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La Convention (Jaurès)/1651 - 1700

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pages 1601 à 1650

Les idées sociales de la Convention
et le gouvernement révolutionnaire

pages 1651 à 1700

pages 1701 à 1750


conduits, offre, à peu près partout, le même scandale d’hommes victimes d’autres hommes. Qu’en conclure ? Que c’est le malheur inévitable de la société ? Non, c’en est le crime, et il est tout entier dans notre abusif droit de propriété foncière…

« La justice sociale » établit son empire « sur deux principes immuables : le premier, que la terre est à tous en général et n’est à personne en particulier. Le second, que chacun a un droit exclusif au produit de son travail…

« …Il suit de l’un que si la terre est à tous, en général, et n’est à personne en particulier, nul ne doit en posséder en propre, ou tous doivent avoir le même avantage ; de l’autre, que si chacun a un droit exclusif au produit de son travail, il doit être libre d’en disposer à son gré, moyennant toutefois que la chose publique n’en souffre pas.

« De là il suit encore que la portion de terre répartie à chacun, ayant été tirée du droit commun, doit y revenir après lui, et qu’au contraire, ayant sur le produit de son industrie un domaine absolu, il peut le transmettre à sa volonté ou dans l’ordre de succession que la loi établit. Donc, en dernière analyse, on ne peut acquérir sur le fonds de terre qu’un droit de possession viagère ; donc il ne peut exister qu’une seule espèce de propriété transmissible, qui est la propriété mobilière… »

Comme on voit, Dolivier s’arrête au degré où se tenait Babeuf lui-même dans sa lettre à Coupé de l’Oise. Le droit inaliénable de tout individu qui vient au monde ne s’applique qu’à la terre. Et lorsque la société a assuré à chaque individu, par son lot viager de terre, le minimum d’existence, elle ne lui doit plus rien : elle laisse chacun, sur cette base étroite, mais indestructible, inaliénable, édifier une fortune plus ou moins haute.

Mais Dolivier, obsédé par la primauté de la richesse foncière, s’imagine que l’écart entre les fortunes mobilières serait bien faible quand la propriété du sol serait également répartie entre tous, et quand elle ne pourrait jamais, par le caprice d’une génération, se concentrer en un petit nombre de mains.

Évidemment, il a en vue une production industrielle parcellaire encore, une société d’artisans modestes préservés du prolétariat par la possession d’un petit capital foncier :

« Comment n’est-on pas indigné, révolté de voir le sort politique des hommes abandonné au hasard de la naissance ou de quelques circonstances particulières, et de voir que le bonheur ou le malheur est le partage d’êtres qui n’ont rien fait pour mériter l’un plutôt que l’autre ? Quoi ! de deux enfants qui viennent au monde, dont l’un est fils d’un riche propriétaire, et l’autre d’un infortuné manouvrier qui ne possède que ses bras pour subvenir à sa subsistance, le premier naît avec des droits immenses, et le second n’a pas même celui de reposer nulle part sa chétive existence ! L’un se trouve tout porté au sein des commodités, des honneurs, des plaisirs, et l’autre, réduit au plus triste abandon, se trouve condamné aux privations de toute espèce, à la douleur et à la peine ! Ne sont-ils pas tous les deux également enfants de la nature et de la société ? Que leur a donc fait celui-ci pour être si cruellement disgracié, si totalement déshérité ? Et que leur a fait celui-là pour en recevoir de si grandes faveurs et pour en être si avantageusement pourvu ?

« Se peut-il que cette violation criante des premiers, des plus réels droits de l’homme, n’ait encore frappé personne ? Et nous osons parler de liberté, d’égalité ! Quel est donc le sens que nous attachons à ces mots-là ? Où peut être la liberté, quand le besoin, causé par un dènûment général, rend dépendant de tout ? et où peut être l’égalité, quand les uns trouvent tout fait pour eux, et les autres tout à faire, ou, pour m’exprimer plus exactement, quand tout est pour les uns et rien pour les autres ? »

Mais voici un vigoureux et admirable réquisitoire contre l’hypocrisie de l’égalité idéale et juridique démentie par l’inégalité de fait :

« Ils peuvent acquérir, dira-t-on, ils ne sont exclus de rien. La loi nouvelle a banni toute acception de personnes et a ouvert à tous indistinctement les portes de l’avancement. Voilà donc ce qu’on entend par le mot d'égalité ? Comme on a besoin d’illusion, comme on s’en laisse imposer par des noms ! Ceux qui n’ont rien peuvent acquérir ; mais d’abord pourquoi n’ont-ils rien ? pourquoi n’est-ce qu’au prix de l’acquisition qu’ils peuvent parvenir à quelque chose, tandis que d’autres trouvent gratuitement accumulé sur leur tête ce que la fortune a pris soin d’y placer ? En second lieu, c’est une grande vérité qu’a dite J.-J. Rousseau que la première pistole est plus difficile à gagner que le second million. En effet, tout est avantages pour celui qui peut au delà ; mais tout devient difficulté, obstacle pour celui qui est en arrière de ses besoins. Si ceux d’un jour lui laissent quelque chose de reste, ceux du lendemain le lui absorbent, et souvent même au delà.

« Sans cesse maîtrisé par les circonstances, il est obligé d’en subir toutes les variations sans pouvoir jamais en prévenir aucune ; et tandis qu’il donne à profiter sur lui, il ne trouve à profiter sur personne ; c’est lui qui sème, et ce sont les riches qui recueillent ; ce sont ceux qui l’emploient qui retirent le bénéfice de sa main-d’œuvre.

« Ainsi, c’est toujours pour la fortune d’autrui qu’il travaille, non pour la sienne. Cependant, ces riches se croient fort nécessaires au malheureux ; et lorsqu’ils en occupent un grand nombre à leurs terres ou à leurs ateliers, ils disent avec une sorte de jactance, qu’ils font vivre beaucoup de monde. Ils devraient dire qu’il faut beaucoup de monde pour les faire vivre dans leur opulent loisir.

« On parle quelquefois de la roue de fortune ; mais qui ne sait qu’elle ne tourne guère que dans la classe des gens aisés ou des intrigants ? C’est presque un prodige qu’un honnête homme de rien parvienne à se faire un sort ; il faut pour cela un concours de circonstances qui se rencontrent difficilement ; et de pareils exemples ne sont que des exceptions à la règle, la masse infortunée du peuple n’en est pas moins condamnée à se traîner comme elle peut dans sa misère.

Mort des 21 députés de la Gironde, 31 Octobre 1793 — 10 Brumaire An II.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


On vient de vendre, et l’on vend encore tous les jours beaucoup de biens nationaux ; qui est-ce qui en a profité, et qui est-ce qui en profite ? Ne sont-ce pas les seuls riches, ou les seuls qui se sont emparés des moyens de le devenir ?

« Les pauvres, les hommes dénués et éloignés des intrigues voient tout passer devant eux sans qu’on les ait mis à portée d’atteindre à rien. Eh ! comment seraient-ils en état de faire les avances nécessaires, eux qui peuvent à peine se procurer un misérable grabat pour y reposer leurs membres harassés ? Il est vrai que, pour les consoler, on leur dit qu’ils ont droit à tout, que la loi n’exclut personne des avancements qu’elle offre. Oui, elle n’en exclut personne formellement et par le droit ; mais, par le fait, la multitude s’en trouve nécessairement exclue. Que serait-ce si j’en prenais une nouvelle occasion de me récrier, et si je prouvais que la plupart de ces avancements, pour être ouverts à plus de monde, n’en sont pas moins des attentats contre les droits réels de cette même multitude, et qu’ils ne font que multiplier les moyens de l’opprimer ? Mais je ne puis pas tout dire à la fois. »

Quel est donc le système proposé par Dolivier ? Il veut que les grands corps de ferme soient détruits, et que la terre soit divisée en autant de petites exploitations rurales qu’il y aura de familles. J’imagine (car son essai n’est qu’une esquisse très générale et où les détails manquent souvent) que des lots ne seraient accordés qu’aux chefs de famille qui en feraient la demande et qui s’offriraient à en faire la culture ; car ceux qui, établis dans les villes comme artisans et avec une suffisante aisance ne voudraient pas quitter leur métier ne seraient pas contraints de retourner à la terre. Ils sauraient seulement qu’en cas de besoin, et si un désastre les accable, ils pourront réclamer leur part du « grand communal ». C’est une sécurité pour eux ; et la propriété foncière est ainsi une sorte de fonds commun d’assurance sociale contre les misères et les accidents de la vie. La pensée de Dolivier serait réalisée aujourd’hui sous une forme plus moderne si un fonds d’assurance sociale ayant la valeur de la terre de France (c’est-à-dire une valeur énorme) était consacré à assurer tous les citoyens contre tous les risques de la vie, contre l’invalidité et le chômage, et aussi à munir chacun d’eux d’un petit capital d’établissement, soit pour qu’il exerce un métier indépendant, soit pour qu’en acquérant des actions dans la grande industrie il participe au progrès continu de la richesse.

Dolivier se rend bien compte que cette abolition des grandes fermes ne serait pas seulement une révolution sociale, qu’elle serait une révolution agronomique, et il répond que le régime des petites exploitations ne sera pas inférieur à celui des grandes. Mais comment faire passer la propriété foncière des mains de ceux qui la détiennent aujourd’hui à l’ensemble des citoyens ? Comment procéder à cette expropriation générale du domaine foncier ? Dolivier ne le dit point, et c’est là sans doute le point vif de sa pensée. Il l’indique, mais il n’y insiste pas expressément. Il attendait, pour se découvrir entièrement, d’avoir vu l’effet produit par ses tendances, et il se réservait sans doute d’aller bientôt jusqu’au bout s’il n’était pas arrêté en chemin par un coup de foudre.

Le décret du 18 mars planait sur les têtes pensantes. Dolivier avertit d’ailleurs qu’il entend procéder avec ménagement, sauvegarder par des mesures de transition les habitudes, les intérêts constitués.

« Je crois devoir rassurer les possesseurs actuels en prévenant que je suis loin de proposer que l’on mette toute la rigueur de mes principes en exécution à leur égard. Cette mesure ne serait pas seulement trop sévère, elle serait encore injuste sous beaucoup de rapports, et elle ne ferait que punir les hommes du crime de la loi ; ce sont des malades dont le tempérament a été gâté par un mauvais régime et qu’il faut traiter avec ménagement. Détruisons la cause du vice, mais conservons ceux qui en sont atteints ; laissons-leur les moyens de vivre comme ils sont, puisque le malheur de leur existence leur en fait un besoin, et contentons-nous de cerner, en quelque sorte, le mal autour de leur personne, afin qu’il finisse avec elles ; aussi bien nous-mêmes avons-nous besoin de nous façonner par degré à cet état de justice que j’envisage. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en établir le principe, et c’est au temps à l’amener à son entier développement. »

Il semble bien que Dolivier songe à absorber, au profit de la nation, le droit de propriété foncière au fur et à mesure que s’éteindront les détenteurs actuels. C’est par la suppression du droit d’héritage sur le domaine agricole qu’il constituera le domaine commun destiné à être réparti, sans intérêts, entre les citoyens. Les mesures transitoires et provisoires consistent dans son plan à diviser les fermes, et à donner à bail, aux conditions qui sont faites aux grands fermiers actuels, de petits lots.

À mesure que s’accroîtra le domaine national, cette tenue à bail se transformera évidemment en un usufruit sans intérêt. Le but n’est pas de multiplier les fermes, il est de multiplier les petites propriétés viagères au point d’en assurer un lot à chaque famille :

« On a bien parlé de diviser les fermes, c’est-à-dire de ne pas souffrir qu’un seul en occupât plusieurs ; on a même agité de restreindre la quantité d’arpents qui doivent composer une ferme ; mais tout cela n’est bon qu’à multiplier le nombre des fermiers et non à venir au secours de la multitude, non à lui procurer les moyens de se suffire elle-même. C’est l’entière dissolution des corps de ferme qu’il faut ; c’est, comme je viens de le dire, l’extrême division de la terre entre tous les citoyens qui n’en ont point, ou qui n’en ont pas suffisamment. Voilà l’unique mesure adéquate qui ranimerait nos campagnes, et porterait l’aisance dans toutes les familles qui gémissent dans la misère, faute de moyen de faire valoir leur industrie. La terre en serait mieux cultivée, les ressources domestiques plus multipliées, les marchés, par conséquent, plus abondamment pourvus, et l’on se trouverait débarrassé de la plus détestable aristocratie, celle des fermiers. »

Dolivier comprend bien qu’il faut qu’il distingue son projet de ce qu’on appelle la loi agraire, et il s’y ingénie. Qui pourrait le chicaner là-dessus ? Il avait des raisons décisives de politique et de prudence, mais au fond c’est bien une loi agraire qu’il proposait, c’est même le seul plan complet et lié de loi agraire qui ait été proposé sous la Révolution. Pour démarquer son idée de ce nom fâcheux, il est obligé de supposer que la loi agraire implique une sorte de prise de possession grossière et brutale, sans précaution, sans transition, sans ménagement. Mais c’est une supposition tout à fait arbitraire.

« Peut-être est-il à craindre qu’un premier aperçu de cet essai ne fasse naître l’idée de la loi agraire, dont il paraît que l’on a voulu faire un instrument de troubles ; mais, pour ne pas les confondre, il suffit de les comparer entre eux et dans leurs conséquences. Tout mon raisonnement porte sur un principe permanent de justice qui assure successivement à chacun ses droits (modifiés) de nature, que j’appelle son légitime de rigueur, et qui lui garantit la jouissance pleine de ses acquêts, fruit de ses travaux et de son industrie ; en un mot, je remonte à l’essence même du droit de propriété devenu, par une fausse application, la cause fatale des abus énormes, des malheurs sans fin dont nous sommes tantôt coupables et tantôt victimes, et je le rétablis dans ce qu’il doit être pour devenir une source féconde de toute espèce de biens.

« La loi agraire, au contraire, loin d’établir quelque principe, ne fait que les renverser, les briser tous. C’est purement un partage des terres, brusquement provoqué par la convoitise de ceux qui n’ont rien, n’importe comment, et qui laisse subsister le même vice qu’il l’a amené…

« Dans mon système nul ne peut être lésé, car nul, en venant au monde, n’y ayant plus de droit qu’un autre, nul, par conséquent, n’a celui de se plaindre de n’y trouver que sa juste part au droit commun, sauf à lui à la faire plus ou moins valoir ; mais la loi agraire, pour établir une apparente égalité, encore qui ne saurait être que momentanée, blesse à tort et à travers, sans égard même pour les différences que les droits d’acquêts de chacun doivent y mettre. Ainsi, l’homme dont les possessions sont le fruit de son talent, de ses services, du bon emploi de sa jeunesse, s’en trouverait tout à coup dépouillé et réduit au niveau de celui qui n’aurait rien mérité ou même qui n’aurait fait que dissiper… Je laisse maintenant à juger de l’immense distance qu’il y a entre l’un et l’autre. »

Babeuf qui avait la brochure de Dolivier (j’ai déjà dit qu’elle fut saisie avec ses papiers le jour de son arrestation) dut sourire à ces distinctions subtiles ; car ce que, lui, dans sa lettre à Coupé, appelait loi agraire, c’est précisément le système de Dolivier : inaliénabilité du sol, usufruit de la terre assuré à tous, liberté de l’industrie. Dolivier s’efforce encore de dissiper les objections tirées de la suppression de l’héritage foncier.

« Mais la paternité ?… Eh bien ! la paternité, si c’est une douce jouissance pour celle qui est riche, de transmettre de grands héritages à ses enfants, combien ne doit-il pas ajouter à l’infortune et à la misère de celle qui est pauvre, combien ne doit-il pas lui être poignant de n’avoir à transmettre aux siens que sa peine et sa misère ! Après tout, que se propose le sentiment paternel ? n’est-ce pas le bonheur des enfants ? Or, en est-il un plus grand que celui d’avoir à vivre sous les auspices d’une patrie juste et vraiment digne de ce nom ?

« …Concitoyens, j’ai levé l’étendard de la justice ; que ceux qu’elle intéresse viennent s’y rallier autour, et tous ensemble, formons une force imposante qui la fasse triompher de ses ennemis. C’est pour rester isolés et sans point d’union que nous devenons victimes des factieux et la proie des ambitieux, des hommes pervers qui se jouent de nos malheurs et qui se plaisent tous les jours à nous en créer de nouveaux. Que le parti de la justice, qui doit être celui de la multitude, se montre enfin, qu’il se coalise sous cette enseigne non équivoque, et bientôt il dissipera tous les complots de la perfidie et toutes les manœuvres de vil intérêt.

