La Convention (Jaurès)/257 - 307

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pages 215 à 256

La Convention. Difficultés et déchirements
pages 257 à 307

pages 308 à 349


« Les maisons et couvents qui étaient occupés par les religieuses, qu’il a estimé devoir produire 60 millions ;

« Les biens ci-devant jouis par l’ordre de Malte et par les collèges qu’il a estimé devoir produire 400 millions ;

« Enfin, les coupes de réserves, de bois épais, d’après le mode qu’il devait fixer, qu’il a estimé devoir produire 200 millions. »

Ainsi Cambon évaluait le total des biens nationaux vendus ou mis en vente à 3 milliards 170 millions. Et comme il avait été créé pour 2 milliards 700 millions d’assignats, auxquels il fallait joindre 41 millions de reconnaissances provisoires et définitives sur les domaines nationaux, ceux-ci étaient engagés jusqu’à concurrence de 2 milliards 741 millions. Il ne restait donc qu’une valeur libre de 429 millions pour gager de nouveaux assignats. On voit que l’excédent du gage disponible suffisait tout juste pour couvrir l’émission nouvelle de 400 millions proposée par le Comité des finances. Et encore fallait-il supposer que les évaluations du Comité des finances étaient exactes, que la valeur des biens qui restaient à vendre n’avait pas été forcée.

Mais ce n’étaient là, pour la Révolution, que les ressources de première ligne. Elle avait encore de formidables réserves, qu’elle pourrait appeler à mesure des besoins.

« Votre Comité a cru devoir terminer ce rapport en vous présentant un aperçu rapide des ressources extraordinaires qui vous restent pour subvenir aux frais de la guerre ou pour le payement de la dette ; elles consistent :

« 1o En l’excédent du gage qui est affecté aux créations des assignats déjà faites suivant le calcul ci-devant : 429 millions ;

« 2o En la valeur des bois et forêts que le Corps législatif avait estimé devoir produire quatorze cents millions, mais qui, d’après les ventes ordonnées, se trouve réduite à douze cents millions, ci : 1.200 millions ;

« 3o En la valeur des biens des émigrés que plusieurs personnes estiment deux milliards, que votre Comité ne vous présentera, quant à présent, que comme une ressource d’un milliard ;

« 4o En la valeur des domaines affectés au service de la liste civile que la suppression de la royauté vous permettra de mettre en vente, ci : 200 millions

« 5o En la valeur du bénéfice à espérer sur la rentrée dans les domaines engagés évaluée par le Corps législatif à 100 millions ;

« 6o En la valeur des rentes foncières et droits féodaux appuyés de titres primitifs portant concession de fonds. Le Corps législatif avait estimé à 208 millions ; mais, d’après le dernier décret sur la féodalité, votre Comité a cru devoir le réduire à 50 millions. (Il s’agit des rentes foncières et droits féodaux qui faisaient partie du domaine d’Église et que la nation allait maintenant percevoir à sa place dans la mesure où la législation révolutionnaire les avait laissés subsister) »

Et Cambon conclut : « Si à cette somme nous joignons ce qui est dû à la nation en contributions arriérées, les 100 à 150 millions que la trésorerie nationale a toujours en avance pour les dépenses courantes… les ressources pourront s’élever à un capital d’environ 3 milliards 3 ou 400 millions. »

C’était en effet un chiffre puissant, et comme une grande armée financière de seconde ligne. Cambon élève la voix pour avertir l’Europe monarchique et féodale que la Révolution est armée de richesses comme de courage. « Les despotes n’apprendront pas sans effroi la masse des ressources qui nous restent pour pouvoir les vaincre ; et cette connaissance, jointe à l’expérience qu’ils ont faite de nos forces et de notre courage, les fera craindre pour leur existence politique. » La Convention, décréta le 24 octobre, l’émission demandée par Cambon.

Mais déjà l’inquiétude commence. Il est bien vrai que près de 3 milliards de ressources semblaient encore disponibles. Mais d’abord, pour arriver à ce chiffre énorme il avait fallu tendre tous les ressorts. Malgré l’opposition véhémente des régions de l’Est, malgré la crainte de voir les Compagnies de capitalistes accaparer la richesse forestière, il avait fallu se décider à vendre les forêts. Et tandis que pour les champs, les prés, les vignes, la concurrence entre acheteurs avait maintenu les prix assez haut et les avait même portés au-dessus de l’estimation, pour les forêts les premières ventes réalisées obligeaient à prévoir un mécompte. Quand les ressources, énormes il est vrai, établies par Cambon seraient épuisées, il ne resterait plus à la Révolution aucune ressource extraordinaire ; tout le domaine qu’elle s’était créé aurait été dévoré, les biens d’Église, les biens de l’ordre de Malte, les forêts domaniales, les biens des émigrés. Or, déjà, en deux ans, et pendant une période presque toute de paix, près de trois milliards avaient été dévorés, tout l’immense domaine d’Église. Qu’adviendrait-il, si la guerre se prolongeait, des trois milliards qui restaient encore ? Bien plus vite ils seraient absorbés. C’est parce que, malgré son optimisme et malgré les succès tout d’abord éclatants des armées, Cambon pressentait des difficultés graves et peut-être prochaines, qu’il avait songé à réduire, par la suppression du budget des cultes, les dépenses ordinaires, le budget régulier de la Révolution.

Il annonce aussi l’emprunt forcé sur les riches ou quelque autre mesure de cet ordre : « Il sera peut-être possible d’augmenter encore ce capital en établissant des contributions passagères qui seraient supportées par les personnes aisées et égoïstes, qui attendent tranquillement dans leur foyer le succès de la Révolution ou qui s’agitent en secret pour la détruire. » Toutes ces combinaisons, tous ces projets attestent que, devant l’énorme surcroît de dépenses qu’apporte la guerre, Cambon n’est pas très rassuré sur l’équilibre des finances. Il est visible à tous que c’est seulement sur un système d’émission continue des assignats que reposent les ressources de la Révolution, et que l’assignat devient de plus en plus nécessaire tandis que son gage, puissant encore, va se réduisant chaque jour. Comment dès lors le discrédit de l’assignat commencé dès le milieu de l’année 1792 n’irait-il pas s’aggravant ? Comment, par suite, les troubles économiques dont la baisse commençante de l’assignat avait été le principe, ne se renouvelleraient-ils pas en s’aggravant aussi ?

