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La Convention (Jaurès)/1601 - 1650

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pages 1551 à 1600

Les idées sociales de la Convention
et le gouvernement révolutionnaire

pages 1601 à 1650

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prêtre, digne émule des fanatiques de la Vendée. Mais l’espoir des tyrans sera encore frustré : nous sauverons Paris qu’il voudrait perdre…

« Je demande que le président ordonne à cet homme de se retirer, et que le Comité de législation soit chargé de faire un rapport sur les moyens de diminuer provisoirement le prix des denrées. »

Sous l’orage, les délégués qui accompagnaient Jacques Roux faiblirent ; l’un d’eux le désavoua et dit que ce n’était pas là le langage adopté par la section des Gravilliers. Robespierre s’empara de cette parole, et, tandis que les pétitionnaires étaient admis aux honneurs de la séance, Jacques Roux fut chassé de la Convention et il sortit sous les huées.

Chassé ! Mais l’orateur même qui le flétrissait demandait en hâte une loi pour réduire le prix des denrées. La faute de Jacques Roux n’était pas de réclamer des mesures législatives pour remédier à la crise économique. Il avait bien raison de rappeler à la Montagne qu’il ne suffisait pas de formuler la liberté politique, qu’il fallait garantir la vie. Et la plupart de ses propositions étaient loin d’être utopiques. D’ici quelques mois, elles seront adoptées ; elles entreront en vigueur : une loi terrible sera portée contre les agioteurs et les accapareurs ; le commerce de l’argent monnayé sera prohibé ; toutes les denrées seront taxées dans toute l’étendue de la République. Mais il y avait dans son discours bien des erreurs, bien des tendances dangereuses, un arrière-fond de perfidie et de venin que la contre-révolution pouvait aisément exploiter. D’abord, lui qui criait : « Vive la vérité ! » il ne disait pas au peuple la vérité. Il n’est pas vrai que la hausse des denrées et le discrédit de l’assignat fussent uniquement ou même surtout la conséquence de manœuvres d’agiotage et d’accaparement. La guerre contre l’Europe, les énormes achats faits pour l’entretien d’armées immenses et l’approvisionnement des places fortes sur toutes les frontières, la méfiance de l’étranger à l’égard de l’assignat, la surabondance du papier émis, la rentrée trop lente des annuités dues par les acquéreurs de biens nationaux : tout contribuait à la crise économique. Les agioteurs et les marchands pouvaient l’aggraver ou l’exploiter : ils ne la créaient pas. Il y aurait eu beaucoup plus de vérité, beaucoup plus de noblesse et aussi d’esprit vraiment révolutionnaire à dire au peuple :

« Oui, la cherté des denrées, oui, le malaise présent sont, pour une part, la conséquence de la Révolution et des luttes qu’il faut soutenir pour elle. Mais c’est au prix de ces souffrances passagères, c’est au prix de ces sacrifices qui deviennent héroïques s’ils sont joyeux, que s’achète la liberté et que se conquiert l’avenir !… »

À concentrer ainsi sur les opérations des marchands toute l’attention du peuple et toutes les responsabilités, Jacques Roux engageait les sans-culottes dans une voie sanglante et sans issue ; car même les lois les plus sévères contre l’accaparement et l’agiotage n’empêcheraient pas que toujours on pût dénoncer telle ou telle manœuvre mercantile : c’était alors la chasse aux marchands, la menace et le meurtre devenus le fondement de l’économie nationale.

Et pourquoi demander que les dispositions contre l’accaparement et les lois sur les subsistances soient inscrites dans la Constitution ? La Constitution assure le fonctionnement permanent de la société : elle ne pourvoit pas aux nécessités temporaires : c’est l’affaire des lois. La crise des prix n’était pas éternelle. Jacques Roux demandait trop ou trop peu. Il fallait ou consentir à ce que la question des subsistances fût réglée par une loi particulière, en dehors de la Constitution, ou demander une organisation nouvelle de l’industrie sur des bases permanentes. Il ne le faisait pas. Quand il se plaint qu’on laisse royalistes et modérés dévorer les manufactures, quel moyen propose-t-il ? quel plan apporte-t-il ? Demande-t-il qu’elles deviennent propriétés nationales ? Si on devait ensuite les revendre comme les biens de l’Église et les biens des émigrés, qui ne voit que les capitalistes soi-disant révolutionnaires qui les achèteraient ne tarderaient pas à devenir, à leur tour, des monopoleurs ? Alors, il n’y aurait qu’une solution : organiser la régie nationale de ces manufactures nationalisées, transformer la grande industrie manufacturière en services publics. Est-ce là ce que veut Jacques Roux ? Jamais il ne le dit. Jamais il n’y a songé, et il est visible, par son discours même et par les passages que j’ai signalés, qu’il est beaucoup moins l’interprète de la pensée des ouvriers que des rancunes, des jalousies, des souffrances et des craintes de la petite bourgeoisie artisane et rentière, qui répugnait à tout ce que nous appelons aujourd’hui le collectivisme.

Valait-il donc la peine, pour des conceptions aussi étroites, aussi mesquines, aussi malaisées d’ailleurs à formuler avec quelque précision, de jeter le discrédit sur une Constitution qui était le point de ralliement nécessaire des forces de la Révolution ? Valait-il la peine de jeter le discrédit sur la Convention et sur la Révolution elle-même ? Après tout, la Convention avait déjà voté une loi contre le commerce de l’argent et contre ceux qui échangeaient à perte les assignats. Elle avait voté, à propos des grains, une première application du maximum ; et elle se décidera, sous le coup des événements, à aller plus loin.

Pourquoi insinuer qu’elle n’a rien fait pour le peuple et qu’elle subit l’influence d’armateurs, de monopoleurs, d’agioteurs assis parmi les députés ? Les artisans exaltés des Gravilliers suffiraient-ils donc, le jour où ils auraient amené la dissolution morale et politique de la Convention, à porter le destin de la Révolution menacée ? et la Convention de petits bourgeois révolutionnaires, jalouse et inquisitoriale, qu’ils formeraient serait-elle de taille à remplacer l’autre ? Oui, les contre-révolutionnaires ont le droit de se réjouir quand Jacques Roux dénonce au peuple la Révolution comme une grande faillite et comme une grande duperie qui n’a profité qu’aux riches. Qu’il anime et excite la Convention, mais qu’il ne la calomnie pas ! Qu’il enhardisse et élargisse la Révolution ; qu’il montre, selon l’esprit du grand Babeuf, selon sa lettre à Coupé, que la Révolution ne peut s’affermir et se sauver que par de grandes réformes sociales et économiques, mais qu’il n’inocule pas aux prolétaires ce dégoût, cette défiance haineuse qui supprimeraient toute action et tout combat !

Chassé de la Convention, Jacques Roux essaya de prendre sa revanche. C’est devant le club des Cordeliers qu’il fit appel, dans la séance du 27 juin :

« Le croiriez-vous ? les représentants m’ont fait boire à longs traits le calice d’amertume. Léonard Bourdon lui-même m’a reproché que j’étais un prêtre mercenaire qui flattait le peuple en l’égarant. Legendre a dit qu’il fallait me chasser ; Collot d’Herbois m’a assommé de ses réponses injurieuses ; tout était conjuré contre moi, ou plutôt contre la liberté. Ceux qui m’avaient accompagné à la barre de la Convention m’ont laissé seul, et ont démenti l’adresse ; quand j’ai dit que j’exprimais le vœu de la société des Cordeliers, Legendre m’a démenti en votre nom. « Je connais, a-t-il dit, les principes de cette société : l’orateur vous en impose ; il a mendié l’adhésion de plusieurs sections qu’il a égarées. » Voilà la conduite de Legendre. Les papiers publiés ont fait trop de récits de cette adresse pour qu’elle ne mérite pas toute l’attention de la société : je crois avoir d’autant mieux parlé le langage du peuple, que toutes les tribunes de la Convention retentissaient d’applaudissements, tandis que la Montagne grondait et mugissait. »

Un moment, sous l’action de Jacques Roux et de Leclerc, les Cordeliers s’emportent aux résolutions extrêmes. Ils vont rayer sans l’entendre Legendre, proclamant ainsi la rupture avec la Montagne et les Jacobins. Momoro, qui avait le sens de l’unité révolutionnaire, les avertit du péril. « Mes amis, dit un autre, ouvrons donc les yeux ; nous n’avons point de ralliement que la Montagne, et nous sommes écrasés si elle nous manque. »

Les Cordeliers décidèrent d’entendre Legendre avant de l’exécuter. Mais ils donnèrent leur approbation entière, officielle, à la pétition que Jacques Roux avait lue à la Convention ; ils l’autorisèrent à l’imprimer, à l’afficher, à la répandre avec le vote d’adhésion des Cordeliers. C’était la lutte de quelques sections de Paris contre la Convention. C’était le conflit entre les Jacobins et les Cordeliers, entre les Enragés et la Montagne. C’était la désorganisation des forces révolutionnaires à l’heure même où elles avaient le plus besoin de se concentrer. Robespierre fit un effort immense pour prévenir cette sorte de schisme et pour accabler Jacques Roux. Celui-ci ne l’avait pas personnellement attaqué. Il n’avait parlé que de Legendre et de Léonard Bourdon. Leclerc n’avait mis en cause que Danton. Les Enragés hésitaient à se heurter à la force intacte de Robespierre, mais celui-ci se jeta dans la bataille sans ménagement. Au fond, quoique nul ne prononçât son nom, c’était lui surtout qui était visé, car c’était lui qui avait recommandé aux Jacobins et au peuple, en juin, une Constitution où ne figuraient pas les garanties économiques et sociales qu’il avait voulu y faire inscrire en avril. Mais surtout qu’allait devenir la France révolutionnaire si les Girondins fugitifs et qui essayaient dans l’Ouest, dans l’Est, dans le Nord, de fomenter la guerre civile, pouvaient dire aux départements :

« Vous voyez bien que la Constitution qu’on vous annonce pour vous ramener n’est qu’un leurre, puisque Paris même ne l’accepte pas. Et comme nous avions raison de dénoncer l’anarchie parisienne, puisque la Montagne qui nous a proscrits ne trouve pas grâce devant le peuple pour le projet de Constitution voté par elle ! »

Justement, comme si elles avaient donné à la pensée de Jacques Roux une brutale interprétation, les femmes, les blanchisseuses, faisaient, le 27 juin, « l’émeute du savon ». Elles descendaient au quai de la Grenouillière et se distribuaient le chargement de plusieurs bateaux. Et affectant de confondre les théories de Jacques Roux qui devaient être sanctionnées par des lois, avec l’excitation au pillage, les Jacobins disaient : « Jacques Roux fait le jeu de Roland ; il veut justifier les circulaires diffamatoires de l’ancien ministre. »

C’est devant les Jacobins que Robespierre porta le procès, comme Jacques Roux l’avait porté devant les Cordeliers. Il fut véhément et âpre.

« On trame de nouveaux complots contre la liberté. On calomnie les Jacobins, la Montagne, les Cordeliers, les vieux athlètes de la Révolution, ceux qui en ont essuyé toutes les fatigues, sans cesser un moment de combattre pour elle. Un homme couvert du manteau du patriotisme, et que le peuple a cru digne d’en être l’interprète, insulte à la majesté de la Convention nationale. Cet homme qui se vante d’aimer le peuple plus que nous, ameute des citoyens de tout état contre la Constitution, sous prétexte qu’elle ne contient pas de lois contre les accapareurs ; et d’après ce principe, il faut conclure implicitement qu’elle ne convient pas au peuple pour lequel elle a été faite.

« Les hommes qui aiment le peuple sans le dire, et qui le prouvent sans chercher à le mettre en évidence, ne tiendront jamais un pareil langage. Ils sentent combien ont fait pour le peuple ceux qui ont coopéré à ce grand œuvre de la Constitution. On ne parlerait plus de cet intrigant, si s’en tenant à la réception que lui a faite l’assemblée, lorsqu’il a lu son adresse, il eût gardé le silence ; mais on assure que le lendemain il s’est présenté aux Cordeliers, ce lieu sacré que redoutent tous les patriotes de fraîche date, ce lieu que n’osent aborder tous ceux dont la vertu est encore chancelante, et que là, dans une adresse, appuyée, dit-on, par de bons patriotes, il a osé retracer le tableau de ses insolences, et renouveler ses injurieuses interprétations. Il n’est aucun de ceux qui siègent dans cette assemblée qui n’ait été dénoncé comme l’ennemi du peuple le plus acharné à sa ruine. Enfin, cet homme a fait arrêter que cette adresse serait représentée au peuple, qu’elle serait répétée à l’Évêché, autre lieu célèbre pour les grands principes. (Plusieurs voix : « Il en a été chassé ».)

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« S’il est vrai qu’on lui ait rendu la justice qu’il mérite, notre attente est remplie ; je n’ajouterai qu’un mot : ceux qui voudraient donner suite à cette incroyable production ne peuvent être que des ennemis cachés, que des hommes fortement intéressés à propager les troubles, la discorde et les malheurs. J’invite à la plus grande circonspection. Les mesures pour sauver le peuple ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi qu’à la guerre on fond quelquefois l’épée à la main sur l’ennemi qui plie, d’autrefois on se contente de le fatiguer, en le forçant à des marches et des contre-marches répétées et pénibles, évitant toujours le combat : de même nous devons employer toutes sortes de ruses contre des ennemis qui n’obtiennent sur vous des succès que par des moyens semblables. Depuis quatre ans nous serions victorieux si nous n’avions pas négligé la finesse et la ruse. »

Qu’est-ce à dire et Robespierre n’entre-t-il pas ici dans la même tactique de prudence que Babeuf ? Ne semble-t-il pas conseiller aux sans-culottes de ne pas trop mettre en évidence le but suprême d’égalité sociale où ils tendent et où ils parviendront d’autant mieux qu’ils le dévoileront moins ?

Mais au pessimisme de Jacques Roux il oppose un magnifique optimisme ; lui, qui si souvent eut des paroles sombres, il sent que maintenant il faut rasséréner, alléger l’horizon. Qui aurait pu croire que cette Convention, dominée il y a quelques jours à peine par une faction scélérate, serait devenue si vite l’assemblée la plus populaire du globe ? Ceux qui l’attaquent maintenant, sont les ennemis de la nation. Il sera facile de rallier les Cordeliers.

Collot d’Herbois abonde dans le sens de Robespierre :

« Oui, on écrasera les vampires de l’agiotage, mais par des lois, et on n’ira pas les chercher au fond de quelques bateaux à savon. »

Les Jacobins flétrissent Jacques Roux ; ils invitent ceux de leurs membres qui font partie de la société des Cordeliers à éclairer ceux-ci, à les avertir fraternellement. Ils obligent Roussillon qui présidait la séance des Cordeliers où Roux parla, et qui avait donné à celui-ci l’accolade fraternelle, à s’excuser : « Jamais baiser ne me parut plus amer ».

Et ils chargent officiellement Collot d’Herbois d’aller en leur nom haranguer les Cordeliers. Ceux-ci n’avaient pas la constance politique, l’organisation ferme, la pensée méthodique des Jacobins. Ils avaient été à l’origine lancés par Danton ; mais depuis que celui-ci se repliait, ils hésitaient en des directions contradictoires : tantôt se livrant à l’impulsion des Enragés, tantôt battant en retraite après une imprudence. Collot d’Herbois, Hébert n’eurent pas grand peine à les ramener, et ils désavouèrent l’adresse de Jacques Roux comme « inspirée par le fanatisme et la mauvaise foi ».

« Voyez, leur avait dit Collot d’Herbois, déjà les effets contre-révolutionnaires de la politique de Jacques Roux se font sentir : hier, par peur de l’anarchie, Paris a donné beaucoup de voix, pour le commandement de la garde nationale, à Raffet contre Henriot. »

Raffet avait eu, en effet, 4 956 suffrages contre 4 575 à Henriot qui ne passa qu’au second tour. Jacques Roux, chassé des Cordeliers après avoir été chassé de la Convention, rédigea une protestation amère et hautaine :

« On n’a pas toujours aboli la royauté pour avoir conduit un roi à l’échafaud. On n’a pas toujours écrasé la tyrannie pour avoir écrasé une faction contre-révolutionnaire. L’histoire nous apprend que les Romains, après s’être soustraits au joug de la monarchie, ne tardèrent pas à gémir sous le joug des sénateurs. Le despotisme le plus brutal est celui qui se propage dans les gouvernements de plusieurs, et, quelque hommage que je rende à la Révolution, il n’est guère possible d’éprouver sous le règne le plus barbare tant de persécutions à la fois.