« …Si je me trompe, c’est l’amour de l’humanité, c’est le désir pur de notre bonheur commun qui me séduit, et en cela mon erreur m’est chère ; quoique vaincu, je ne m’applaudirai pas moins de ma démarche, et dans ma douleur amère je me dirai : « Hélas ! ce n’est donc point pour arriver au règne fortuné de la justice que la France fait, depuis cinq ans, des efforts inouïs, et que tant d’hommes sacrifient généreusement leur vie ! Ce n’est donc point à son feu sacré que les cœurs s’enflamment, puisqu’il laisse froids ceux qu’elle devrait uniquement intéresser ! »

Dolivier était convaincu que son système résolvait ou plutôt supprimait le problème des subsistances. Une fois brisée l’aristocratie des fermiers, comment l’accaparement est-il possible ? Et quand d’innombrables petits propriétaires, obtenant de la terre mieux fécondée un produit plus large, jetteront sur le marché l’excédent de leur consommation, qui parlera encore de famine et de prix de famine ? Au demeurant, Dolivier n’est pas favorable à l’idée de taxer les denrées.

« Qu’on se figure maintenant, dit-il en parlant de son système, c’est-à-dire de la division des fermes préparant la division des propriétés, qu’on se figure combien cette mesure serait un puissant véhicule pour répandre dans le peuple l’ardent amour de la République et le zèle de la défendre ! C’est alors qu’il en sentirait tout le prix et qu’il s’identifierait réellement avec elle ; mais quel intérêt veut-on qu’il y prenne, tant qu’on ne s’occupera que du sort de ceux qui ont, et jamais du sort de ceux qui n’ont rien, et comment ce peuple se passionnerait-il pour une République dans laquelle il ne se voit qu’environné de malheurs, sans aucune perspective qui l’encourage ? À la vérité, à force de plaintes et de murmures, il a enfin obtenu la fixation du prix des subsistances ; mais cette mesure, commandée par les circonsstances est elle-même un mal, et entraîne avec elle une foule d’inconvénients. Il faut viser au moyen de n’en avoir jamais besoin. »

Est-ce que cette phrase se rapporte au vote de la Convention en mai 1793 ? Non, c’est le prix du blé seulement qui fut fixé alors ; si elle se rapporte aux mesures plus étendues adoptées en septembre, elle a été ajoutée après coup au manuscrit, quoique Dolivier déclare l’avoir laissé tel qu’il était il y a six mois, et alors c’est seulement en septembre que l’opuscule aurait été imprimé.

Mais quoi ? Dolivier, préoccupé de ménager la démocratie de tout petits fermiers et bientôt de tout petits usufruitiers qu’il veut constituer et qui considérera la taxe des denrées comme une gêne, Dolivier a beau n’y voir qu’un moyen empirique assez injuste et fâcheux, ce n’est pas son système qui fera refluer le courant qui porte le peuple vers la taxation. Car, même s’il acceptait pour l’avenir la conception de Dolivier, c’est un soulagement immédiat que le peuple réclame, c’est l’abaissement immédiat du prix de la vie. Et cela, Dolivier, avec son système à échéance lointaine, avec ses transitions lentes, ne le lui apporte pas. Lange non plus ne répond pas, par sa large et belle vision fouriériste d’association féconde, aux exigences pressantes de la multitude inquiète et irritée.

Quel dommage que M. Charlety n’ait pu retrouver l’opuscule publié par Lange en 1793, celui où il systématisait sa pensée, où il donnait son plan d’organisation comme la solution à tous les problèmes posés, comme le remède à tous les maux qui s’exaspéraient ! C’est dans les journées troubles et tristes qui précédèrent l’explosion contre-révolutionnaire de Lyon, que le grand rêveur pacifique donna à sa pensée tout son essor. Je n’ai pu en recueillir que quelques traits à peine par une analyse bibliographique de quelques lignes.

Lange se préoccupait d’accroître la fécondité du sol et de faciliter le travail en régularisant le morcellement capricieux de la propriété foncière. Il n’expropriait pas les détenteurs actuels, ni leurs héritiers. Mais il arrachait les haies qui séparent les domaines, qui dévorent une partie de la substance du sol et qui surtout entravent la libre et rapide culture. Il refaisait à chacun une propriété équivalente à celle qu’il possède déjà, mais il remplaçait le bornage grossier d’aujourd’hui par un système géodésique : le point de chaque domaine serait déterminé par le croisement des latitudes et des longitudes. Il remplaçait par un cadastre scientifique et régulier le cadastre baroque et incohérent des exploitations foncières, et il permettait ainsi aux efforts de se grouper, de s’harmoniser. Dès lors, un vaste bâtiment central, commun à plusieurs domaines voisins, devenait un magasin commun, un hangar commun, un centre d’exploitation et de vie. Hospices, écoles, se grouperaient à côté des grands magasins agricoles, et, dans l’abondance de la terre renouvelée, dans la large effusion de la production agricole débarrassée d’un particularisme stérilisant, la question des subsistances disparaîtrait. Il ne resterait plus, ayant nourri et apaisé les citoyens de la France révolutionnaire, qu’à vaincre l’ennemi du dehors ; et ici, comme pour faire pressentir Fourier, non seulement par les vues géniales, mais par les bizarreries d’invention et par la singularité des termes, Lange propose de créer des ballons de combat qui s’appelleront des Éoles, et qui, gouvernés par des pyronautes, épieront les mouvements des armées et déconcerteront tous leurs plans. Bizarre, ai-je dit, mais n’est-ce pas encore une anticipation géniale de la pratique des armées modernes ? Mais, pas plus les combinaisons « fouriéristes » de Lange que la loi agraire soigneusement démarquée de Dolivier, ne résolvaient au gré des souffrances impatientes le problème de la vie, de la croissante cherté.

La loi répressive du 20 juillet 1793, contre l’accaparement, parut serrer la question de plus près. Le peuple croyait que bien des détenteurs de denrées les gardaient pour spéculer, pour attendre et provoquer de plus hauts cours de la marchandise, un avilissement plus marqué des assignats. Obliger tous les citoyens à déclarer les marchandises et denrées détenues par eux, et les obliger à les vendre sans délai, sans ajournement, au fur et à mesure que se produiront les demandes de détail, semblait donc un remède approprié. Ce fut l’objet de la loi.

« La Convention nationale, considérant tous les maux que les accapareurs font à la société par des spéculations meurtrières sur les plus pressants besoins de la vie et sur la misère publique décrète :

« L’accaparement est un crime capital.

« Sont déclarés coupables d’accaparement ceux qui dérobent à la circulation des marchandises ou denrées de première nécessité, qu’ils altèrent et tiennent enfermées dans un lieu quelconque, sans les mettre en vente journellement et publiquement.

« Sont également déclarés accapareurs ceux qui font périr ou laissent périr volontairement les denrées et marchandises de première nécessité.

« Les marchandises de première nécessité sont le pain, la viande, le vin, les grains, farines, légumes, fruits, le beurre, le vinaigre, le cidre, l’eau-de-vie, le charbon, le suif, le bois, l’huile, la soude, le savon, le sel, les viandes et poissons secs, fumés, salés ou marinés, le miel, le sucre, le papier, le chanvre, les laines ouvrées et non ouvrées, les cuirs, le fer et l’acier, le cuivre, les draps, la toile, et généralement toutes les étoffes, ainsi que les matières premières qui servent à leur fabrication, les soieries exceptées. »

Ainsi, presque tous les produits de la terre et de l’industrie, presque toutes les denrées, les matières premières, les marchandises, tombent sous le coup de la loi : les greniers, les caves, les magasins, les entrepôts, les ateliers, tout va s’ouvrir à l’inventaire de la Révolution. Et ce système de vente forcée va mobiliser tous les stocks, les mettre à la disposition de l’acheteur au détail. Comment va fonctionner ce mécanisme ? D’abord, tout naturellement, les détenteurs devront déclarer tout ce qu’ils détiennent.

« Pendant les huit jours qui suivront la proclamation de la présente loi, ceux qui tiennent en dépôt, en quelque lieu que ce soit de la République, quelques-unes des marchandises ou denrées désignées à l’article précédent seront tenus d’en faire la déclaration à la municipalité ou section dans laquelle sera situé le dépôt desdites denrées ou marchandises, la municipalité ou section en fera vérifier l’existence, ainsi que la nature et la quantité des objets qui y seront contenus, par un commissaire qu’elle nommera à cet effet. »

Comment s’assurer maintenant que les marchandises ainsi déclarées seront constamment en vente ?

« La vérification étant finie, le propriétaire des denrées ou marchandises déclarera au commissaire, sur l’interpellation qui lui en sera faite et consignée par écrit, s’il veut mettre lesdites denrées ou marchandises en vente, à petits lots et à tout venant, trois jours au plus tard après sa déclaration ; s’il y consent, la vente sera effectuée de cette manière sans interruption et sans délai, sous l’inspection d’un commissaire nommé par la municipalité ou section. »

Jusque-là, il n’y a pas de difficulté. Le commerçant, ou le fermier, ou le fabricant qui consent à vendre au détail, par petits lots et à tout venant, est soumis à l’inspection d’un commissaire qui s’assure qu’en effet la vente est publique et constante. Notez que le commissaire n’intervient pas dans la fixation des prix. Il suffit au marchand en détail, pour être en règle avec la loi, d’avoir sur sa porte une pancarte indiquant la qualité et la quantité de ses marchandises et de tenir constamment ces marchandises à la disposition du public. Mais tous les détenteurs consentiront-ils à vendre dans ces conditions ? Les marchands en gros, les propriétaires de vin ou d’huile accepteront-ils d’être à la disposition du public et de céder les produits et marchandises par petits lots et à tout venant ? Marchands en gros et propriétaires voudront-ils, pourront-ils se transformer en commerçants au détail ? La Révolution résout le problème en se substituant à eux :

« Si le propriétaire (des denrées ou marchandises) ne veut pas ou ne peut pas effectuer ladite vente, il sera tenu de remettre à la municipalité ou section copie des factures ou marchés relatifs aux marchandises vérifiées existantes dans le dépôt ; la municipalité ou section lui en passera reconnaissance, et chargera de suite un commissaire d’en opérer la vente, suivant le mode ci-dessus indiqué, en fixant les prix de manière que le propriétaire obtienne, s’il est possible, un bénéfice commercial d’après les factures communiquées ; cependant, si le haut prix des factures rendait ce bénéfice impossible, la vente n’en aurait pas moins lieu sans interruption au prix courant desdites marchandises ; elle aurait lieu de la même manière si le propriétaire ne pouvait livrer aucune facture. Les sommes résultantes du produit de cette vente lui seront remises dès qu’elle sera terminée, les frais qu’elle aura occasionnés étant préalablement retenus sur ledit produit. »

Ainsi, à chaque comptoir c’est la Révolution qui s’installe pour distribuer à tout venant et au prix courant les marchandises accumulées. C’est la police révolutionnaire de la vente poussée presque jusqu’à la nationalisation du commerce. Ici, en effet, ce n’est pas seulement un mode de vente qu’elle impose. C’est elle qui détermine le prix, qui mesure le bénéfice.

Procès-verbal de l’exécution de Mme Elisabeth.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Quant aux fabricants, pour qu’ils ne puissent pas accumuler des denrées ou marchandises en vue de la spéculation sous prétexte de s’approvisionner des matières premières de leur industrie, ils seront tenus de déclarer ces matières premières « et d’en justifier l’emploi ».

Précisément, à l’occasion de cette loi, Delaunay d’Angers signale que les fabricants et les compagnies capitalistes peuvent accumuler des stocks de matières prétendument nécessaires à leur entreprise, et il dénonce la Compagnie des Indes qui a entassé dans ses magasins, à Lorient, plus de seize millions de marchandises. La Convention ordonne que les scellés soient mis sur ces magasins et qu’une vérification soit faite. Il est vrai, ô ironie que le dénonciateur Delaunay était lui-même un agioteur misérable qui cherchait à faire baisser les actions de la Compagnie pour pêcher une fortune en un coup de filet.

La loi contre l’accaparement était terrible : contre quiconque dérogeait à ses dispositions, c’était la confiscation et la mort, et le dénonciateur recevait un tiers des marchandises confisquées. Et il suffit de lire le bulletin du tribunal révolutionnaire pour constater qu’elle fut appliquée. Elle a sans doute été utile. En ces jours tragiques où la France était comme en état de siège, et où il aurait suffi que le resserrement des marchandises fût tenté en effet par quelques spéculateurs audacieux pour que la rareté se transformât en détresse et aboutît à la famine, cette immense publicité commerciale et cette circulation forcée des produits ont peut-être prévenu des désastres.

Mais la loi ne remédiait pas à la crise des prix. La hausse des denrées tenait peut-être pour une part à leur rareté, mais elle tenait surtout à la baisse énorme, au discrédit toujours croissant de l’assignat. Le 3 août, dans un rapport merveilleux de lucidité, d’ingéniosité et d’élégance « sur l’agiotage et le change », Fabre d’Églantine donne quelques exemples de cette prodigieuse baisse de l’assignat :

« Je définis le change : la différence qui se trouve, par l’influence de l’opinion, entre la livre assignat et la livre métallique, autrement dit la livre en numéraire.

« Plus les agioteurs font baisser le change, plus il faut de livres assignats pour représenter une livre en numéraire. À l’époque du 31 mai et 2 juin, par exemple, pour représenter vingt sous métalliques de notre monnaie, il fallait cinquante sous assignats, et par conséquent soixante livres assignats pour un louis en or ; aujourd’hui, et depuis près d’un mois, il faut six francs en assignats pour représenter vingt sous en numéraire, et près de cent quarante-quatre livres assignats pour représenter un louis d’or. Vous comprenez facilement, citoyens, que cette différence dans le change est la véritable cause du surhaussement des denrées ; car le fabricant, et par suite le marchand, qui ne veulent jamais perdre et qui veulent, au contraire, toujours gagner, suivent le cours du change, calculent toujours sur la livre en numéraire, et pour retirer vingt sous métalliques d’une chose, ils ont vendu cette chose cinquante sous à l’époque du 2 juin, et ils la vendent aujourd’hui six francs assignats. »

L’assignat vaut dans le commencement d’août six fois moins que la monnaie de métal ; et quoique la disproportion des valeurs ne soit pas la même entre l’assignat et les denrées, cependant celles-ci doivent hausser formidablement. Quelles sont les causes de cette baisse de l’assignat ? Il en est deux essentielles, la surabondance des assignats émis en trop grande quantité et le peu de confiance qu’une partie de la France et la presque totalité du monde ont dans la victoire de la Révolution.

Les agioteurs utilisent ces causes de discrédit, et ils les aggravent par leurs opérations. Mais, selon Fabre d’Églantine, ce n’est pas par des opérations sur les marchandises. Il fut un temps où les riches, ayant reçu à la suite de liquidations d’office, ou de remboursements de la dette, de grandes quantités d’assignats, et n’ayant pas dans l’assignat une grande confiance, achetaient des quantités énormes de marchandises. Ainsi ils raréfiaient la marchandise retirée du marché, et ils jetaient au contraire sur le marché une surabondance d’assignats. De là, hausse de la marchandise et baisse de l’assignat ; alors, c’est par le jeu de la marchandise et de l’assignat que se précisait la baisse de l’assignat. C’est dans cette période de l’agiotage assignats-marchandises que la loi contre l’accaparement aurait produit son plus grand effet. Car en obligeant les détenteurs des marchandises à vider leurs magasins et à reprendre des assignats en paiement de ces marchandises, elle aurait rétabli l’équilibre au profit de l’assignat. Mais l’agiotage a évolué.

« Les propriétaires d’assignats qui craignent de voir s’évanouir leur propriété entre leurs mains, cherchent à les troquer contre des valeurs effectives. D’abord, ils ont commencé par accaparer des marchandises ; mais, outre qu’ils ont craint la colère du peuple, ils ont senti que ne pouvant exporter ces marchandises, ils seraient obligés de les vendre et de n’en retirer que des assignats ; ils ont alors cessé ce commerce, et ils l’ont abandonné à ceux qui ont confiance dans l’assignat mais qui spéculent sur la misère publique.

« Les propriétaires d’assignats, que sous ce rapport nous nommerons capitalistes, ayant renoncé aux valeurs en marchandises, dont la garde est trop dangereuse et la possession trop visible et embarrassante, ne se sont pas jetés non plus sur les biens-fonds : 1o parce qu’ils n’ont pas plus de foi dans les biens nationaux que dans l’assignat qui les représente ; 2o parce qu’ils n’auraient pas trouvé à acheter assez de biens patrimoniaux ; 3o enfin parce que, d’une part, le haut prix de l’impôt les effraie, et que, de l’autre, ils veulent presque tous, du moins la majeure partie, avoir une valeur effective facile à cacher, facile à dérober à l’impôt et facile à transporter hors de France, et surtout hors de la République.

