24 mai 1793) :

« Tant que le tyran avait la tête sur les épaules, la faction des hommes d’État a tout fait pour l’arracher au supplice et conserver la royauté dans sa personne, quoique la République ait été proclamée d’après le vote formel de tous les bons Français. On a longtemps accusé de fédéralisme les meneurs de cette infernale faction ; j’avoue que je n’ai jamais partagé ce sentiment, quoiqu’il me soit arrivé quelquefois de reproduire cette inculpation. Je me fonde particulièrement sur ce que les meneurs sont trop instruits pour imaginer qu’une République fédérative chez les Français pût produire un ordre durable ; car au milieu d’une nation vaine, frivole, irréfléchie, possédée de l’amour de la domination, et toujours prête à devenir la dupe du premier fripon assez adroit pour capter sa confiance, le fédéralisme aurait bientôt allumé des dissensions intestines dans tous les départements, renouvelé les guerres désastreuses des barons et ramené le gouvernement féodal.

« Quoi qu’il en soit, les intelligences des principaux meneurs avec la cour avant le 10 août, les relations intestines de leurs acolytes avec Dumouriez pour rétablir la Constitution de 1789, et la déclaration de ce général conspirateur depuis son expédition de la Hollande, ne laissent aucun doute sur leurs véritables projets.

« Ces projets criminels n’ont point changé depuis la chute du généralissime, c’est en relevant les suppôts de l’ancien régime, et en faisant triompher les ennemis de la Révolution qu’ils travaillent à rétablir la royauté. Ils ont trop bien senti qu’avant tout ils doivent se rendre maîtres absolus dans la Convention, pour pouvoir faire ensuite impunément les arrêtés les plus liberticides, et décréter la contre-révolution. Mais comment y parvenir sous les yeux d’un public éclairé et au milieu d’une ville immense telle que Paris ? L’entreprise leur paraissait aussi vaine que dangereuse, ils se sont enfermés dans l’alternative ou de composer les tribunes à leur gré, ou de transporter dans quelque ville aristocratique le siège de la Convention. Or telle est la ténacité de leurs vues à ce sujet que depuis ils n’ont laissé échapper une seule occasion de favoriser ce projet. »

Étendard du bataillon des Gardes Nationaux (Ancien district de St-Marcel).
(D’après un document appartenant à M. Poilpot).


Ai-je besoin de dire que les Girondins n’étaient pas royalistes, qu’ils ne travaillaient pas consciemment et délibérément au rétablissement de la monarchie ? Ici comme en bien d’autres points, l’erreur de Marat est de transformer en volonté consciente ce qui n’est que l’ extrême conséquence logique et la conclusion ou nécessaire ou possible d’actes déterminés. Mais Marat voit juste quand il note que les Girondins, à force de chercher des points d’appui contre Paris, contre les forces révolutionnaires de la Montagne, de la Commune et des sections, réveillent ou fomentent les espérances royalistes et contre-révolutionnaires. Où il voit juste encore et profond, c’est lorsqu’il proclame, avec une remarquable netteté et liberté d’esprit, que les Girondins ne sont pas dominés par le système fédéraliste. Au fond, leur plan est ou de conserver ou de reconquérir le pouvoir central. Quelques mois plus tard, quand Buzot, fugitif et proscrit, expliquera la tactique de la Gironde, il confirmera en ce point les vues de Marat.

« Si j’ai vu avec plaisir le mouvement sublime des départements au mois de juin dernier, c’est que tous se portaient au centre, tous ils marchaient sur Paris pour briser les fers de la Convention, emprisonnée dans ses murs ; tous ils voulaient l’unité de la République, que l’attentat du 2 juin tendait à rompre. Auraient-ils tenu le même langage, leur marche eût-elle été la même si ces départements avaient projeté de se séparer, de s’isoler ? Non. En imputant tous leurs maux à la Commune de Paris, et certes ils auraient eu raison de le faire, ces départements se seraient déclarés indépendants de la Convention, dont les membres factieux s’étaient attachés à cette ville comme au foyer de leur ambition et de leurs crimes ; ils auraient levé des troupes chacun dans son territoire, s’y seraient cantonnés pour s’y défendre en cas d’attaque, et du reste leur résistance eût plutôt consisté dans un plan de désobéissance passive bien concerté entre eux, que dans des mesures actives dont le succès eût été bien moins sûr et beaucoup plus difficile à obtenir ; enfin ils auraient fait une déclaration solennelle au peuple français, qu’ils entendaient cesser toutes communications, tous rapports politiques, civils et commerciaux avec une ville qui, dans tous les temps, a été le fléau de la France, et qui sera infailliblement le tombeau de la liberté. »