« Après avoir déployé, j’ose le dire, autant de caractère, les ennemis de la patrie assouvissent sur moi leur rage et leur fureur, ils se sont servis de moi pour éclairer l’opinion publique, aujourd’hui ils me répudient. La Convention nationale me frappe d’anathème à l’occasion d’une adresse qui méritait à son auteur une couronne civique. Les intrigants se servirent du prétexte de l’opprobre dont je venais d’être couvert pour me faire expulser du club des Cordeliers qui a applaudi mille fois à mes principes. »

Et, persistant à se réclamer de Marat, si brutal pour lui :

« Mais quoi, ajoute-t-il, Marat n’a-t-il pas été persécuté pendant trois législatures ; on peut me frapper aussi ; on peut frapper « un homme qui dit des vérités dures, ne compose jamais avec les principes et ne rend hommage qu’à la vérité… »

« Je poursuivrai les ennemis du peuple avec le même courage que Marat, bien que je sois éloigné d’avoir les lumières de ce grand homme. »

Et toujours, par une pente de son esprit ou par une perfidie haineuse, il glisse la glorification de l’ancien régime opposé par lui à la Révolution. Ce ne sont pas les préfets de police ou les prévôts des marchands de l’ancien régime, ce ne sont pas les Sartines et les Flesselles qui auraient négligé de taxer les denrées ; ce n’est pas sous un roi que Jacques Roux aurait été molesté comme sous la République ! C’était, chez ce prêtre, une étrange et dangereuse manie. Le voilà, pour un temps, réduit à l’impuissance. Il avait rédigé un discours sur « Les causes des malheurs de la République française », et il en avait annoncé la publication à la fin de la brochure qui contenait son adresse à la Convention. Le manuscrit en a été conservé. Roux y insiste encore sur les méfaits de la bourgeoisie révolutionnaire.

« L’ennemi au dehors et au dedans, l’agiotage, l’accaparement, le discrédit du papier-monnaie, les gens de robe et d’épée, les bourgeois ont accaparé les biens du clergé et les domaines nationaux, ils ont accaparé le commerce et, grâce à eux, la Révolution n’a pas donné aux pauvres et aux ouvriers ce qu’ils étaient en droit d’en attendre.

« Frappez de mort les accapareurs ; les lois sont insuffisantes. Le Prussien qui est à nos portes est moins dangereux que ceux qui ne permettent pas par leurs monopoles, leurs accaparements et leurs agiotages à l’ouvrier et à l’artisan de se nourrir. Agioteurs ! avant la prise de la Bastille vous n’étiez cousus que de haillons et vous insultez aujourd’hui par votre luxe à la misère publique ; vous aviez à peine un domicile et vous habitez des palais ; vous aviez à peine une charrue et vous êtes propriétaires de terres considérables ; vous ne faisiez qu’un tout petit commerce au milieu de la rue et vous tenez des magasins immenses ; vous n’étiez que commis à gages dans les bureaux, vous armez des vaisseaux de guerre. Je ne suis pas étonné qu’il y ait tant de personnes ardentes en apparence pour la Révolution : elle leur a fourni un prétexte précieux pour entasser patriotiquement, en peu de temps, trésor sur trésor, et pour couvrir leurs vols d’un voile impénétrable.

« Sous l’ancien régime on aurait rougi de commettre de pareils actes.

« Expliquez pourquoi, malgré l’abondance des récoltes, la suppression des droits d’entrée et la diminution des consommateurs, expliquez pourquoi les denrées, même de mauvaise qualité, ont doublé et triplé de prix. Vous dites : c’est la guerre ! ce sont les assignats ! Non, c’est votre avidité.

« Mais prenez garde, agioteurs, accapareurs, riches des larmes des malheureux, scélérats impudibonds, vous mourrez du supplice des traîtres. »

Mais quel secret avait donc Jacques Roux et quel système pour empêcher l’avènement révolutionnaire des « nouvelles couches » bourgeoises ? Il était impossible et il eût été contre-révolutionnaire d’empêcher cet immense déplacement de fortune, et d’abolir les effets de la colossale expropriation du clergé et de la noblesse. L’essentiel était de profiter de ce mouvement prodigieux pour organiser et assurer à jamais la démocratie, qui aurait permis ensuite l’avènement de couches plus profondes, de forces populaires encore ensevelies sous l’ignorance et la misère. Or, c’est à cette organisation de la démocratie que travaillait la Montagne ; et Jacques Roux la compromettait par son obstination maniaque à opposer l’innocence de l’ancien régime à la malice et à l’égoïsme des temps nouveaux.

« Je dénonce, ajoutait-il, ces hypocrites à qui le nivellement de la société paraît une chimère ; les mandataires infidèles ; les ministres qui ont confié en des mains criminelles le salut de l’empire ; les officiers civils et militaires qui ont négligé l’application des lois, les charlatans ultramontains, les athées sanguinaires, les égoïstes, les banquiers, les accapareurs, ceux qui ont la révolution dans la tête et la contre-révolution dans le cœur.

« Soyez animés de l’âme de Brutus et sauvez le Capitole. »

Roux s’exaltait ainsi. Mais ce morceau ne parut pas. Sans doute, dans le redoublement de la tourmente, il jugea prudent de plier ses voiles, au moins pour quelques jours. Étrange et énigmatique personnage ! Marat l’a certainement calomnié en disant qu’il avait usurpé le nom de Jacques Roux, qu’il s’appelait Renaudi et qu’il n’avait pris le nom de Jacques Roux qu’à la mort du prêtre d’Issy qui le portait. Les registres de l’église paroissiale de Saint-Gilard de Pranzac, diocèse d’Angoulême, portent mention à la date du vingt-unième d’août 1752 du baptême de Jacques Roux, fils légitime de M. Gratien Roux et de Mlle Marguerite Montsabord. Puis, Jacques Roux fit la preuve à Marat qu’il avait professé, sous son nom de Jacques Roux, au séminaire d’Angoulême. Ce sont, semble-t-il, les injustices de ses maîtres méconnaissant le mérite et le zèle d’un plébéien, qui jetèrent Jacques Roux dans des pensées révolutionnaires et qui le mirent en guerre avec l’organisation ecclésiastique. Cette méprise si étrange de Marat racontant que Jacques Roux a fait un faux pour prendre le nom d’un prêtre assassiné nous met en garde contre les propos qu’il lui attribue. Marat ne mentait pas, mais sa mémoire encombrée de dénonciations, affaiblie par la maladie, avait des défaillances singulières. Peut-être aussi a-t-il mal compris ce que lui disait le prêtre chez lequel il s’était réfugié en une des périodes difficiles de sa vie tourmentée.

« Le troisième jour que je passai dans sa chambre, je le vis dans le costume de prêtre ; je ne sais s’il en avait honte à mes yeux, assurément à tort, car j’ai pour maxime de ne jamais scandaliser les âmes faibles, mais il me dit : « N’imaginez pas que je crois à la religion, je sais que c’est un tissu d’impostures, j’en ai fait mon gagne-pain ; et personne ne sait mieux que moi faire la sainte comédie. »

Propos peu vraisemblable. Il ne semble pas que Roux ait jamais répudié son caractère de prêtre : il continuait à dire la messe. Mais il était violemment anticlérical. Il s’associait, à la section des Gravilliers, à toutes les motions tendant à fermer « les boutiques de prêtres ». Il écrivait que tant que le peuple ne serait pas instruit, la religion s’appuierait sur l’esclavage et l’esclavage sur la religion. Mais j’imagine, à la façon dont il parle des athées sanguinaires, qu’il avait en Dieu la foi presque chrétienne du Vicaire savoyard, et en continuant, sans prébende aucune, sans rémunération aucune, à officier, il s’associait à l’humilité de cœur du peuple ignorant et opprimé. Peut-être auprès de ce peuple qui tout à l’heure adorera sur le même autel « le cœur de Marat et le cœur de Jésus », le caractère sacerdotal dont Jacques Roux n’avait pas voulu se dépouiller, ajoutait-il à l’effet de sa propagande révolutionnaire. Il était pauvre, vivait presque uniquement de ses 200 livres de rente, entre sa harpe qui l’apaisait parfois au sortir des réunions tumultueuses, et un chien que lui avait donné une bonne citoyenne des Gravilliers ; il gravissait les neuf étages des sombres maisons, et il s’était fait ainsi au cœur de Paris artisan un petit empire qu’aucune violence du dehors ne semblait pouvoir entamer.

Mais qu’aurait-il pu maintenant, ayant contre lui non seulement Robespierre, Marat, les Cordeliers, les Jacobins, mais toute la Commune ?

Chaumette et Hébert, Hébert surtout, si dur déjà pour Jacques Roux en mars 1793, sont implacables pour lui. Il s’était, on s’en souvient, imposé à la Commune à la faveur des événements révolutionnaires du 31 mai et du 2 juin et du rôle qu’y jouait sa fidèle section des Gravilliers.

Tout récemment encore, le 12 juin, il était chargé avec Guyot, Blin et Pâris, de la rédaction du Bulletin de la Commune ; ils disaient l’extrait des lettres intéressantes, et le procès-verbal des séances du conseil.

Mais avec quel empressement les chefs de la Commune essaient de profiter, pour accabler Jacques Roux, de son faux pas à la Convention !

Dès le lendemain 26 juin, le Conseil de la Commune, informé de l’émeute du savon à la Grenouillère, vote un ordre du jour qui flétrit tout appel au pillage, qui dénonce comme des complices de la Vendée tous ceux qui menacent les propriétés ; et Chaumette, voulant évidemment solidariser Jacques Roux avec ces désordres, « donne lecture d’un journal du soir dans lequel on annonce que Jacques Roux est venu dans la Convention critiquer la nouvelle Constitution et accuser les législateurs d’avoir dans cette Constitution favorisé les accapareurs. Plusieurs membres incriminent les principes de l’abbé Jacques Roux ». Le Conseil hésitait à entrer en lutte violemment contre un homme qui avait au centre même de Paris une place forte, et contre un système que le peuple applaudissait. Mieux valait au contraire dissocier Jacques Roux des scènes de pillage, et condamner les premières sans mettre en cause celui-ci. Le Conseil de la Commune, se refusant à suivre Chaumette dans la voie ouverte par celui-ci, passe à l’ordre du jour sur Jacques Roux, mais décide, sur le réquisitoire du procureur, de nommer des commissaires pour aller prier le comité d’agriculture de la Convention de presser le rapport sur le moyen d’opérer la diminution des denrées. C’était en somme un succès ou un demi-succès pour Jacques Roux ; mais à mesure que les pillages s’étendent dans les journées du 27 et du 28, le Conseil, inquiet d’avoir à réprimer des mouvements populaires, s’irrite contre celui qui les justifiait s’il ne les provoquait pas, et quand le 28 au soir Jacques Roux, qui n’avait pas encore été frappé de la foudre que le même soir Robespierre allait lancer contre lui aux Jacobins, se présente au Conseil de la Commune pour lui faire agréer la pétition adoptée déjà par les Cordeliers, le Conseil s’indigne des responsabilités redoutables qu’il prétendait lui imposer :

« Votre pétition, s’écrie Chaumette, c’est le tocsin du pillage et de la révolution des propriétés. »

Guyot ajoute :

« Roux a inscrit dans sa pétition les choses les plus dangereuses et les plus anticiviques. »

D’autres membres regardent Roux « comme la cause de tous les désordres qui ont fait craindre les citoyens pour les propriétés, et demandent son exclusion du Conseil ». Était-ce légal ? En tous cas, c’était chose grave, et le débat fut ajourné au lendemain.

Le 29 juin, « au Conseil général de la Commune, un membre remarque que malgré l’invitation faite au citoyen abbé Jacques Roux, il ne se présente pas pour répondre aux inculpations dirigées contre lui. » Roux était sans doute découragé par la terrible séance de la veille aux Jacobins.

« Le membre de la Commune demande que provisoirement et en attendant les explications de Roux, il ne soit plus rédacteur des affiches de la Commune. »

Proposition adoptée. Mais le lendemain, aux Cordeliers, comme Hébert s’acharne sur Roux ! comme il se donne des airs de noblesse morale ! comme il exalte l’esprit de sacrifice ! Collot d’Herbois en était tout remué : « Je me souviendrai toujours de cette apostrophe faite par Hébert :

« Vous vous plaignez, Parisiens ; vous déplorez votre situation, vous murmurez contre vos représentants. Mais songez donc à vos frères des départements, qui tous les jours sont réveillés par le bruit du canon, qui tous les jours reçoivent des boulets, et qui n’ont pas deux onces de pain par jour. »

Oui, ce fut un beau spectacle, et pour le conter, Collot d’Herbois a des ressouvenirs de son métier d’acteur, du temps où le maquillage des figures fondait au feu des chandelles :

« Vous auriez vu Hébert promener le flambeau de la vérité sur la tête du prêtre hypocrite, et faire fondre son masque comme un limon impur qui couvrait sa tête. »

Et ce n’est pas seulement Jacques Roux qui est exécuté par Collot d’Herbois, par Hébert, c’est aussi Leclerc, qui a donné aux Lyonnais, par d’épouvantables menaces, le courage de s’armer pour la contre-révolution :

« Leclerc a dit aux Lyonnais qu’ils allaient être guillotinés ; qu’ils allaient être jetés dans la rivière ; alors ces hommes, naturellement poltrons, sont devenus braves et ils le sont devenus au détriment des patriotes. »

Jacques Roux était-il donc noyé à jamais ? Le 1er juillet, « le Conseil général de la Commune délibérant sur la conduite de l’abbé Jacques Roux, l’un de ses membres, considérant que ce citoyen a insulté la Convention dans l’adresse perfide qu’il lui a présentée ces jours derniers, considérant en outre que ses opinions anticiviques l’ont fait chasser des sociétés populaires et du corps électoral, arrête à l’unanimité qu’il improuve sa conduite ».

Qu’Hébert se réjouisse ! Il peut croire un instant (mais connaît-il bien la ténacité de ce prêtre ?) qu’il est enfin débarrassé d’un rival détesté. Hébert trouvait Jacques Roux terriblement incommode. D’abord cette popularité étroite, mais profonde, toujours renouvelée par des infiltrations sourdes, comme l’eau d’un puits qui jamais ne tarirait, inquiétait la popularité superficielle et bruyante d’Hébert. Et puis, en fournissant un prétexte aux émeutes et aux pillages, Jacques Roux était très importun à la municipalité. Il pouvait soudain la compromettre à fond, soit qu’elle laissât faire, soit qu’elle réprimât. Enfin, les chefs de la Commune avaient des ambitions vastes.

Dutard écrit à Garat, en juin, que Chaumette espère se former un grand parti des Jacobins et des Cordeliers réunis.

Hébert, servi par son journal, rêve aussi d’une popularité vaste et d’un vaste pouvoir. Mais les doctrines violentes de Jacques Roux, si elles peuvent passionner une partie des ouvriers et des artisans, inquiètent toute la petite bourgeoisie marchande. Il a beau distinguer le « négoce » du « commerce » ; les détaillants, les boutiquiers ont peur d’être enveloppés dans la haine que le peuple porte aux accapareurs. Paris est une ville de petit commerce. Comment devenir maître de Paris et par lui de la France si l’on effraie les petits marchands ? L’ambition éveillée aiguise en Hébert le sens de la vie économique. Écoutez-le, réfutant ou croyant réfuter les doctrines de Jacques Roux. Comme il rabroue, en juin et juillet, ceux qui dénoncent au peuple les accapareurs (no 252) :

« Mais ces accapareurs, où sont-ils ? Est-ce à Paris ? Non, foutre, mais dans les grandes villes de commerce. C’est là, foutre, qu’il faut aller les chercher, et non pas à Paris, où il n’existe que des détaillants. Les millionnaires de Bordeaux et de Marseille se foutent bien que l’on pille un de leurs bateaux sur la Seine, quand leurs magasins et leurs vaisseaux regorgent de marchandises.