« Les louis d’or et les écus sont devenus alors l’objet de la convoitise des capitalistes. Les avares et les spéculateurs les avaient prévenus ; l’or et l’argent monnayé avaient disparu ; il a fallu acheter de ceux-ci ces louis et ces écus, et les capitalistes, les trembleurs, n’ont pu s’en procurer que par de très grands sacrifices. C’est ainsi que les louis d’or qui, après l’émigration complète des nobles, n’avaient été élevés qu’à la valeur de 40 à 50 livres assignats, qui, à l’époque du 10 août, étaient retombés à la valeur de 30 livres assignats, sont aujourd’hui montés à la valeur de 130 à 140 livres assignats.

« Mais, comme l’or et l’argent deviennent, par l’effet de cette peur, plus chers et plus rares chaque jour, comme l’or et l’argent forment aussi des volumes visibles et des masses pesantes, périlleuses à transporter, inquiétantes à cacher, la peur des capitalistes en a redoublé, et c’est sur ce degré de frayeur et d’anxiété que l’agiotage a fondé ses plus terribles opérations et notre ruine. »

Quel placement en effet vont trouver les capitalistes désireux de se débarrasser d’assignats en qui ils n’ont pas confiance ? Ayant renoncé aux marchandises, aux biens-fonds, aux louis d’or et aux écus, il ne leur reste plus qu’à acheter des traites sur l’étranger, des lettres de change sur Londres, Hambourg, Amsterdam. Et c’est ici la troisième forme, la troisième période de l’agiotage, la plus terrible pour l’assignat révolutionnaire. Car ces traites sur l’étranger se font rares, la guerre presque universelle et le blocus des mers ayant interrompu les échanges internationaux. Dès lors, tous les gros porteurs d’assignats se précipitant vers ces traites et lettres de change sur l’étranger, celles-ci vont prendre, par rapport à l’assignat, une valeur énorme. Et si, en France même, le change entre l’assignat et l’or est désastreux pour l’assignat, le change entre l’assignat et les effets de banque sur l’étranger est plus désastreux encore. Le discrédit de l’assignat sur les marchés du dehors est colossal, et il réagit sur le crédit de l’assignat au dedans. De là, depuis deux mois, une chute terrible des assignats sur tous les marchés de France comme sur tous les marchés du monde. Oui, mais comme les lettres de change sur l’étranger sont vite absorbées, cette cause de discrédit cesserait vite de fonctionner. Il n’y aurait plus pour l’assignat occasion de se mesurer avec les effets de banque sur l’étranger ; et, dès lors, comme c’est l’opinion seule qui, par ses mouvements, précipite les cours, l’opinion n’étant plus avertie chaque jour par le contraste violent de la valeur de l’assignat et de la valeur des effets sur l’étranger, retournerait peut-être à l’assignat. Mais, c’est ici, dans la construction dialectique de Fabre d’Églantine, qu’intervient l’infernal génie de Pitt.

Pitt a résolu d’alimenter la spéculation à la baisse sur les assignats au moyen des lettres de change sur Londres. Il a des agents à Paris, des courtiers juifs et cosmopolites, des banquiers et sous-banquiers ; et ceux-ci sont autorisés à tirer des effets sur les banquiers de Londres.

Les banquiers de Londres, jouant le jeu de Pitt, paient ; et quand les banquiers de Paris, également dans le jeu, doivent les rembourser au bout de trois mois, s’ils subissent une perte parce que l’assignat a baissé dans l’intervalle, c’est Pitt qui supporte la différence. Ainsi le Trésor anglais fait les frais d’un jeu systématique et constant à la baisse sur l’assignat français. C’est une façon nouvelle de faire la guerre. Je ne sais si Fabre d’Églantine n’a pas cédé à la tentation de construire un système ingénieux. Peut-être a-t-il trop simplifié l’évolution de l’agiotage ; il me paraît probable que les périodes qu’il distingue empiétaient l’une sur l’autre, et tout en se succédant se superposaient. Je veux dire que les gros porteurs d’assignats ne renonçaient pas soudain à acheter des marchandises pour n’acheter que de l’or, ni à acheter de l’or pour se procurer des lettres de change sur Londres et sur Hambourg. Il est vraisemblable qu’ils continuaient en partie leurs opérations antérieures, mais en les réduisant, et qu’ainsi réduites ils les cumulaient avec les combinaisons nouvelles. Mais dans l’ensemble, la marche qu’il indique est probablement la vraie. Il est naturel que l’agiotage se soit peu à peu dégagé des opérations visibles, un peu massives, qui avaient appelé l’attention et la colère des peuples, pour s’insinuer en des combinaisons plus subtiles. Les dénonciations mêmes contre les accapareurs avaient contribué à porter leurs opérations sur la Banque internationale, dont les subtils mécanismes échappaient au regard du peuple. Et il est tout naturel, dès lors, que Pitt ait songé à utiliser, pour déprécier l’assignat français, pour ruiner moralement et financièrement la Révolution, ces négociations de banque sur lesquelles, par la Banque de Londres, il pouvait avoir la haute main. Seulement, ici aussi, il est probable que Fabre d’Églantine exagère quand il attribue ou paraît attribuer au jeu direct de Pitt les plus sensibles effets de dépréciation subis par l’assignat.

Mais, dans tous les cas, il y avait urgence, il y avait nécessité vitale à trouver un remède ; lequel ? Le premier, évidemment, le plus décisif, c’était d’assurer, par un effort immense et par une concentration de toutes les énergies, la victoire de la Révolution. La victoire révolutionnaire, c’était le crédit de l’assignat en France et dans le monde. Le Conseil, le Comité de Salut public, Robespierre, le peuple entier, y travaillaient de toute leur âme. Puis, comme une des causes les plus immédiates du discrédit de l’assignat était sa surabondance, il fallait en restreindre le plus possible l’émission, et rappeler au trésor une partie du papier émis. Pour cela, Carabon imaginait et faisait adopter par la Convention trois combinaisons principales.

En premier lieu, il s’appliquait à hâter le paiement des sommes dues à l’État par les acquéreurs de biens nationaux, et à ramasser en un seul paiement immédiat les paiements échelonnés par annuités que la loi avait prévus. Il offrait, dans cette vue, une prime de 13 pour 100 à ceux qui se libéreraient pur anticipation ; et en outre il mettait en vente le droit qu’avait l’État à ces annuités. Comme les acquéreurs de biens nationaux, débiteurs de l’État, lui payaient un intérêt de 5 pour 100 sur ce qu’ils lui devaient, le citoyen qui se substituait à l’État plaçait ses fonds à un intérêt de 5 pour 100 : ce qui était fort avantageux, le placement étant absolument sûr. Ainsi se feraient, du moins Cambon l’espérait, d’abondantes rentrées d’assignats au Trésor.

En second lieu, les contre-révolutionnaires ayant affecté d’accorder une préférence aux assignats émis sous Louis XVI et qui portaient l’effigie royale, comme si la monarchie restaurée ne devait tenir compte que de ceux-là, la Convention démonétisa les assignats à face royale. C’était un capital de 558 millions d’assignats qui était ainsi retiré de la circulation. À vrai dire, ils n’étaient pas détruits, et la valeur que les porteurs avaient en mains n’était pas frappée de nullité. Mais ces assignats cessaient d’être monnaie : ils n’étaient plus admis qu’à payer les contributions arriérées, à solder ce qui était dû sur la vente des biens nationaux, et à acquérir les annuités provenant de la vente des biens nationaux. Ils avaient ainsi un débouché suffisant, puisque l’arriéré des contributions était de 600 à 700 millions et que le reste à payer pour les domaines nationaux était d’environ 1500 millions. Mais ils ne faisaient pas double emploi avec la masse des assignats, et la seule affectation qui leur demeurait était essentiellement révolutionnaire.

Enfin l’emprunt forcé d’un milliard, décrété en principe au mois de mai, mais qui n’était pas encore appliqué, entrait en exécution. Les assignats étant admis au pair pour le versement de l’emprunt, les contribuables allaient s’empresser de verser au Trésor un milliard d’assignats. C’était là l’objet principal de ce vaste emprunt, qui était en réalité un impôt remboursable.

Il participait de l’emprunt et de l’impôt. Il était impôt, puisqu’il était forcé et qu’il ne portait pas d’intérêt. Il était emprunt, puisque la somme ainsi imposée devait être rendue, mais rendue en domaines nationaux. Et c’était encore un moyen d’attacher des millions de citoyens au succès de la Révolution : puisque le gage de l’emprunt aurait disparu avec la Révolution elle-même.

En fait, l’emprunt d’un milliard se substituait aux contributions ordinaires : contribution foncière, contribution mobilière, contribution des patentes, pour lesquelles les rôles avaient été si lentement élaborés. Le milliard de l’emprunt ne dépasse guère de plus de 300 millions le total des contributions arriérées.

La Convention saisit cette occasion de rectifier, indirectement et par le mode d’établissement de cet emprunt-impôt, le système fiscal de la Révolution : elle y introduit la déclaration et la progression. C’est, en effet, le revenu déclaré de chaque contribuable qui va régler, selon une loi de progression, le versement que chacun doit faire pour l’emprunt : « Les citoyens tenus de contribuer à l’emprunt forcé remettront au greffe de la municipalité de leur domicile, et, à Paris, au comité civil de leur section, une déclaration exacte de leurs revenus pendant l’année 1793, et des charges qui les diminuent. » — « La déclaration des revenus des rentes perpétuelles sur l’État ou sur des particuliers, des capitaux placés à intérêt ou mis en valeur dans le négoce ; celle des bénéfices commerciaux, de banque, courtage, commissions, entreprises et fournitures de l’année 1793 ; celle des fonds oisifs gardés en caisse, en portefeuille ou chez des dépositaires, sera faite en entier et sans déduction de la contribution mobilière ; les fonds oisifs seront estimés produire cinq pour cent d’intérêt ; seront réputés fonds oisifs, les sommes qui excéderont la moitié des revenus d’une année. »

C’était donc la déclaration explicite, détaillée tout à la fois et globale. Pour les revenus fonciers, les propriétaires étaient autorisés à les déclarer d’après les rôles de la contribution foncière qui les ménageaient ; et il devait être déduit un cinquième pour le principal de cette contribution. Le comité des finances de la Convention estimait, en effet, qu’en taxant la terre beaucoup plus fortement que les autres valeurs (selon le système des physiocrates) la Révolution avait commis une erreur sur laquelle il faudrait revenir un jour. Le rapport pour l’année 1793 le dit expressément :

« Si l’on consulte les fabricants, les négociants, les commerçants, les rentiers de bonne foi, et tous ceux qui ont médité sur la nature de l’impôt, sur la valeur comparée des richesses territoriales et mobilières, ils vous diront que les richesses mobilières et d’industrie égalent au moins, si elles ne surpassent, les richesses territoriales ; cependant elles ne supportent que 60 millions, tandis que l’on en jette 240 sur les fonds, comme si les richesses mobilières n’étaient que le quart du produit du revenu foncier. »

Il est vrai que le non-paiement des contributions atténuait très souvent cette inégalité. Mais par l’établissement de l’emprunt forcé, tous les revenus de toute provenance venaient se confondre dans le revenu total du contribuable : ainsi la disproportion des charges qui pesaient sur l’agriculture et sur l’industrie était effacée. Une fois le revenu de chacun déclaré et vérifié, c’est un tarif fortement progressif qui était appliqué :

« La portion du revenu qui est soumise à l’emprunt forcé, sera taxée comme il suit :

De 1 à 1 000 fr. 1 dixième.
De 1 001 à 2 000 2 —
De 2 001 à 3 000 3 —
De 3 001 à 4 000 4 —
De 4 001 à 5 000 5 —
De 5 001 à 6 000 6 —
De 6 001 à 7 000 7 —
De 7 001 à 8 000 8 —
De 8 001 à 9 000 9 —

« La taxe sera, en conséquence, pour 1 000 francs soumis à l’emprunt

de 100 fr.
Pour 1 500 fr. de 200
Pour 2 000 de 300
Pour 3 000 de 600
Pour 4 000 de 1 000
Pour 5 000 de 1 500
Pour 6 000 de 2 100
Pour 7 000 de 2 800
Pour 8 000 de 3 600
Pour 9 000 de 4 500

« Au delà de 9 000 livres de revenus, à quelque somme qu’il s’élève, la taxe sera, outre les 4 500 livres dues pour 9000 livres, la totalité de l’excédent : de sorte qu’un revenu de 10 000 livres sera taxé 5 500 livres, un revenu de 11 000 livres sera taxé 6 500 livres et ainsi de suite. »

Si forte que soit la progression, on remarquera qu’elle n’aboutit jamais à demander au citoyen un versement supérieur ou même égal à une année de son revenu. Ceux qui ont plus de 9 000 livres de revenu, seront tenus de contribuer pour la totalité de leur revenu d’un an moins 4 500 livres. Donc, à la rigueur, les Français n’étaient pas obligés d’entamer leur capital : il leur suffisait de réduire extraordinairement leurs dépenses cette année-là. Mais beaucoup sans doute prélevèrent sur leur capital, sur leur réserve d’assignats notamment, de quoi faire face à l’emprunt forcé. Dans le rapport de la Commission des finances, Ramel, pour faire accepter plus aisément aux riches cette lourde taxe, leur persuade que la rentrée au Trésor d’un milliard d’assignats va amener la baisse des denrées, et que par conséquent les citoyens retrouveront d’un côté ce qu’ils auront prêté de l’autre.

« Il me semble entendre les hommes fortunés répondre à cette assertion qu’elle pourrait être vraie, si tous les citoyens, sans distinction, venaient présenter la moitié des sommes qu’ils ont en leur pouvoir. Nous vous permettrions de faire usage de ce raisonnement, si vous aviez partagé jusqu’à ce jour, avec vos frères, le poids du jour, la fatigue de la Révolution. Si vous vous étiez présenté les premiers pour renverser le trône et repousser les satellites des despotes, vous pourriez invoquer cette exacte égalité, dont vous ne parlez que lorsque vous voulez qu’on vous ménage. Avez-vous, comme le pauvre, payé de vos sueurs et de votre sang votre dette à la patrie ? »

Aussi bien, il s’en faut que tout le poids de l’emprunt ne portât que sur les riches. Ramel nous apprend en effet (et c’est un état très intéressant de la répartition de la richesse en 1793) que, d’après l’aperçu des rôles des contributions, « la moitié de la fortune générale appartient aux citoyens qui ont moins de 1 000 livres de rentes ; car, dans les contributions, ce sont les petites sommes qui font les grandes. Ceux-là possèdent donc la moitié des 3 milliards auxquels était évalué le revenu public, soit un revenu de 1 500 millions ; sur les 1 500 000 livres restant, le tiers n’est pas possédé par des particuliers riches de plus de 6 000 livres de rente. » Il est vrai que pour ceux-là, au-dessus de 4 500 livres, l’emprunt forcé prenait tout le revenu.

Mais ni la démonétisation des assignats à face royale, ni la négociation des annuités, ni l’emprunt forcé d’un milliard, ne pouvaient suffire à faire rebondir le crédit de l’assignat. Il n’y avait qu’une solution décisive du problème : c’était de fixer, par le maximum, le prix de toutes les marchandises. Dès lors, non seulement il n’y avait plus discrédit de l’assignat, mais ce discrédit n’avait même plus de sens ; car, du moment que l’assignat devait être toujours accepté en paiement, et que le rapport de l’assignat à toutes les marchandises était détermine par la loi, qu’importaient les variations de l’assignat sur les marchés étrangers ? Qu’importe qu’un assignat de cent livres ne puisse se négocier à Londres que contre trente livres en guinées, si cet assignat de cent livres achète, en France, toutes les marchandises, quelles qu’elles soient, qui sont taxées cent livres ? Ainsi, dans la mesure où fonctionnerait le maximum, la question de l’assignat est non seulement résolue mais abolie. C’est ce qu’a noté admirablement (après coup, il est vrai) Mallet du Pan, dans les mémoires qu’il adresse aux puissances étrangères pour les mettre en garde contre un optimisme frivole.

Assignats de Lyon
(D’après des documents de la Bibliothèque Nationale.)


C’est à la date du 1er février 1794 que se placent ses observations : « Le total de ce papier en circulation a diminué depuis qu’on a démonétisé les assignats royaux… Du mois de mai au mois d’octobre, les assignats étaient tombés de soixante à soixante-quinze pour cent de perte ; ils sont remontés maintenant à trente-trois, à trente-cinq, dans Paris ; de quarante-huit à cinquante, dans les pays qui soutiennent encore des rapports commerciaux avec la France : il est des départements où ils ne perdent que vingt-cinq ou trente, et ils seraient encore plus bas à Paris, sans les fréquents achats de numéraire qu’a faits la Trésorerie nationale dans le mois de décembre et le commencement de janvier.