Quand Buzot, dans sa haine exaspérée, semble confondre le fédéralisme avec une sorte d’excommunication de Paris et regretter que les Girondins et les départements n’aient pas été assez fédéralistes, il défend par là même son parti de l’avoir été. Mais il me semble que et Buzot et Marat commettent ici une confusion. Non, les Girondins n’étaient point fédéralistes, en ce sens qu’ils n’acceptaient pas un fédéralisme systématique et définitif. Ce n’était pas à leurs yeux l’organisation normale et durable de la société française. Mais il n’est pas démontré que dans leurs hypothèses de combat, dans leur tactique immédiate, ils n’aient pas entrevu une sorte de fédéralisme provisoire. Leur appel aux départements contre Paris pouvait prendre deux formes : ou bien ils créeraient, à Bourges ou ailleurs, un autre centre de gouvernement, une autre capitale, celle du girondisme, la capitale de l’ordre, qui entrerait en lutte avec la capitale de l’anarchie jusqu’à ce que tout le pays fût ramené sous la discipline d’une même politique et d’une même loi. C’eût été en réalité le centralisme girondin et départemental s’opposant au centralisme montagnard et parisien. C’était là le plan de plusieurs Girondins, notamment de Guadet, à une heure où les chefs de la Gironde pouvaient se flatter encore d’établir entre eux quelque unité d’action.

Ou bien encore les Girondins pouvaient compter sur l’explosion diverse et spontanée des forces multiples de mécontentement et d’opposition qui, selon les régions, avaient des formes différentes. L’avenir ferait surgir de cette dissociation momentanée une association nouvelle, la France retrouverait son unité, mais sans l’action de Paris, contre l’action de Paris, c’est-à-dire une unité plus libre et plus souple. C’était là, si l’on peut dire, un fédéralisme de transition et aussi un fédéralisme de désespoir. Oui, mais comme une nation habituée à l’organisation et à l’unité ne peut tomber ainsi en dissociation, même provisoire, sans avoir l’angoisse de l’agonie et le pressentiment de la mort irrévocable, il était certain que cette anarchie départementale chercherait soudain à s’organiser autour d’un centre de forces et d’idées, et quel autre centre que la tradition monarchique et l’idée contre-révolutionnaire ?

C’est en ce sens profond que Barère avait raison de dire, d’un mot que Buzot trouve sophistique, et qui est vrai d’une vérité ample, que les Girondins, par leur schisme avec Paris, préparaient la royauté sous la forme fédérative. Oui, cela était vrai, même si l’étranger, défenseur armé de la contre-révolution, ne mettait pas à profit cette anarchie pour imposer à la nation sa loi contre-révolutionnaire.

Baudot a très finement marqué, dans ses notes, les nuances exactes du fédéralisme girondin. Il dit très bien que l’organisation fédérative des départements n’était, dans leur plan, qu’une manœuvre pour écraser leurs adversaires à Paris et reprendre le pouvoir :

« Le 31 mai ne fut qu’une contre-partie. Les députés de la Bretagne s’étaient assemblés plusieurs fois sous prétexte de repas civiques, et dans ces réunions, en apparence gastronomiques, on avait élevé plusieurs fois la question de se débarrasser de la Commune de Paris, enfin de se constituer en départements fédératifs, de décimer la Montagne, de la détruire même en entier au besoin, ce qui eut son effet plus tard, tant pour sa décimation que pour son renversement total. On avait eu soin d’éloigner Charles Duval, député d’Ille-et-Vilaine, et Fouché, député de la Loire-Inférieure, tous les deux comme trop opposés au système qu’on voulait faire prévaloir. Beaujard et Méaule furent toujours opposés à l’objet de ces réunions. N’ayant pu vaincre leur résistance, les assemblées ne se renouvelèrent plus, et les délibérations eurent lieu chez Dufriche-Valazé. Il en fut de même des députations du Poitou, convoquées de la même manière et sous le même prétexte, qui après les réunions des repas, se réunirent chez Creuzé la Touche. Un certain Bion et Dutrou-Bornier étaient les députés actifs de ces assemblées ; il y eut aussi une forte opposition dans le principe, ce qui détermina les réunions chez Creuzé la Touche, où il n’y eut que les affidés d’admis. Il était toujours question d’éloigner les plus chauds partisans de la Montagne, de les proscrire et de gouverner dans le sens de la Gironde. Les événements tournèrent contre ces manœuvres, et les proscripteurs furent proscrits. »