Ce n’est pas qu’en cette fin de 1792 et au commencement de 1793 l’activité économique du pays paraisse atteinte. Ni sa production ne fléchit, ni ses échanges ne se ralentissent. J’ai déjà noté les résultats tout à fait favorables que les documents officiels enregistrent pour le premier semestre de 1792. Roland, dans le rapport qu’il adresse à la Convention le 9 janvier sur l’ensemble de son administration, commente ces résultats avec la compétence et la sûreté que lui donnaient en ces matières de fortes études, des voyages étendus et la longue pratique de l’inspection des manufactures. Or, il n’y a pas un mot, dans le rapport de Roland, qui permette de supposer que dans le second semestre de 1792 la vie économique du pays s’est amortie. Et dans l’état d’esprit où était Roland, toujours effaré de ce qu’il appelait l’anarchie, toujours morose et gémissant, il n’eût pas manqué de signaler la crise des affaires comme l’inévitable effet des « agitations » que sans cesse il dénonçait. Au contraire, il n’y a presque pas de teintes sombres dans le tableau qu’il fait ; il n’y a dans son rapport aucun pressentiment fâcheux. « Les relations extérieures de la République avec tous les peuples européens, levantins, barbaresques et anglo-américains, se sont élevées, pendant le premier semestre de 1792, à 227 millions d’importations et à 382 millions d’exportations : ce qui annoncerait pour l’année entière une masse d’approvisionnements chez l’étranger de 554 millions et un total d’échanges de notre part de 764 millions. Année moyenne, nos achats n’excédaient pas 319 millions et nos ventes ne surpassaient pas 357 millions. Mais l’excédent proportionnel qui se fait remarquer dans le tableau actuel des transactions commerciales a différentes causes qui seront indiquées dans la suite de cette analyse.

« Les contrées méridionales de l’Europe, telles que l’Espagne, le Portugal et l’Italie nous ont apporté, pendant le semestre en question, pour 95 millions de marchandises et année moyenne elles ne nous en fournissent pas au delà de 100 millions, principalement en laines, soies, indigo, cochenille, soude, bois de teinture et de marquetterie, et huile d’olive. Les grains, surtout venant de Gênes, forment un article considérable, aussi bien que les eaux-de-vie de vin d’Espagne qui sont destinées à suppléer dans ce moment le débit extérieur de nos propres eaux-de-vie dont la disette dans nos récoltes en vins a diminué la distillation. Nous leur avons livré en échange et pour le même semestre, pour 78 millions, notamment en produits de nos manufactures, draperies, bonneteries, chapelleries et autres, ainsi qu’en sucres et cafés de nos colonies.

« Année moyenne, nous vendions à ces puissances méridionales pour 94 millions des mêmes articles. N’oublions pas encore que de l’Espagne nous tirons annuellement pour 38 millions de matières non ouvrées, et que nous lui vendons pour 44 millions de produits de nos manufactures ; c’est ainsi que circule par des canaux innombrables l’argent du Mexique parmi les classes industrieuses et pauvres de la nation française.

« Les contrées occidentales, comme l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, la Hollande, les États de l’Empereur en Flandre et en Allemagne et les républiques suisses nous ont vendu collectivement, pendant le premier semestre de 1792, pour 69 millions de marchandises, et annuellement nous en recevions pour 134 millions. L’article de grains et farines forme une valeur importante, ensuite viennent les eaux-de-vie de genièvre, pour être réexportées, les épiceries et drogueries. Observons que comparativement avec le tableau de nos approvisionnements habituels, on remarque aujourd’hui une diminution sensible dans nos achats en lainages, cotonnades, mercerie et quincailleries fines, tous objets venant d’Angleterre, et en toiles de Flandre, de Hollande et de Suisse. Nous avons livré à ces contrées 165 millions de nos marchandises, pendant le semestre en question, et nous ne vendions, année moyenne, que pour 128 millions, de manière qu’il existe aujourd’hui une augmentation de 37 millions, qui porte sur un plus grand débouché en quantité de batistes, dentelles, étoiles de soie et vins de notre territoire et qui a également sa source dans la hausse considérable des sucres et cafés de nos colonies. (Notez que l’excédent de 37 millions indiqué par Roland est l’excédent d’un seul semestre sur toute une année moyenne.)

« Les contrées septentrionales, telles que l’Allemagne, la Pologne, les villes Hanséatiques, le Danemark, la Suède, la Prusse et la Russie ne nous ont apporté collectivement que pour 20 millions de marchandises, dans la proportion de 43 millions par année, principalement en métaux, charbons, chanvres, bois de constructions et suifs, à quoi il faut ajouter pour l’époque actuelle les grains et farines de Hambourg. La France a livré en échange à toutes ces contrées pour 117 millions de marchandises. Le montant annuel des ventes n’est que de 113 millions ; l’excédent de 4 millions en faveur du premier semestre de 1792 sur une année entière a sa source dans le débouché plus considérable, soit en quantité d’étoffes de soie, spécialement pour l’Allemagne, soit en muids de vin pour le Nord, et provient d’un autre côté du prix exorbitant auquel sont montés les sucres et cafés de nos colonies.