« Ah ! foutre, si la Convention avait toujours marché comme à présent, si elle n’avait pas souffert aussi longtemps dans son sein une poignée de coquins qui mettaient des bâtons dans les roues, elle aurait fait de très bonnes lois pour protéger le faible contre le fort, le pauvre contre le riche, et déjà nous recueillerions les fruits de la révolution… Ce n’est pas dans le moment qu’on calomnie les patriotes, lorsqu’on veut faire marcher contre eux les bataillons du Calvados, du Finistère et de la Gironde, qu’ils se livreront au moindre excès. Ils savent que leur salut et le salut de la République dépendent de la conduite qu’ils vont tenir et ils ne gâteront point leur cause. »

Donc, que Jacques Roux, et Leclerc, et Varlet et toute la séquelle importune des Enragés s’en aillent au loin, qu’ils purgent la ville de Paris où ils n’ont que faire, et qu’ils aillent travailler de leur étal dans les grands ports : qu’ils aillent piller, s’il leur plaît, les vaisseaux signalés dans le port de Marseille, dans celui de Bordeaux ou dans celui de Nantes : ou, s’ils ont un goût trop vif pour les opérations sur le sucre, qu’ils descendent jusqu’au Havre. Quels fâcheux que ces hommes qui animent encore à l’émeute et qui rêvent de coups de main quand il est si facile à Hébert, par la puissance de son journal aux échos innombrables et grossiers, par son influence pénétrante au ministère de la Guerre, d’accroître peu à peu son pouvoir et l’action du peuple ! Ainsi Hébert se faisait, à côté de Robespierre et contre les Enragés, l’homme de l’ordre, de la Convention, de la Constitution. Ainsi la coalition des Jacobins, des Cordeliers, de la Montagne, de la Commune opposait au mouvement social et à l’agitation dangereuse des Enragés un obstacle formidable. L’assaut livré sur ce point à la Constitution était refoulé, et Robespierre pouvait dire à la France, travaillée par l’intrigue girondine, mais qui attendait d’un regard avide un point lumineux de ralliement : « Voici l’acte constitutionnel, tout Paris l’acclame ; que la France réconciliée l’acclame aussi. »

Acte constitutionnel.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


La Révolution venait de franchir un dangereux défilé. Mais quoi ! le péril est-il vraiment conjuré, et l’autorité nécessaire de la Convention, centralisant la France révolutionnaire, et du Comité du Salut public, centralisant la Convention, n’est-elle pas minée par des influences plus subtiles, plus souterraines, plus dangereuses ? Dès juin et juillet, Robespierre surveille avec inquiétude les pensées à peine avouées encore et les projets d’Hébert. Oh ! celui-ci est très prudent et très sage ! Prudence, union : qui pourrait se méfier de lui ? Il protégeait tout à l’heure les bons marchands de Paris contre les entreprises et les prédications des forcenés. Même aux « monopoleurs », auxquels il ne peut point se dispenser de parler d’un ton de menace, que demande-t-il, en somme ? d’être raisonnables, de ne pas contrarier l’effort des sans-culottes :

« Monopoleurs de Paris, vous n’avez d’autre parti à prendre que de vous jeter tête baissée dans la sans-culotterie ; avec elle vous n’avez rien à’ craindre et vos propriétés sont assurées. Les patriotes n’exigent de vous que l’effort de ne pas leur nuire. Mais malheur à vous, foutre, si vous continuez de manigancer contre la République, de faire disparaître les denrées et de faire piller ! »

Et ce bon Jésus, ce doux Jésus, ce sans-culotte Jésus, comme Hébert l’enrôle dans les armées révolutionnaires qui vont combattre le fanatisme vendéen ! La citoyenne qu’a entendue le 6 juin l’observateur Dutard, disait : « On parle de Dieu, mais Dieu est de l’aristocratie ». Elle voulait sans doute dire par là qu’à force d’avoir été célébré par les aristocrates pour maintenir le peuple dans le respect stupide, il avait pris lui-même le pli. Hébert, tout au contraire, croit qu’il n’aura aucune difficulté à mettre Jésus de son côté, du côté de la Révolution, compère et compagnon avec le père Duchesne.

Lisez ce qu’on pourrait appeler « l’épître aux Vendéens » :

« Ah ! si le brave sans-culotte Jésus revenait sur la terre, il serait au moins aussi en colère que le père Duchesne de voir de pareils scélérats se servir de son nom pour commettre les plus grands forfaits. « Lisez mon évangile, leur dirait-il, prêtres menteurs, riches sanguinaires, vous y verrez que j’ai toujours prêché la liberté et l’égalité, que je n’ai cessé de défendre les pauvres contre les riches. J’étais, dans mon temps, le jacobin le plus enragé de la Judée ! Aussi les calotins, les juges, les financiers, les nobles et le Capet de mon siècle, qui s’appelait Hérode, ne me virent-ils jamais que d’un mauvais œil. Pendant toute ma vie, consacrée à la vertu et à la bienfaisance, je fus traité d’incendiaire, d’agitateur, de désorganisateur. Enfin, l’infâme tribunal de Ponce-Pilate, le tribunal des Douze d’alors, me chercha une querelle d’Allemand : on m’accusa de conspiration ; des témoins, venus exprès de Normandie pour déposer contre moi, et grassement payés par les pharisiens et les publicains, qui étaient les brissotins de mon pays, me chargèrent de tant de fausses inculpations que je fus attaché en croix et mis à mort comme un scélérat.

« Pauvres sans-culottes, bonnes gens des campagnes, ne vous laissez pas tromper par vos prêtres : prenez mon évangile, je vous le répète, et vous verrez que vos prêtres n’en veulent qu’à vos propriétés ; ils vous vendent à prix d’argent le paradis qui ne peut s’acheter que par de bonnes œuvres. »

Est-ce Jésus qui est devenu Hébert ? Est-ce Hébert qui est devenu Jésus ? J’ai cru remarquer, cependant, que le « sans-culotte Jésus » a des faiblesses : il ne jure pas, il ne dit pas : « Lisez, foutre, mon évangile. » Ce sera sans doute pour son prochain sermon : il se formera. Mais comment la guerre civile ne serait-elle pas bientôt noyée dans ces fadeurs ? Surtout, que personne ne prenne peur. Ceux qui croient qu’une partie du peuple de Paris a massacré des prisonniers dans les journées de septembre, ne savent pas un mot d’histoire :

« On nous fout au nez les massacres des 2 et 3 septembre, quoique ces massacres aient été faits par des étrangers. »

J’aime mieux Marat, quand il en prend la responsabilité.

Surtout que les révolutionnaires ne se querellent pas, qu’ils ne se divisent pas. Le péril est grand et il ne peut être conjuré que par l’union.

Hébert écrit dans le numéro 245, peu après le 31 mai :

« Jamais, foutre, nous n’avons été si près de la contre-révolution… Je le dis et je le répéterai toujours : si nous ne nous entendons pas, si nous ne sommes pas tous unis comme des frères, nous sommes foutus et contre-foutus. Non seulement, comme l’a dit le prophète Isnard, on cherchera sur les rives de la Seine le lieu où exista Paris, mais les bords de la Garonne seront également dévastés. Tandis, foutre, que nous nous mangerons le blanc des yeux, les ours du Nord, les tigres d’Espagne, conduits par des prêtres, fondront sur nos départements… Ne vous souvient-il plus que de tout temps l’Angleterre a été l’ennemie de la France ?… Ces buveurs de bière ne nous pardonnent pas d’avoir des départements qui produisent de la vigne. »

La fumée qui s’exhale de la pipe du père Duchesne est à la fois fraternelle et guerrière : c’est, pour les patriotes, la fumée du toit hospitalier qui les abritera tous ; c’est, pour les ennemis, la fumée du canon vengeur qui les abattra tous.

Cependant, dans l’esprit d’Hébert, un vaste plan d’ambition s’est formé, qui se lie aux ambitions de la grande Commune. Hébert était fatigué d’entendre parler du « triumvirat » de Marat, de Robespierre et de Danton. N’était-il donc, lui, qu’un bouffon en sous-ordre, l’amuseur grossier des faubourgs ? Il ferait bien voir à tous qu’avec ses jurements il arriverait haut, et qu’il avait en lui, tout comme Danton, Robespierre et Marat, l’étoffe d’un chef de parti. C’est lui, après tout, qui avait le plus excité les colères brissotines et girondines. « L’infâme tripot des Douze » n’avait pas arrêté Danton ou Robespierre, il n’avait même pas arrêté Marat. Il avait mis la main sur Hébert ; et c’est cet acte de violence contre le meilleur défenseur des sans-culottes, contre celui qui s’était fait, dans la presse, « le tape-dur » de l’aristocratie, qui avait provoqué l’insurrection victorieuse du 31 mai et du 2 juin.

Comment accroître, et rapidement, son influence ? Comment jeter sur ses rivaux plus éclatants, sur ceux qui dominent ou à la Convention ou au Comité de Salut public, ou aux Jacobins, un commencement de défaveur ? Il allait d’abord exaspérer dans le peuple souffrant l’appétit de vengeance. La vie devenait dure : il n’y avait ni famine, ni misère extrême ; mais les approvisionnements étaient stricts, la distribution était difficile et lente : les femmes, les hommes mêmes perdaient des heures à faire queue à la porte du boulanger et du boucher ; la hausse des salaires ne répondait pas toujours exactement à la hausse des denrées : d’où venait ce malaise ? d’où venait cette inquiétude ? Des infâmes aristocrates coalisés avec l’étranger, des infâmes Girondins coalisés maintenant avec les aristocrates. Et dans les groupes les colères s’allumaient. Ce n’était plus le généreux élan de 1790, la magnifique colère de 1792 : c’était parfois une fureur grandiose et âpre, parfois aussi le besoin bestial et vil de soulager sa propre souffrance en faisant souffrir. Insulter, tuer, mêler la dérision à la mort, exploiter jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier regard des traîtres attendus par la guillotine, pour leur faire respirer l’outrage, pour leur donner d’avance, en caricature de gestes et de paroles, le spectacle de leur propre supplice, et une vision grotesque et lugubre d’échafaud : ce fut là, hélas ! pour une grande partie de la foule, la tentation des heures mauvaises. Tuer n’est rien : il faut abaisser, il faut flétrir ; plus ils furent éclatants, plus il faut ravaler même leurs souffrances : il faut faire de leur agonie une humiliation et une farce, les empêcher eux-mêmes, sous les éclats d’une gaité féroce, de prendre leur propre supplice au sérieux, et éteindre dans l’âme des vaincus la fierté secrète qui aide à soutenir la mort.

Or, Hébert s’offrit à être le virtuose de ces heures méchantes et troubles, il s’offrit à flatter, dans les cœurs ulcérés, la volupté du sang, à faire de toute vie attendue par le bourreau un misérable haillon que le peuple secouait à sa fenêtre parmi ses guenilles de misère. Antoinette est au Temple, tous les jours plus étroitement gardée, et ceux qui la surveillent sont obligés d’aller s’excuser devant le Conseil de la Commune s’ils lui ont parlé le chapeau à la main. Écoutez le Père Duchesne :

« La tigresse autrichienne était regardée, dans toutes les cours, comme la plus misérable prostituée de France. On l’accusait hautement de se vautrer dans la fange avec des valets, et on était embarrassé de distinguer quel était le goujat qui avait fabriqué les avortons éclopés, bossus, gangrenés, sortis de son ventre ridé à triple étage. »

Mme Roland est à l’Abbaye, tragiquement disputée entre le désir de vivre et la peur, si elle vit, d’être vaincue par l’amour qu’elle porte au cœur. Le Père Duchesne régale le peuple d’une fiction plaisante. Il assure qu’il est allé voir à l’Abbaye « Mme Coco » et « sa face plâtrée ». Il était déguisé en chef vendéen ; oh ! comme elle a été bonne pour lui :

« C’est le général de l’armée chrétienne, m’écriai-je ; ou, comme on dit à Paris, le chef des brigands ; à ce mot, la citoyenne Coco laisse échapper un gros soupir, elle lance sur moi un regard tendre, tel qu’une Chatte amoureuse à un vieux matou qui vient miauler autour d’elle. »

Elle lui avoue que ses amis et elle ne comptent plus que sur la Vendée et l’Angleterre. Alors le père Duchesne, se démasquant soudain, lui crie l’injure à pleine gueule :

« Oui, foutre, tu l’as dit, vieux sac à contre-révolution. Reconnais le père Duchesne ; je t’ai laissé défiler ton chapelet pour te connaître. Le pot aux roses est découvert ; tous tes projets s’en vont à vau-l’eau. Non, les Français ne se battront pas pour un crâne pelé comme celui de ton vieux cocu et pour une salope édentée de ton espèce. Tous les départements vont être débrissotés et dérolandisés. La Constitution s’achève, et tous les bons citoyens vont se réunir à Paris pour jurer de la défendre. Pleure tes crimes, vieille guenon, en attendant que tu les expies sur l’échafaud, foutre. »

Les crieurs du journal insistaient sous les fenêtres de l’Abbaye, vociférant le titre et ajoutant eux-mêmes de leur fonds et de leur verve aux joyeux propos du maître. De son cachot, Mme Roland entendait, et elle l’a noté dans ses Mémoires. C’était une force pour Hébert de pouvoir écrire ces choses. Ce blond jeune homme aux yeux bleus, au fade visage sans âme, pouvait aller haut.

Sa tactique va être simple : il s’applique à discréditer Danton que ses relations avec Dumouriez et son hésitation ont diminué. Il s’applique à dépasser Robespierre. Tout ce que perdront d’autorité les chefs de la Révolution, la Convention et le Comité de salut public, la Commune le gagnera : elle est déjà forte par le ministère de la guerre. Là, avec les six cents employés en bonnet rouge qui sont dévoués à la faction extrême des Cordeliers, elle a comme une forteresse. Les officiers nobles éveillent tous les jours plus de méfiance : qu’on les remplace tous. C’est le ministère de la guerre dominé par la Commune, c’est donc la Commune elle-même qui nommera à tous les emplois dans l’armée, et qui tiendra l’armée de la Révolution. Il ne faut pas que le Comité de Salut public, où dominent aujourd’hui Danton et Barère, où bientôt dominera Robespierre, prétende substituer sa direction et son contrôle au contrôle et à la direction des ministres surveillés et conseillés par la Commune.

Celle-ci essaiera de conquérir les ministères comme elle a conquis celui de la guerre. Au besoin, les hébertistes et les Enragés, peu à peu réconciliés, opposeront au Comité de Salut public la Constitution qui ne prévoit que des ministres et ils essaieront ainsi d’appeler à eux tout le pouvoir. Oui, mais n’est-ce pas livrer la Révolution et les armées à une étroite coterie parisienne ? N’est-ce pas recommencer en sens inverse la scission de Paris et de la France ? N’est-ce pas surtout préparer entre la Convention et le Comité de Salut public d’un côté, la Commune et le ministère de la guerre de l’autre, un conflit paralysant, aussi funeste que celui auquel le 31 mai et le 2 juin ont mis un terme ?

Robespierre, assidu aux Jacobins, vigilant, courageux, s’obstine à déjouer la manœuvre, à prévenir les mesures hâtives qui sous prétexte de révolutionner l’armée la livreraient désorganisée et sans chefs à l’ennemi. Il s’applique à maintenir l’autorité de la Convention et du Comité de Salut public, à fondre toutes les forces de la Révolution, à créer contre le péril intérieur et extérieur la dictature de la France révolutionnaire appuyée sur Paris, et à écarter la dictature étroite de Paris qui aurait été bientôt précipitée dans le vide. Sommes-nous donc avec lui contre tous, contre Jacques Roux tout à l’heure, maintenant contre Hébert ?

À vrai dire, nous ne sommes pas obligés de prendre parti avec cette rigueur. L’histoire est une mêlée étrange où les hommes qui se combattent servent souvent la même cause. Le mouvement politique et social est la résultante de toutes les forces ; or, chaque force, pour donner toute sa mesure, est obligée, si je puis dire, de créer de l’espace autour d’elle, et de refouler les autres forces. Toutes les classes, toutes les tendances, tous les intérêts, toutes les idées, toutes les énergies collectives ou individuelles cherchent à se faire jour, à se déployer, à se soumettre l’histoire.

Et dans cette universelle action et réaction, il est impossible de définir l’effort propre de chacun. Le vainqueur serait autre s’il n’avait pas été combattu et il y a toujours quelque chose du vaincu dans l’acte du vainqueur. Toute victoire est une concession partielle. Sans Jacques Roux, sans Hébert, la ligne politique et sociale de la Révolution eût été autre. Elle a dû tenir compte des problèmes qu’ils formulaient, des énergies qu’ils suscitaient, des appétits qu’ils déchaînaient. Réduire l’effort de vingt-six millions d’hommes à la politique et aux combinaisons d’un homme serait puéril.

Les vivants, les combattants ne peuvent pas s’élever au-dessus d’eux-mêmes ; ils ne peuvent pas faire d’avance la synthèse de leur propre force et des forces adverses. Mais la mort délivre l’action de tout homme de sa forme étroitement individuelle ; et l’histoire met en lumière l’inconsciente et profonde collaboration de ceux qui furent des ennemis ou des rivaux. C’est le devoir de l’histoire de comprendre toutes les idées, de sympathiser en quelque mesure avec toutes les forces, de démêler tous les germes, de deviner les concordances secrètes sous l’apparente contrariété. Son devoir c’est de donner à tous les partis, à tous les individus leur juste part de lumière.

Ai-je donc desservi Jacques Roux ? Je lui ai fait large mesure de clarté et d’espace. Et, sans doute, je n’ai point diminué Hébert en dégageant son système. Je l’ai haussé au-dessus des jurons du père Duchesne. Mais on a beau regarder les événements du point de vue de l’histoire. Il est impossible de développer ce grand drame sans s’y mêler. On va réveillant les morts, et à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, du parti-pris, de l’âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ?