Sans doute, quand ils se groupaient ainsi par anciennes provinces, Bretagne, Poitou, les députés girondins songeaient bien à organiser des faisceaux fédératifs, à unir par régions les forces départementales, et c’est là évidemment ce que Baudot entend par « se constituer en départements fédératifs ». Mais d’abord, à l’intérieur même de chaque province, les esprits étaient trop divisés pour que ces groupements pussent réaliser un équilibre stable, et il est évident que c’était pour dominer au centre, pour « gouverner dans le sens de la Gironde » que toutes ces combinaisons étaient ébauchées. Il n’y avait là aucune doctrine. Baudot le déclare expressément :

« On a beaucoup parlé de fédéralisme en France, dans les premiers temps de la Convention nationale. Je ne crois pas que ce système ait jamais reposé sur un plan fixe. Les ennemis de la Révolution, qui s’emparaient de toutes les idées qui pouvaient leur servir de germes de division, saisirent cette occasion comme tant d’autres. J’ai eu connaissance que plusieurs d’entre eux s’adressèrent au député Rouyer pour lui faire des propositions dans ce système. Ce député, sous une forme rude, cachait un grand fond d’intrigue, et le choix de leur part n’était pas mauvais. Il n’avait pas une grande réputation, et cependant il était assez répandu. Au besoin on pouvait l’employer comme un ballon perdu ou comme un moyen d’ascension. Soit que les événements se soient alors succédé avec trop de précipitation, soit que les plans fussent mal conçus ou aient été désapprouvés, on n’en parla plus.

« Je sais pertinemment qu’il fut plus d’une fois question au Comité de salut public de faire un rapport sur le fédéralisme et que ce projet fut toujours ajourné faute de preuves. Cependant on n’était pas difficile à cette époque en fait de pièces justificatives. »

Cependant, tant que la Gironde subsista, tous les départements où son action dominait semblaient former comme une sorte de fédération de résistance, dont on pouvait se dire qu’elle deviendrait une fédération de gouvernement :

« Le fédéralisme politique, remarque Baudot, s’étendait depuis Nantes jusqu’à Toulon, en suivant la ligne par la Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Montpellier, Marseille et Toulon, il comprenait les villes et leurs territoires. Outre ce fédéralisme géographique et politique, il existait dans plusieurs villes un fédéralisme civil entretenu par la correspondance des députés attachés à ce parti, en sorte que les administrations agissaient dans un sens opposé à celui de la Convention. Il y avait souvent isolement de ville à ville, suivant que les autorités tenaient pour la Gironde ou pour la Montagne. Il en résultait un déchirement dans le gouvernement, qui aurait fini par la guerre civile. Il avait été reconnu plusieurs fois, au Comité de salut public, qu’il était impossible de faire marcher le gouvernement avec ce tiraillement ; la disjonction était évidente et prochaine. Il fallait donc prendre un parti ; la Commune de Paris se crut en droit de dicter des conditions, à tort, sans doute, mais si la Convention eût agi dans son sein, il n’y eût point eu violence au dehors. »

Or, à peine la Gironde fut-elle vaincue, il apparut que le fédéralisme de résistance dont elle était le lien apparent n’avait aucune force interne d’organisation et d’unité. Ce fut la dispersion des pensées et des efforts. Quand les Girondins frappés par la Convention se jetèrent aux départements, ils tombèrent dans un abîme aux tourbillons distincts et incohérents : ils ne purent créer aucun courant énergique.

« Il n’y eut point, dit Baudot, uniformité de vues dans les différents pays et dans les villes qui se soulevèrent contre la Convention après le 31 mai. À Caen, devenue la capitale de la Gironde, les gens riches de la ville et ceux des campagnes ne voulurent point entendre parler des théories gouvernementales des Girondins. Les jeunes gens, sans doute par le conseil de leurs familles, entendaient se soulever tout simplement pour rentrer dans le système de l’ancien régime, ils voulaient des droits féodaux, des privilèges, de la noblesse et toute la hiérarchie de la royauté. Le général Wimpfen entendait coordonner l’insurrection du Calvados avec les projets des armées d’outre Rhin.