« Nos liaisons avec le Levant, l’Empire ottoman et la Barbarie se sont élevées, pendant le premier semestre, à 42 millions d’achats que nous avons faits, principalement en grains, cotons, laines, soies, cuirs, huiles d’olive, gomme et drogues pour la teinture et la médecine ; et nos ventes ont monté à 21 millions, notamment en draps, bonneteries, cafés et sucres. Nos transactions étaient, année moyenne, de 40 millions d’importation et de 24 millions d’exportation. »
Saint-Just.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Ainsi, du tableau tracé par Roland, il ressort que la France révolutionnaire achetait surtout au dehors des matières premières et des objets d’alimentation et qu’elle vendait surtout au dehors, en quantités croissantes, des objets manufacturés, des produits de son industrie ; du reste, Roland lui-même caractérise excellemment ce mouvement économique : « Les traits caractéristiques remarqués dans cet exposé sont : approvisionnements considérables de grains et farines à l’étranger ; diminution importante dans nos achats en marchandises fabriquées et ouvragées ; ventes abondantes, dans les marchés européens, de nos étoffes de soie et soieries en général, de nos batistes, dentelles, draperies et de nos vins ; diminution dans le débit de nos eaux-de-vie, et des quantités de denrées des îles françaises d’Amérique. Quant à la valeur des marchandises, partout augmentation avantageuse en définitive pour la France, qui, pour solder 227 millions d’achats, a livré pour 382 millions de marchandises, ce qui lui procure, pour le premier semestre de 1792, un excédent de 155 millions. Cet excédent sera réalisé postérieurement par les puissances étrangères, soit en marchandises, soit en argent. »

Ainsi Roland, au moment où il parle, le 9 janvier 1793, et où il fait l’analyse d’un passé récent, n’indique pas que, depuis, aucun signe de fléchissement ait apparu. La France révolutionnaire à la fin de 1792 et au commencement de 1793 se sentait en pleine force économique. Les relations avec les colonies étaient moins bonnes, par l’effet naturel des troubles de Saint-Domingue ; mais ici même, s’il y avait diminution de trafic, il n’y avait pas désastre.

« Les liaisons coloniales de la France, dans les temps ordinaires, consistent en une masse annuelle d’exportation de France de 87 millions, soit pour les îles françaises de l’Amérique, soit pour les côtes d’Afrique. Le premier semestre de 1792 n’offre qu’un total d’expédition de 23 millions malgré le surhaussement dans le prix des marchandises ; et cette diminution porte sur les farines, les vins, les chairs et poissons salés, et les toileries, tous articles formant la base ordinaire de nos cargaisons. La différence n’est pas aussi considérable sur la valeur des retours qui, année moyenne, étaient de 200 millions et qui s’élèvent, pour le premier semestre de 1792, à 163 millions ; mais le haut prix des denrées fait disparaître dans l’évaluation le déficit dans les quantités. »

La phrase obscure et entortillée de Roland signifie qu’une moindre quantité de marchandises que d’habitude a été importée des colonies en France : mais ce déficit dans la quantité a été couvert par la hausse extraordinaire des prix. En fait, il a été plus que couvert puisque l’importation des colonies s’élevait en moyenne à 200 millions par an, c’est-à-dire à 100 millions par semestre, et qu’elle a atteint dans le premier semestre de 1792, 163 millions. Même dans les relations avec les colonies il y a donc, à l’importation, accroissement des valeurs sinon des quantités. Et quand Roland constate ensuite que l’activité de notre marine marchande n’a point fléchi dans le premier semestre de 1792, il ne témoigne par aucun mot que des renseignements défavorables lui soient parvenus sur le mouvement du second. Et comment, s’il y avait eu arrêt et crise, des plaintes ne seraient-elles point parvenues, dès ce moment, au ministre de l’intérieur ? « La marine ou navigation marchande de la République pour les voyages de longs cours dans toutes les parties du globe présente tant à l’entrée qu’à la sortie de nos ports, l’emploi de 390.000 tonneaux français, particulièrement pour nos colonies et le Levant, et 350.000 tonneaux étrangers, spécialement occupés aux transports dans les mers du Nord. Année moyenne, la totalité du tonnage français était de 828.000 tonneaux ; et celui étranger, de 888.000 ; en sorte qu’il n’existe aucune variation sensible dans les rapports proportionnels de notre navigation marchande considérée en masse… »

Et Roland ajoute : « Quant au commerce intérieur de la République, on peut d’abord se former une première idée de son état actuel, par le nombre de tonneaux français employés au transport d’un port à l’autre, sur les deux mers. Le mouvement des ventes et des achats respectifs entre les départements maritimes a exigé 491.000 tonneaux pour le premier semestre de 1792, et le tonnage annuel est de 972.000. La marine française fait la totalité de cette navigation, puisque dans ce marché on ne compte pas plus de 5.000 tonneaux étrangers. Ceux-ci sont exclus du chargement par le droit de fret dont est exempt avec raison tout navire national. »

Et Roland cherchant une transition pour se plaindre des obstacles qu’à l’intérieur du pays « l’anarchie » et la défiance opposent à la libre circulation des grains, insiste sur l’état prospère du commerce maritime : « Les convulsions anarchiques ne paralysent pas les relations commerciales des départements maritimes au même degré que les communications entre les autres départements de la République. L’océan est plus facilement maîtrisé par l’homme industrieux qu’il ne parvient à dompter les fureurs d’une partie du peuple égaré sur son propre intérêt. »

Mais encore une fois, s’il y avait eu dans le second semestre du 1792 le moindre ralentissement de l’activité économique constatée pour le premier, bien des symptômes du mal auraient apparu avant la publication de toute statistique officielle, et Roland, broyeur de noir, se fût empressé de redoubler les teintes funèbres. Or, dans aucun des chapitres de son rapport où l’occasion s’offrait tout naturellement à lui de signaler une recrudescence de misère, à propos des ateliers de charité, des fonds de secours des valides pauvres, il ne constate un fléchissement de l’activité nationale.

À Lyon cependant une crise industrielle commençait à se déclarer : il semble bien que les commandes de soieries faites par l’étranger ne suffisaient pas à compenser la diminution de la consommation intérieure. Le 3 novembre 1792, deux députés extraordinaires signalent à la Convention le malaise violent de la grande ville : « Depuis deux mois, dit l’un d’eux, notre immense cité, accablée du fléau de la famine, est en proie aux plus violentes agitations : vous nous avez envoyé, pour les calmer, des commissaires pleins de sagesse et de prudence, mais avez-vous bien connu la cause de ces troubles ? La chute de nos manufactures, 30.000 ouvriers sans travail, la cherté excessive du pain et la crainte, malheureusement trop fondée, d’en manquer absolument, voilà ce qui a donné lieu aux scènes d’horreur dont notre ville a été le théâtre. Hélas ! c’est à regret que nous le prononçons, par quelle fatalité les Français, si unis pour la cause de la liberté, ferment-ils inhumainement les barrières qui séparent leurs départements, quand il s’agit de partager leurs subsistances avec leurs frères ?