« Au surplus, depuis la loi du maximum qui, par son extension à la plupart des denrées et des marchandises, embrasse toutes les consommations essentielles, la dépréciation des assignats n’est plus onéreuse au gouvernement. Celle-là s’exécute avec rigueur ; personne n’ose plus s’en plaindre ; elle a délivré la République de toute la dépense équivalente à l’excédent du prix qu’elle payait au devant de sa consommation : c’est une économie énorme ; la Convention ne pouvait prescrire à l’opinion de prendre les assignats au pair, mais elle a rempli le même but en soumettant à un tarif invariable la valeur des denrées et des marchandises. Lorsqu’on est parvenu à forcer les citoyens non seulement de vendre, mais encore de vendre à un prix indépendant de la valeur que le papier-monnaie peut prendre au cours de la place, et que la nature même du papier-monnaie doit laisser toujours au-dessous du numéraire, il est fort indifférent que le papier-monnaie ait plus ou moins de crédit. La Convention a donc fait une opération très économique et une opération très populaire, car les sans-culottes consommant et ne possédant pas, il leur est fort doux d’acheter ce papier à un prix qui lèse exclusivement celui qui vend. »

Et encore, celui qui vend n’est-il lésé que s’il veut acheter sur un marché étranger, hors de la sphère d’action de la loi du maximum. Mais les Conventionnels avaient-ils prévu nettement, avant l’épreuve, cet heureux effet du maximum ? Longtemps ils hésitèrent. Ce n’est que sous la menace des sections qu’ils avaient voté en mai la taxe sur les blés, et la loi de mai n’était appliquée que très mollement. Beaucoup d’entre eux craignaient de faire violence à la loi de la concurrence qui, seule, pouvait équilibrer les prix et les valeurs. Ou bien ils objectaient que si la taxation était réduite à quelques articles, elle ruinait une catégorie de citoyens qui vendraient selon la taxe et achèteraient selon le libre cours du marché ; si, au contraire, elle s’appliquait à tous les citoyens, elle enrichissait le capitaliste, le propriétaire oisif, celui qui ayant des assignats en grand nombre, et recevant en assignats ses rentes, ses loyers, ses fermages, avait tout bénéfice à voir la valeur de l’assignat s’élever, la valeur des marchandises décroître. Même après le vote du maximum, Saint-Just répétera obstinément que les taxes furent rendues nécessaires « par les circonstances », mais « qu’elles ont doublé le revenu du riche ».

Comme la Convention était pressée, par les ouvriers, de taxer les denrées pour rétablir l’équilibre entre le prix des marchandises et le salaire du travail, elle songea un moment, selon l’indication donnée par Condorcet lui-même et que j’ai citée, à prendre la question par l’autre bout, c’est-à-dire à instituer par la loi non un maximum des denrées, mais un minimum des salaires.

Il est très intéressant de constater que les comités réunis de l’agriculture et des finances avaient préparé en avril 1793 un projet de loi en ce sens. Je ne l’ai pas retrouvé : il serait très curieux d’avoir les procès-verbaux de ces deux commissions à cette date. Beffroy le dit très catégoriquement dans son exposé du 25 avril : « Déjà les Comités réunis d’agriculture et des finances ont arrêté un projet de loi qui doit, non porter le pain au taux des salaires, ce qui est subversif de tout principe, mais les salaires au taux des denrées, ce qui est d’exacte justice ; cette loi contraindra le propriétaire et le cultivateur, pour leur propre intérêt, à ne point porter les denrées à des prix excessifs. »

C’est donc une échelle mobile des salaires que deux comités de la Convention avaient voulu établir par la loi, plutôt que de se prêter à la taxation des denrées. Mais comment adapter sûrement les salaires à la variation incessante des denrées ? Comment mettre le fabricant, dont peut-être le produit n’aura pas haussé de valeur, dans l’obligation de payer à ses ouvriers le salaire proportionné au prix que des manœuvres d’accaparement et d’agiotage donneront aux denrées ? De plus, quelle sera la sauvegarde des humbles citoyens qui ne reçoivent pas de salaire, des modestes artisans qui pourront être affamés soudain par le prix exorbitant des choses nécessaires à la vie ? Ainsi se fermait l’issue par où la Convention cherchait à s’évader.

D’autres, comme Dubois-Crancé, proposaient d’établir, dans toute la France, des magasins où l’on vendrait le pain à deux sous : la nation ferait les frais de la différence. C’était l’extension à tout le pays du régime de subvention pratiqué à Paris. Mais quoi ! la nation, pour faire face à cette dépense énorme, allait être obligée d’émettre encore des assignats, c’est-à-dire de hausser encore le prix des denrées, sauf le pain. Et suffisait-il donc de donner au peuple le pain bon marché, si, pour tout le reste, pour la viande, pour les vêtements, pour les matières premières de l’industrie, il fallait subir des prix effroyables ? La Convention flottait donc, incertaine, impuissante. Cambon qui, sans doute, désirait tout bas le maximum et en pressentait les heureux effets pour le crédit de l’assignat, n’osait pas proclamer que sa politique économique et financière était au fond celle de Jacques Roux.

C’est un mouvement du peuple qui emporta toutes les hésitations et toutes les résistances.

Le 4 septembre au soir, la Commune fut envahie par une grande foule : c’étaient des pauvres, des artisans, des prolétaires qui venaient crier qu’ils en avaient assez des prix de famine, de la rareté croissante, de la cherté plus dure tous les jours. Ils emplissaient la grande salle : ils couvraient la place de l’Hôtel de Ville.

« Quel mauvais pain mêlé d’orge nous mangeons ! que font nos administrateurs ? Pourquoi Garcin refuse-t-il au peuple l’entrée des magasins et le contrôle des opérations ? Est-ce qu’il volerait, lui aussi ? Il a délégué, pour les achats de grains de boulangerie, des meuniers connus dans toute la région, Lorfèvre meunier à Pontoise, Garreau boulanger à Versailles, Lapareillé boulanger, les fermiers les connaissent, et quand ils se présentent pour acheter ils disent : « Ah ! ce sont les hommes de Garcin : Paris a besoin de pain ». Et ils haussent les prix. Quels accapareurs ! et tous ces courtiers ont encore vingt sous par sac de commission. C’est nous qui payons tout cela. Car si on n’augmente pas en apparence le prix de notre pain, on en réduit la qualité. Quand finiront ces tromperies ? »

Et de cette grondante colère sortaient des questions précises. Ces hommes irrités ne permettaient pas à Pache de s’échapper en de vagues réponses ; Avez-vous de la farine, oui ou non ! Combien y en a-t-il ? Pour combien de temps ? Nous garantissez-vous que le pain ne manquera pas ? Quand nos femmes seront-elles dispensées d’aller faire queue chez un boulanger pendant des heures ? Elles ont des enfants à la maison. Et les aristocrates mêles aux groupes animaient les colères de propos perfides :

« Les lâches, les imbéciles ! Ils veulent la République et ils n’ont pas de pain ! »

Chaumette ne voulut point se laisser déborder, ou peut-être fut-il gagné par une contagion de violence. Il parle, et jamais il n’a été si véhément et si aigre :

« Et moi aussi j’ai été pauvre et, par conséquent, je sais ce que c’est que les pauvres. C’est ici guerre ouverte des riches contre les pauvres ; ils veulent nous écraser ; hé bien ! il faut les prévenir, il faut les écraser nous-mêmes ; nous avons la force en mains. Les malheureux qu’ils sont ! Ils ont dévoré les fruits de nos travaux ; ils ont mangé nos chemises ; ils ont bu notre sueur… et ils voudraient encore s’abreuver de notre sang… Qu’il soit formé à l’instant une armée révolutionnaire qui parcoure toutes les campagnes ; que chaque rayon de cette armée traîne à sa suite l’instrument fatal des vengeances du peuple, et que tous les accapareurs, tous les fermiers riches qui se refuseraient de nous fournir des subsistances tombent sous nos coups… »

Mais voici Hébert qui se dresse en chef d’insurrection :

« Que le peuple, dès demain, se porte en masse à la Convention, qu’il l’entoure comme il a fait au 10 août, au 2 septembre, et au 31 mai, et qu’il n’abandonne pas ce poste jusqu’à ce que la représentation nationale ait adopté les moyens qui sont proposés pour nous sauver… »

Est-ce une révolution nouvelle qui s’annonce, la révolution des subsistances ?

« Que l’armée révolutionnaire parte à l’instant même où le décret aura été rendu, mais surtout que la guillotine suive chaque rayon, chaque colonne de cette armée ! »

Qu’elle suive ? non, mais qu’elle précède ! C’est ce que Chaumette demandera bientôt : qu’elle soit en tête de la colonne et que sa silhouette se profile sur le vaste horizon plat de la Beauce ; que la sinistre visiteuse aille cogner le soir à la porte du riche fermier ; qu’elle allonge son ombre sur les larges guérets empourprés du couchant d’automne. Les blés enfouis par le fermier spéculateur jailliront de la terre comme une source inépuisable.

Aux Jacobins, où se répétaient les rumeurs venues de l’Hôtel de Ville, l’émoi fut grand. Était-ce un coup de main des Enragés sur la Commune ? Était-ce une entreprise de la Commune sur la Convention ?

Robespierre, condamné dès lors à des prodiges d’équilibre, s’exalta en paroles terribles contre les accapareurs afin d’avoir le droit de dénoncer ce qu’il y avait de suspect selon lui dans la brusque invasion de l’Hôtel de Ville :

« Si les fermiers opulents ne veulent être que les sangsues du peuple, nous les livrerons au peuple lui-même. Si nous trouvions trop d’obstacles à faire justice des traîtres, des conspirateurs, des accapareurs, nous dirions au peuple de s’en faire justice lui-même.  »

Paroles terribles ; mais il ajoute :

« Réunissons donc ce faisceau redoutable contre lequel tous les efforts des ennemis du bien public se sont brisés jusqu’à ce jour. Ne perdons pas de vue qu’ils ne désirent autre chose que de nous rendre suspects les uns aux autres, et particulièrement de nous faire haïr et méconnaître toutes les autorités constituées. Des malveillants, des scélérats se joignent aux groupes qu’on voit à la porte des boulangers, et les irritent par des propos perfides. On alarme le peuple en lui persuadant que les subsistances vont lui manquer. On a voulu armer le peuple contre lui-même, le porter sur les prisons pour y égorger les prisonniers, bien sûr qu’on trouverait moyen de faire échapper les scélérats qui y sont détenus, et d’y faire périr l’innocent, le patriote que l’erreur a pu y conduire.

« Ces scélérats ont voulu égorger la Convention nationale, les Jacobins, les patriotes. Ils ont cherché à leur aliéner le peuple en leur attribuant tous les maux dont ils l’ont rendu victime. On assure que dans ce moment Pache est assiégé non par le peuple, mais par quelques intrigants qui l’injurient, l’insultent, le menacent. »

Ainsi la guerre était déclarée une fois de plus aux Enragés par Robespierre. Mais la force révolutionnaire gouvernementale ne peut maîtriser le mouvement. Elle-même, en protestant contre la Terreur, prononce des paroles de terreur ; et c’est demain Robespierre lui-même qui présidera, comme président de la Convention, à l’ouverture officielle de l’ère sanglante. Les Jacobins eux-mêmes, enfiévrés par des paroles terribles de Royer, décident de se mêler à la Commune et au peuple pour aller le lendemain à la Convention, pour la sommer d’agir.

Or, au moment où la crise des subsistances aboutissait à ce paroxysme et où le peuple, non pas affamé, mais exaspéré par les difficultés de vivre, allait sommer la Révolution de donner la sécurité et l’abondance, une nouvelle terrible se propageait : Toulon s’était livré aux Anglais.

Robespierre, dans cette même séance du 4, aux Jacobins, avait commencé à préparer les esprits au choc redoutable :

« Toulon est peut-être pris. Nous vaincrons sans Toulon, nous vaincrons sans escadre. »

Mais oui, la nouvelle est confirmée ; et c’est affreux. Toulon n’a pas été pris. Toulon n’a pas été forcé. Toulon s’est donné à l’ennemi. Toulon a trahi la France et toute la Révolution. Les sections royalistes l’emportent, et c’est au nom de Louis XVII que l’amiral Hood est accueilli dans le grand port. Et ce ne sont pas seulement les aristocrates qui trahissent. Les chefs de l’escadre ont presque tous fait le jeu des Anglais : la plupart des matelots, avec l’amiral Saint-Julien, sont restés fidèles à la République. Mais les ouvriers de l’arsenal, fatigués d’être payés en assignats, se sont rendus pour être payés en or. Ainsi l’ennemi fait d’abord de la misère, et ensuite à cette misère il inocule la trahison. Ce poison horrible est dans nos veines : par quelle magique incantation de fureur, par quelle exsudation sanglante l’en ferons-nous sortir ?

Fabre d’Églantine a dit que l’étranger, installé au cœur de la Banque, organisait la contre-révolution par le discrédit des assignats. Barère a lu à la Convention des lettres, des comptes saisis par le Comité de Salut public et qui démontrent que l’Anglais a des agents cachés partout. Il en a dans nos places fortes pour mettre le feu aux arsenaux et aux poudrières. Il en a dans nos clubs, pour affoler le peuple souffrant. Et ces guinées anglaises achètent les ouvriers de nos ports après avoir commandité les fanatiques de Vendée.

Qui sait si l’étranger n’est pas caché jusque dans notre colère que ses propos exaspèrent pour la changer en délire ? Il faut se défendre ; il faut se venger ; il faut faire peur à la contre-révolution et au monde.

Voici le Dies iræ, où toute pitié va mourir. Des milliers de citoyens conduits par Pache et Chaumette, sont entrés à la Convention. Chaumette refait son discours de la veille à la Commune ; mais avec quel surcroît d’autorité, depuis que le crime de Toulon est connu, il dénonce la conspiration de l’étranger contre la liberté française !

« L’ennemi veut affamer le peuple pour qu’il échange sa souveraineté contre un morceau de pain.

« — Non, non, le peuple restera libre. »

C’est le cri de la Montagne, et du peuple et des tribunes.

« Vous, Montagne à jamais célèbre dans les pages de l’histoire, soyez le Sinaï des Français, lancez au milieu des foudres les décrets éternels de la justice et de la volonté du peuple ! Assez longtemps, le feu concentré de l’amour du bien public a bouillonné dans vos flancs, qu’il fasse une éruption violente !

« Plus de quartier ! plus de miséricorde aux traîtres ! (Non, non, crient d’une même voix la Convention et le peuple). Si nous ne les devançons pas, ils nous devanceront ; jetons entre eux et nous la barrière de l’éternité ! »

Ô Chaumette, l’image n’est pas très juste. Elle ne le serait que si, eux, ils restaient éternellement des morts, et si vous, vous restiez éternellement des vivants. Ce n’est pas la barrière de l’éternité que vous allez jeter entre eux et vous ; c’est la barrière de la mort, et cette barrière-là, elle est aisée à franchir. Ô Chaumette, regardez celui qui préside, et dont le visage concentré et soucieux refoule je ne sais quel secret profond. Il vous aidera un jour à passer de l’autre côté de la mort. C’est à la création immédiate d’une armée révolutionnaire qui, lançant des colonnes de toutes parts, ira porter chez les accapareurs et les conspirateurs la mort ou l’épouvante, que Chaumette conclut.

La délégation jacobine demande la mise en jugement immédiate et la condamnation rapide des détenus girondins.

« Dans les places publiques, les républicains parlent avec indignation des forfaits de Brissot, ils ne prononcent son nom qu’avec horreur. On se rappelle que ce monstre a été vomi par l’Angleterre en 1789, pour troubler notre révolution et entraver sa marche. Nous demandons qu’il soit jugé, ainsi que ses complices.

« Le peuple s’indigne de voir encore des privilèges au milieu de la République. Quoi ! les Vergniaud, les Gensonné et autres scélérats, dégradés par leur trahison de la dignité de représentants, auraient pour prison un palais, tandis que de pauvres sans-culottes gémissent dans les cachots sous les poignards des fédéralistes…

« Il est temps que l’égalité promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d’épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! législateurs, placez la terreur à l’ordre du jour. »

La formule était trouvée : elle fut couverte d’acclamations. Rassurez-vous, citoyen délégué ; vous aurez la tête de Brissot et celle de Vergniaud, et bien d’autres encore. Dans le panier de la guillotine, tous les jours rempli et vidé, il y aura place pour bien des têtes, et pour la vôtre aussi à l’aventure. Tous ces hommes, hélas ! qui, il y a quelques jours à peine, dans la fête auguste de la fédération, invoquaient la bienfaisante Nature et buvaient l’eau limpide à la coupe de la fraternité sainte, c’est le sang des hommes qu’ils vont boire à la coupe de la fureur et de la mort. Et ils sont restés les mêmes, et à travers l’atroce besogne de meurtre que leur suggère ou que leur impose le délire des événements, ils gardent leur grand rêve d’apaisement fraternel.

Que le destin fut cruel de vous gorger ainsi d’une amère saveur de sang, ô vous qui cherchiez la justice et qui aimiez l’humanité ! L’histoire a fait de vous des sacrificateurs, c’est-à-dire des suppliciés. Les révolutions sont la forme barbare du progrès. Si noble, si féconde, si nécessaire que soit une révolution, elle appartient toujours à l’époque inférieure et semi-bestiale de l’humanité, est-il permis d’entrevoir le jour où la forme du progrès humain sera vraiment humaine ?