« Le député Biroteau, envoyé à Lyon par le Comité central de la Gironde, n’eut aucun succès dans cette ville ; les insurgés s’associèrent presque tous à Précy, qui voulait un roi héréditaire de l’ancienne dynastie.

« Toulon consentit à se livrer aux étrangers, sans conseil et même sans correspondance avec les Girondins.

« Marseille combattait pour être la capitale du Midi.

« Bordeaux même ne voulait pas reconnaître la Convention, mais ne fit aucune démonstration pour organiser un mouvement en faveur de ses députés.

« La Vendée continua ses levées en faveur des nobles et des prêtres, et ne s’occupa nullement de la Gironde.

« En sorte que les soulèvements après le 31 mai furent un prétexte, et que nulle part les Girondins ne trouvèrent d’appui à leur système.

« Au fond, ils avaient eu une doctrine disséminée, sans aucun plan arrêté. »

Voilà le mot décisif. Donc si les Girondins devinrent un obstacle au développement révolutionnaire et un péril pour la Révolution, ce n’est pas plus par attachement théorique et systématique au fédéralisme que par inféodation préalable à des intérêts de classe, à un étroit égoïsme bourgeois. Ce qui les perdit, ce qui fit d’eux une force critique et paralysante, mortelle à l’action nationale et révolutionnaire, c’est tout simplement l’esprit de parti rétréci en esprit de faction et de coterie. Je sais que pour ceux qui croient que les événements politiques, jusque dans leurs détails, sont le reflet immédiat des phénomènes économiques, cette explication est bien superficielle et bien frivole. Si l’on appliquait rigoureusement la méthode dont Marx, dans son Histoire du Dix-Huit Brumaire, a donné une application tout ensemble géniale et enfantine, il faudrait chercher dans le conflit terrible de la Gironde et de la Montagne l’expression de profonds conflits de classes. Mais il n’y a pas seulement dans l’histoire des luttes de classes, il y a aussi des luttes de partis. J’entends qu’en dehors des affinités ou des antagonismes économiques, il se forme des groupements de passions, des intérêts d’orgueil, de domination qui se disputent la surface de l’histoire et qui déterminent de très vastes ébranlements.

Il n’y avait rien dans les conceptions premières des Girondins, rien dans leurs attaches sociales qui rendit absolument impossible leur accord avec Danton et avec la Montagne. Même la Commune de Paris ne menaçait pas essentiellement la propriété bourgeoise. Mais les Girondins, survenus après la disparition de la grande Constituante, ne connaissaient aucune discipline politique. La grande force collective qui se dégageait des cahiers des États Généraux, et qui s’était manifestée d’une façon imposante dans l’œuvre organique de la première Assemblée, s’était ou affaiblie ou dissoute. Dans la Constituante à son déclin les factions et les coteries pullulaient, et elle ne put léguer à l’esprit de la Révolution aucune impulsion vaste et ferme, aucune forme précise.

D’autre part, les prolétaires naissaient à peine à la vie politique. Ils n’avaient pas encore la puissance politique que leur donnera leur effort du Dix-Août et leur participation véhémente à la guerre sacrée pour la liberté. Il n’y avait donc, quand la Gironde surgit, aucune coordination des forces françaises, aucune organisation définie et stable des énergies. Même les clubs, comme celui des Jacobins, semblaient, à la fin de 1791, affectés, comme la Révolution elle-même d’un commencement de dissolution. Le schisme des Feuillants, l’incertitude du plan politique (serait-on monarchiste ou républicain ?) avaient brisé ou tout au moins affaibli pour un temps les ressorts de la Société jacobine. Aussi, quand les Girondins apparurent, quand ils se levèrent soudain à l’horizon, c’était un groupe mal lié d’individualités brillantes. Ils étaient comme de jeunes dieux se mouvant sans obstacle dans les intervalles de mondes peu résistants. Il n’y avait, si je puis dire, dans la constitution du monde politique et social ni densité monarchique ni densité populaire, et parmi tous les pouvoirs ou en dissolution ou en formation, la vanité et l’ambition girondines circulaient étourdiment.