« Pères de la patrie, rendez le calme à notre ville, ramenez un peuple égaré à la loi. Trente mille indigents demandent du pain à l’Administration. Le département a fait de vains efforts pour s’approvisionner. Si de prompts secours ne viennent offrir à la classe malaisée des ressources de travail, Lyon, naguère si florissante par ses manufactures, ne présentera plus à ses habitants que le souvenir de ses richesses.

« Représentants du peuple, pesez dans votre sagesse tous les moyens d’agitation que donnent aux perturbateurs les besoins urgents de tant d’infortunés ; voyez comme les conseils les plus destructeurs de toute société peuvent être aisément accueillis par des hommes qui disent chaque jour : « Nous ne demandons que du travail pour avoir du pain. » Le luxe n’est plus, il a laissé partout un grand vide, mais Lyon surtout en a senti les effets plus que toutes les autres villes. Si les circonstances ne s’améliorent pas, législateurs, nous n’avons plus d’autre existence que celle que nous donnera, l’humanité nationale. »

C’est la première cloche de détresse industrielle qui sonne depuis l’ouverture de la Révolution. Vergniaud s’éleva contre ces plaintes : il prétendit qu’il y avait chez plusieurs patriotes une déplorable facilité à semer l’alarme, à grossir les maux du peuple, et que cette complaisance aux rumeurs sinistres faisait le jeu de l’ennemi. Mais Charlier insista : « Tout ce que vient de dire Vergniaud n’empêchera pas que le pain vaut cinq sous la livre à Lyon et que le peuple est sans travail. » Pas de travail et pas de pain ! paroles terribles. « Nous demandons du travail pour avoir du pain ! » C’est comme un premier essai, timide encore et résigné, de la dramatique devise lyonnaise qui s’inscrira sous Louis-Philippe aux drapeaux noirs : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Mais la Convention parut croire qu’il n’y avait guère, au fond de cette double réclamation : « du travail et du pain », qu’une question de subsistances et d’approvisionnement. À vrai dire, dans la pétition même des deux envoyés il semblait parfois que c’est le souci de l’approvisionnement qui dominait, et que, s’ils redoutaient le chômage, ils redoutaient plus encore la disette. Lehardy s’écria : « Que les citoyens riches de Lyon fassent comme ceux de Rouen, qu’ils se cotisent : ils préviendront ainsi par un approvisionnement bien ordonné les besoins des citoyens indigents. » Rouen, en effet, avait paru un moment, à la fin de septembre et en octobre, menacé de la disette : des cargaisons de blé à destination de Rouen avaient été arrêtées par le Havre et j’incline à croire que si la grande ville normande souffrait d’une insuffisance de blé, c’est qu’elle était prise entre les vastes achats de Paris et les vastes achats qui se faisaient dans les ports pour le compte de la marine.

Mais à Rouen il s’agissait uniquement d’un défaut d’approvisionnement en grains et de la cherté qui en était la suite, nullement d’une crise industrielle et du chômage. « Des dépêches, écrit Roland à la Convention le 25 septembre, m’apprennent l’état inquiétant où la ville de Rouen se trouve maintenant par rapport aux subsistances. Les achats qu’elle a faits dans l’étranger ne lui seront fournis que dans le courant du mois prochain. Indépendamment des 12.000 quintaux que j’ai déjà accordés à cette ville, j’avais autorisé les commissaires à prendre pour elle 4.500 quintaux qui sont au Havre ainsi que le chargement d’un navire qui doit y arriver en ce moment. Ces 4.500 quintaux sont arrêtés au Havre sous prétexte qu’on y manque du nécessaire. En conséquence, Rouen est réduit à la plus grande détresse il n’a pas de subsistances pour trois jours. Ses administrateurs demandent que, pour les besoins impérieux du moment, les magasins militaires viennent à leur secours ; ils remplaceront à mesure que leur arrivera ce qu’ils attendent du dehors. » Comme on voit, il n’y avait pas là la moindre crise économique et des mesures administratives suffisaient à remédier au mal. Ou tout au plus fallait-il recourir à un emprunt forcé sur les riches pour mettre la commune de Rouen en état de payer les achats faits par elle à l’étranger. C’est dans ce sens que le Conseil général de la ville de Rouen insista, par une lettre lue le 8 octobre, auprès de la Convention.

« La commune n’a aucuns fonds disponibles pour l’acquit de ces achats. Le Conseil général, persuadé qu’on ne doit recourir au trésor public qu’après avoir épuisé toutes les ressources particulières, a proposé de lever sur la ville de Rouen une somme d’un million en forme d’emprunt pour servir au payement des grains achetés à l’étranger.

« Il a cru que cet emprunt n’était fait qu’en faveur de la classe indigente du peuple, il ne devait porter que sur ceux des citoyens dont le prix de location des maisons qu’ils occupent étant au-dessus de 500 livres par an indique une fortune qui les met en état d’y coopérer.

« Ce plan qui seul peut préserver la ville de Rouen des malheurs qui la menacent, qui seul peut vous garantir la sûreté des subsistances de l’armée déposées en partie dans cette ville, qui seul enfin peut assurer les subsistances de Paris dont la majeure partie passe nécessairement par Rouen, est consenti par les sections, adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« Ce plan fera murmurer sans doute quelques capitalistes, plus attachés à leur coffre-fort qu’à la chose publique, et malheureusement le nombre en est grand dans la ville de Rouen, mais vous ne serez point arrêtés par les clameurs d’une poignée d’hommes avides dont l’égoïsme ne connaît que leur intérêt personnel. »

La Convention rendit immédiatement ce décret :

« Art. 1er. — La Commune de Rouen est autorisée à lever en forme d’emprunt sur tous les habitants de cette ville dont le prix de la location sera de 500 livres et au-dessus, la somme d’un million pour être employée, sous sa responsabilité, à l’achat des grains nécessaires à l’approvisionnement de la ville et à la remise de ceux empruntés des entrepreneurs des subsistances militaires.