Drouet avait scandalisé la Convention par une expression brutale :

« Soyons brigands pour le bonheur du peuple. »

Thuriot lui répondit :

« La France n’est pas altérée de sang ; elle n’est altérée que de justice. »

Oui, mais quand viendra l’heure où la soif de justice ne se désaltérera plus dans le sang ?

Danton, pareil au fondeur qui échauffe le métal pour le rendre ductile, passionna les esprits pour les assouplir à sa tactique de sagesse. Quand il les eut comme enflammés de parole révolutionnaire, c’est contre l’ennemi du dehors surtout qu’il tourna leur colère véhémente. Que les ministres reçoivent cent millions et que partout on fabrique des piques. Et soudain, comme s’il voulait frapper les contre-révolutionnaires, les modérés qui abondaient dans les sections, il proposa une mesure à deux fins :

Les ouvriers, obligés de travailler pour vivre, ne pouvaient se rendre aux assemblées de sections. Au contraire, les muscadins, les fils de bourgeois y allaient en nombre. Que propose Danton ? Qu’il n’y ait que deux assemblées de sections par semaine, et que les ouvriers qui s’y rendent reçoivent 2 livres par séance. Oui, la force populaire sera ainsi dominante dans les sections. Mais les Enragés, qui, eux, soutenus par leur exaltation même, allaient aux assemblées de sections et qui parfois y faisaient la loi, sont frappés du même coup. Ces petites minorités ardentes vont être noyées dans un large flot. Les Enragés le comprirent bien, et quelques jours après, Varlet vint protester en leur nom contre une mesure humiliante, selon lui, et dégradante pour le peuple autant que funeste à la liberté.

Mais Robespierre s’éleva avec force contre Varlet, la mesure fut maintenue : sous le couvert d’une proposition populaire, Danton avait aboli la permanence des sections, dégagé le pouvoir exécutif et la Convention de leur intervention presque quotidienne et donné à l’action populaire une base plus large et mieux équilibrée. Ainsi, jusque sous l’action véhémente du peuple, la Convention gardait sa maîtrise.

Le 5 septembre marque l’ouverture officielle de la Terreur par la création de l’armée révolutionnaire, par une vigoureuse adaptation nouvelle du tribunal révolutionnaire divisé en quatre sections pour mieux suffire à sa besogne accrue. J’observe que ni les délégués des Jacobins ni ceux de la Commune ne parlèrent du maximum. C’est surtout par la terreur communiquée aux fermiers, aux marchands, aux accapareurs, qu’ils comptaient régler la question des subsistances. Mais la Convention comprit que seule la taxation légale des denrées pouvait assurer la subsistance du peuple sans livrer la France à un despotisme sauvage, et, le 29 septembre, elle rendit le grand décret qui tarifait toute la vie économique de la nation, les marchandises, les salaires.

« Les objets que la Convention nationale a jugés de première nécessité, et dont elle a cru devoir fixer le maximum ou le plus haut prix sont : la viande fraîche, la viande salée et le lard, le beurre, l’huile douce, le bétail, le poisson salé, le vin, l’eau-de-vie, le vinaigre, le cidre, la bière, le bois à brûler, le charbon de bois, le charbon de terre, la chandelle, l’huile à brûler, le sel, la soude, le savon, la potasse, le sucre, le miel, le papier blanc, les cuirs, les fers, la fonte, le plomb, l’acier, le cuivre, le chanvre, le lin, les laines, les étoffes, les toiles, les matières premières qui servent aux fabriques, les sabots, les souliers, les colza et navette, le tabac. »

Le Chariot des Morts.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Comme on voit, les grains ne sont pas compris dans ce tableau, parce que les grains et farines avaient été l’objet d’une loi spéciale de maximum le 3 mai 1793. Sur quelle base la Convention va-t-elle régler le prix maximum de toutes les marchandises ? Elle n’adopte pas la même méthode que pour les grains. Pour ceux-ci, elle avait décidé que le cours moyen entre le 1er janvier et le 1er mai 1793, établi dans chaque département par les mercuriales des districts, serait le prix maximum. Ce maximum devait décroître au 1er juin d’un dixième, puis d’un vingtième sur le prix restant au 1er juillet, d’un trentième au 1er août et d’un quarantième au 1er septembre. Il parut plus sage à la Convention, pour maximer l’ensemble des marchandises, de prendre pour base les prix de 1790.

À ce moment, les perturbations économiques résultant des assignats, de la guerre, des désastres coloniaux, des agitations révolutionnaires, ne s’étaient pas encore produites : depuis cette époque, non seulement il y avait eu une hausse générale des marchandises, mais il y avait ou une hausse particulière plus marquée de quelques-unes d’entre elles. Ainsi, prendre comme base des mercuriales ultérieures, c’était s’exposer à consacrer et à consolider des rapports de prix factices et accidentels entre les diverses catégories de produits.

L’année 1790 offrait au contraire une mesure normale, et les rapports de prix y étaient déterminés par les frais de production et par le bénéfice moyen. Mais comme il y avait eu depuis lors une hausse générale et comme il n’était pas possible d’espérer qu’on ramènerait d’emblée l’assignat au pair, la Convention décréta que le maximum serait formé du prix de 1790 et du tiers de ce prix en sus.

À vrai dire, il semble que la Convention aurait pu ne pas se préoccuper de cette dépréciation de l’assignat, et s’en tenir purement et simplement aux prix de 1790. Qu’importe, en effet, au marchand de laine de vendre sa laine cinquante pour cent de plus qu’en 1790, s’il est obligé en même temps de payer cinquante pour cent de plus tous les produits qu’il achète ? Du moment qu’en somme toutes les valeurs de 1790 uniformément majorées de cinquante pour cent garderont exactement leurs rapports de 1790, pourquoi ne pas exprimer ce rapport de valeur sous la forme même qu’il avait en 1790, et s’en tenir purement et simplement aux prix de cette époque ? Oui, mais d’abord tous les produits, toutes les marchandises n’étaient pas compris dans le nouveau tableau du maximum, si étendu fût-il. Le prix des grains, par exemple, étant maximé au prix courant des quatre premiers mois de 1793, était fort supérieur à celui de 1790. Dès lors le pouvoir d’achat des assignats aurait été moindre pour les blés que pour les autres marchandises ou denrées. De plus, l’assignat perdant par rapport à l’or et aux papiers étrangers, il était difficile de lui donner une valeur pleine pour tout le reste sans produire un déséquilibre inquiétant. Or, si les assignats avaient pu acquérir tous les produits selon les prix de 1790, c’est-à-dire selon des prix antérieurs à ceux que la baisse de l’assignat avait produits, c’est comme si l’assignat avait eu sa valeur pleine pour tous ces produits, tout en n’ayant qu’une valeur réduite à l’égard de l’or et des effets étrangers. Enfin, si le prix de tous les objets avait été ramené aux prix de 1790, la valeur des assignats en circulation aurait été singulièrement accrue. Les détenteurs d’assignats auraient pu, avec une même quantité et une même valeur nominale d’assignats, acheter beaucoup plus d’objets qu’avant la loi du maximum. Et ramener les prix des objets au niveau de 1790 aurait eu pour conséquence d’abord d’enrichir démesurément les porteurs d’assignats, ensuite d’accroître encore la disproportion entre la valeur des objets et la masse surabondante des assignats.

Voilà pourquoi (sauf pour le charbon et le bois à brûler dont le prix de 1790 ne fut relevé que d’un vingtième) la Convention décrète que « le maximum du prix de toutes les denrées et marchandises énoncées à l’article premier sera, pour toute l’étendue de la République, jusqu’au mois de septembre prochain, le prix que chacune d’elle avait en 1790, tel qu’il est constaté par les mercuriales ou le prix courant de chaque département, et le tiers en sus, déduction faite des droits fiscaux et autres auxquels elles étaient alors soumises, sous quelque dénomination qu’ils aient existé. »

Comme on le voit, la Convention, à ce moment, ne légifère que pour une année. Elle n’institue pas le maximum comme un régime définitif, mais seulement comme un remède à de passagères et extraordinaires difficultés. La base adoptée par elle pour la détermination des prix est beaucoup trop générale et trop vague ; quel est, en effet, le prix d’une marchandise ? Est-ce son prix à la fabrication, dans l’atelier du producteur ? ou bien dans le magasin de gros ? ou bien dans le magasin de détail ?

D’innombrables difficultés d’application vont surgir qui n’empêcheront pas une première mise en œuvre un peu grossière ou arbitraire de la loi, mais qui obligeront bientôt la Révolution à une analyse plus profonde du mouvement économique. Mais il était impossible, en déterminant le prix des marchandises ou denrées, de ne pas déterminer aussi le prix du travail ; car si le prix total du produit ne peut pas excéder un certain niveau, comment serait-il possible qu’un des éléments de ce prix, le salaire, pût se développer indéfiniment ?

Mais la Convention tient à consolider au profit des ouvriers une partie au moins des conquêtes qu’ils ont réalisées dans l’ordre des salaires. Et elle décrète que « le maximum ou le plus haut prix respectif des salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail dans chaque lieu sera fixé, à commencer de la publication de cette loi jusqu’au mois de septembre prochain, par les conseils généraux des communes au même taux qu’en 1790, auquel il sera ajouté la moitié de ce prix en sus ».

Ainsi, pour le maximum des produits et marchandises, le prix de 1790 est majoré d’un tiers, pour les salaires il est majoré de la moitié. Si donc l’on voulait chiffrer, d’après cette double base, l’amélioration réelle de la condition des salariés, l’accroissement réel de leur puissance d’achat, on pourrait dire que le bien-être des ouvriers s’est accru de la différence de la moitié au tiers, c’est-à-dire d’un sixième. Un relèvement d’un sixième par rapport à la condition des salariés en 1790, voilà, en quelque sorte, la traduction arithmétique et le bilan officiel de la Révolution.

Voilà donc qu’en septembre la Révolution menacée et irritée, mais confiante et forte, déploie une grande puissance d’organisation, de terreur et de combat. C’est le Comité de Salut public qui devient de plus en plus la force d’impulsion et de régulation. Depuis le 10 juillet il est renouvelé. Danton en est sorti. Il avait déclaré d’avance qu’il ne voulait pas être réélu, et la Convention ne le nomma pas.

Le 5 septembre, après le discours révolutionnaire et avisé que j’ai commenté tout à l’heure, un des Conventionnels s’écria : « Danton a une tête révolutionnaire ; il faut qu’il entre au Comité de Salut public ».

D’acclamation et à l’unanimité, la Convention le désigna. Mais il s’obstina dans son refus. Y avait-il chez lui un commencement de lassitude ? Cédait-il à cette sorte de paresse qui souvent l’alanguissait et qui ne lui permettait guère que des accès d’énergie et de brusques réveils ? Trouvait-il au Comité la besogne trop continue, trop absorbante et minutieuse ? Remarié depuis peu, voulait-il se ménager des loisirs pour ce nouvel amour où s’acharnait la fougue de son tempérament ? Sans doute aussi sa résolution était l’indice d’une secrète meurtrissure et d’un calcul politique. Il avait pris, dans des temps difficiles, des responsabilités sans nombre, et il en sentait le poids. Souvent il devait se défendre aux Jacobins : son orgueil, moins tenace et profond que celui de Robespierre, mais violent et tumultueux, en souffrait. Il savait, par la cruelle expérience de ses relations avec Dumouriez, comme il est aisé à l’homme public, dès qu’il agit, dès qu’il a une fonction précise et une partie du pouvoir, de se compromettre. Il lui en coûtait sans doute d’être si souvent défendu et comme protégé par Robespierre qui, lui, s’était ménagé, qui avait surveillé les événements plus qu’il ne les avait dirigés, et qui maintenant pouvait appliquer son autorité intacte à la conduite de la Révolution libérée de la paralysante agitation girondine comme de la tutelle monarchique. Et Danton avait conclu que l’heure était venue pour lui de se réserver, de se tenir un peu en marge, de laisser ainsi sa popularité révolutionnaire se refaire, tandis que d’autres, au contact du pouvoir, deviendraient nécessairement plus mesurés. Lui, du dehors, les soutiendrait, les encouragerait : il ne leur tendrait pas de piège, il ne les affaiblirait pas par une opposition systématique ou un dénigrement sournois. Mais il ne s’engagerait pas à fond, et ils seraient obligés de paraître au premier plan des responsabilités. Ils sortiraient enfin du sanctuaire. Alors, quand l’heure serait venue, quand tous auraient compris que la Révolution a besoin de se régler elle-même, de se contenir, il interviendrait de nouveau, il reprendrait les négociations diplomatiques qu’il avait amorcées au premier Comité de Salut public et qui étaient peut-être prématurées. Il donnerait la paix à la France de la Révolution, et avec la paix un régime plus stable, plus libéral et plus humain. Ce plan, assez sage en apparence et avisé, avait deux défauts. D’abord, Danton oubliait qu’une force comme la sienne ne peut pas être hors du pouvoir et de la responsabilité. Hors du Comité de Salut public comme dans le Comité il restait une partie du pouvoir, une partie de la Révolution, et il allait être responsable de son abstention, de sa bouderie apparente, et de l’usage qui en serait fait par des intrigants, plus qu’il n’eût été responsable par une participation directe au gouvernement. Enfin, qui sait si la Révolution laisserait à ces combinaisons le temps de se développer ? Compter sur le temps, quelle erreur en cette période de vie concentrée où les minutes valaient des siècles, où les événements brûlaient et pouvaient dévorer en un jour les plus fortes renommées !

Robespierre, lui, n’entra pas au Comité de Salut public le premier jour. Peut-être ne voulut-il pas, en y entrant le jour même où Danton en sortait, servir le calcul qu’il devinait dans la politique dantoniste, et appeler sur lui-même, par ce contraste saisissant, toute la lumière des responsabilités. Mais il ne tarda pas à comprendre que sa place maintenant était au Comité, qu’elle était au gouvernement. Il comprit qu’à rester au dehors il s’exposait au rôle ingrat d’être aux Jacobins le défenseur officieux, l’avocat bénévole du Comité toujours attaqué, et qu’il était dangereux pour lui de ne pas diriger du dedans un gouvernement dont il paraissait solidaire.

Le 27 juillet, en remplacement de Gasparin malade, il entra au Comité de Salut public. Carnot y entra le 14 août ; Billaud-Varennes y fut adjoint en septembre ; il se composa donc de Jean Bon Saint-André, de Barère, de Robespierre, de Couthon, d’Hérault-Séchelles, de Thuriot, de Prieur de la Marne, de Saint-Just, de Robert Lindet, de Billaud-Varennes, de Collot d’Herbois.

Par son impulsion, la terreur révolutionnaire s’affirma au dedans ; la force révolutionnaire s’affirma au dehors. La loi du 17 septembre ordonne qu’on dresse des listes de suspects ; et dans toute la France les comités de surveillance ont ainsi la main sur tous ceux qui tentaient d’affaiblir la Révolution.

Vingt-trois Girondins, Marie-Antoinette, Mme Roland, Bailly, furent appelés devant le tribunal révolutionnaire, c’est-à-dire à l’échafaud. À quoi bon insister sur leur défense ? Assez longuement les Girondins firent tête à l’accusation. Mais le prétoire révolutionnaire n’était qu’un champ de bataille ; ils étaient les vaincus, c’est-à-dire les condamnés. Et d’ailleurs sur tous pesaient des charges terribles : trahison si c’était la reine, guerre civile si c’étaient les Girondins. Condamnée le 16 octobre, Marie-Antoinette écrivit à Mme Elisabeth, sœur de Louis XVI, une lettre émouvante et fière :

« C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois. Je viens d’être condamnée non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère… »

Elle refusa les consolations et les sacrements des prêtres assermentés. Debout sur la charrette qui la menait au supplice, les mains liées derrière le dos, elle paraissait fouiller du regard les maisons le long desquelles elle passait ; que cherchait-elle ? La foule crut qu’elle s’amusait du mouvement des flammes tricolores, avec cette sorte de puérilité que donne parfois l’approche de la mort qui livre au hasard des impressions l’esprit délié de l’ordre des choses. Elle cherchait un prêtre insermenté, de qui elle pût recevoir la seule bénédiction qui comptât pour elle. Elle le reconnut à une fenêtre, et s’inclina imperceptiblement. Ce signe léger mettait entre la foule et elle un abîme plus profond que la mort.