Michelet a fait une réponse illusoire :

« Je siégerais entre Cambon et Carnot : je ne serais pas Jacobin, mais Montagnard. »

C’est une échappatoire… Cambon et Carnot : l’un organisait les finances, l’autre organisait la guerre. Sur eux ne pèse aucune responsabilité directe des décisions terribles ; et il est commode de s’établir entre eux. Mais comment Cambon aurait-il pu gouverner les finances, comment Carnot aurait-il pu précipiter tout ensemble et discipliner l’élan des armées si des hommes politiques n’avaient assuré, au prix de douloureux efforts et de responsabilités effroyables, la puissance et l’unité de l’action révolutionnaire ?

Si grands qu’ils aient été, Cambon et Carnot ont été des administrateurs, non des gouvernants. Ils ont été des effets ; Robespierre était une cause. Je ne veux pas faire à tous ces combattants qui m’interpellent une réponse évasive, hypocrite et poltronne. Je leur dis : Ici, sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins.

Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. Je suis avec lui parce que, s’il combat ceux qui veulent rapetisser Paris à une faction, il a gardé le sens révolutionnaire de Paris. Il empêchera l’hébertisme de confisquer l’énergie populaire ; mais il ne rompt pas avec cette énergie ; il défend le ministre Bouchotte, il défend le général Rossignol, il défend les officiers sortis du peuple ; mais il veut qu’ils soient jugés et surveillés de haut par la Révolution de France, non pas par l’insurrection de Paris. Il n’a pas peur de Paris, et la preuve, c’est qu’il conseille aux sans-culottes parisiens de ne pas s’enrôler en masse pour les frontières, de rester armés au cœur de Paris pour préserver la capitale de toute surprise contre-révolutionnaire.

S’il avait eu contre la Commune de mauvais desseins, il aurait fait le vide autour d’elle : il aurait expédié en Vendée ou en Flandre, ou en Roussillon, ou sur les bords du Rhin, les patriotes véhéments. Il s’applique, au contraire, à les retenir ; et il supplie la Commune de se servir de cette force populaire non pour subordonner, non pour violenter ou menacer la Convention, mais pour la protéger au contraire, pour lui donner la confiance invincible qu’elle communiquera à la France et aux armées.

Ainsi, il n’est pas plus le sectaire de la Convention que le sectaire de la Commune : il ne veut pas plus une coterie de salut public qu’une coterie des bureaux de la guerre. La Convention est le centre légal et national de la force et de la pensée révolutionnaires. Quiconque maintenant la menace ou l’affaiblit ou la discrédite est un ennemi public, et refait le crime de la Gironde.

Robespierre ne veut pas plus d’un fédéralisme parisien que d’un fédéralisme départemental. Ceux qui ayant fait le 31 mai pour libérer et unifier la Convention prétendraient maintenant l’asservir et disperser la Révolution, ceux-là déferaient eux-mêmes leur œuvre. Ils seraient des Girondins à rebours, mais des Girondins.

Par la Convention loyalement unie à une Commune ardente, mais respectueuse de la loi, c’est toute la France qui gouverne, qui administre, qui combat. Paris est le foyer le plus vaste, le plus ardent et le plus proche où la Révolution se réchauffe : il n’est pas à lui tout seul la Révolution. La démocratie est donc pour Robespierre à la fois le but et le moyen : le but, puisqu’il tend à rendre possible l’application d’une Constitution en qui la démocratie s’exprime ; le moyen, puisque c’est avec toute la force révolutionnaire nationale, concentrée, mais non mutilée, qu’il veut accabler l’ennemi. Hors de lui, le reste est secte. Ô socialistes, mes compagnons, ne vous scandalisez pas ! Si le socialisme était une secte, si sa victoire devait être une victoire de secte, il devrait porter sur l’histoire un jugement de secte ; il devrait donner sa sympathie aux petits groupements dont les formules semblent le mieux annoncer les siennes, ou à ces factions ardentes qui en poussant presque jusqu’au délire la passion du peuple semblaient rendre intenable le régime que nous voulons abolir. Mais ce n’est pas d’une exaspération sectaire, c’est de la puissante et large évolution de la démocratie que le socialisme sortira ; et voilà pourquoi, à chacun des moments de la Révolution française je me demande : quelle est la politique qui sert le mieux toute la Révolution, toute la démocratie ?

Or, c’est maintenant la politique de Robespierre. Babeuf, le communiste Babeuf, votre maître et le mien, celui qui a fondé en notre pays, non pas seulement la doctrine socialiste, mais surtout la politique socialiste, avait bien pressenti cela dans sa lettre à Coupé de l’Oise ; et voici que quinze mois après la mort de Robespierre, quand Babeuf cherche à étayer son entreprise socialiste, c’est la politique de Robespierre qui lui apparaît comme le seul point d’appui.

À Bodson, à ce Cordelier ardent qui assistait aux séances du club dans la tragique semaine de mars 1794, où l’hébertisme prépara son mouvement insurrectionnel contre la Convention, à Bodson, resté fidèle au souvenir d’Hébert, Babeuf ne craint pas d’écrire, le 29 février 1796, qu’Hébert ne compte pas, qu’il n’avait su émouvoir que quelques quartiers de Paris, que le bonheur commun devait avoir pour organe toute la communauté, et que Robespierre seul, au delà des coteries des sectes, des combinaisons artificielles et étroites, a représenté toute l’étendue de la démocratie.

Saint-Maurice en 1793.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Je ne crois point encore, avec et comme toi, impolitique et superflu d’évoquer les cendres et les principes de Robespierre et de Saint-Just pour étayer notre doctrine. D’abord, nous ne faisons que rendre hommage à une grande vérité, sans laquelle nous serions trop au-dessous d’une équitable modestie. Cette vérité est que nous ne sommes que les seconds Gracques de la Révolution française. N’est-il pas utile de montrer que nous n’innovons rien, que nous ne faisons que succéder à des premiers généreux défenseurs du peuple, qui avant nous avaient marqué le même but de justice et de bonheur auquel le peuple doit atteindre ? Et en second lieu, réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux. Rendons à sa mémoire son tribut légitime ; tous ses disciples se relèvent et bientôt ils triomphent. Le robespierrisme atterre de nouveau toutes les factions. Le robespierrisme ne ressemble à aucune d’elles ; il n’est ni factice ni limité. Le robespierrisme est dans toute la République, dans toute la classe judicieuse et clairvoyante et naturellement dans le peuple. La raison en est simple : c’est que le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. »

Cette lutte pour la démocratie, contre le sectarisme naissant de l’hébertisme et de la Commune, qui donc, sinon Robespierre, pouvait la mener ? Ce n’était point Marat ; il était à bout de forces ; et son regard aigu ne pouvait plus surveiller tout l’horizon. Contre Jacques Roux et les Enragés il aidait Robespierre : j’ai déjà fait allusion à son terrible article du 4 juillet (article calomnieux). Il y dénonce « les faux patriotes plus dangereux que les aristocrates et les royalistes. » Il y fait le portrait de Jacques Roux, « boutefeu de la section des Gravilliers et de la société des Cordeliers, chassé de ces assemblées populaires, de même que ses confrères Varlet et Leclerc ses complices ». Oui, « le plus cruel des fléaux que nous ayons à combattre pour faire triompher la liberté, ce n’est point les aristocrates, les royalistes, les contre-révolutionnaires, mais les faux patriotes exaltés, qui se prévalent de leur masque de civisme pour égarer les bons citoyens, et les jeter dans des démarches violentes, hasardées, téméraires et désastreuses. Ces intrigants ne se contentent pas d’être les factotums de leurs sections respectives, ils s’agitent, pour s’introduire dans toutes les sociétés populaires, les influencer et en devenir enfin les grands faiseurs. Tels sont les trois individus bruyants qui s’étaient emparés de la section des Gravilliers, de la Société fraternelle et de celle des Cordeliers, je veux parler du petit Leclerc, de Varlet et de l’abbé Renaudi, soi-disant Jacques Roux. »

Mais ce n’est là qu’une boutade.

Marat n’avait pas l’étendue de vues et il ne pouvait plus avoir la constance d’action de Robespierre. Au demeurant, il était si préoccupé de l’épuration nécessaire des états majors militaires, il menait contre Biron, commandant en chef des armées de Vendée, contre Custine qui de l’armée du Rhin avait été appelé à l’armée du Nord, une campagne si véhémente qu’il était très près de l’état d’esprit des bureaux de la guerre où l’influence d’Hébert et de la Commune dominait. Il démasquait non pas la trahison mais la faiblesse, « le défaut de vue et d’énergie » des représentants et du Comité de Salut public. Il se plaint de l’indifférence de la Montagne.

« La lettre que j’ai adressée le 4 de ce mois à la Convention pour demander que la tête des Capets rebelles fût mise à prix, et pour solliciter l’immédiate destitution de Biron et de Custine qui s’apprêtent à renouveler le rôle de Dumouriez, n’a été lue que le 5. La Convention n’a même entendu que ce qui est relatif aux Capets, elle a passé à l’ordre par le vote. Je suis peu surpris, sans doute que ma lettre avait été communiquée la veille aux endormeurs du Comité de Salut public (ou, comme on dit, de perte publique) qui ont engagé quelques trembleurs de la Convention à préparer l’ordre du jour. Toujours est-il certain que Barère, Delmas, Mathieu, Ramel, Nogaret, etc., protègent Custine, Biron, Westermann, Menou et tous les scélérats ex-nobles, qui sont malheureusement encore à la tête de nos armées.

« Mais les patriotes de la Montagne ? Les patriotes de la Montagne aperçoivent très difficilement les trahisons ; ils attendent même quelquefois qu’elles soient consommées pour s’en occuper. C’est ce qui leur est arrivé à l’égard de Dumouriez ; pendant six mois, j’ai eu beau sonner le tocsin, ils ne les ont vues que lorsqu’il a menacé de marcher sur Paris. C’est ce qui leur est arrivé à l’égard de la faction des hommes d’État ; j’avais beau les démasquer chaque jour depuis quatre mois, ils m’ont traité de rêveur. Quoi qu’il en soit, j’aime beaucoup mes chers collègues, mais j’aime bien autrement la patrie, et quelle que soit ma crainte de leur déplaire, elle n’arrêtera point ma plume.

« Si Biron et Custine trahissent la patrie (comme je n’ai que trop lieu de le craindre) je prends acte aujourd’hui contre eux des vains efforts que j’ai faits pour prévenir ce malheur, en les engageant à ôter enfin le commandement de nos armées à ces deux courtisans. »

Marat accusait le Comité de Salut public de paralyser « par sa torpeur » Bouchotte.

« Si le Comité de Salut public n’entravait pas les opérations du ministre de la guerre, je ferais à ce sujet une vive sortie contre lui, mais je sais qu’il n’est pas le maître de faire ce qui convient pour faire aller la machine.  »

Or, ce propos rentrait tout à fait dans le système hébertiste. Mais comment concluait Marat qui sentait bien qu’il serait difficile de remplacer d’emblée tous les chefs suspects par des patriotes expérimentés ? Il concluait qu’il faudrait s’en tenir pour un assez long temps à la petite guerre défensive. Et par là il marquait bien que s’il était prêt à marcher avec Hébert, avec Vincent, avec Bouchotte pour épurer le commandement, il était bien loin de se laisser aller à la griserie hébertiste. Il est vrai que du même coup il proscrivait cette tactique des mouvements de masse et de l’offensive qui seule pouvait sauver la Révolution et qui en effet la sauva.

Le dernier numéro de Marat, celui du 14 juillet, est une nouvelle attaque contre Custine et le Comité de Salut public.

« Voilà donc Custine, prenant la place de l’infâme Dumouriez, dont il renouvellera bientôt les désastreuses opérations, et peut-être d’une manière plus déplorable encore. Que penser du Comité de Salut public, ou plutôt de ses meneurs, car la plupart de ses membres sont si insouciants qu’ils assistent à peine deux heures sur les vingt-quatre aux séances du Conseil, qu’ils ignorent presque tout ce qui s’y fait ! Ils sont très coupables sans doute de s’être chargés d’une tâche qu’ils ne veulent pas remplir, mais les meneurs sont très criminels de remplir si indignement leurs fonctions.

« Dans le nombre, il en est un que la Montagne vient de renommer très imprudemment et que je regarde comme l’ennemi le plus dangereux de la patrie : c’est Barère… Quant à moi, je suis convaincu qu’il nage entre deux eaux pour voir à quel parti demeurera la victoire ; c’est lui qui a paralysé toutes les mesures de rigueur, et qui nous enchaîne de la sorte pour nous laisser égorger, je l’invite à me donner un démenti en se prononçant enfin de manière à ne plus passer pour un royaliste déguisé. »

Ah ! certes, Marat, avec son désintéressement admirable, avec son horreur de l’intrigue, aurait combattu Hébert et ses amis le jour où il lui aurait apparu qu’ils voulaient dominer la Convention. Déjà, quand il attaque le Comité de Salut public, il prend bien soin d’avertir par une note qu’il ne s’agit que de celui dont les pouvoirs expiraient le 10 juillet ; et s’il s’en prend à Barère, qui avait été réélu, c’est en exprimant l’espoir qu’il adoptera enfin un plan de conduite très net. Mais, dans cette période difficile, Marat, comme on le voit, n’aidait pas Robespierre à donner au pays révolutionnaire cette patiente sagesse, cette impression de sécurité et d’unité qui était vraiment nécessaire au salut public.

Danton qui, personnellement, était mis en cause, Danton qui avait plus d’une fois à répondre devant les Jacobins aux attaques dirigées contre lui, Danton qui, membre du Comité de Salut public, portait le poids des inévitables fautes commises par celui-ci, des trahisons qu’il n’avait pu prévenir et des revers qu’il n’avait pu empêcher, ne pouvait non plus conseiller avec autorité la discrétion, la mesure, la circonspection. Il aurait eu l’air de se défendre lui-même. Et il n’avait pas d’ailleurs cette continuité d’effort, cette assiduité qui sont, aux heures troubles, la condition de l’action efficace. Il éclatait parfois comme la foudre. Le 15 juin, à la nouvelle des revers de Vendée, il jetait du haut de la tribune de la Convention un anathème magnifique aux Girondins fugitifs qui allaient semer dans le pays la guerre civile, et le lendemain il venait faire part aux Jacobins de la commotion donnée par sa parole, constater d’un regard que sa popularité s’enflait soudain comme un torrent. Il n’était pas le patient ouvrier de l’œuvre quotidienne.

Au contraire, Robespierre, qui, ne faisant point partie du premier Comité de Salut public, n’avait aucune responsabilité dans les erreurs et les malheurs du passé, mettait son autorité intacte à défendre la Convention, le Comité de Salut public et Barère lui-même si attaqué par Marat, comme à défendre la Constitution attaquée par Chabot et Jacques Roux. Il dit, le 14 juin, aux Jacobins (et le jour même où le remplacement de Bouchotte au ministère de la guerre par Beauharnais provoquait les plus vifs orages contre la Convention et le Comité de Salut public) :

« Le peuple est sublime, mais les individus sont faibles ; cependant dans une tourmente politique, dans une tempête révolutionnaire, il faut un point de ralliement. Le peuple en masse ne peut se gouverner. Ce point de ralliement doit être dans Paris. C’est là qu’il faut ramener les contre-révolutionnaires pour les faire tomber sous le glaive de la loi ; c’est là que doit être placé le centre de la Révolution. Tout ce que le peuple pouvait exiger, c’était que la Convention marchât dans le sens de la Révolution ; elle y marche actuellement.

« J’ai été le premier à manifester ma défiance à l’égard des nobles. Je puis assurer que je suis un des patriotes les plus défiants et les plus mélancoliques qui aient paru depuis la Révolution. Hélas ! je vous déclare que j’ai su avec une douleur extrême que Bouchotte n’était plus ministre de la guerre ; je n’ai jamais parlé à Bouchotte, je ne l’ai jamais vu, et je déclare que je le regarde comme l’homme qui réunit le plus de talent et de patriotisme.

« Quant à Beauharnais, je ne me prononcerai point sur ses qualités morales. Je conviens même qu’à l’Assemblée constituante il n’a pas joué le rôle d’un contre-révolutionnaire, mais il est noble et il est d’une famille qui était bien accréditée à la Cour, et cela suffit pour m’empêcher de lui accorder une entière confiance. Au surplus, je sais que le Comité de Salut public l’a proposé de bonne foi.

« Il est des moments où j’ai jugé sévèrement ce Comité ; mais, d’après un sérieux examen, je me suis convaincu que ce Comité désirait sincèrement le salut de la République, et il est impossible que des hommes occupés, d’intérêts aussi pressants que multiples ne soient pas exposés à des surprises. Il faut les juger par l’ensemble de leurs travaux, et non pas par leurs opérations partielles. Ne croyez pas que je prêche le modérantisme ; au contraire, je prêche la surveillance la plus rigoureuse. »

Bouchotte reprit le ministère ; mais comme Robespierre amortissait les chocs ! comme il s’appliquait à dissiper les défiances ! Bientôt le Comité de Salut public sera renouvelé ; il deviendra plus homogène et par là plus énergique. Mais ce renouvellement sera comme un progrès de la Révolution ; grâce à Robespierre il n’apparaîtra pas comme une crise, comme une rupture de la continuité révolutionnaire.