Ces hommes ambitieux et légers, qui sentaient que de grandes choses restaient à faire et qui ne voyaient pour les accomplir d’autre force que la leur, crurent un moment qu’ils portaient en eux, dans leur génie facile, dans leur audace un peu inconsistante, dans leur éloquence toujours prête, toute la Révolution. Peut-être, s’ils étaient restés abandonnés à eux-mêmes, si chacune de ces individualités avait suivi sa loi un peu incertaine, se seraient-ils répartis bientôt entre des tendances diverses, et leur caprice ne se serait pas consolidé et alourdi en coterie.

Mais ce fut toujours le rêve de Mme Roland de gouverner par un petit groupe d’hommes, elle l’exprime obstinément dans ses lettres de 1791 : il lui paraît que les événements iront à la dérive tant qu’une association d’amis ne les dirigera pas. Funeste tentation ! L’influence que donna à Mme Roland son passage au ministère, le lien d’amour douloureux et amer dont elle lia l’orgueilleux Buzot, tout lui permit d’imposer peu à peu une sorte de discipline de coterie à ces hommes qui ne connaissaient pas la grande discipline politique et sociale. Associés très vite, par l’entrée de plusieurs Girondins au ministère, aux responsabilités du pouvoir, obligés ou entraînés à des compromis, à des transactions, ils ne tardèrent pas à être dépassés par le mouvement des forces.

La guerre même qu’ils avaient suscitée déchaîna la brutale énergie du peuple. Des forces neuves, dont Paris était le centre, se manifestèrent, et les pouvoirs nouveaux parurent à la Gironde, tout à la fois un reproche et une usurpation. Tout l’espace lumineux cessait d’appartenir à, ces esprits infatués. De là leur révolte, le jour où l’habitude de domination exclusive et irresponsable qu’ils avaient contractée dans la période de dispersion révolutionnaire et d’individualisme éclatant se heurta à des organisations résistantes, aux Jacobins reconstitués, à la démocratie parisienne, à l’influence robespierriste, aux groupes véhéments qui se formaient et circulaient autour de Danton, à la Commune. Voilà le vrai principe des conflits entre la Gironde et la Montagne, il n’est pas dans des antagonismes sociaux : il est dans la puissance des passions humaines les plus communes, l’ambition, l’orgueil, la vanité, l’égoïsme du pouvoir. Tout naturellement, et par la critique même qu’elle appliquait aux forces nouvelles de démocratie, la Gironde se constitua des thèses politiques et sociales. Mais ces thèses n’étaient pas le fondement originel de la politique girondine. Elles étaient le prétexte, trouvé après coup, d’une opposition dénigrante, orgueilleuse et aigre.

Sans doute, le sourd conflit des classes ne tarda pas à se mêler à la lutte politique des partis. Mais, à cette date, il n’en est pas le fond. La Montagne, préoccupée avant tout de sauver la Révolution et de refouler l’invasion menaçante, avait une complaisance toute naturelle pour le peuple immense et robuste qui se précipitait aux armées. Elle était toute disposée à assurer par des moyens économiques la vie de ce peuple, par la taxation du blé, par l’emprunt forcé progressif sur les riches. Mais elle ne voulait pas engager une lutte systématique contre la bourgeoisie. C’étaient là des mesures de combat révolutionnaire, et elles étaient destinées, au fond, à servir contre le vieux monde menaçant les intérêts de la bourgeoisie elle-même, qui ne pouvait être puissante que par la victoire de la Révolution. Le Montagnard Levasseur déplore que dans leur acharnement à combattre les autorités parisiennes, les Girondins aient tenté d’exciter les ombrages de la classe bourgeoise :

« C’était vouloir lancer l’une contre l’autre deux classes de la société qui avaient été intimement liées à la Révolution. Peut-être se préparait-on ainsi le beau rôle en se mettant à la tête de la partie de la société où toutes les lumières se trouvent concentrées ; nous croyions, nous, mieux servir la chose publique en appuyant cette masse de peuple où se concentrent les bras nerveux et les énergiques dévouements. Peut-être ne devait-il pas en sortir un général illustre ou un éloquent tribun ; mais c’était elle qui composait les nombreux bataillons qui rejetèrent loin de nos frontières les cohortes ennemies ; c’était elle qui sauvait la république, tandis que les passions de nos hommes d’État la précipitaient vers l’abîme. »

Les hommes d’action qui, par leur brusque surgissement et par leur organisation révolutionnaire, avaient refoulé au second plan la Gironde incohérente et parleuse, ayant marqué leur sympathie à la force active du peuple, les Girondins calomnièrent cette force active, et ils rétrogradèrent jusqu’à une sorte de bourgeoisie feuillantine, non par esprit de classe, mais pour avoir une clientèle politique à opposer à une autre. C’est sous cette réserve que j’approuve le jugement de Baudot :

« Les Girondins voulaient arrêter la Révolution sur la bourgeoisie ; mais cette révolution était alors impossible et impolitique dans le temps. La guerre était flagrante au dehors, menaçante au dedans, les hordes étrangères ne pouvaient être repoussées que par les masses ; il fallait donc les soulever et les intéresser au succès. La bourgeoisie est paisible de sa nature, et d’ailleurs pas assez nombreuse pour de si grands mouvements.