Barnave fut conduit au supplice le 29 octobre. Il essaya de dire quelques mots au peuple ; à quoi bon ? Depuis les jours où sa parole trouvait de l’écho s’étaient écoulés des siècles, et la foule qu’il croyait haranguer était dans un lointain infini. Le 1er novembre, vingt et un Girondins, parmi eux Brissot, Gensonné, Carra, Vergniaud, Claude Fauchet, Boyer-Fonfrède, Lasource, furent conduits au pied de l’échafaud : quelle charretée de gloire et de déception, d’intrigue et de génie ! La Révolution, à pleins tombereaux, charriait au bourreau des hommes qui furent à elle, qui l’avaient servie et qui ne croyaient pas l’avoir méconnue. Ils avaient appris sans doute, avant de mourir, que même sans eux la Révolution saurait combattre, organiser et vaincre, et ce fut le plus terrible châtiment de leur étourderie vaniteuse. Toutes ces têtes blêmes furent recueillies dans un même panier.

Quelques jours après, le 8 novembre, c’est Mme Roland qui mourait, calme, stoïque, mais toujours accusatrice : « Ô Liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! » Triste écho de l’éternelle dénonciation où depuis un an les Roland s’étaient obstinés.

Pendant que la Révolution frappait un grand coup terrible et confondait la Gironde et la royauté dans le pêle-mêle de la mort, elle domptait la guerre civile, elle refoulait l’insolence étrangère. Carnot donnait aux armées l’organisation tout ensemble et l’élan. Il réalisait l’amalgame qui n’avait guère été encore que projeté ou timidement appliqué. Désormais, volontaires et soldats de ligne sont fondus. Et l’emportement de l’offensive jette partout les soldats de la Révolution sur l’ennemi déconcerté.

Le général Couteaux, en une marche rapide, culbute les détachements que la contre-révolution marseillaise avait distribués dans la vallée du Rhône. À la fin d’août il entre à Marseille. Lyon est investi ; de Saint-Étienne, de Saint-Chamond, de Clermont, partent par milliers des volontaires qui vont grossir l’armée assiégeante. Couthon, monté dans la chaire de la cathédrale de Clermont, y prêche contre la ville rebelle, contre la cité des riches, des moines et des rois, la croisade sainte de la liberté et de la loi. Les boulets rouges pleuvent sur la grande ville sombre ; elle s’enflamme, et l’horizon est comme illuminé au loin d’une aurore boréale. Le 9 octobre elle est forcée, et le général Précy ne peut sauver que quelques bataillons décimés. La Convention, par un décret terrible, ôte à la ville vaincue jusqu’à son nom ; ce ne sera plus Lyon, ce sera Commune-Affranchie, et les maisons des riches, les somptueuses demeures des fabricants égoïstes qui avaient appelé la royauté, tomberont sous le marteau…

Toulon est repris sur les Anglais le 10 décembre. En Vendée la lutte est plus acharnée et plus vaste. Dès juin, le mouvement s’était systématisé. Les chefs vendéens avaient résolu de concentrer leurs forces et d’assaillir les villes. Ils s’étaient emparé de Saumur, et avaient donné l’assaut à Nantes. Ils s’imaginaient forcer aisément la ville. Une foule de pillards, hommes et femmes, paysans avides et cruels comme des loups, attendaient, sur toutes les routes, l’heure de la tuerie et du pillage. Les fiancés se donnaient rendez-vous chez les orfèvres pour y prendre l’anneau nuptial. Les révolutionnaires de Nantes résistèrent héroïquement. Un moment, on crut que la ville était forcée. En un suprême effort ils la dégagèrent. Les Vendéens se replièrent, mais rentrés dans le Bocage, comme le sanglier dans son abri, ils y refirent leurs forces.

Pendant ce temps l’action révolutionnaire flottait. La direction de la guerre était disputée entre des coteries rivales, entre les chefs hébertistes désignés par le ministère de la guerre, et quelques uns des représentants conventionnels. Raison, Rossignol, étaient, d’un côté, soutenus par Choudieu ; Tunck était de l’autre, soutenu par Goupilleau, Bourdon de l’Oise : querelles, dénonciations réciproques, anarchie et impuissance. Le 2 octobre, Barère, au nom du Comité de Salut public, sonne le tocsin d’alarme : « C’est la Vendée qu’il faut détruire ».

Le Comité rétablit l’unité des opérations, concentre les armées et les responsabilités, investit de sa confiance de jeunes officiers héroïques et sages : Kléber, Marceau. Deux fortes colonnes marchant à la rencontre l’une de l’autre, traversent et trouent la Vendée. Les Vendéens, pour échapper à cette étreinte, veulent élargir le champ de la guerre, en porter le feu au nord de la Loire. Ils la franchissent en effet après la sanglante bataille d’Ancenis, où Bonchamps est tué. Mais une fois au nord de la Loire, ces hommes déracinés de leurs champs sont comme frappés de nostalgie. Ils ont perdu le contact avec la terre des aïeux qui renouvelait sans cesse leur fanatisme étroit. Ils s’unissent un moment aux bandes de chouans de Bas-Maine, mais ils tournent bientôt sur eux-mêmes et, affaiblis, démoralisés, repassent la Loire.

Du jour où ils l’avaient franchie pour aller vers le Nord, Barère avait jeté un cri de joie prophétique : « Il n’y a plus de Vendée ». Dès novembre, si elle était encore un terrible embarras, elle avait cessé d’être un péril.

Or, pendant que la Convention, servie par le Comité de Salut public, écrasait le royalisme, le fédéralisme et la trahison à Marseille, à Lyon, à Toulon, en Vendée, l’armée du Nord infligeait à la coalition des défaites successives. Le 6 septembre, l’armée de Houchard déloge les troupes anglaises et autrichiennes qui se préparaient à investir Dunkerque. C’est la bataille d’Hondschoote. Mais qu’importe que Dunkerque soit sauvé ! Le Comité de Salut public avait donné l’ordre à Houchard de s’engager à fond, de pousser et d’envelopper l’ennemi par une offensive formidable. Houchard a hésité, il s’est contenté d’une demi-victoire. Qu’il soit frappé ; il est révoqué, traduit pour désobéissance devant le tribunal révolutionnaire, exécuté. Houchard après Custine : terrible leçon ! La victoire ou la mort. Et la tiédeur, l’indécision sont châtiées comme félonie.

Mais si le duc d’York qui commandait autour de Dunkerque une armée mêlée d’Anglais, d’Autrichiens et de Hanovriens, avait subi un échec, le danger restait grand sur un autre point de la frontière. Le général autrichien Clairfayt investissait Maubeuge, et s’apprêtait, avec une armée de 120 000 hommes solidement établie entre Mons et la mer, à reprendre la marche en avant. Carnot courut à l’armée, elle était commandée par Jourdan qui s’était signalé à Hondschoote. Le 16 octobre, à Wattignies, les jeunes soldats de la République culbutèrent la grande armée autrichienne. Cobourg et Clairfayt étaient vaincus comme le duc d’York.

Les jours de Valmy et de Jemmapes étaient revenus, mais plus purs de tout élément suspect, plus nettement et hardiment révolutionnaires. À Valmy, à Jemmapes, qui donc avait vaincu ? Était-ce l’élan de patriotisme et de révolution des soldats ? Était-ce le génie brillant et ambigu de l’aventurier d’ancien régime passé au service de la Révolution ? Ici, c’est le génie de la Révolution qui éclate et triomphe. Carnot, Jourdan, Kléber, Marceau, Hoche, tous ces hommes ne sont rien que par la Révolution, et ils ne combattent que pour elle. Aucune arrière-pensée n’est en eux, aucun dessein obscur, aucun sous-entendu redoutable. Leur pensée est transparente, toute traversée de l’ardente lumière de la Révolution, et c’est son génie qu’ils mettent en œuvre, son génie immense et impersonnel, l’élan, la force des masses en mouvement, toute une démocratie chargée de puissance électrique et foudroyant l’ennemi. Sans doute, il y a organisation, pensée, méthode, discipline. Et la science personnelle, l’héroïsme individuel de ceux qui administrent et qui commandent, est un élément nécessaire de la victoire. Mais tout leur art et toute leur gloire est de servir la Révolution selon son propre génie.

Ah ! certes, la lutte n’est pas finie : la force de la coalition n’est pas sérieusement entamée, et si la campagne de 1793 se termine pour elle par des échecs imprévus, elle en sera quitte pour ouvrir au printemps une campagne nouvelle. La Révolution est condamnée à un effort infini. Mais, dès maintenant, elle a démontré au monde que ses premières victoires de 1792 ne furent pas le sourire éphémère de la fortune un moment charmée, et une heureuse surprise.

Non, malgré la trahison de Dumouriez, malgré la vaine agitation girondine, malgré une crise d’anarchie gouvernementale aboutissant à la guerre civile, la France révolutionnaire a suscité des énergies innombrables, et elle a refait cette unité de volonté et d’action qui peut fixer le destin et organiser la victoire.


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


La Convention, aux premiers jours d’octobre 1793, a adopté un calendrier nouveau. Elle a décidé que les années de la vie française compteraient, non plus à partir de la naissance du christianisme, mais à partir de la naissance de la République. C’est le 22 septembre 1792 que commence l’ère nouvelle. C’est l’an Ier de la Révolution, l’an Ier de l’humanité libre. Les révolutionnaires, en substituant l’ère révolutionnaire à l’ère chrétienne, témoignent que dans leur pensée la Révolution est un fait historique au moins aussi grand que le fut le christianisme, et d’une signification universelle.

Ils espèrent bien, en effet, que tous les hommes et tous les peuples de ce qui fut l’humanité chrétienne dateront maintenant de la grande, date révolutionnaire leur vie renouvelée. Précisément, et comme si la faveur des événements voulait rattacher le nouvel ordre humain à l’ordre de la nature, c’est le 22 septembre, le jour même où la République fut proclamée, que le soleil entre dans l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire au point d’où il éclaire également les deux pôles de la terre. C’est Romme, le rapporteur, qui note cette concordance symbolique : le droit nouveau aussi va éclairer les deux pôles, envelopper de sa lumière toutes les nations et toutes les races. Mais ce n’est pas seulement à son point de départ que l’ordre de la Révolution coïncide avec l’ordre de la nature. Il faut que cette concordance se marque dans l’évolution de chaque année et dans la marche des jours. C’est pourquoi, dans le calendrier révolutionnaire, les noms des mois vont refléter la couleur changeante des saisons, et par la vertu des mots et des images, mettre l’homme des cités modernes en contact familier avec les forces mouvantes du monde.

Fabre d’Églantine a caractérisé ce haut symbolisme en un rapport merveilleux de coloris et de charme (sauf peut-être quelques traits de polémique un peu gros). Il veut qu’on transpose dans l’ordre de la vérité les procédés par lesquels l’Église captivait l’imagination humaine :

« Les prêtres dont le but universel et définitif est et sera toujours de subjuguer l’espèce humaine et de l’enchaîner sous leur empire, les prêtres instituaient-ils la commémoration des morts, c’était pour nous inspirer du dégoût pour les richesses terrestres et mondaines, afin d’en jouir plus abondamment eux-mêmes ; c’était pour nous mettre sous leur dépendance par la fable et les images du purgatoire. Mais voyez leur adresse à se saisir de l’imagination des hommes et à la gouverner à leur gré ! Ce n’est point sur un théâtre riant de fraîcheur et de gaîté qui nous eût fait chérir la vie et ses délices, qu’ils jouaient cette farce ; c’est le second jour de novembre qu’ils nous ramenaient sur le berceau de nos pires ; c’est lorsque le départ des beaux jours, un ciel triste et grisâtre, la décoloration de la terre et la chute des feuilles remplissaient noire âme de mélancolie et de tristesse ; c’est à cette époque que, profitant des adieux de la nature, ils s’emparaient de nous, pour nous promener à travers l’Avent et leurs prétendues fêtes multipliées, etc…

« …De même, c’est pour des raisons ingénieuses et profondes que l’Église avait placé des cérémonies triomphales et publiques comme la Fête-Dieu dans les jours les plus beaux, les plus longs et les plus effervescents de l’année.

« Les prêtres enfin, toujours pour le bénéfice de leur domination, voulaient-ils subjuguer complètement la masse des cultivateurs, c’est-à-dire presque tout le peuple, c’est la passion de l’intérêt qu’ils mettaient en jeu en frappant la crédulité des hommes par les images les plus grandes. Ce n’est point sous un soleil brûlant et insupportable qu’ils appelaient le peuple dans les campagnes ; les moissons alors sont serrées, l’espoir du laboureur est rempli ; la séduction n’eût été qu’imparfaite ; c’est dans le joli mois de mai, c’est au moment où le soleil naissant n’a point encore absorbé la rosée et la fraîcheur de l’aurore, que les prêtres, environ nés de superstition et de recueillement, traînaient les peuplades crédules au milieu des campagnes ; c’est là que sous le nom de Rogations leur ministère s’interposait entre le ciel et nous ; c’est là qu’après avoir déployé à nos yeux la nature dans sa plus grande beauté, qu’après nous avoir étalé la terre dans sa parure, ils semblaient nous dire et nous disaient effectivement : « C’est nous, prêtres, qui avons reverdi ces campagnes ; c’est nous qui fécondons ces champs d’une si belle espérance ; c’est par nous que vos greniers se rempliront. »

Or, si l’Église a associé une doctrine d’illusion et de mensonge à la vie de la nature, comment la Révolution, qui est le retour des hommes à la nature et à la vérité, ne serait-elle point en communication avec la magnifique diversité des choses ? Le Comité proposait donc de nommer les mois d’après la vie même des saisons.

« Nous avons cherché même à mettre à profit l’harmonie imitative de la langue dans la composition et la prosodie de ces mots, et dans le mécanisme de leur désinence ; de telle manière que les noms des mots qui composent l’automne ont un son grave et une mesure moyenne ; ceux de l’hiver, un son lourd et une mesure longue ; ceux du printemps, un son gai et une mesure brève ; et ceux de l’été, un son sonore et une mesure large.

« Ainsi les trois premiers mois de l’année, qui composent l’automne, prennent leur étymologie, le premier des vendanges, qui ont lieu de septembre en octobre ; ce mois se nomme Vendémiaire ; le second, des brouillards et des brumes basses qui sont, si je puis m’exprimer ainsi, la transsudation de la nature d’octobre en novembre ; ce mois se nomme Brumaire ; le troisième, du froid, tantôt sec, tantôt humide, qui se fait sentir de novembre en décembre, ce mois se nomme Frimaire.

« Les trois mois d’hiver prennent leur étymologie, le premier, de la neige qui blanchit la terre : de décembre en janvier, ce mois se nomme Nivôse ; le second, des pluies qui tombent généralement avec plus d’abondance de janvier en février, ce mois se nomme Pluviôse ; le troisième, des giboulées qui ont lieu, et du vent qui vient sécher la terre, de février en mars, ce mois se nomme Ventôse.

« Les trois mois du printemps prennent leur étymologie, le premier, de la fermentation et du développement de la sève, de mars en avril, ce mois se nomme Germinal ; le second, de l’épanouissement des fleurs, d’avril en mai. ce mois se nomme Floréal ; le troisième, de la fécondité riante et de la récolte des prairies, de mai en juin, ce mois se nomme Prairial.

« Les trois mois de l’été prennent leur étymologie, le premier, de l’aspect des pays ondoyants et des moissons dorées qui couvrent les champs de juin en juillet, ce mois se nomme Messidor ; le second, de la chaleur tout à la fois solaire et terrestre qui embrase l’air de juillet en août, ce mois se nomme Thermidor (on avait songé un moment à le nommer Fervidor) ; le troisième, des fruits que le soleil dore et mûrit d’août en septembre, ce mois se nomme Fructidor. »

Ainsi donc les noms des mois sont :

Automne : Vendémiaire, Brumaire, Frimaire.

Hiver : Nivôse, Pluviôse, Ventôse.

Printemps : Germinal, Floréal, Prairial.

Été : Messidor, Thermidor, Fructidor.

La Révolution serait éternellement jeune comme la nature ; l’humanité délivrée des superstitions et de servitude, se retrempait à la source de vie, et selon le mot de Romme : « Le Temps ouvrait à l’histoire un livre nouveau. » La Convention, en inscrivant sur les premières pages de ce livre les victoires terribles et glorieuses de la liberté, semblait défier à jamais les rois de le déchirer et les prêtres de le noircir.

Mais à quoi était dû ce réveil de la nation ? À l’action énergique et concentrée du pouvoir révolutionnaire. Comment la victoire pourrait-elle se prolonger jusqu’à la libération complète ? Par l’union et l’action des forces révolutionnaires, organisées en gouvernement.

C’est ce que Robespierre a compris, c’est la pensée qu’il exprime dans une note où, entrant au Comité de Salut public, il avait tracé pour lui-même son plan d’action. Elle a été trouvée dans ses papiers ; elle date sans doute de septembre 1793 :

Quel est le but ? l’exécution de la Constitution en faveur du peuple.

« Quels seront nos ennemis ? Les hommes vicieux et les riches.

« Quels moyens emploieront-ils ? La calomnie et l’hypocrisie.

« Quelles causes peuvent favoriser l’emploi de ces moyens ? L’ignorance des sans-culottes.