« Art. 2. — La répartition de cet emprunt sera faite d’après le mode fixé par le Conseil général de la Commune et adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« Art. 3. — Les fonds provenant de la vente des grains acquis au moyen de cet emprunt seront exclusivement appliqués à son remboursement, et la perte sera supportée par tous les citoyens qui y auront contribué au sou la livre de leur cotisation. »

Ainsi se dénoua la crise de Rouen.

La Convention semble avoir cru que la crise de Lyon pourrait se dénouer de même. Que la riche bourgeoisie lyonnaise s’impose à elle-même un emprunt ; qu’avec cet emprunt elle assure l’approvisionnement en blé de Lyon ; qu’elle vende le blé acheté par elle à un prix modéré et qu’elle supporte la perte résultant de l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente : le problème sera résolu. Oui, mais la question du chômage subsistait. Les commissaires de la Convention, envoyés à Lyon par décret du 29 octobre, s’appliquèrent d’abord à persuader à la classe riche qu’elle devait s’imposer. Il y réussirent sans trop de peine. Et le 24 novembre Réal, au nom du Comité des finances, soumit au vote de la Convention un projet d’emprunt : « Le Conseil général de la Commune de Lyon a pris, le 10 de ce mois, une délibération portant qu’il serait ouvert un emprunt de 3 millions, par voie de souscription et sans intérêt, pour être employé à l’achat des grains nécessaires à l’approvisionnement de cette ville et des lieux voisins ; que le déficit qui résulterait des frais de régie et de la différence du prix de l’achat à la vente serait rempli par une contribution extraordinaire, qui ne porterait que sur les citoyens aisés.

« Les commissaires que vous avez envoyés à Lyon ont eux-mêmes provoqué cette mesure, en excitant le zèle des riches négociants de cette ville. Ils l’ont jugée nécessaire pour maintenir l’ordre dans la ville de Lyon. »

La Convention autorisa la Commune de Lyon à lever cet emprunt selon un tarif progressif. Mais comment ranimer les manufactures ? De Lyon, le 14 novembre, les commissaires Vitet, Alquier et Boissy d’Anglas envoyaient à l’Assemblée une lettre inquiétante : « Avant le 10 août, les aristocrates d’Arles, de Toulon, de Nîmes, de Jalès et du département de l’Ardèche s’étaient réunis à Lyon. Ces contre-révolutionnaires étaient enhardis dans leurs projets par un grand nombre d’opulents qui, comme dans la plupart des grandes villes frontières, sont égoïstes et insouciants pour la chose publique. Enfin la contre-révolution était prête à éclater à Lyon. Depuis le 10 août, tout a changé de face dans cette ville, mais l’inertie des manufactures et le défaut de travail y causent une fermentation dangereuse ; 30.000 ouvriers sont journellement privés de travail et de pain ; les mauvais citoyens profitent de leur position pour les égarer et le faire servir à leurs manœuvres odieuses ; cependant les artistes, les ouvriers ont un excellent esprit. Les classes les moins aisées sont celles où se trouve le plus pur patriotisme. » Dans la lutte des partis qui s’annonçait déjà à Lyon, sombre et âpre, les commissaires de la Convention cherchent à tenir une voie moyenne. Vitet avait déjà dénoncé violemment à la Convention ceux qu’il appelle ici, avec ses collègues, de « mauvais citoyens », c’est-à-dire les démocrates ardents qui animaient la passion du peuple en détresse. « Tous ces maux, avait dit Vitet le 28 octobre, sont l’ouvrage des commissaires soi-disant envoyés par la Commune de Paris ; ils ont jeté parmi les citoyens des soupçons et des défiances. »

Mais une fois à Lyon, il fallait bien reconnaître que la contre-révolution y avait la première jeté le trouble et que les souffrances des ouvriers étaient la cause principale de l’agitation. Le fanatisme catholique, habile à exploiter la misère du peuple, cherchait à surexciter la crise. Les commissaires, dans cette même lutte du 14 novembre, signalent le péril : « Les prêtres réfractaires cherchent encore à rallumer les torches du fanatisme. Une pétition colportée par des femmes, connues à Lyon sous le nom de coureuses de nuit, annonçait que la Convention nationale voulait abolir la religion ; que déjà les cérémonies du culte étaient détruites, puisqu’on enlevait les cloches des églises. On a remarqué que ces furibondes avaient à leur tête des femmes publiques qui jouaient le rôle de dévotes. » C’était une vaste et trouble fermentation ; pour maintenir à Lyon la paix révolutionnaire, il aurait fallu remettre en mouvement tous les métiers. Les commissaires l’espéraient : « Ils s’occupent des moyens de donner du travail aux bras qui en manquent ; ils espèrent qu’avant leur départ de cette ville ils parviendront à ce but. » Il ne semble pas qu’ils y soient parvenus.