« La Montagne seule comprit donc bien sa mission, qui était d’abord d’empêcher l’invasion étrangère, et elle employa le seul moyen qui pût faire réussir cette haute entreprise. Elle se trouva pressée dans une grande nécessité, elle osa la proclamer ; les Girondins, ou ne la voulurent point, ou ne voulurent pas en subir le destin. »

Sans doute, mais si les Girondins voulurent arrêter la Révolution sur la bourgeoisie, c’est surtout parce qu’ils prétendirent l’arrêter sur la Gironde. C’est cet égoïsme de parti que la Révolution devait éliminer sous peine de mort. Elle l’élimina.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Certes, les Girondins aussi pouvaient se plaindre de bien des injustices. Plus d’une fois leurs intentions furent cruellement calomniées. Plus d’une fois aussi, des hommes atroces, exploitant, pour l’assouvissement de leurs appétits ou de leur haine, leur passagère dictature révolutionnaire, avaient fourni à des âmes généreuses un noble prétexte à se réserver, à se retirer. Et quand les Girondins étaient accusés de royalisme, leur loyauté républicaine se révoltait. Mais ils étaient pour une large part responsables des excès mêmes qu’ils flétrissaient : car s’ils avaient été unis de cœur à toute la force révolutionnaire, ils l’auraient plus sûrement réglée.

Qu’importent les intentions des hommes dans la période aiguë d’action révolutionnaire et de péril ? Qu’importe que les Girondins n’eussent pas le dessein de rétablir la royauté, si par leur inertie dénigrante ils préparaient la défaite de la Révolution ? Aussi, ceux des Montagnards qui ayant survécu aux événements gardèrent la force et la lucidité de la pensée, purent-ils reconnaître la part de prévention et d’erreur qui se mêlait en 1793 à leurs jugements sur la Gironde sans désavouer cependant le coup nécessaire dont ils l’ont frappée.

J’admire la belle et forte sérénité des paroles de Levasseur vieilli, parlant de la pétition des sections de Paris qui demandaient l’arrestation des Girondins :

« Si j’oublie un instant les événements qui se sont passés depuis cette adresse, pour me reporter au milieu des impressions du moment, si je me place dans la même situation qu’alors, si je parviens à rassembler autour de moi et les causes légitimes de défiance et le souvenir des luttes de chaque jour, et le dépit mêlé d’indignation que me faisaient éprouver les fautes nombreuses et les nombreuses calomnies de nos adversaires ; si je retrouve jusqu’aux préjugés mêmes dont il m’était impossible de me dépouiller entièrement, aujourd’hui comme alors je vois dans la pétition des sections des faits vrais, et des inductions qu’on avait le droit d’en tirer. Oui, les Girondins entravaient la marche du gouvernement révolutionnaire ; oui, ils compromettaient la cause de la France en refusant d’unir leurs forces aux nôtres contre l’aristocratie et l’Europe armée ; oui, ils étaient restés les amis de Dumouriez jusqu’au moment où ce chef s’était déclaré en révolte ouverte ; oui, ils avaient sans cesse provoqué la guerre civile en appelant les vengeances des départements contre le peuple de Paris. Aujourd’hui, comme alors, je ne puis révoquer ces faits en doute. Ils résultent des discours mêmes de nos adversaires et pour en constater la vérité, il suffit d’ouvrir le Moniteur ; mais alors la plupart d’entre nous, et moi tout le premier, nous voyions dans cette imprudente conduite des preuves flagrantes d’une trahison avérée. Comme les sections de Paris, nous voyions dans la communauté de vœux avec Dumouriez une communauté d’action et une entière complicité ; comme la Commune de Paris, nous voyions dans les entraves mises à tous nos mouvements une preuve certaine de conspiration contre la République que les ferments de guerre civile sans cesse répandus venaient corroborer de la manière la plus complète. Aujourd’hui, sans doute, je suis loin de juger de même ; un assez grand nombre de nos adversaires ont souffert pour la liberté, plusieurs d’entre eux ont déployé un trop beau caractère, principalement ce Louvet qui se montrait notre ennemi le plus acharné, pour que je doive voir seulement des fautes là où alors je croyais reconnaître des crimes. Nous étions injustes sans le savoir, et peut-être en était-il de même de beaucoup de membres du côté droit. Dès que nos adversaires s’étaient arrêtés dans la carrière que nous voulions poursuivre jusqu’au bout, ils faisaient à leur insu cause commune avec les aristocrates ; et, recevant seulement l’impression des résistances que nous éprouvions, nous pouvions difficilement distinguer entre les opposants : tout ce qui s’accrochait au char de la Révolution pour le tirer en arrière était égal à nos yeux ; c’était l’aristocratie seule qui devait profiter de leur triomphe. Au reste, cette injustice était si naturelle, que les Girondins étaient tombés dans une erreur semblable à l’égard des Constitutionnels.