Le 10 juin, quand Terrasson, dans une pensée de défiance et de fausse démocratie, demande que les séances du Comité de Salut public ne soient plus secrètes, Robespierre combat la motion et la fait rejeter. Le 8 juillet encore, avec une grande insistance, il défend contre la déclamation de Chabot le Comité de Salut public. Il déplore qu’on essaie de jeter la défaveur du peuple sur des hommes chargés d’une besogne immense et qui, sauf la part des erreurs inévitables, font leur devoir. Le 10 juillet, il prend parti pour le ministre de la marine Dalharade et pour Danton :

« Voudrait-on essayer aussi de nous rendre Danton suspect ? Il est donc bien vrai que la calomnie ne cesse de poursuivre un homme en place, par cela seul qu’il est employé, et que vainement on sacrifie toute sa vie à la liberté, puisqu’un malveillant peut, en un quart d’heure, ruiner la confiance que vous méritez à tant de titres et vous enlever le fruit de vos travaux…

« Connaît-on le digne remplaçant de Dalharade ? Qu’on me nomme donc celui qu’on veut lui substituer et qu’on médise en même temps : celui-là sera exempt de toutes fautes, inaccessible à l’erreur, évitera tous les pièges, n’aura que des idées lumineuses, des plans heureux, dont le succès est assuré. »

Mais où éclate le mieux l’esprit de transaction et de concession par lequel Robespierre, au lendemain du 2 juin, préserva la Révolution de nouveaux déchirements qui auraient été mortels, c’est dans le rapport fait à la Convention le 8 juillet, par Saint-Just, au nom du Comité de Salut public. Il s’agissait de régler le sort des Girondins ou arrêtés ou fugitifs. Saint-Just, le disciple, l’ami, l’admirateur de Robespierre, et qui le représentait au Comité de Salut public, l’a certainement consulté.

Or, quand on lit ce rapport, il semble vraiment qu’il vient, non de Saint-Just, mais de Barère. C’est un effort évident pour rallier les hommes du Marais, pour les flatter, pour les rassurer ; on dirait qu’ils sont le centre même de la Révolution, son point de repère et d’équilibre.

« La majorité de la Convention nationale, sage et mesurée, fluctua sans cesse entre deux minorités ; l’une ardente pour la République et votre gloire, négligeant quelquefois le gouvernement pour défendre les droits du peuple ; l’autre mystérieuse et politique, empressée en apparence pour la liberté et l’ordre dans les occasions de peu de valeur, opposant, avec beaucoup d’adresse, la liberté à la liberté, absorbant avec art l’essor des délibérations, confondant l’inertie avec l’ordre et la paix, l’esprit républicain avec l’anarchie, imprimant avec succès un caractère de difformité à tout ce qui gênait ses desseins, marchant avec le peuple et la liberté pour les diriger vers ses fins et ramenant les esprits à la monarchie par le dégoût et la terreur des temps présents. »

La définition de la politique girondine est admirable. Mais quel art surtout d’avouer que de l’autre côté aussi il y a eu peut-être des excès ! et quelle habileté à faire pressentir que maintenant, les droits du peuple n’étant plus menacés, il ne serait plus permis « de négliger le gouvernement » ! Ce que Saint-Just reproche à la Gironde, ce n’est pas d’avoir constaté et combattu l’anarchie, c’est de l’avoir combattue par de mauvais moyens qui ne faisaient que l’irriter.

« La sagesse seule et la patience peuvent constituer une République, et ceux-là n’en ont point voulu parmi nous, qui ont prétendu calmer l’anarchie par autre chose que par la justice et la douceur du gouvernement. »

Enfin, il y a bien quelque habileté de réquisitoire et quelque artifice de polémique à faire peser surtout sur les Girondins la responsabilité des journées de septembre ; mais, n’était-ce pas prendre, devant la France et devant le monde, l’engagement que ces crimes ne se renouvelleraient plus ?

« Aucun de ceux qui avaient combattu le 10 août ne fut épargné, la Révolution fut flétrie dans la personne de ses défenseurs, et, de tous les tableaux consolants qu’offraient ces jours prodigieux, la malignité n’offrit au peuple français que ceux de septembre : tableaux déplorables, sans doute ; mais on ne donna point de larmes au sang qu’avait versé la cour ! Et vous aussi, vous avez été terribles aux assassins du 2 septembre ! et qui donc avaient plus de droit de s’en porter les accusateurs inflexibles, ou de ceux, qui dans ce temps-là jouissaient de l’autorité et répondaient seuls de l’ordre public et de la vie des citoyens, ou de nous tous, qui arrivions désintéressés de nos déserts ? Pétion et Manuel étaient alors les magistrats de Paris. Ils répondaient à quelqu’un qui leur conseillait d’aller aux prisons qu’ils ne voulaient point risquer leur popularité. Celui qui voit égorger sans pitié est plus cruel que celui qui tue. »

Magnifique réponse, mais aussi magnifique promesse, et qui mettait l’humanité du côté de la Montagne.

Ainsi la Convention et le Comité de Salut public gardaient pour le pays troublé leur autorité et faisaient grande figure. Que fût-il advenu si, au lendemain même du jour où elle avait voté la nécessaire mais triste mutilation du 2 juin, la Convention et le Comité créé par elles avaient sombré sous les défiances et les dénonciations ? C’était une crise irréparable de contre-révolution qui s’ouvrait, au contraire, l’esprit nettement gouvernemental que Robespierre communique à la Montagne victorieuse donne à la Convention une force morale souveraine. Elle peut travailler ; elle fait la Constitution ; et elle promulgue, en outre, du 3 juin au 17 juillet, trois grandes lois destinées à rallier à la Convention et à la Montagne le peuple des campagnes.

Le 3 juin, c’est la loi qui organise le mode de vente des biens des émigrés. C’était d’abord un appel à la démocratie rurale : Voilà des vignes, des prés, des champs, prends-les ; tu as dix ans pour payer. C’était aussi un acte superbe de confiance en l’avenir.

Le 10 juin, la Convention promulgue la loi égalitaire sur le partage des biens communaux, elle reconnaît aux communes un droit de propriété qui leur était contesté jusque-là en beaucoup de points par les seigneurs ; et après avoir ainsi libéré des prétentions seigneuriales le domaine communal, elle dit aux citoyens des communes : voici 8 millions d’arpents ; prenez-les, fécondez les. Et cet appel est entendu. Je ne note, comme exemple, que ce que dit M. Guillemant du partage dans le Louhannais.

« Bien des délibérations existent dans les registres des corps communaux. Celles de Brienne, notamment, nous en donnent un exemple. L’assemblée générale de la Commune demanda, en exécution de la loi, le partage des biens communaux.

« Le plan géométral, le dénombrement et le partage desdits biens ont été opérés par le citoyen Jacques Dufour, géomètre à Pont-de-Vaux, nommé à cet effet et assisté des citoyens Loup et Ferrand résidant à Romenag.

« Le tirage des lots, au nombre de 495, nombre égal à celui des habitants de la commune, eut lieu par la médiation du citoyen Dufour et par ordre alphabétique des habitants, le quatrième jour des sans-culottides de la deuxième année républicaine. »

Enfin, le 17 juillet, la Convention achève la ruine de la féodalité. Elle abolit sans indemnité tout ce que le décret révolutionnaire du 25 août 1792 avait laissé debout. Partout où elle aperçoit la moindre trace de droit féodal, même quand des rentes purement foncières constituent le fond du contrat, si elles ont été accompagnées, par vanité ou par routine, de clauses ayant une apparence féodale, elle porte la hache. Tant pis pour les bourgeois vaniteux, qui auront voulu saupoudrer d’un peu de féodalité leurs contrats de rente foncière !

Il faudra, pour que les rentes foncières soient respectées, qu’elles soient purement foncières, en la forme comme au fond, et qu’elles ne soient mêlées d’aucun élément féodal si faible, si accessoire, si illusoire soit-il.

« Toutes les redevances ci-devant seigneuriales, droits féodaux censuels, fixes et casuels, même ceux conservés par le décret du 25 août dernier, sont supprimés sans indemnité. Sont exceptées des dispositions de l’article précédent les rentes ou prestations purement foncières et non féodales. Les procès civils ou criminels intentés, soit sur le fonds, soit sur les arrérages des droits supprimés par l’article premier, sont éteints, sans répétition de frais de la part d’aucune des parties. »

Et la Convention, pour rendre sensible à tous les yeux cette destruction suprême, ordonne le brûlement des titres. Ils seront brûlés le jour de la fête du 10 août, quand le peuple célébrera la Constitution nouvelle.

« Les ci-devant seigneurs, les feudistes, commissaires à terrier, notaires et autres dépositaires de titres constitutifs ou récognitifs des droits supprimés par le présent décret, seront tenus de les déposer, dans les trois mois qui suivront la publication du présent décret, au greffe de la municipalité des lieux ; ceux qui seront déposés avant le 10 août prochain, seront brûlés ledit jour, en présence du Conseil général de la Commune et des citoyens ; le surplus sera brûlé à l’expiration des délais.

(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Ceux qui seront convaincus d’avoir caché, soustrait ou recelé des minutes ou expéditions des actes qui doivent être brûlés aux termes de l’article précédent, seront condamnés à cinq ans de prison. »

Par une admirable correspondance et qui a sauvé la Révolution, chaque grand mouvement populaire de Paris a eu pour conséquence une libération plus décisive du paysan. Après le 11 juillet, c’est la nuit du 4 août. Après le 10 août, ce sont les décrets du 25 ; après le 31 mai, ce sont les décrets des 3 juin, 10 juin et 17 juillet. Chaque vibration révolutionnaire de Paris faisait tomber un pan de servitude paysanne. Mais du coup le girondisme, le fédéralisme étaient morts.

Que pouvaient les fugitifs qui, à Évreux, à Caen, essayaient en juin, en juillet, d’organiser la guerre civile, d’entraîner les départements contre Paris ? Ils ne pouvaient, sans se déshonorer et sans se perdre, faire appel aux forces royalistes, et d’autre part, ils n’auraient pu se donner comme les représentants authentiques de la Révolution que si, à Paris, la Révolution avait été dissoute dans les querelles, dans l’impuissance, dans l’anarchie ridicule ou sauvage.

Or jamais la Révolution n’avait rayonné de Paris avec plus de force d’unité, d’éclat et d’espérance sereine que depuis l’élimination de la Gironde. Aussi, sous les pas des fugitifs, la terre de France se dérobe ; et ces orgueilleux qui avaient si souvent invoqué contre Paris la sagesse et la vigueur des départements ne trouvent plus dans l’Eure, dans le Calvados, dans les régions mêmes où ils croyaient avoir le plus d’amis, que quelques milliers d’aventuriers à recruter. Et ces quelques mille carabots à peine engagés sous la conduite de Wimpfen sur la route de Paris, s’arrêtent à la première étape, se débandent à la première rencontre des détachements armés de la Révolution. Mais voici le châtiment suprême des insensés qui avaient cru qu’ils pouvaient déclamer à l’infini contre tous les actes de la Révolution sans livrer la Révolution elle-même. Wimpfen se tourne vers eux et leur dit : « Que pouvez-vous seuls ? Rien. Il n’y a qu’un salut pour vous : c’est de vous unir aux insurgés de la Vendée et à l’Angleterre. »

Oh ! ils eurent tous une révolte de conscience ! Mais ce terrible éclair ne leur révéla pas la profondeur de leur faute. Ils auraient dû se retourner vers Paris, ils auraient dû se retourner vers la Révolution et lui crier : « Nous étions égarés. Nous avons cru qu’il était possible d’épurer le torrent sans le contrarier. Nous voyons maintenant que dans la bataille il faut tout accepter de la Révolution, même ses fautes, même ses excès d’une heure. L’offre insultante que nous a faite la contre-révolution nous prouve qu’elle s’est trompée sur nous. Mais nous sommes responsables, pour une part, de cette méprise. Ô révolutionnaires de Paris, faites de nous ce que vous voudrez ; mais nous voici ; nous voulons être frappés par la Révolution, mais reconnus et pardonnés par elle. »

Non, ils ne dirent pas cela ; leur orgueil implacable les voua à l’erreur sans fin ; et tous, harassés, désespérés, le cœur dévoré par toutes les tortures de la vanité malade et par des rêves impuissants de vengeance, ils s’enfoncèrent vers la Bretagne ; ils allèrent vers le Finistère, vers l’extrême pointe de la terre française, où les attendait Kervelegan. Ils cheminèrent, haletants, les pieds blessés, évitant les cités, évitant la vie, s’excommuniant eux-mêmes de la Révolution.

Or, pendant que le parti girondin, en Normandie, chancelait et se disloquait, une jeune fille de Caen, Charlotte Corday, allait vers Paris, ou pour sauver ou pour venger ceux qu’elle considérait comme les martyrs de la République. Elle s’était exaltée à admirer les héroïnes de Corneille.

Et, croyant que Marat était le génie du despotisme, de l’anarchie et du meurtre, elle avait résolu de le tuer. Le dimanche soir 13 juillet elle insista pour être reçue par lui. Il était dans la baignoire où il se tenait presque toujours depuis qu’une maladie inflammatoire le dévorait. Une planche posée en travers soutenait l’encrier et les feuilles de papier qu’il noircissait encore de sa pensée et de sa fièvre. Elle lui dit quelques mots et lui enfonça son couteau dans le cœur. Il jeta un cri, appela sa compagne Simonne Evrard et mourut.

Charlotte Corday, ayant fait le sacrifice de sa propre vie pour immoler une vie qu’elle jugeait scélérate, ne songea pas à fuir. Devant le tribunal révolutionnaire elle expliqua son acte en quelques paroles nettes, d’une simplicité héroïque et funeste, qui attestaient à quelles proportions mesquines elle avait réduit le problème de la Révolution. Belle, jeune, modeste et fière, enveloppée pour son trajet à l’échafaud de la chemise rouge des parricides, elle laissa dans les yeux du peuple une vision étrange de pourpre, d’héroïsme et de sang et, dans bien des cœurs, un trouble inconnu. Elle avait tué Marat, mais elle avait surtout tué la Gironde. Qui donc prendrait au sérieux la déclamation girondine contre les maratistes et les assassins ? Après Lepelletier assassiné, Marat assassiné. Ce sont ceux qu’on dénonce comme meurtriers qui sont frappés au cœur. Ainsi, même dans les esprits qui avaient été prévenus contre Marat, l’étonnement et une sorte de pitié succédaient à la colère et à la haine. Un des ressorts de la propagande girondine était brisé.

La Convention et le peuple firent à Marat des funérailles triomphales : la douleur des pauvres, des ouvriers fut violente. Ils perdaient un ami, un conseiller qui ne les flattait pas, qui savait au besoin les avertir et les rudoyer. La mort de Marat fut un grand malheur pour la Révolution. Peut-être s’il avait pu vivre un an encore, aurait-il empêché les funestes déchirements. Sa sœur disait : « Si mon frère avait vécu, Danton ne serait pas mort ». Qu’est-ce à dire ? C’est sans doute qu’il aurait empêché la campagne violente des hébertistes contre Danton, et concilié Danton et Robespierre. Mais pourquoi lui supposer cette influence souveraine, et ce prestige presque auguste que seule lui donna la mort ? Sans doute il aurait été débordé. En ces jours de juin et de juillet il semble voisin d’Hébert et de ses amis : il ne les aurait probablement pas suivis jusqu’au bout. Et, devenu un obstacle à leur ambition impatiente, il aurait été calomnié lui aussi et probablement dépassé. Ou bien, pour rester à l’avant-garde du mouvement, et dans l’exaspération de la révolte lyonnaise, de la trahison toulonnaise, il se serait emporté à des fureurs meurtrières, et engagé à fond dans la politique hébertiste. On ne peut dire avec certitude s’il aurait guillotiné les hébertistes ou s’il eût été guillotiné avec eux.

À peine mort, hébertistes et Enragés se disputent sa popularité et son nom. Jacques Roux prétendit continuer le journal. Il fit paraître « l’Ami du Peuple par l’ombre de Marat ». Décidément, il ne manquait pas d’audace. Après l’article terrible du 4 juillet, Jacques Roux s’était rendu chez Marat, comme nous l’apprend un rapport de police de Greive au Comité de sûreté générale :

« Les citoyens Grosnier, Allain et Greive, de la section de Marseille, s’étant trouvés chez le citoyen Marat mardi neuf de ce mois dans la matinée, Jacques Roux s’est présenté pour demander à Marat la rétractation de ce qu’il avait écrit à son sujet dans son journal, en disant qu’il avait laissé chez lui son extrait baptistaire qui prouvait qu’il ne s’appelait pas Renaudi, comme Marat l’avait dit. Marat lui a répondu avec la fermeté qui l’a toujours caractérisé… Roux lui a répondu sur le ton le plus patelin, le langage le plus faux, d’une manière enfin à le rendre à nos yeux aussi vil que dangereux.