Le 21 novembre, le citoyen Nivère Chol, officier municipal, chargé des fonctions de procureur de la Commune, constate l’échec des conférences tenues avec les fabricants : « Citoyens, dit-il à ses collègues réunis en l’hôtel commun de la ville de Lyon, au milieu des pénibles travaux d’une administration orageuse, votre sollicitude n’a point cessé de se porter sur les malheureux ouvriers en soie de la ville de Lyon. Vous avez appelé des conseils avec lesquels vous avez recherché les moyens de secourir cette nombreuse partie des citoyens que la cessation de leurs travaux a réduits à l’indigence. Les conférences que vous avez eues avec les principaux chefs de fabriques d’étoffes de soie, bien loin de vous amener à des vues grandes, à des résultats d’une exécution facile et prompte, ne vous ont offert que des calculs et des combinaisons dictés par un intérêt particulier… Cependant le temps passe, le mal augmente et 24.000 individus attendent que vous leur procuriez du travail et du pain. »

Et Nivière-Chol ne trouve qu’une solution ; c’est que l’État subventionne les fabriques pour les remettre en activité : « Pour des besoins si grands il faut de grandes ressources, la nation seule peut les offrir, parce que sans un secours prompt et extraordinaire, par lequel on puisse redonner de l’activité aux manufactures de Lyon, les maux qui résulteraient de cette inaction prolongée seraient incalculables ; ils troubleraient non seulement la ville de Lyon, mais ils porteraient encore le désordre dans les départements qui avoisinent cette grande cité. »

Il concluait donc à proposer à la Convention, par l’intermédiaire de ses commissaires, ceci :

« 1o Qu’il soit mis à la disposition du ministre de l’intérieur une somme de 3 millions ;

« 2o Que cette somme, destinée à remettre en activité les fabriques de la ville de Lyon, soit successivement adressée par le ministre de l’intérieur au directoire du département, pour être versée dans la caisse du trésorier du district ;

« 3o Que l’emploi en sera fait par un comité choisi par le conseil général de la commune, pris parmi les officiers municipaux et notables au nombre de cinq, présidé par le maire et en présence du procureur de la commune… ;

«… 6o Si, pour donner de l’activité aux fabriques de soies le Comité juge convenable de faire fabriquer des étoffes pour le compte de la nation, il y sera autorisé sous réserve de donner la connaissance et le détail de ses opérations au ministre de l’intérieur. »

Les commissaires transmirent cet arrêté de la Commune à la Convention, mais comme par acquit de conscience et sans insister. Leur attention, à ce moment, était ailleurs ; ils relevaient les fraudes énormes commises à Lyon dans le service administratif des armées. Et sans doute ils jugèrent chimérique la solution proposée par la municipalité lyonnaise ; car quel emploi la nation aurait-elle fait des soieries fabriquées par elle ? Elle avait besoin maintenant de fer pour armer ses soldats et de gros drap pour les vêtir, non de fines et éclatantes étoffes. La Convention laissa tomber cette pétition. Qu’advint-il de la crise industrielle lyonnaise ? Sans doute elle ne s’aggrava pas, car dans son rapport du 9 janvier, Roland n’y fait pas la moindre allusion. M. Thomas, qui étudie le mouvement économique et social sous Louis-Philippe, m’a communiqué de curieuses notes, d’où il résulte que les ouvriers de Lyon se rappelaient la Révolution comme une époque de bien-être. « Les denrées n’étaient point chères alors, disaient-ils, et comme les armées appelaient beaucoup d’hommes, tous les ouvriers qui restaient étaient occupés. »

Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Cela paraît en contradiction violente avec la crise certaine traversée par Lyon à la fin de 1792.

Il est probable que quand l’impossibilité absolue de remédier au chômage partiel des fabriques de soie par des moyens factices, par des commandes d’État, eut apparu, les enrôlements volontaires se multiplièrent ; les sans-travail se portèrent aux armées, ou s’employèrent à une des industries que surexcitait la guerre. Ainsi la crise fut atténuée sans doute. Et pourtant, le profond malaise du peuple va contribuer à coup sûr à l’explosion prochaine de la révolte lyonnaise, tournée bientôt en contre-révolution. La Révolution avait été favorisée par l’activité économique générale du pays. Elle n’aurait pas résisté six mois, si la crise industrielle qui sévit à Lyon à la fin de 1792 s’était, dès le début de la Révolution, abattue sur toute la France. Dans l’abîme de la misère et du chômage la Révolution aurait sombré.

Et la preuve, c’est qu’à Lyon, la misère, le chômage, préparèrent les voies à la contre-révolution. Mais il n’y avait là, heureusement, qu’une détresse locale. La France dans l’ensemble restait active et prospère. Roland, au 9 janvier 1793, est si loin de constater ou de redouter un affaiblissement général des manufactures qu’il songe, au contraire, à susciter dans les campagnes l’activité industrielle. C’est une idée ancienne de Roland, et que j’ai déjà notée, d’après son grand article du dictionnaire Panckoucke, quand j’ai fait le tableau de l’état économique de la France en 1789. Roland rêve de marier l’industrie au travail agricole.

« Quant à moi, écrit-il à la Convention à propos des ateliers de charité, je ne pense pas qu’il soit convenable de rejeter exclusivement les manufactures dans les villes ; à la bonne heure pour celles d’industrie perfectionnée et où les arts du goût dominent ; mais il n’en est pas de même des autres.

« 1o Il est peut-être contraire aux principes de l’égalité de vouloir conserver entre les villes et les campagnes cette différence de travaux qui met toute l’industrie, les arts, les lumières d’un côté, et réduit l’autre aux simples travaux de la glèbe ;

« 2o Il est contraire à la nature du commerce d’opposer, même indirectement, des obstacles à ce qu’il établisse ses ateliers partout où il trouve profit à le faire ;

« 3o Le matériel des manufactures est l’emploi des matières premières, elles ne s’y emploient pas sans déchet. Employer ces matières sur les lieux, épargner des frais de transport, c’est une économie.

« Ajoutez-y celle de la main-d’œuvre qui, à raison de la seule différence des mœurs et des besoins de la vie journalière, sera toujours moins coûteuse dans les campagnes.

« L’économie est la base de la prospérité des manufactures puisqu’elle règle le prix des marchandises, et décide du sort de la concurrence avec les fabriques étrangères. Je crois donc qu’il faut consulter les localités pour y déterminer tel ou tel genre de travaux et que les campagnes sont très propres pour la préparation des matières… Les villages où les filatures de laine, de coton, où leur emploi en draps, toiles, où la fabrique des rubans, etc., se sont introduits, sont aussi devenus les plus peuplés, les plus riches, et, par conséquent, les contrées de la République où il y a le plus de prospérité ; l’habitant y est manufacturier et cultivateur tour à tour. Le ciel est-il paisible, la saison favorable ? Il laboure, il sème, il récolte ses champs. La pluie, les frimas, les longues soirées de l’hiver le font-il rentrer sous le chaume ? Il y file le coton, la laine, il y tisse de la toile et se livre à d’autres travaux casaniers également utiles à la République, à son bien-être et à celui de sa famille. L’oisiveté, cette source des vices, ce fléau destructeur des États, est repoussée loin de son foyer, le contentement, l’aisance et la paix lui font couler d’heureux jours, et ce ne fut jamais dans une cité, manufacturière et agricole en même temps, que la hideuse discorde osa se montrer.