« Il faut donc éclairer le peuple. Mais quels sont les obstacles à l’instruction du peuple ? Les écrivains mercenaires qui l’égarent par des impostures journalières et impudentes.

« Que conclure de là ?

« 1o Qu’il faut proscrire ces écrivains comme les plus dangereux ennemis de la patrie ;

« 2o Qu’il faut répandre de bons écrits avec profusion.

« Quels sont les obstacles à l’établissement de la liberté ? La guerre étrangère et la guerre civile.

« Quels sont les moyens de terminer la guerre étrangère ?

« — De mettre des généraux républicains à la tête de nos armées et de punir ceux qui nous ont trahis.

« Quels sont les moyens de terminer la guerre civile ?

« — De punir les traîtres et les conspirateurs, surtout les députés et les administrateurs coupables ; d’envoyer des troupes patriotes, sous des chefs patriotes, pour réduire les aristocrates de Lyon, de Marseille, de Toulon, de la Vendée, du Jura et de toutes les autres contrées où l’étendard de la rébellion et du royalisme a été arboré, et de faire des exemples terribles de tous les scélérats qui ont outragé la liberté et versé le sang des patriotes.

« 1o Proscription des écrivains perfides et contre-révolutionnaires ; propagation de bons écrits ; 2o punition des traîtres et des conspirateurs, surtout des députés et des administrateurs coupables ; 3o nomination de généraux patriotes ; destitution et punition des autres ; 4o subsistances et lois populaires. »

Voilà le programme de gouvernement que Robespierre s’était tracé, et dont nous avons vu l’exécution partielle. Ce n’est à aucun degré un programme de dictature permanente. Ce qu’il se propose, c’est l’application de la Constitution, c’est-à-dire le retour à un régime normal où toute la démocratie gouvernera, et où le pouvoir ne sera pas concentré dans un Comité. Mais pour que la Constitution soit appliquée dans son esprit, c’est-à-dire « en faveur du peuple », il faut que ce peuple même, libéré de la guerre étrangère et de la guerre civile, soit en état de faire fonctionner la Constitution.

La nation abandonnée au libre jeu des partis et des classes est-elle en état de se sauver ? Non, car la classe riche est trop égoïste et la classe pauvre, la classe des sans-culottes, est trop ignorante encore. Qu’est-ce à dire ? c’est que pendant la période de crise, il faut qu’un gouvernement fort, portant en soi toute l’énergie, toute la puissance de la Révolution, s’élève au-dessus des deux classes, maîtrisant l’égoïsme de l’une, éclairant l’ignorance de l’autre, et préparant ainsi l’avènement de la démocratie légale.

Robespierre avait exprimé cette pensée sous une forme plus âpre, mais dont lui-même sans doute s’effraya ; car il a raturé sur son manuscrit ces quelques mots saisissants : « Le peuple… Quel autre obstacle y a-t-il à l’instruction du peuple ? La misère.

« Quand le peuple sera-t-il donc éclairé ?

« — Quand il aura du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des plumes et des langues perfides pour le tromper.

« Lorsque leur intérêt sera confondu avec celui du peuple.

« Quand leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? — Jamais »

Ce jamais implacable et pessimiste semblait enfermer éternellement la Révolution dans un cercle vicieux. Et la conclusion logique eût été une sorte de dictature éternelle faisant violence, dans l’intérêt du peuple, à son incurable ignorance. La vraie pensée de Robespierre, c’est que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la force d’un gouvernement révolutionnaire, s’appuyant à la Convention, mais réalisant la concentration de toutes les forces de combat. Dissoudre ou affaiblir la Convention, dissoudre ou affaiblir le Comité de Salut public est donc un crime inexpiable contre la Révolution : c’est la livrer à l’anarchie, c’est-à-dire à l’ennemi.

Or, pendant que le Comité de Salut public s’organise, travaille, combat, écrase le fédéralisme et le royalisme, refoule la coalition, il est sans cesse guetté par l’intrigue, menacé par les factions ; et il se demande parfois si, après avoir échappé à l’anarchie girondine, la Révolution ne succombera pas à l’anarchie démagogique.

Voilà le drame poignant qui, de septembre 1793 à mai 1794, bouleversa la conscience révolutionnaire, et qui torture Robespierre jusqu’à la maladie, jusqu’à l’épuisement.

C’est le groupe des hébertistes qui tente de discréditer d’abord sournoisement, puis de renverser violemment le Comité de Salut public. C’est le groupe d’hommes dont Hébert semblait le chef, mais qui se recrutait surtout parmi les agents révolutionnaires du ministère de la guerre. Les bureaux de la guerre, la plus grande partie du club des Cordeliers, une partie de la Commune, voilà les forces dont pouvait disposer Hébert pour attaquer et ruiner le Comité de Salut public.

Que lui reprochaient donc ces hommes ? Quel grief Hébert, Ronsin, Vincent pouvaient-ils opposer au Comité de Salut public ? et quel plan d’action nationale et révolutionnaire pouvaient-ils substituer au sien ?

Pouvaient-ils l’accuser de négligence, de paresse ou de lâcheté dans l’administration de la France en péril ? Le Comité de Salut public suffisait, à force d’énergie, à une besogne écrasante. Tout le long du jour, chacun des membres du Comité travaillait avec ses bureaux, et le soir, réunis dans une petite salle, ils délibéraient sur la marche commune du gouvernement, parfois jusqu’à deux heures du matin. Il s’était fait entre eux une sorte de partage d’attributions.

Robespierre, Saint-Just, Couthon, étaient ce que le peuple appelait « les gens de la haute main », c’est-à-dire ceux qui surveillaient la politique générale de la Révolution. Barère, Billaud-Varennes, Collot d’Herbois étaient chargés surtout de la correspondance avec les représentants en mission, avec les autorités constituées de la Révolution, et des rapports à la Convention nationale. Enfin, il y avait le groupe des « gens d’examen » ; c’étaient les spécialistes, Carnot et Prieur ; qui s’occupaient de l’armée et de l’administration militaire, Jean Bon Saint-André de la marine, Robert Lindet qui, d’un labeur immense, veillait à l’approvisionnement de la France, de Paris, des armées. C’était tous les jours un détail infini : c’était aussi une responsabilité écrasante que tous les membres du Comité mettaient en commun, car les mesures prises par chacun d’eux étaient signées de tous.

C’est une erreur de croire que Robespierre était une sorte de rhéteur épris d’idées générales et capable seulement de phrases et de théories. La forme de ses discours où il procède souvent par allusion, où il enveloppe volontiers de formules générales un exposé très substantiel et des indications ou des accusations très précises, a contribué à ce malentendu. En fait, il se tenait au courant de tous les détails de l’action révolutionnaire dans le pays tout entier et aux armées ; et avec une tension d’esprit incroyable, avec un souci minutieux du réel il essayait de se représenter l’exacte valeur des hommes que la Révolution employait.

Toujours aux Jacobins il est prêt à redresser, par les renseignements les plus précis, les vagues allégations et accusations d’une démagogie querelleuse. Ces hommes ne se bornaient pas à administrer de leur bureau : ils étaient constamment en contact avec la violence des événements et des passions.

Jean Bon Saint-André faisait la tournée des ports, apaisait les émeutes de matelots, éliminait l’état-major contre-révolutionnaire, suscitait l’enthousiasme des équipages par la force de la justice, par le souci évident du bien de tous et de la grandeur de la patrie libre.

Carnot allait sur les champs de bataille veiller à l’exécution de ses plans, et il donnait l’exemple de la vigueur offensive, du courage d’assaut. Saint-Just dominait les faiblesses d’un système nerveux surmené pour affronter au premier rang les dangers et les fracas de la guerre. Et pour Robespierre, quel champ de bataille que les Jacobins ! Quelle âpre et dure vie d’aller presque tous les soirs, dans une assemblée populaire souvent houleuse et défiante, rendre compte du travail de la journée, dissiper les préventions, animer les courages, calmer les impatiences, désarmer les calomnies ! Administrer et parler, gouverner sur le forum, associer le peuple à la discipline gouvernementale, quelle terrible tâche ! Mais c’est par là que la sorte de dictature du Comité de Salut public ne tournait pas à une étroitesse de coterie ; c’est par là qu’elle était en communication avec la vie révolutionnaire.

Les hébertistes pouvaient-ils reprocher au Comité de Salut public de mauvais choix de généraux, une trop grande complaisance pour les officiers d’ancien régime ? C’était le refrain d’Hébert en juin, en juillet, en août : « Chassons tous les nobles de l’armée ! » Il remplaçait ainsi par l’intransigeance commode d’une formule générale le difficile travail d’épuration et de renouvellement qui suppose le discernement des individus. Il paraissait oublier qu’il ne suffisait point de chasser les nobles, qu’il fallait se donner le temps d’éprouver les hommes nouveaux par qui on les remplacerait.

Le Comité de Salut public était d’une vigilance extrême. Le premier mot de Robespierre, dans sa note de juin, c’est qu’il faut surveiller étroitement Custine. Et ce n’est pas seulement Custine, c’est Houchard victorieux qui monte à l’échafaud. Il est malaisé de faire la part des responsabilités dans les désastres de la guerre de Vendée en août et septembre. Ils tenaient sans doute autant à une anarchie générale que le Comité de Salut public n’avait pu d’emblée discipliner dans l’Ouest qu’à l’incapacité ou aux vices des hommes. Et je me garderai bien d’accueillir contre Rossignol, même contre Ronsin, les accusations véhémentes de Philippeaux, dont le parti pris révolta justement Robespierre. Mais à prendre les faits et les résultats, ni Ronsin, ni Rossignol, ni Séchelles ne firent preuve de qualités militaires remarquables. Rossignol, le meilleur de tous, le plus honnête, le plus sincère, le plus probe, reconnaissait modestement son insuffisance. La chance de la guerre ne tourna au profit de la Révolution que lorsque le Comité de Salut public intervint vigoureusement en octobre, et mit fin au désordre que ni le ministère de la guerre où dominaient les influences hébertistes, ni les chefs hébertistes envoyés sur place n’avaient su prévenir ou réprimer.

Si le Comité de Salut public commit une erreur en nommant l’incapable Séchelles, en octobre, pour commander une des grandes armées de l’Ouest, ce fut à la recommandation des hébertistes, pour ne pas rompre avec eux, pour leur prouver que ce n’était pas dans une pensée de coterie et d’exclusion jalouse, mais dans l’intérêt de la Révolution, qu’il remaniait dans l’Ouest les armées et y renouvelait le commandement. Séchelles d’ailleurs s’effraya bien vite, laissant la place à Kléber. C’est dans cette période que le Comité de Salut public discerne, encourage, élève aux plus hauts grades les jeunes chefs intelligents et héroïques, les Marceau, les Kléber, les Jourdan, les Hoche, qui feront reculer la contre-révolution européenne. Hébert, qui dénonçait presque au hasard, qui fut pris, à propos du représentant Duquesnoy envoyé aux armées et de son frère le général Duquesnoy, en flagrant délit d’étourderie calomnieuse, aurait-il su démêler dans la nouvelle génération des combattants révolutionnaires de plus fermes esprits et des cœurs plus nobles ? Il aurait, au contraire, étouffé tous les germes héroïques en accablant tous les officiers sous les mêmes suspicions ou les mêmes déclamations jusqu’au jour où il aurait pu distribuer à quelques incapables des bureaux de la guerre et des sections tout l’or des galons et tout l’orgueil des panaches. Est-ce d’un chef hébertiste, est-ce de Vincent ou de Ronsin, est-ce même du ministre Bouchotte qu’est venue la grande idée tactique de l’offensive par grandes masses qui a sauvé la Révolution ? Non, elle est de Hoche et de Carnot, et j’ai déjà noté que Marat qui, en juin et juillet, reflétait, dans les questions militaires, les opinions des bureaux de la guerre, concluait à une guerre de défensive dispersée, c’est-à-dire à la défaite certaine et à la prompte démoralisation des armées de la France révolutionnaire.

Le royaliste Mallet du Pan, observateur avisé et qui a la haine de la démocratie, de la Convention et du Comité de Salut public, a bien vu l’œuvre décisive et immense de celui-ci, son action prodigieuse sur les armées.

bélard volontaire sur le vaisseau « la montagne »
« Ils voulaient avoir ce vaisseau, mais ils ne l’auront pas. »
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Il constate « cet art d’électriser les têtes et les cœurs dont la Convention fait un usage prodigieux et habituel », et il ajoute :

« Le délire du patriotisme s’augmente par l’opinion universelle dans l’armée, et commune à tous les partis, que les puissances n’ont d’autre but que de ruiner la France, de la démembrer, de saccager les villes et les campagnes ; que leur intérêt pour les malheurs de la famille royale n’est qu’hypocrisie, et que sans distinction de monarchie et de république, c’est à la France même, non à la France anarchique, qu’elles font la guerre. Enfin, la mollesse de leurs opérations, le décousu de leur ligne, leur éternelle défensive, l’étude particulière qu’ont faite leurs généraux de laisser toujours évanouir les fruits de la victoire et de ne poursuivre aucun avantage, leurs armées toutes successivement battues, deux campagnes perdues, ont porté l’ivresse des Français à la dernière période. La nouvelle de la prise de Toulon a excité des transports de folie dans les armées, on y a joint des fêtes, des hymnes, des orgies ; l’exaltation actuelle passe toute croyance. »

« Vous pénétrerez facilement encore (c’est un mémoire adressé par Mallet du Pan à lord Elgin, le 1er février 1794) combien ce fanatisme belliqueux reçoit d’énergie par le genre de guerre auquel on l’emploie. La tactique du Comité n’est pas compliquée, attaquer toujours et toujours en grandes masses, voilà son thème et nous venons de voir si c’est le bon ; or, des soldats toujours agissants, toujours exaltés par l’espérance d’enfoncer un ennemi plus circonspect et auxquels cet élan ne permet de voir ni de calculer le danger, contractent une habitude de témérité et une ardeur impétueuse à marcher au combat. Célérité et impétuosité sont pour eux les deux éléments de la guerre, éléments parfaitement conformes à leur caractère et à une guerre révolutionnaire. Comment voudrait-on qu’ils redoutassent des ennemis, sans cesse inférieurs, sans cesse culbutés par le nombre, sans cesse enfermés dans un cercle d’opérations défensives, et qui n’ont jamais voulu prendre la peine de leur montrer qu’ils étaient redoutables ? Lorsqu’on voit un général autrichien, retranché derrière quelque redoute, se laisser attaquer trente-cinq fois en cinq semaines, sans aller lui-même une seule fois à l’ennemi, se laisser écraser en détail, forcé ensuite à une déroute qu’on compare à celle de Rosbach, et perdre en cinq jours le prix du sang de la plus belle armée ; lorsque d’une autre part, on voit un sergent d’artillerie (Pichegru) devenu général en chef, ramener chaque jour pendant un mois ses soldats sur les Autrichiens, et finir par un triomphe éclatant, on peut s’attendre à un excès d’enthousiasme dans ses troupes, et à l’opinion la plus exagérée de leur irréductible intrépidité.

« Ainsi, vous avez maintenant à combattre ce qu’il n’a tenu qu’aux généraux et aux cabinets de la coalition d’éviter ; vous avez à combattre ce qui n’existait pas dans la première campagne, et à un faible degré dans le début de la seconde : des armées passionnées aux prises avec les armées des souverains, un peuple soldat fanatisé auquel on oppose des soldats matériels, indifférents à l’objet de la querelle et dont la discipline n’a pas prévenu les défaites. »

Mais comment les armées auraient-elles eu cette confiance et cet élan magnifique si le Comité de Salut public n’avait pas jugé de haut, si au lieu de discerner les mérites et les services, il avait tout sacrifié à une étroite coterie parisienne, empressée d’envahir tous les emplois, et s’il n’avait pas su, par l’unité vigoureuse de gouvernement et d’administration, intercepter les divisions et les querelles qui auraient paralysé l’élan des soldats ? La force des armées était dans la grande unité révolutionnaire qu’organisait et symbolisait le Comité de Salut public.

Celui-ci ne frappait-il point assez fort sur les ennemis intérieurs de la Révolution ? Était-il trop avare du sang royaliste et du sang girondin ? Hébert et les siens l’insinuaient sans cesse. Sans cesse, ils se livraient à une facile surenchère de guillotine. Vraiment quel petit nombre de têtes ! qu’on agrandisse les paniers ! Oui, mais à ce jeu terrible il eût été facile de les dépasser eux-mêmes. La seule formule de la Terreur que puisse accepter l’homme politique, s’il n’a pas été pris par une ivresse de sang, c’est celle qu’a donnée Robespierre : « faire de terribles exemples ». Des exemples et non pas des exécutions. Il suffisait, pour montrer aux peuples et aux rois que même la pitié ne faisait pas faiblir la Révolution devant le crime royal, de frapper Marie-Antoinette après Louis, la ci-devant reine après le ci-devant roi. Demander tous les jours la tête de madame Elisabeth, de la sœur de Louis XVI, comme le faisait Hébert, n’était qu’une tactique féroce pour embarrasser le gouvernement, pour le brouiller avec l’humanité s’il cédait, avec les violents s’il résistait. Pour l’exemple, il suffisait de guillotiner Marie-Antoinette : il était sans doute inutile de l’outrager bassement et de lui ménager par la calomnie une sorte de revanche devant l’histoire.