« Aussitôt que Marat l’eut congédié et avant de descendre l’escalier au bout d’un long palier, il s’arrêta un moment et lança sur Marat un regard prolongé de vengeance impossible à dépeindre, tel enfin qu’il nous laissa à tous l’impression la plus profonde. Aussi, dès l’instant que nous avons appris la mort funeste de Marat, nos soupçons, ceux de Greive surtout, ont tombé sur-le-champ sur ce prêtre vindicatif. »

Et c’est au moment où on le soupçonnait ainsi d’avoir été le complice de Charlotte Corday que Roux s’emparait du nom de Marat. Il tentait de reprendre pied à la Commune. Il y expliquait, le 17 juillet, la fameuse adresse en disant que quelques expressions qui avaient choqué étaient l’effet d’une « imagination pétulante ». Il cherchait ainsi à faire consacrer l’acte audacieux par lequel il saisissait l’héritage politique et populaire de Marat.

Mais à la même heure, Hébert s’écriait aux Jacobins (21 juillet) :

« S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une seconde victime, elle est toute prête et bien résignée : c’est moi ! Pourvu que j’emporte au tombeau la certitude d’avoir sauvé ma patrie, je suis trop heureux ! Mais plus de nobles ! plus de nobles ! les nobles nous assassinent ! »

Le cœur embaumé de Marat fut suspendu, comme une relique, à la voûte des Cordeliers : voilà le sanctuaire de la Révolution ! Robespierre irrité de la manœuvre, proteste contre l’excès des honneurs funèbres. « Jalousie », lui cria Bentabole. Mais Robespierre savait bien que l’hébertisme allait faire parler à sa façon le cœur canonisé de Marat et il voulait rompre le sortilège.

Du coup la Gironde est morte : Bordeaux même, après quelques velléités, s’arrête et attend. Le Tarn qui avait ébauché un mouvement fédéraliste et délégué deux membres de la bourgeoisie industrielle de Castres, Mazon et Jaurès, pour protester auprès de la Convention, fut ressaisi en quelques jours par l’active propagande montagnarde. La Constitution fournit aux hésitants, à ceux qui ne voulaient pas prendre parti entre la Gironde et la Montagne, un prétexte à attendre, à ajourner. Or, ces ajournements étaient funestes à la cause girondine. « Acceptons la Constitution » disaient ces hommes indécis. Elle nous permettra de nous débarrasser à la fois des deux factions qui se sont dévorées l’une l’autre, et d’envoyer à une assemblée nouvelle de « nouveaux ouvriers ». Mais, accepter la Constitution, c’était reconnaître la Convention mutilée comme la puissance souveraine. C’était consacrer la proscription de la Gironde. Tout travaillait donc contre celle-ci et la bourgeoisie girondine, prise entre les éléments populaires et la contre-révolution, ne pouvait rien.

Est-ce à dire que tout danger de guerre civile est conjuré ? Non, la Vendée est tous les jours plus redoutable : les troupes catholiques et royales, s’étant emparées de Saumur le 9 juin, agrandissaient soudain leur tactique. Ce n’était plus la guerre dispersée des haies et des hameaux. Les révoltés concentrent leurs forces sous le commandement du saint de l’Anjou, de Cathelineau, et décident d’assiéger Nantes. Ils lancent à la grande ville révolutionnaire une sommation effroyable :

« Ou vous capitulerez, ou la ville de Nantes, lorsqu’elle tombera en notre pouvoir, sera livrée à une exécution militaire, et la garnison passée au fil de l’épée. »

Des milliers d’hommes et de femmes, comme des bandes de loups et de louves, se pressaient pour le pillage et pour la curée. « Allons ! allons ! on passera chez les orfèvres ! » et les yeux luisaient d’un éclat de métal. La cité fut à demie forcée, mais, en un sursaut d’héroïsme et de désespoir, elle rejeta l’assaillant. Hélas ! en ces cités qui ont senti presque au cœur la pointe du couteau, que de furieuses passions s’allument ! que de haines le lendemain ! que de représailles et contre l’ennemi et contre ceux qu’on soupçonne d’avoir été ses complices par complaisance ou par inertie !

Cathelineau blessé à mort va mourir. Mais les Vendéens, rentrés dans le Bocage, prennent avec Lescure et la Rochejacquelein une sinistre revanche. Ils investissent à Châtillon l’armée républicaine, le 11 juillet, et massacrent les soldats gisants et prisonniers. Guerre atroce ! Mais ce n’est pas seulement la révolte de la Vendée qui continue, Lyon et Marseille sont en révolte déclarée contre la Convention. L’assemblée électorale de Marseille déclare qu’elle ne reconnaît plus une assemblée usurpatrice et asservie, et elle nomme deux députés, Vence et Gilly, pour la Convention de Bourges qui devait se substituer à celle de Paris. À Lyon, les sectionnaires jettent en défi à la Révolution, le 17 juillet, la tête de Châlier. Châlier après Marat. Mais à Paris, c’était une femme qui frappait. À Lyon, c’était la cité, prise d’une frénésie de modérantisme et de contre-révolution. Or, pendant que s’organisait ainsi la guerre civile, les Prussiens et les Autrichiens poussaient leur pointe. Le 15 juillet, Condé succombait ; le 25, c’était Mayence, après un siège de près de quatre mois et une résistance héroïque. Le 1er août, c’était Valenciennes. La France révolutionnaire va-t-elle donc être acculée ? Non, elle est toute soulevée de courage et de confiance. Le pire cauchemar qui l’obsédait, le cauchemar girondin, est dissipé. Marseille et Lyon se révoltent, mais sous l’inspiration et sous la conduite des royalistes. En Normandie, c’est le général royaliste Wimpfen qui jette le masque ; à Lyon, c’est le général royaliste Précy qui prend la conduite des opérations, c’est lui qui va diriger la résistance de la ville assiégée. Donc la Révolution n’a pas à combattre contre elle-même : si la Gironde en fuyant avait emporté un lambeau de la conscience révolutionnaire, le trouble aurait été grand. Mais sous le girondisme disloqué et dissipé en quelques jours, c’est le royalisme qui apparaissait, c’est la contre-révolution.

La Révolution, heureuse d’avoir retrouvé l’intégrité de son âme et de son droit, se jette à la lutte avec une magnifique ardeur. Ceci n’est pas une interprétation ni une conjecture :

« Non, citoyens, dit le Journal de la Montagne du 29 août, non, nous n’avons pas la guerre civile ; ce n’est pas la guerre civile, celle que nous avons à soutenir, c’est la guerre étrangère ; il n’y a de guerre civile que lorsqu’il existe deux partis dans la République, et que tous les deux affectent d’avoir l’autorité et le commandement suprême. Nous n’avons à faire maintenant qu’à un seul genre d’ennemis, soit sur les frontières, soit dans la Vendée, à Lyon, à Marseille ; c’est la guerre des républicains contre ceux qui veulent la royauté. Ainsi, ne redoutons pas si fort toutes les suites qui accompagnent ordinairement les troubles qui s’élèvent entre les enfants de la même patrie… Les factieux s’identifient avec les ennemis de l’État. Le nom n’y fait rien, soit Prussiens, soit Lyonnais, soit Autrichiens, soit Marseillais. On s’est donc étrangement trompé lorsqu’on a dit et écrit qu’il y avait des partis parmi nous. Nous militons tous, tant que nous sommes, sous les drapeaux de la patrie : il n’y a qu’un seul camp, un seul mot d’ordre, liberté, république une et indivisible. Tous ceux qui tirent l’épée contre nous sont de véritables royalistes… Le Français libre ne peut pas avoir de dissensions intestines. Nous ne formons plus qu’une même famille. »

Ainsi, l’horreur de la guerre civile disparaissait aux yeux des combattants révolutionnaires. Ils combattaient la contre-révolution, et la contre-révolution, qu’elle qu’en fût la forme, c’était l’étranger.

C’est d’un grand cœur que le 10 août, dans la fête de la Fédération, la France révolutionnaire répondit aux menaces de l’univers. C’était « la fête de l’Union, de l’Unité et de l’indivisibilité françaises ». Des délégués de toute la France étaient venus, apportant l’adhésion des assemblées primaires à la Constitution. Et tandis que dans toutes les assemblées primaires, à la même heure, une même fête de l’Unité et de l’Indivisibilité exaltait les cœurs, à Paris, la grande fête centrale concentrait tous les rayons et les réfléchissait sur le monde. C’est le grandiose génie de David qui avait tracé le plan de la cérémonie magnifique ; et le récit qui en a été fait n’est que la transposition au passé du programme qui avait été rédigé par le maître. Quelle beauté d’ordonner ainsi la puissance du peuple ! L’horizon, borné par la guerre, s’emplit de la majesté sereine de la Révolution. À l’heure même où les hommes et les peuples se déchirent, la France révolutionnaire leur révèle, par une sublime anticipation de sa victoire, ce que sera le monde agrandi par la liberté.

« Les Français réunis pour célébrer la fête de l’Unité et de l’indivisibilité se sont levés avant l’aurore ; la scène touchante de leur réunion a été éclairée par le premier rayon de soleil ; cet astre bienfaisant dont la lumière s’étend sur tout l’univers, a été pour eux le symbole de la vérité, à laquelle ils ont adressé des louanges et des hymnes.

PREMIÈRE STATION

« Le rassemblement s’est fait sur l’emplacement de la Bastille : au milieu de ces décombres, on a vu s’élever la fontaine de la Régénération, représentée par la Nature. De ses fécondes mamelles qu’elle a pressées de ses mains, a jailli avec abondance l’eau pure et salutaire dont ont bu, tour à tour, quatre-vingt-six commissaires, des envoyés des assemblées primaires, c’est-à-dire un par département ; le plus ancien d’âge a eu la préférence ; une même coupe a servi pour tous.

« Le président de la Convention nationale, après avoir, par une espèce de libation, arrosé le sol de la liberté, a bu le premier ; il a fait successivement passer la coupe aux commissaires des assemblées primaires ; ils ont été appelés, par lettre alphabétique, au son de la caisse et de la trompe ; une salve d’artillerie, à chaque fois qu’un commissaire a bu, a annoncé la consommation de l’acte de fraternité.

« Alors on a chanté sur l’air chéri des enfants de Marseille des strophes analogues à la cérémonie ; le lieu de la scène a été simple, sa richesse a été prise dans la nature ; de distance en distance on avait tracé sur des pierres des inscriptions qui ont rappelé la chute du monument de notre ancienne servitude ; et les commissaires, après avoir bu tous ensemble, se sont donné réciproquement le baiser fraternel.

« Le cortège a dirigé sa marche par les boulevards. En tête étaient les sociétés populaires réunies en masse ; elles ont porté une bannière sur laquelle était peint l’œil de la Surveillance, pénétrant un épais nuage.

« Le second groupe a été formé par la Convention nationale, marchant en corps. Chacun de ses membres a porté à la main, pour seule et unique marque distinctive, un bouquet formé d’épis de blé et de différents fruits. Huit d’entre eux portaient sur un brancard une arche ; elle a été ouverte et elle renfermait les tables sur lesquelles étaient gravés les Droits de l’homme et l’Acte constitutionnel.

« Les commissaires des envoyés des assemblées primaires des quatre-vingt-six départements ont formé une chaîne autour de la Convention nationale ; ils étaient unis les uns aux autres par le lien léger mais indissoluble (de l’unité et de l’indivisibilité) que doit former un cordon tricolore. Chacun d’eux était distingué par une pique, portion du faisceau qui lui a été confiée par son département, et par une branche d’olivier qu’il portait, symbole de la paix. Les envoyés des assemblées primaires portaient également à la main la branche d’olivier.

« Le troisième groupe était formé par toute la masse respectable du souverain.

« Ici tout s’éclipse, tout se confond en présence des assemblées primaires ; ici, il n’y a plus de corporation, tous les individus de la société ont été indistinctement confondus, quoique caractérisés par leurs marques distinctives : ainsi l’on a vu le président du Conseil exécutif provisoire sur la même ligne que le forgeron ; le maire avec son écharpe à côté du bûcheron et du maçon ; le juge, dans son costume et son chapeau à plume, auprès du tisserand ou du cordonnier ; le noir africain, qui ne diffère que par la couleur, a marché à côté du blanc européen ; les intéressants élèves de l’institution des aveugles, traînés sur un plateau roulant, ont offert le spectacle touchant du malheur honoré. Vous y étiez aussi, tendres nourrissons de la maison des Enfants trouvés, portés dans de blanches barcelonnettes ; vous avez commencé à jouir de vos droits civils trop justement retrouvés ; et vous, artisans respectables, vous avez porté en triomphe les instruments utiles et honorables de votre profession. Enfin, parmi cette nombreuse et industrieuse famille, on a remarqué surtout un char vraiment triomphal, qu’a formé une simple charrue sur laquelle étaient assis un vieillard et sa vieille épouse, traînés par leurs propres enfants : exemple touchant de piété filiale et de vénération pour la vieillesse ; parmi les attributs de tous ces différents métiers, on a lu ces mots écrits en gros caractères : Voilà le service que le peuple infatigable rend à la société humaine.

« Un groupe militaire a succédé à celui-ci, il conduisait en triomphe un char attelé de huit chevaux blancs ; il contenait une urne dépositaire des cendres des héros morts glorieusement pour la patrie ! Ce char, orné de guirlandes et de couronnes civiques, était entouré des parents de ceux dont on célébrait les vertus et le courage ; ces citoyens de tout âge, de tout sexe, avaient chacun des couronnes de fleurs à la main ; des cassolettes brillaient des parfums autour du char, et une musique militaire faisait retentir l’air de ses sons belliqueux. Enfin, la marche était fermée par un détachement d’infanterie et de cavalerie, dans le centre duquel étaient traînés des tombereaux revêtus de tapis parsemés de fleurs de lys, et chargés des dépouilles des vils attributs de la royauté et de tous les orgueilleux hochets de l’écrasante noblesse ; parmi ces tombereaux, sur les bannières, on lisait ces mots :
« Peuple, voilà ce qui a toujours fait le malheur de la société humaine. »

Attaque de Nantes par les Vendéens, le 29 juin 1793, — 11 Messidor, An 1er de la République.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


seconde station

« Le cortège, étant arrivé dans cet ordre au boulevard Poissonnière, a rencontré sous un portique un arc de triomphe des héroïnes du 5 et du 6 octobre 1789, assises, comme elles étaient alors, sur leurs talons ; les unes portaient des branches d’arbres, les autres des trophées, signes non équivoques de la victoire éclatante que ces courageuses citoyennes remportèrent sur les serviles gardes du corps. Là elles ont reçu des mains du président de la Convention nationale une branche de laurier ; puis, faisant tourner leurs canons, elles ont suivi en ordre la marche, et, toujours dans une attitude fière, elles se sont réunies au Souverain.

« Sur le monument, il y avait des inscriptions qui retraçaient ces deux mémorables journées ; les harangues d’allégresse, les salves d’artillerie se renouvelaient à chacune des portes.

troisième station

« Sur les débris évidents de la tyrannie était élevée la statue de la Liberté dont l’inauguration s’est faite avec solennité : des chênes touffus formaient autour d’elle une masse imposante d’ombrage et de verdure ; le feuillage était couvert des offrandes de tous les Français libres. Rubans tricolores, bonnets de la liberté, hymnes, inscriptions, peintures, étaient le fruit qui plaît à la déesse ; à ses pieds était un énorme bûcher avec des gradins au pourtour. C’est là que, dans le plus profond silence, étaient offerts en sacrifice expiatoire les imposteurs attributs de la royauté ; là, en présence de la déesse chérie des Français, les quatre-vingt-six commissaires, chacun une torche à la main, s’empressaient à l’envi d’y mettre le feu. La mémoire du tyran a été dévouée à l’exécration publique ; et aussitôt après, des milliers d’oiseaux rendus à la liberté, portant à leur cou de légères banderoles, ont pris leur vol rapide dans les airs, et portaient au ciel le témoignage de la liberté rendue à la terre.

quatrième station

« La quatrième station s’est faite sur la place des Invalides ; au milieu de la place, sur la cime d’une montagne, a été représenté en sculpture, par une figure colossale, le Peuple français, de ses bras vigoureux rassemblant le faisceau départemental ; l’ambitieux fédéralisme sortant de son fangeux marais, d’une main écartant les roseaux, s’efforce de l’autre d’en détacher quelques parties ; le Peuple français l’aperçoit, prend sa massue, le frappe et le fait rentrer dans ses eaux croupissantes, pour n’en sortir jamais.

cinquième station

« Enfin la cinquième et dernière station a eu lieu au Champ-de-Mars. Avant d’y entrer on a rendu hommage à l’égalité, par un acte authentique et nécessaire dans une république ; on a passé sous ce portique dont la nature seule semblait avoir fait tous les frais ; deux termes, symboles de l’Égalité et de la Liberté, ombragés par un épais feuillage, séparés et en face l’un de l’autre, tenaient, à une distance proportionnée, une guirlande tricolore et tendue à laquelle était suspendu un vaste niveau, le niveau national : il planait sur toutes les têtes indistinctement : orgueilleux, vous avez courbé la tête !