« Je pense donc que le gouvernement doit introduire dans les campagnes les connaissances et le goût des manufactures de première nécessité. Le commerce et l’agriculture se prêtent un mutuel secours, et nulle part, les champs ne sont mieux cultivés que dans les lieux vivifiés par l’industrie.

« Il faut que chaque individu, le villageois comme le citadin, s’instruise et exerce dans une profession ; il faut que l’éducation publique le pousse à ce goût, lui en fasse même un devoir : c’est le moyen le plus sûr d’extirper la mendicité et d’inspirer l’amour du travail. »

Je ne discute pas le système de Roland ; il convenait à la période intermédiaire et incertaine où se trouvait encore l’industrie qui n’était pas entrée sous la loi du machinisme et qui n’était pas très concentrée. Roland ne paraît pas soupçonner qu’en éveillant dans les campagnes les vocations industrielles il ne ramènera pas l’industrie aux champs, mais qu’il rendra plus facile le drainage des forces rustiques déjà un peu dégrossies et éduquées par l’industrie des villes.

Mais encore une fois, quel que fût l’esprit de système de Roland, et quelque joie qu’il éprouvât à reproduire devant la Convention, comme ministre de l’Intérieur, les idées qu’il avait longtemps propagées obscurément comme inspecteur des manufactures, comment supposer qu’il aurait aussi complaisamment prévu l’extension de l’industrie et la diffusion des connaissances industrielles si, à ce moment précis, il y avait eu une baisse générale de l’activité économique ?

C’eût été une étrange idée de susciter la vaste concurrence de bras nouveaux aux bras inoccupés des ouvriers. Les partis qui se déchiraient alors n’auraient pas manqué de s’imputer les uns aux autres, de la Gironde à Robespierre et de la Commune à Brissot, la responsabilité de la crise industrielle si elle eût été en effet déclarée. Or, ils n’en faisaient rien.

Mais s’il n’y avait pas arrêt ou même ralentissement sensible de l’activité économique et de la production industrielle, le déséquilibre que j’ai noté au printemps de 1792 allait s’aggravant. De plus en plus, la vie de la France semblait reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. La baisse des assignats se précipitait, surtout à la suite de la nouvelle émission de 400 millions. Roland, dans son rapport du 9 janvier, constate que « l’échange des assignats est de moitié au-dessous du pair contre l’argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes ». 50 pour 100 de baisse, c’est déjà très inquiétant.

Il est bien vrai, comme l’a si bien noté Condorcet, que le rapport de valeur de l’assignat à l’argent ne mesurait pas le rapport de valeur de l’assignat aux autres marchandises : l’assignat perdait beaucoup moins par rapport aux denrées que par rapport à l’argent considéré presque comme objet de luxe. Pourtant, avec une telle baisse de l’assignat par rapport à la monnaie de métal, tout l’équilibre des échanges était troublé : le prix de toutes les marchandises devait hausser. Malgré tout, le métal restait le point lumineux, qui hypnotisait, et la certitude où l’on était de ne pouvoir convertir l’assignat en argent qu’avec une perte de 50 pour 100 dépréciait, en une mesure moindre, mais très sensible encore, l’assignat pour toutes les transactions. Contre les incertitudes dont l’assignat semblait frappé, contre le risque de perte qui pesait sur lui, les détenteurs de marchandises se couvraient en en haussant le prix.

C’était, selon le mot très juste de Roland, comme « une prime d’assurance ». Cette prime, parce qu’elle était répartie sur l’ensemble des marchandises et la totalité des transactions, était bien inférieure à la perte que subissait l’assignat par rapport à cette marchandise toute spéciale et rare qui s’appelait l’argent. Mais elle était élevée encore ; et cette prime d’assurance, d’ailleurs variable, surchargeait et faussait les transactions. Assez longtemps ce trouble causé par l’assignat avait été aggravé, surtout dans les grandes villes, par les billets de confiance, qu’émettaient les « caisses patriotiques » et autres ; à Paris notamment la faillite de la maison de secours avait, comme nous l’avons vu, jeté la panique.

La Convention vota, dans les premiers jours de novembre, un décret qui arrêtait et interdisait toute émission de billets de confiance. Cambon exposa brièvement, le 2 novembre, les raisons qui commandaient ce décret :

« Citoyens, vous parler des billets de la caisse de secours (de Paris) c’est traiter une question très délicate, puisque d’un côté vous avez à défendre l’intérêt du Trésor public, et que de l’autre vous avez à soulager la classe indigente des citoyens. Vous connaissez maintenant la somme présumée des billets de la maison de secours de Paris, qui sont encore en circulation : elle est de 2.986.063 livres ; c’est cette somme qu’il est instant de rembourser ; nous ne connaissons pas encore au juste l’état de l’actif de cette maison. Il s’élève, selon le Directoire du département, à 1.600.620 livres ; selon le Conseil général de la commune, à 1.237.000 livres, Nous évaluons que le déficit des différentes caisses de Paris pourra s’élever à 5 millions.