« Roland et Louvet avaient confondu La Fayette et Bailly avec Maury et Cazalès ; il n’était pas étonnant, lorsque les premiers s’étaient arrêtés à leur tour, que nous fussions portés à confondre Vergniaud et Pétion avec Ramond et Dumas ; c’est le cours naturel des choses, nous ne voyions que le but et l’entrave qui nous empêchait de l’atteindre ; à quelque titre que nos adversaires aient concouru à l’élever, ils ne devaient pas nous être moins suspects, ils ne nous étaient pas moins odieux. »

Est-il vrai que la Gironde a triomphé, d’une victoire posthume, en quelques-unes de ses thèses ? Certes, elle est associée à la victoire générale de la Révolution, dont elle fut un moment une force, avant de devenir pour elle un péril. Mais, si l’on parle des tendances mêmes par où la Gironde s’opposait à Paris et à la Montagne, sa victoire n’est qu’apparente.

Baudot a dit que les Montagnards voulaient prolonger les mesures énergiques et « que les Girondins voulaient appliquer tout de suite des vues organiques ». Et maintenant, ce n’est pas par des mesures de circonstance, c’est par l’application « de vues organiques » que la démocratie républicaine, forme de la Révolution, se constitue et se développe. Oui, mais les Montagnards voulaient aussi, dès que la tourmente serait passée, gouverner « par des vues organiques ».

Les Girondins combattaient ce qu’il y a d’outré dans l’influence de Paris, et aujourd’hui toute la France républicaine sait faire équilibre, quand il le faut, aux erreurs de Paris, à ses fantaisies césariennes et à ses entraînements chauvins. Mais cet équilibre des forces ne ressemble en rien à cette haine que la Gironde voulait souffler à la France. Ce n’est pas la destruction ou la diminution de Paris ; c’est, au contraire, l’élargissement, c’est l’extension de la lumière et de la vie qui réduit Paris à n’être qu’un des foyers. Aussi bien, les Montagnards, disciples de Jean-Jacques, n’avaient pas le fanatisme de Paris ; mais Paris était dans leurs mains le seul instrument possible de la défense nationale et de la grande action révolutionnaire.

Oui, la Gironde a protesté contre ce qu’il y avait d’étroit dans la sévérité affectée ou sincère d’une partie de la Montagne : elle a ouvert devant la Révolution de splendides perspectives de richesse ; mais une grande partie des Montagnards répudiait les paradoxes de Jean-Jacques et avait le culte de la civilisation la plus large tout ensemble et la plus fine. N’est-ce pas le Conventionnel Baudot qui, dans un des projets d’épitaphe qu’il avait faits pour lui-même, se définit : republicanus Pereclidis more ? (républicain à la manière de Périclès). Et c’est le socialiste Lassalle qui a le plus vigoureusement rejeté le « sans-culottisme » sordide, grossier et jaloux. Ce serait rabaisser la démocratie que de faire honneur à la seule Gironde de l’ampleur de pensée qui s’est développée peu à peu de la force des démocraties. Je n’oublie pas les magnifiques rayons de richesse et d’art que Vergniaud, dans son discours sur la Constitution, a projetés sur tout l’avenir de la République française. Mais en 1795, le vrai moyen de sauver la civilisation, c’était de sauver la Révolution, et les Girondins la perdaient.