« Arrivés dans le Champ-de-Mars, le président de la Convention nationale, la Convention nationale, les quatre-vingt-six commissaires des envoyés des assemblées primaires, les envoyés des assemblées primaires ont monté les degrés de l’autel de la patrie. Pendant ce temps, chacun a été attacher son offrande au pourtour de l’autel, les fruits de son travail, les instruments de son métier ou de son art. C’est ainsi qu’il s’est trouvé plus magnifiquement paré que par les emblèmes recherchés d’une futile et insignifiante peinture ; c’est un peuple immense et laborieux qui fait hommage à la patrie des instruments de son métier avec lesquels il fait vivre sa femme et ses enfants.

« Cette cérémonie terminée, le peuple s’est rangé autour de l’autel ; là, le président de la Convention nationale, ayant déposé sur l’autel de la patrie tous les actes de recensement des votes des assemblées primaires, le vœu des Français sur la Constitution a été proclamé en présence de tous les envoyés du Souverain, et sous la voûte du ciel.

« Le peuple a fait serment de la défendre jusqu’à la mort ; une salve générale a annoncé cette sublime prestation ; le serment fait, les quatre-vingt-six commissaires des assemblées primaires se sont avancés vers le président de la Convention ; ils lui ont remis chacun la portion du faisceau qu’ils ont portée à la main tout le temps de la marche ; le président s’en est saisi, il les a rassemblées toutes ensemble avec un ruban tricolore ; puis il a remis au peuple le faisceau étroitement uni en lui représentant qu’il sera invincible s’il ne se divise pas ; il lui a remis aussi l’arche qui renferme la Constitution ; il a prononcé à haute voix : « Peuple, je remets le dépôt de la Constitution sous la sauvegarde de toutes les vertus. » Le peuple s’en est emparé respectueusement et il l’a porté en triomphe, et des baisers mille fois répétés ont terminé cette scène nouvelle et touchante.

« Citoyens, n’oublions pas les services glorieux qu’ont rendus à la patrie nos pères morts pour la défense de la liberté. Après avoir confondu nos sentiments fraternels dans de vastes enlacements, il nous reste un devoir sacré à remplir, celui de célébrer par des hymnes et des cantiques le trépas de nos pères. Le président de la Convention nationale a remis au peuple l’urne cinéraire, après l’avoir couronnée de lauriers sur l’autel de la patrie. Le peuple majestueusement s’en est emparé ; il ira la déposer dans l’endroit désigné pour y être élevé par la suite une superbe pyramide. Le terme de toutes ces cérémonies a été un banquet superbe : le peuple, assis fraternellement sur l’herbe sous des tentes pratiquées à cet effet au pourtour de l’enceinte, a consommé avec ses frères la nourriture qu’il avait apportée ; enfin il a été construit un vaste théâtre où étaient représentés par des pantomimes les principaux événements de notre Révolution ».

Dans la lumière splendide, les sombres inscriptions des cachots de la Bastille racontaient l’ancienne servitude : « Un vieillard a baigné cette pierre de ses larmes. — La corruption de ma femme m’a plongé dans ce cachot. — Des enfants avides m’ensevelirent ici. — Cette pierre n’a jamais été éclairée. — La vertu conduisait ici. — Je n’ai jamais été consolé. — Je suis enchaîné depuis quarante ans à cette pierre. — Ils ont couvert mes traits d’un masque de fer. — Lasciate ogni speranza, voi chi entrate. — Je fus oublié. — On écrasa sous mes yeux mon araignée fidèle. — Je ne dors plus. — Il y a quarante-quatre ans que je meurs. »

C’était un spectacle sans précédent dans l’histoire. Ceux qui parlent à ce propos de la résurrection des antiques fêtes romaines sont dupes du décor. Sans doute, il y avait dans l’ancienne Rome des fêtes où dominait le caractère civil. Et par delà les siècles chrétiens qui n’avaient mis en mouvement les foules que sous la discipline de la religion et dans le décor de l’Église, la libre humanité révolutionnaire paraissait rejoindre la libre humanité antique. Mais quel esprit vraiment nouveau ! D’abord, même dans ses grandioses cérémonies civiles, l’ancienne Rome faisait place aux dieux : l’Imperator superbe montait au Capitole pour rendre grâce aux puissances supérieures qui avaient donné la victoire à la Cité. Et surtout, ce qu’elle célébrait, c’était le triomphe de la force, c’était l’orgueil de la conquête, c’était l’écrasement des faibles et la sujétion des peuples ; un long cortège de captifs et d’esclaves attestait la gloire des armées romaines et l’excellence des dieux romains. C’est sur la servitude humaine que passait le char éclatant des triomphateurs. Ici, dans le rayonnement de la journée révolutionnaire toutes les ombres de servitude religieuse et sociale s’évanouissent. Les hommes n’invoquent ni les dieux ni Dieu. En cette fête du 10 août n’apparaissent ni les violences grossières de l’hébertisme contre le christianisme et le culte, ni la bigoterie déiste de Robespierre. La religion n’est ni brutalement niée ni sournoisement ramenée. Elle est ignorée, et le libre esprit humain, la libre joie humaine semblent se mouvoir hors d’elle. Tous les hommes peuvent interpréter à leur gré la nature ; ils peuvent voir en elle une immense force qui se déploie ou l’expression d’un ordre intelligent, qui se meut vers une fin ; ils peuvent la saluer comme la force éternelle ou comme le Dieu éternel ; mais ils n’en retiennent, pour la sublime communauté de la fête, que l’aspect d’immensité ordonnée et vivante par où elle peut émouvoir et affranchir tous les esprits. Les révolutionnaires savaient bien que ce jour-là aussi ils innovaient. C’est l’hymne d’une humanité toute nouvelle que le président de la Convention adresse à l’éternelle Nature :

« Souveraine des sauvages et des nations éclairées, ô Nature, ce peuple immense, rassemblé aux premiers rayons du jour devant ton image, est digne de toi, il est libre. C’est dans ton sein, c’est dans tes sources sacrées qu’il a recouvré ses droits, qu’il s’est régénéré. Après avoir traversé tant de siècles d’erreur et de servitude, il fallait rentrer dans la simplicité de tes voies pour retrouver la liberté et l’égalité. Nature, reçois l’expression de l’attachement éternel des Français pour tes lois, et que ces eaux fécondes qui jaillissent de tes mamelles, que cette boisson pure qui abreuva les premiers Français, consacrent dans cette coupe de la fraternité et de l’égalité le serment que te fait la France en ce jour le plus beau qu’ait éclairé le soleil depuis qu’il est suspendu dans l’immensité de l’espace. »

Et après cette sorte d’hymne, « seule prière, depuis les premiers siècles du genre humain, adressée à la Nature par les représentants d’une Nation et par ses législateurs », les envoyés des départements abondèrent en paroles émues et prophétiques. « Ils se sont approchés de la coupe sainte de la liberté et de l’égalité. En le recevant des mains du président qui, ensuite, leur a donné le baiser fraternel, l’un lui disait :

« Je touche aux bords de mon tombeau, mais en pressant cette coupe de mes lèvres, je crois renaître avec le genre humain qui se régénère. »

Un autre, dont le vent faisait flotter les cheveux blanchis, s’écriait :

« Que de jours ont passé sur ma tête ! Ô Nature, je te remercie de n’avoir pas terminé ma vie avant celui-ci ».

Un autre, comme s’il eût assisté à un banquet de nations, et qu’il eut bu à l’affranchissement du genre humain, disait en tenant la coupe :

« Hommes, vous êtes tous frères ! Peuples du monde, soyez jaloux de notre bonheur, et qu’il vous serve d’exemple ! »

« Que ces eaux pures dont je vais m’abreuver, s’écriait un autre, soient pour moi un poison mortel, si tout ce qui me reste de vie n’est pas employé à exterminer les ennemis de l’égalité, de la Nature et de la République. »

Un autre, saisi d’un esprit prophétique en s’approchant de la statue :

« Ô France, la liberté est immortelle : les lois de la République, comme celles de la Nature, ne périront jamais ».

Ce qu’ils invoquent, ce n’est point la Nature défigurée par le regard débile et obscurci de l’ignorant et de l’esclave ; c’est la nature telle qu’elle se déploie pour le ferme regard qui sait et qui ose. Elle ne porte dans ses plis aucune puissance de ténèbres et de terreur, et on peut la fouiller en profondeur et en hauteur, on ne trouvera point en elle un tyran suprême qui sanctifie les crimes des tyrans. Dans aucun repli de l’espace ne sont cachés les titres qui donnent à des hommes droit de domination sur d’autres hommes ; l’universel et égal désir de bonheur de tous les êtres humains est au contraire une magnifique invitation de la Nature à l’égalité. Ce n’est donc plus ici l’esprit romain d’une aristocratie portée par des esclaves : c’est la fierté de tout un peuple libre ; c’est l’orgueil du travail affranchi et qui sait que sans lui la société périrait. Le peuple ouvrier est associé avec ses outils à la vaste espérance, et une large ouverture d’horizon sollicite le rêve des prolétaires. Eux aussi, ils étaient hier comme cette pierre d’un cachot de la Bastille :

« Cette pierre n’a jamais été éclairée. »

Maintenant, le travail est à la fois la pierre d’angle et la pierre de faîte. Et le dur granit, si longtemps enfoui dans l’ombre, luit comme du marbre au soleil.

Mais la liberté retrouvée par l’homme ne s’étendra-t-elle point à tous les êtres ? J’imagine que cette génération rêveuse et ardente, toute nourrie de Rousseau, songea au bosquet de la nouvelle Héloïse, lorsque des oiseaux délivrés « portèrent vers le ciel le témoignage de la liberté de la terre ».

Ce n’est pas seulement par cette fête auguste que la Convention attesta au monde sa force, son crédit révolutionnaire et sa foi en l’avenir. La Révolution s’affirma, en ces journées extraordinaires, par le nouveau projet de Code civil et par la levée en masse. Le Code ne réalisait pas l’égalité sociale entre les familles ; mais il préparait, à l’intérieur de chaque famille, l’égalité presque complète. Toutes les lois de la Convention tendait à abolir l’inégalité de partage entre les enfants, à assurer à tous une même part de l’héritage paternel. C’est d’abord une sorte d’instinct de conservation révolutionnaire qui dicta ces lois à la Convention. Lorsqu’elle abolit, en novembre 1792 ; le droit de substitution, elle supprima une forme féodale du droit civil. Mais il fallait aller plus loin. Comme bien souvent la fortune prédispose au modérantisme, comme la bourgeoisie, après avoir recueilli les bénéfices de la Révolution, semblait incliner à la clore, beaucoup de pères, modérés, feuillants, ou secrètement aristocrates, pouvaient faire payer leur entraînement révolutionnaire à ceux de leurs fils qui se jetaient dans le mouvement. Ils pouvaient les déshériter ou partiellement, ou totalement, au profit d’héritiers plus sages. Ainsi, le droit de tester conservé au père était une sorte de prime à l’esprit de modérantisme et de contre-révolution. C’est pourquoi la Convention a décrété, le 7 mars 1793, sur la proposition de Mailhe et de Gensonné, que « la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe, est abolie, et que, en conséquence, tous les descendants auront une portion égale sur les biens des parents. »

Gensonné, c’est la Gironde. Sur ce point, la Convention était unanime : c’est même Buzot qui voulait que l’Assemblée allât plus loin et que le droit de tester fût aboli en ligne collatérale aussi bien qu’en ligne directe. L’héritage serait réparti entre les héritiers indirects selon des règles fixes qui ne laisseraient aucune place à la volonté individuelle et arbitraire du testateur.

Le projet du Code civil lu par Cambacérès à la tribune de la Convention, le 9 août, la veille de la grande fête de la Fédération, à l’heure où tous les représentants des assemblées primaires de France étaient réunis à Paris, précise les applications de ces principes. Les biens du père ne sont pas vraiment sa propriété ; ils sont la propriété de sa famille, ils sont la propriété des générations futures, pour lesquelles intervient la société. Le chef de famille ne sera pas privé absolument du droit de disposer d’une partie de ses biens ; mais cette qualité disponible, cette réserve sera très faible. L’individu ne pourra disposer que d’un dixième de ses biens s’il a des enfants, et d’un sixième, s’il n’a que des collatéraux. Entre tous les enfants légitimes ou naturels, il y aura égalité absolue de partage.

« Nous avons mis au même rang, dit Cambacérès, tous les enfants reconnus par leurs pères ; la bâtardise doit son origine aux erreurs religieuses et aux invasions féodales : il faut donc la bannir d’une législation conforme à la nature. »

Non seulement le père ne peut disposer que d’un dixième, mais il ne peut se servir de cette réserve pour détruire l’égalité entre ses enfants. Ce n’est pas à l’un d’eux qu’il peut donner ce dixième. S’il ne distribue pas toute sa fortune à ses enfants, il ne disposera du dixième qui lui est laissé par la loi qu’au profit ou d’un étranger, ou d’un parent plus éloigné. Ainsi, dans l’intérieur même de la famille, l’inégalité ne glissera pas son venin, et les fortunes seront divisées le plus possible. Bien plus, la quotité disponible (d’un dixième ou d’un sixième) peut être considérable. Si le testateur la donnait toute entière à un seul héritier, qui pourrait recevoir d’autre part d’autres donations importantes, il pourrait se produire des accumulations de fortune que la loi tend à prévenir. La Convention fixe donc un maximum aux donations. Nul ne pourra donner un revenu supérieur à mille quintaux de froment. Le décret du 7 nivôse an II, dira dix mille livres d’argent. (Voir Sagnac.) Ainsi, nul ne pouvait donner un capital dépassant deux cent mille livres (si on capitalise à cinq pour cent). Et si le donataire, possède déjà une fortune équivalente, il ne peut rien recevoir. La loi révolutionnaire s’ingénie à empêcher les conjonctions de fortunes. Enfin, par le système de la représentation à l’infini, l’héritage est extraordinairement morcelé. Mais quoi ! permettra-t-on que toutes les injustices commises depuis 1789, souvent aux dépens des fils les plus dévoués à la Révolution, soient consacrées ? Non, non, « il faut poursuivre l’aristocratie jusque dans les tombeaux en déclarant nuls tous les testaments faits en haine de la Révolution. »

La Convention, par une des mesures les plus hardies qui aient été édictées en période révolutionnaire, décrète que ses lois sur les successions auront un effet rétroactif jusqu’au 14 juillet 1789. De ce jour date la victoire de la Révolution. Or, la victoire de la Révolution impliquait l’égalité du partage entre les enfants : si le législateur, absorbé par la lutte contre les intrigues et les complots de l’aristocratie n’a pas eu le temps de promulguer cette loi d’égalité, elle existe virtuellement depuis le 14 juillet. Ainsi, tous les testaments faits depuis cette époque et où l’égalité des partages n’a pas été rigoureusement observée, tous ceux où la donation a excédé la quotité disponible du sixième ou du dixième sont déclarés nuls. Il faut que les héritiers ou les donataires abusivement favorisés rapportent à la masse de la succession ce qu’ils ont perçu en trop, et que les héritiers ou enfants dépouillés rentrent en possession. Quelle aubaine pour les cadets révolutionnaires ! La Convention ne maintient que les donations faites au profit des pauvres « des domestiques peu fortunés », des personnes dont la fortune ne dépasse pas dix mille francs. C’est vraiment une révolution d’égalité dans le droit Civil successoral. Et tous les délégués présents à Paris vont rapporter à leurs assemblées primaires l’impression toute vive de ce grand acte. C’est bientôt, c’est en décembre que le projet deviendra loi, et il suscitera dans toute une partie de la bourgeoisie un enthousiasme et une énergie extraordinaires. Vraiment, la Révolution n’oublie pas les siens.

Mais cette Révolution grandiose et bienfaisante, il faut la défendre, il faut la sauver. Et, puisque le monde est conjuré contre elle, il faut qu’elle-même devienne un monde par le soulèvement de toutes ses forces. Le 12 août, les délégués des assemblées primaires proposent à la Convention l’idée de la levée en masse, mais confuse et étrangement enveloppée dans une sorte de réquisition militaire des suspects.