Chaumette et Hébert étaient médiocrement révolutionnaires, lorsque, l’un devant le Conseil de la Commune et l’autre devant le tribunal même qui jugeait Marie-Antoinette, ils accusaient celle-ci d’avoir développé chez son fils des manies vicieuses pour l’abêtir et pour mieux le gouverner en cas de régence. Hébert servait médiocrement la Révolution lorsqu’il ajoutait que Marie-Antoinette et Elisabeth, la mère et la tante, prenaient entre elles le jeune enfant et sollicitaient avant l’heure sa puberté pour le soumettre plus tard, quand il serait roi, à tous les caprices de leur volonté. Marie-Antoinette eut un sublime cri de révolte : « J’en appelle à toutes les mères ! » et cet appel, que l’ignoble Père Duchêne fit jaillir d’un cœur torturé, a depuis plus d’un siècle recruté pour la réaction. Peut-être aussi Chaumette fut-il médiocrement inspiré lorsque, au Conseil de la Commune, il se plaignit que l’on permît aux condamnés, avant de quitter la prison pour l’échafaud, de boire une gorgée d’eau-de-vie : cela leur donnait du courage, paraît-il, et les aidait à braver, par leur attitude, la Révolution. Oh ! la Révolution a-t-elle donc besoin, pour être forte, de la lâcheté de ses ennemis ? Et nous, dans quelques mois, nous serons tentés de dire : Qu’on passe donc, s’il le faut, toute une gourde d’alcool à Hébert pour qu’il meure moins lâchement ! Mais non, il y aura assez de moqueurs sinistres autour de sa charrette pour que notre mépris reste silencieux. Pour l’exemple aussi, il suffisait de faire tomber les têtes des vingt et un girondins qu’on avait pu saisir ; vous voyez bien : c’est la tête fertile de Brissot, c’est la tête inspirée de Vergniaud qui sont là, dans la corbeille. La leçon est éclatante, j’imagine, comme ces fronts furent éclatants : quel besoin est-il maintenant de pousser à l’échafaud, comme le demande Hébert, les soixante-treize girondins qui en juin signèrent une protestation contre le 31 mai ? Dénoncés par le rapport d’Amar le 5 octobre 1793, ils auraient été envoyés au tribunal révolutionnaire et au supplice si Robespierre n’était intervenu. Il demanda un ajournement, et qu’on attendît un rapport du Comité de Sûreté générale : ils furent internés, non décapités. Quel grief hébertiste contre Robespierre ! Mais pourquoi donc Hébert s’arrêterait-il là ? Il n’y a pas que les soixante-treize. Il y a tous les appelants aussi qu’il faudrait frapper. Et, hors de la Convention, les vingt mille citoyens qui ont signé des pétitions contre le 20 juin, contre le camp sous Paris. Ce sera sur le chemin de la guillotine un vaste piétinement de troupeau ; et la force exemplaire du supplice se perdra dans une vapeur d’égorgement.

Mais du moins, à défaut de clairvoyance révolutionnaire dans l’emploi de la mort, à défaut de principes supérieurs d’administration et de tactique militaires, l’hébertisme avait-il un plan social à opposer à la politique intérieure du Comité de Salut public ? Avait-il, pour soulager les misères du peuple, pour éduquer les prolétaires, pour les soustraire au joug oligarchique de la propriété, une conception et une formule ? Je cherche et je ne trouve qu’incohérence et néant.

Jacques Roux, lui, avait un commencement de système ; or, Hébert continue contre lui, implacablement et jusqu’au bout, la lutte qu’il a commencée en février et mars, et reprise en juin. Après le coup d’assommoir de la fin de juin et du commencement de juillet, chassé de la Convention, chassé des Cordeliers, flétri par les Jacobins, Jacques Roux aurait été sans doute abattu sur le sol, s’il n’avait pas été soutenu, en son quartier des Gravilliers, par la sympathie fidèle des pauvres gens. Ce prêtre étrange qui, interrogé sur son état, au club des Cordeliers, avait répondu : « confesseur des malades », et qui, en effet, appelé par la détresse et la piété dolente des pauvres femmes, portait de grabat en grabat une consolation et une exaltation, une parole mêlée de résignation chrétienne et de révolte populaire, cet homme qui suggérait aux mourants la foi dans un monde inconnu, et qui sollicitait d’eux un suprême anathème contre le monde présent où l’iniquité de la richesse triomphait ; ce prêtre exaspéré qui redescendait des mansardes blême de pitié et de colère, et qui soufflait dans les rues et dans les boutiques la révolte des malades sans pain, des ouvriers lassés que la cherté du charbon laissait sans feu, glacés d’avance par la mort ; ce mystique furieux, athée contre l’Église, anarchiste et chrétien contre les bourgeois, révolutionnaire toujours prêt à maudire la Révolution si elle ne se justifiait point elle-même en se dépassant ; cet homme déconcertant avait ému plus d’un cœur. Obscurément, il se relevait après les coups terribles qui l’avaient presque assommé, quand ses ennemis, sans doute pour faire leur cour à la Convention, lancèrent contre lui une nouvelle et flétrissante accusation. Il avait osé mettre la main sur le nom de Marat qu’Hébert prétendait confisquer, Il fallait en finir avec lui. On lance contre lui « la veuve de Marat », celle qui fut sa compagne, Simone Evrard, qui se plaint que Jacques Roux fasse parler « l’ombre de Marat » : la famille de Marat étant hébertiste.

Mais surtout on tente de le déshonorer en le dénonçant comme un voleur. Accusé dans sa section d’avoir, comme président du club des Cordeliers, dilapidé les fonds et notamment de n’avoir pas versé à la caisse un assignat de deux cents livres reçu par lui pour le club, il se défendit avec force. Il affirma (et c’est infiniment vraisemblable) que plusieurs des sommes inscrites sur les registres du club n’avaient pas été effectivement versées, et qu’en quittant la présidence, il dut combler le déficit de ses propres fonds. Il appela en témoignage de sa bienfaisance, de sa sollicitude pour les pauvres, quelques-unes des femmes qu’il avait obligées, pour lesquelles il avait fait des collectes : et elles parlèrent de lui avec une gratitude extrême. Mais cette tentative pour l’écraser le révolta, et, un soir, à l’assemblée de la section, il tenta de prendre sa revanche. Il porta contre un de ses principaux adversaires, Chemu, une accusation grave ; il ressaisit sur la section toute son autorité ; il fit casser le bureau où siégeaient ses ennemis. Lui-même fut appelé à la présidence. C’était le réveil de Jacques Roux aux Gravilliers. Autour de lui, ses amis, le menuisier Maté, d’autres encore, exhalaient des propos de colère contre tous ceux qui avaient diffamé Jacques Roux. Hébert et la Commune laisseront-ils se reformer le parti des Gravilliers, le parti de Roux ?

C’est le 19 août que Roux a fait son coup de force. Dès le 21, Hébert le dénonce aux Jacobins : « Ce prêtre infâme, qui a beaucoup d’influence dans la section des Gravilliers, avait fait arrêter, à cette section, qu’une adresse serait présentée à la Convention pour en obtenir la cassation des autorités constituées, pour accuser le maire même d’accaparement.

« Heureusement, ajoute-t-il, cette section a reconnu son erreur, elle a rapporté son arrêté, et elle sera sans doute la première à dénoncer le scélérat qui l’induisit volontairement en erreur. »

Cet appel fut entendu et les comités civils et de surveillance des Gravilliers, qui tentaient de disputer la section à l’influence de Jacques Roux, firent, le 22 août, une démarche à la Commune. Truchon dit en leur nom : « Citoyens magistrats, vous avez dû être instruits que dimanche dernier, vers minuit, Jacques Roux s’est introduit dans l’assemblée de la section des Gravilliers ; il y a cassé le président et le secrétaire ; il a également fait casser, à la faveur d’un parti qu’il s’est fait, le comité civil et de surveillance, et le commissaire de police, et il a fait mettre plusieurs personnes en état d’arrestation. La section est entièrement désorganisée ; nous demandons que le Conseil nomme des commissaires pour se transporter dans notre assemblée et en réhabiliter les divers membres fonctionnaires publics qui ont été destitués illégalement. »

Chaumette, médiocrement surpris sans doute de cette démarche, se leva aussitôt pour requérir : « Je trouve ici deux délits très distincts et plus graves l’un que l’autre. Le crime qu’a commis Jacques Roux, en destituant arbitrairement les fonctionnaires publics, et en lançant les foudres de l’arrestation contre plusieurs citoyens, est, sans contredit, très grave ; mais celui qu’il a commis en prononçant la dissolution d’une assemblée du peuple souverain, en y portant l’esprit de discorde et de division, est beaucoup plus répréhensible. Jacques Roux a attenté à la souveraineté du peuple : quiconque se rend coupable de ce crime est un contre-révolutionnaire, et tout contre-révolutionnaire doit être puni de mort. »

Chaumette propose donc que le Conseil arrête « que toutes les dénonciations, charges et renseignements contre Jacques Roux, soient renvoyés à l’administration de police, et que néanmoins le Conseil nomme six commissaires pour aller sur-le-champ réorganiser la section des Gravilliers et y rétablir l’ordre. »

Ah ! que de fois des révolutions de cette sorte avaient été faites dans les sections du temps où la Commune les disputait aux modérés et aux bourgeois ! Mais de Jacques Roux tout était crime. Hébert s’acharna encore sur lui, l’accusant d’exciter au pillage, de provoquer à l’insurrection, d’affecter la pauvreté, tout en distribuant chaque jour des sommes considérables à la section, enfin d’être un hypocrite.

« Cet homme dit un jour à l’assemblée électorale qu’il se moquait de la religion ; le lendemain, il dit la messe et a coutume de la dire tous les jours. »

Enfin, l’administrateur de police, Froidure, annonce « qu’un mandat d’amener a été lancé contre Jacques Roux et quelques-uns de son parti, et qu’il doit l’interroger incessamment. »

C’était la conclusion prévue : comment Jacques Roux aurait-il pu lutter, ayant contre lui Robespierre et Hébert : tous les deux l’appelaient « le prêtre infâme ».

Cependant, les amis de Roux ne l’abandonnent pas : une délégation de la section des Gravilliers est choisie (notes communiquées par Bernard Lazare, d’après le registre de la section) pour l’informer des causes de l’arrestation de Roux. Il est relâché sous caution le 25. Mais l’information continue. On y mêle, de nouveau, une inculpation de vol. Roux est accusé d’avoir retenu pour lui une partie de la collecte faite par lui pour de pauvres gens. Tous les témoignages démontrent au contraire son désintéressement et sa générosité. Mais il faut l’abattre par tous les moyens.

Le 23 nivôse an II (janvier 1794) ses accusateurs sont convoqués devant le tribunal de police criminelle pour déposer contre lui au sujet de son coup d’État dans la section. Et le 25 nivôse, le tribunal, sur les conclusions du citoyen Jacquelet, agent national, se déclare incompétent, à cause de la gravité des actes reprochés à Roux : il le renvoie devant le tribunal révolutionnaire, et il ordonne que Roux soit réintégré à Bicêtre, pour y attendre son jugement.

Roux, en entendant ce jugement, se frappe de trois coups de couteau. Son courage était à bout : on le transporta sanglant dans une pièce voisine. Les juges lèvent l’audience et lui demandent comment il s’est porté à un acte « que réprouvent toutes les lois ».

Il répondit qu’il y avait été conduit par les outrages et les inculpations atroces de ses persécuteurs.

Il dit « qu’il avait le mépris de la vie présente et que dans une autre vie un sort heureux attendait les amis de la liberté ».

C’est jusqu’au bout le mélange de libre exaltation chrétienne et de ferveur révolutionnaire.

Il recommande au tribunal et à ses concitoyens l’orphelin recueilli par lui. Il demande, avant de terminer sa carrière, à être couvert du bonnet rouge, et à recevoir du président le baiser de paix et de fraternité, ce que le président fait à l’instant.

C’est vraiment la fin d’une âme noble et étrangement tourmentée. Il ne succomba pas tout de suite, il fut transporté à l’infirmerie de Bicêtre. Mais Fouquier-Tinville fut informé qu’il tentait « d’épuiser ses forces » et de se laisser mourir pour échapper au jugement. Roux se frappa de nouveau et, cette fois, ayant blessé le poumon, il mourut enfin. Le procès-verbal d’autopsie du 1er ventôse constatait de profondes blessures. Ainsi, Robespierre et Hébert avaient eu raison de Jacques Roux. Mais la persécution de la Commune fut plus directe.

Si étroite que fût la doctrine sociale de Jacques Roux, c’était un essai de systématisation des griefs et des revendications populaires. Et elle ne fut pas sans influence sur la politique économique et financière de la Révolution. Bien loin d’adhérer à ce qu’elle avait de sincère et d’audacieux, l’hébertisme ne songea qu’à écraser l’homme qui la représentait avec une obstination extraordinaire et une force d’espérance qu’il portait au delà même de la mort. Hébert et la Commune furent implacables.

Mais voici, semble-t-il, dans la pensée de Chaumette des tendances socialistes qui se dégagent. Dans la grande fièvre révolutionnaire de l’automne de 1793, en ces mois de septembre et d’octobre où la Révolution faisait un effort immense pour arracher la France à la trahison et à la guerre civile, le peuple à la détresse et à la faim, quand il fallait s’appuyer sur les prolétaires pour contenir partout la bourgeoisie aux tendances girondines, et pour imposer aux gros marchands l’observation du maximum, alors, oui, Chaumette a entrevu que la socialisation de l’industrie, substituant la nation aux fabricants égoïstes et contre-révolutionnaires, pourrait être la solution suprême, en tous cas l’expédient forcé de salut. Et il y a un haut intérêt historique à constater ces moments collectivistes de la pensée et de l’action révolutionnaires. C’est à propos de la résistance au maximum, dont la municipalité de Paris avait organisé l’application avec un juste empressement, que Chaumette s’indigne dans la séance de la Commune du 14 octobre.

« L’exécution de la loi qui fixe le prix des denrées et marchandises de première nécessité éprouve des difficultés. La cupidité de certains marchands, la mauvaise foi des spéculateurs, devait trouver encore des partisans. Parmi les marchands de Paris, les uns ont voulu éluder la loi, parce qu’ils ont prétendu qu’ils n’y étaient pas compris ; d’autres ont argumenté des omissions et des erreurs qui se sont glissées dans le tarif que la municipalité a fait faire, en exécution de la loi. L’espace de temps qui y a été employé était trop court pour qu’il pût être parfait ; d’autres marchands, enfin, ont divisé les marchandises entre leurs parents et leurs amis, et lorsqu’on se présente chez eux, ils disent qu’ils n’en ont point.

« Je ne parlerai point des marchands détaillistes, j’attaquerai seulement les gros marchands, banquiers et commanditaires, ces sangsues du peuple qui ont toujours fondé leur bonheur sur son infortune. On se rappelle qu’en 1789, et les années suivantes, tous ces hommes ont fait un très grand commerce, mais avec qui ? avec l’étranger. On sait que ce sont eux qui ont fait tomber les assignats (Chaumette reproduit ici assez maladroitement la thèse de Fabre d’Églantine), et que c’est au moyen de l’agiotage sur le papier-monnaie qu’ils se sont enrichis.

« Qu’ont-ils fait après que leur fortune a été complète ? Ils se sont retirés du commerce, ils ont menacé le peuple de la pénurie des marchandises ; mais s’ils ont de l’or et des assignats, la République a quelque chose de plus précieux, elle a des bras ; ce sont des bras et non pas de l’or qu’il faut pour faire mouvoir les fabriques et manufactures. Eh bien ! si ces individus abandonnaient les fabriques, la République s’en emparera et elle mettra en réquisition les matières premières. Qu’ils sachent qu’il dépend de la République de réduire, quand elle le voudra, en boue et en cendres l’or et les assignats qui sont entre leurs mains. Que le géant du peuple écrase les spéculations mercantiles ! »

Ce n’est là, il est vrai, qu’une menace et une sorte de pis-aller. Chaumette ne paraît pas concevoir que la mise en œuvre nationale et républicaine des forces de production serait, même normalement, supérieure à l’exploitation privée. C’est à défaut de celle-ci qu’il prévoit l’organisation de l’industrie en service public.

Mais les idées ne perdent pas de leur valeur à jaillir ainsi de la force des choses plutôt que d’une pensée systématique. Elles ont par là un sens révolutionnaire plus direct. D’ailleurs, ce n’était pas un effet de séance. Et il donna