« Nous demandons que tous les hommes suspects soient mis en état d’arrestation ; qu’ils soient précipités aux frontières, suivis de la masse terrible des sans-culottes ; là, au premier rang, ils combattront pour la liberté qu’ils outragent depuis quatre ans, ou ils seront immolés par le canon des tyrans. »

Danton, en ces jours anniversaires du 10 août 1792, retrouve sa magnifique tactique révolutionnaire, qui est d’animer tout ensemble et d’épurer l’énergie nationale. Il dégage de la motion des délégués ce qu’elle a de sacré et de grand. Oui, qu’on arrête les suspects, mais à la condition d’arrêter les chefs, les vrais coupables et de ne pas étendre le soupçon et la colère sur de pauvres gens égarés. Mais surtout que toute la nation se mobilise. Et que les délégués des assemblées primaires soient chargés d’aller, dans leurs cantons, dans leurs communes, animer les citoyens au combat, prêcher et organiser la levée en masse.

Le 16 août, Barère apportait, au nom du Comité de Salut public, le décret célèbre qui proclamait tout à la fois la nouvelle tactique militaire de la Révolution, l’offensive des grandes masses, et réglait, par réquisitions successives, la levée de tous les citoyens. Oui, ainsi appelée, ainsi organisée, ainsi exploitée par la Révolution en toutes ses forces, en toutes ses richesses de patriotisme, de vigueur, de courage et de génie, la France valait un monde. Elle valait plus que le monde de la coalition. Les autres gouvernements et les autres peuples ne mettaient au jeu terrible qu’une partie d’eux-mêmes.

Tête de Custine mort.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


L’Angleterre ménageait ses énergies pour son commerce, et elle attendait la défaite de la France de sa dissolution par l’anarchie. La Prusse, l’Autriche regardaient du côté de la Pologne. Il y avait dans toutes les démarches de la coalition une sorte de distraction et d’incertitude traînante. La France se donnait tout entière ; elle jetait dans la guerre pour la liberté toute sa fortune, toute son âme. Comme elle méritait de vaincre pour l’humanité !

Sommation est faite aux généraux de comprendre les temps nouveaux. Toute défaite sera une trahison, car toute défaite révélera une sorte de discordance entre le génie du chef et le génie de la Révolution. Custine, récemment rappelé à Paris pour s’expliquer, est-il un traître, dans la rigueur du mot ? Non, il n’a pas projeté de livrer ses armées à l’ennemi. Il n’a noué aucune intrigue comme celles de Dumouriez. Il désire vaincre. Mais il s’imagine qu’il fait grand honneur à la Révolution en commandant ses armées. Il n’a ni le feu, ni la vigueur, ni l’audace nécessaires. Partout où il a commandé, l’ennemi s’est emparé des places fortes occupées par les Français. En Allemagne, c’est le désastre de Francfort, c’est la capitulation de Mayence. Dans le Nord, c’est la chute de Condé, de Valenciennes ; c’est partout un esprit d’hésitation, d’abandon.

Que sa tête tombe, pour que la sanglante leçon mette les généraux au pas de la Révolution. Robespierre presse le jugement de Custine. Celui-ci est condamné à mort le 27 août : accablé d’une sentence qu’il comprend à peine, ce n’est pas à l’orgueil révolutionnaire, c’est aux prières du passé qu’il demande la force de mourir ; il s’agenouille sur les premiers degrés de l’échafaud, où tant d’autres bientôt, pleins de la Révolution qui les frappe, monteront avec une sorte d’insolence. Voici la tête de Custine. Ô généraux ! prenez garde ! C’est seulement dans la victoire que vous échapperez à la guillotine ! La France, en se mettant toute entière sous le glaive, vous a mis sous le couteau.

Ainsi, en ces jours d’août, s’enfle la force révolutionnaire, et que pourrait craindre l’océan ainsi soulevé jusqu’en ses abîmes ? Mais voici que deux grands et redoutables événements vont, aux premiers jours de septembre 1793, changer en une sorte de fureur la passion de colère et d’espérance qui animait le peuple exalté et souffrant. D’abord, c’est la crise des subsistances qui arrive à son paroxysme. Depuis des mois elle allait s’aggravant. À mesure que les attaques se multipliaient, à mesure que la guerre plus étendue exigeait de plus longs convois de vivres et rendait plus difficile à la France de s’approvisionner au dehors, le prix des denrées les plus nécessaires allait croissant. Comment remédier à cette cherté ? Les théoriciens, les systématiques proposaient leurs théories et leurs systèmes. Eux, c’est tout le régime de la propriété terrienne qu’ils veulent modifier.

Dolivier et Lange donnaient le plein essor à des pensées d’abord contenues ou timidement exprimées. Dolivier se décide à publier son « Essai sur la justice primitive pour servir de principe générateur au seul ordre social qui peut assurer à l’homme tous ses droits et tous ses moyens de bonheur. » C’est sans doute vers la fin de juillet 1793 qu’il le fit paraître.

« Il y a plus de six mois que j’ai composé ce petit ouvrage. Je m’empressai dès lors de le proposer dans quelques sections de Paris et dans quelques sociétés populaires ; mais, outre qu’il y avait à braver les menaçantes alarmes de l’aristocratie propriétaire, les événements funestes qui survinrent dans le même temps, et qui mirent la République dans un péril imminent, appelèrent trop ailleurs toute l’attention. Il fallait bien s’assurer du sol avant de songer à la forme de l’édifice qu’il devait porter.

« Aujourd’hui, c’est le moment de publier cet écrit, ou ce moment n’arrivera jamais. Notre Révolution est parvenue à la période qui laisse entrevoir le règne de la justice ; j’en présente les bases. Malheur au peuple, s’il laisse échapper une si belle occasion de les mettre en œuvre ! »

L’extrait du procès-verbal « d’une assemblée de plusieurs citoyens de la commune d’Anvers, district d’Étampes, tenue le 21 juillet, l’an II de la République », nous apprend la date approximative de la publication et nous permet de juger l’effet produit sur les citoyens des campagnes.

« Aujourd’hui, 21 juillet, l’an II de la République, nous, citoyens de la commune d’Anvers, district d’Étampes, nous étant librement assemblés, en forme de société rurale, pour délibérer sur un écrit qui nous a été communiqué, et qui a pour titre : Essai sur la justice primitive, par Pierre Dolivier, curé de Mauchamp, citoyen qui s’est acquis plus d’un titre à notre estime ; après avoir nommé pour président le citoyen Georges Venard et pour secrétaire Louis le Grand ; tous, d’une voix unanime, avons d’autant plus applaudi à l’ouvrage du curé de Mauchamp, qu’il nous a paru présenter le véritable but que l’on y cherche, et offrir les uniques bases sur lesquelles peut s’élever une République propre à assurer à chacun tous ses droits et tous ses moyens de bonheur.

« Assurément, nous ne nous flattons pas d’avoir bien saisi tous les raisonnements de l’auteur. Nous avouons qu’ils sont, en partie, au-dessus de notre portée. Mais, si ces principes exigent de plus grandes lumières que les nôtres, il ne nous a fallu que notre bon sens ordinaire pour sentir vivement certaines vérités qui en découlent et qui ont laissé dans notre âme une impression autrement profonde, que tout ce qui ne parle qu’à l’esprit. Telle est cette vérité éternelle, qu’il est souverainement injuste que nos lois humaines disposent à perpétuité du champ de la nature ; qu’elles fassent que les uns y trouvent gratuitement de grands droits, et les autres aucun, que celui-ci naisse riche et celui-là pauvre. Comme si chacun ne devait pas mériter soi-même, soit par ses talents, son travail, son industrie, en un mot, par le bon ou le mauvais emploi de ses facultés ! Combien cette seule vérité, si elle était très sentie, ne servirait-elle pas à nous retirer de l’état de contradiction, dans lequel nous sommes, et à nous garantir de toute funeste erreur politique !

« Quant au moyen provisoire que propose l’auteur, nous ne balançons pas de dire qu’il doit être adopté dans tout état de cause. En effet, si la multitude doit continuer d’être dépouillée de son droit réel au champ de la nature, à titre de copartageant, au moins doit-elle y trouver un droit de culture à titre de colon.

« Nous avons aussi remarqué, dans cet Essai, l’assurance avec laquelle l’auteur annonce un moyen de former une abondante ressource commune, fournissant pleinement à tout, même à une éducation vraiment nationale, c’est-à-dire à l’éducation de toute l’élève citoyenne, ce qui diffère essentiellement des projets d’instruction publique ; et, cela, sans aucune espèce d’impôt. Qu’on se figure combien ce moyen simplifierait la machine politique et en faciliterait tous les mouvements ! Nous l’avouons, ceci nous a paru, au premier abord, trop merveilleux pour oser y croire ; mais quelques explications dans lesquelles le curé de Mauchamp est entré nous en ont fait non seulement concevoir la possibilité, mais sentir la justesse qui flue comme nécessairement de l’ordre de choses qu’il établit sur son principe de justice.

« Enfin, l’auteur propose de développer son plan et d’en présenter tout le système, si l’opinion publique ne lui oppose pas un obstacle invincible. Nous, pour le seconder de tout notre pouvoir, votons l’impression de cet Essai, dont nous désirons qu’un exemplaire parvienne à la Convention, aux sections et aux sociétés populaires autant qu’il est possible… »

Dolivier, après avoir craint les foudres de l’aristocratie propriétaire, se risque donc à formuler cette théorie de la propriété qu’il avait annoncée en termes assez mystérieux dans sa note pour les habitants révoltés d’Étampes.

C’est sous le couvert, sous le patronage de bons agriculteurs qu’il hasarde son livre ; et il va s’appliquer, tout en ébranlant le droit de propriété de la terre, à éviter l’apparence de proposer cette loi agraire qu’un décret terrible de la Convention prohibait :

« Ce n’est que sur l’immuable justice que peut s’élever le véritable édifice de la félicité publique ; et vainement la chercherions-nous, cette justice, dans le monde moral que nous habitons ; elle ne s’y trouve point. Nous n’en avons que le fantôme qui se prête à toutes les formes que l’on veut qu’il prenne, chacun le façonne à son gré, et prétend ensuite nous le donner pour la justice même. À entendre les différents partis qui se l’approprient exclusivement, chacun est sûr de l’avoir pour soi. Il me semble voir des vendeurs d’orviétans crier, chacun de son côté : « Venez, c’est moi qui ai trouvé l’unique remède à tous les maux. » Chaque classe de citoyens ne voit que d’après le prisme de son intérêt particulier et soutient que ce qu’il voit est essentiellement la justice. Des riches possesseurs la font consister dans ce qu’ils appellent leur propriété ; les pauvres, dans un partage agraire qu’ils convoitent ; les uns et les autres ont tort : la justice est tout autre chose.

« …Il y a deux sortes de propriétés : la propriété naturelle et la propriété civile. La propriété naturelle ne s’étend pas au delà de la personne de chaque individu ; c’est le droit qu’il a de jouir de son être et de ses facultés. La propriété civile est celle qui naît d’un droit commun et illimité, devenu droit particulier et exclusif. C’est, en ne contraignant pas dans ses justes bornes le droit de cette dernière propriété qu’elle est devenue une source intarissable de perversités et de malheurs pour les peuples.

« En effet, la manière dont nous la trouvons établie n’est propre qu’à perpétuer le brigandage légal, qu’à accumuler la fortune sur quelques têtes privilégiées, au détriment de la multitude, et qu’à exciter les trop justes murmures et la convoitise de celle-ci. De là, ces tiraillements, ces combats d’intérêts divers entre les citoyens ; de là toutes ces passions exaltées qui les agitent et qui les tourmentent si cruellement ; c’est donc à cette dernière propriété que je m’attache dans ce moment comme étant celle qui entraîne avec elle les plus grandes et les plus essentielles conséquences…

« La terre, prise en général, doit être considérée comme le grand communal de la nature, où tous les êtres animés ont primitivement un droit indéfini sur les productions qu’il renferme. Chaque espèce d’animaux a son instinct qui le dirige ; l’homme a de plus la raison avec laquelle il se crée un nouvel ordre de choses, qui est l’ordre social ; dans cet ordre social le droit indéfini doit cesser, sans quoi la société ne pourrait subsister ; mais en échange chaque individu doit y trouver son droit de partage au grand communal, sur lequel il a les mêmes prétentions à former que tous ceux qui l’ont précédé, ou que tous ceux avec qui il marche sur le même rang dans la vie. Nulle loi, nul pacte antérieur n’ont pu l’en dépouiller ; c’est sa légitime de rigueur, dont il a seul le droit de disposer. En user autrement à son égard, c’est annuler envers lui la sanction du partage ; c’est lui rendre, dans toute sa latitude, son droit indéfini sur le communal. Que l’on médite sur les suites de cette dernière conséquence, elles ne souffrent aucune restriction.

« Cette vérité est tellement incontestable qu’elle vient d’être hautement reconnue et consacrée dans la déclaration de la souveraineté populaire. Une génération, a-t-on dit, n’a pas le droit de faire la loi à la génération suivante, et de disposer de sa souveraineté ; à combien plus forte raison n’a-t-elle donc pas le droit de disposer de son patrimoine ?

« De ces principes, contre lesquels je ne vois rien à objecter, il suit évidemment que les nations seules, et, par sous-division, les communes sont véritablement propriétaires de leur terrain, parce qu’elles sont au droit des copartageants et que les générations n’en sont que les usufruitières, ou, autrement dit, qu’elles n’en ont que la propriété viagère ; aussi les hommes ont bien pu régler entre eux cet usufruit, et faire des lois de partage qui leur assurassent à chacun la part qui devait lui revenir, mais ils ont dû s’arrêter là. Jamais ils n’eurent le droit d’entreprendre sur le fonds, de s’en investir et de transmettre le domaine sur le même pied dont ils peuvent disposer de leur usufruit. C’est transiger au delà des bornes et de ce qui n’est point à soi ; c’est s’arroger un pouvoir, une juridiction que rien ne donne, c’est, par conséquent, faire un acte nul, à moins qu’on ne prétende qu’une génération ait pu, dans certain temps, s’ériger en dominatrice absolue de tous les peuples ses successeurs et réunir en elle seule toute leur souveraineté. Eh ! comment les hommes auraient-ils pu acquérir un pareil domaine sur ce qu’il leur plaît d’appeler leur propriété foncière, eux qui ne l’ont pas sur leur propriété simple, sur leur propre personne ?

« Assurément, rien ne leur appartient mieux que leur propre existence, rien n’est plus à eux que ce qui compose leur être ; cependant, lorsqu’ils meurent, ils le rendent tout entier à la nature ; leurs membres dissous rentrent dans la masse commune, et vont servir à la formation d’autres êtres qui n’ont rien de commun avec eux. Par quelle vertu secrète, par quel art magique ont-ils donc imprimé un caractère indestructible sur ce qui ne fut qu’en leur possession externe ?

« Comment se fait-il que, tandis qu’eux-mêmes restent dans le grand communal, leurs biens s’en trouvent pour toujours séparés ? C’est que ce droit n’est qu’une violation manifeste de tous les droits, un acte de félonie envers le légitime empire de la nature, pour amener celui de la fortune : divinité fatale que les hommes se sont créée contre la teneur même du pacte social et qui est ainsi devenue la cause funeste de tous leurs maux sociaux.

« En effet, ce ne fut que pour se prêter de mutuels secours, et pour multiplier leurs moyens réciproques de bonheur, que les hommes s’unirent en société. Cette première disposition éloignait d’eux toute fortuité et supposait la convention expresse ou tacite que chaque associé, parlant de ses droits de nature qu’il ferait valoir selon son talent, serait tenu de porter dans la ressource commune son genre d’utilité, s’il en voulait retirer l’intérêt proportionnel du produit. Mais, dès que le droit de propriété foncière, tel que nous l’avons, vient à paraître, la convention fut annulée par le fait, les droits de nature disparurent pour faire place à ceux de la fortune, et la chose commune devient une source de brigandage que se disputent, non ceux qui y mettent constamment le plus du leur, ils en sont trop éloignés, mais ceux que le sort place à portée du pillage, ou qui savent s’y frayer une route par toute sorte de moyens.

« Ainsi, par cette infraction des premières intentions du pacte social, il arrive que tel qui ne porte dans la mise commune que le poids de sa personne, ou ce qui est encore pis, qu’un faux tribut, qu’une mise nuisible, en retire beaucoup ; tandis que tel autre qui y consacre toute une vie laborieuse et pénible, n’en retire rien, si ce n’est une surcharge de peines.

« Ainsi, tandis que la riche oisiveté, l’intrigue, l’imposture, l’audace dévorent tous les avantages de la société en la déchirant, c’est pour réparer leurs dommages et pour les alimenter, que la probité laborieuse et condamnée à une pauvreté imméritée se consume. Je sais bien que le mal est universel, et que notre espèce policée, divisée par troupeaux diversement