« Nous vous proposerons demain un projet de décret pour répartir cette somme sur les citoyens riches du département. Vos comités, jetant ensuite leurs regards sur les autres communes de la République, ont pensé qu’il convenait de faire retirer de la circulation tous les billets de confiance qui ont été émis, soit par des municipalités, soit par des particuliers. »

Cambon propose qu’à partir d’une date très rapprochée, le 1er janvier : « Tout particulier ou toute municipalité qui mettra en émission des billets au porteur, de telle nature qu’ils soient, soient réputés faux-monnayeurs. Cette disposition est sans inconvénient, puisque, avant la fin du mois, il y aura plus de 200 millions d’assignats de 10 et de 15 sols en circulation (compris dans l’émission nouvelle de 400 millions). Les billets au porteur ne sont qu’une source d’agiotage. Ceux de 1.000 livres émis par la Caisse d’escompte et ceux de la Caisse patriotique offrent, sans doute, une garantie suffisante : mais si l’on permettait la circulation de ceux-ci, des fripons en feraient circuler d’autres, et, d’ailleurs, la masse de nos assignats est suffisante à tous les besoins du commerce.

« Nous vous proposons enfin d’établir, par règle générale, que le déficit qui pourra se trouver dans ces différentes caisses sera supporté par les communes où elles sont établies, mais progressivement aux fortunes ; car le citoyen riche doit être taxé infiniment plus que celui qui n’a qu’une fortune médiocre, et l’on ne peut faire payer celui qui n’a que le simple nécessaire. Ce principe est d’autant plus vrai dans son application au cas particulier dont il s’agit, que l’on ne peut contester que c’est au gros propriétaire, aux entrepreneurs, aux chefs d’atelier qu’ont été principalement utiles les billets de la caisse de secours puisqu’ils les ont dispensés d’acheter du numéraire. Ces différentes mesures feront cesser les inquiétudes et préviendront sûrement les troubles dont la stagnation subite de ces billets a menacé plusieurs départements. »

Il y avait eu, en effet, un assez vif émoi déterminé par deux causes. D’une part, les billets de confiance étaient surtout gagés par des assignats, et les assignats baissaient. D’autre part, la faillite frauduleuse de la maison de secours de Paris, qui avait ou dérobé ou compromis dans des spéculations une partie du gage sur lequel reposaient les billets émis par elle, avait ébranlé le crédit de toutes les autres caisses ; qui sait si elles aussi n’avaient pas détourné ou entamé le gage des billets qu’elles avaient mis en circulation ? Aussi, le Comité des finances prévoyait un déficit ; et selon la politique affirmée dès les premiers jours par la Convention, c’est aux riches de chaque commune que va incomber la charge de combler ce déficit et de rembourser au public la partie des billets de confiance qui n’était plus reprêtée par un gage solide dans les caisses « patriotiques ».

De même qu’à Rouen et à Lyon c’est la bourgeoisie riche qui devait supporter par un emprunt forcé, sans intérêt et progressif, la charge de l’approvisionnement en blé à des prix réduits, de même c’est la bourgeoisie riche qui devait, par des contributions progressives, couvrir le déficit des caisses d’émission. La fortune des riches commence à apparaître comme une sorte de fonds social de réserve et d’assurance contre les accidents fâcheux qui troublent l’économie du pays, la vie de la nation.

À vrai dire, il ne semble pas qu’en dehors de Paris, il y ait eu déficit dans les caisses. Au moins pour les municipalités pour lesquelles Roland donne dans son rapport l’état des caisses, les sommes en dépôt qui garantissent les effets de confiance sont, ou égales, ou même supérieures à la somme des billets émis. À Paris, l’immense confusion des affaires avait sans doute rendu plus malaisée la surveillance. Dans les grandes villes de province, ou c’étaient les municipalités elles-mêmes qui géraient les caisses, et avec une inflexible probité, ou c’étaient des groupements industriels habitués à l’exactitude et au contrôle. C’est ainsi qu’à Bordeaux, les billets émis pour une somme de 10.391.034 livres, plus de 10 millions (on voit le grand rôle joué par cette monnaie de papier, subdivision anticipée et libre de l’assignat), avaient leur contre-partie exacte dans un actif certain et vérifié. De même, à Laval, pour 1.833.591 livres.

De même encore pour Lyon, où la caisse de l’association des chapeliers (maîtres chapeliers) avait émis 1.572.000 livres, avec un actif équivalent. Et aussi avec des sommes moindres mais élevées encore, pour Angers, Saumur, Baugé, Cholet, Coron, Tours, Saint-Quentin, Dunkerque, Lyon encore (pour la caisse patriotique), à Poitiers, à Montargis, Balmont, Nancy, Toul, Vezcièze, Lunéville, Mâcon, Bar-sur-Ornain, Parthenay, la gestion avait été irréprochable. Et ce n’est qu’une énumération bien incomplète. Mais cette abondance de la petite monnaie fiduciaire s’ajoutant à la masse énorme des assignats, n’est-elle point un signe de l’extrême activité des échanges ? Dix millions rien que pour Bordeaux.

C’est le 8 novembre que la Convention adopta le décret sous sa forme définitive. On y voit en jeu tout le mécanisme administratif de la Révolution manié par la volonté puissante de la grande assemblée.

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité des finances, considérant la nécessité qu’il y a d’arrêter le plus tôt possible la circulation des billets au porteur, payables à vue soit en échange d’assignats, soit en billets échangeables en assignats, qui sont reçus de confiance comme monnaie dans les transactions journalières, afin d’éviter les troubles que cette circulation pourrait occasionner ;

« Considérant que l’émission de ces billets qui a été faite par des corps administratifs ou municipaux, compagnies ou particuliers, ne peut, dans aucun cas, former une dette à la charge de la République ;

« Considérant qu’il est du devoir des représentants de la nation de prendre des mesures pour fournir au déficit qui pourrait résulter des diverses émissions de ces billets, afin que la portion du peuple la moins fortunée ne soit pas la victime de l’insolvabilité ou des manœuvres coupables des personnes qui les ont émis, arrête ce qui suit… »

Et toute une série d’articles réglait la vérification des caisses par des commissaires nommés par le directoire de département ou de district. Ces commissaires devaient se faire représenter, les fonds et toutes les valeurs qui servaient de gages aux billets ; surveiller la vente qui serait faite par chaque administration des valeurs qui servent de gage aux billets, afin de se procurer de suite, en assignats ou en espèces, l’entier montant des billets en circulation.

« Art. 6. — Le jour de la publication du présent décret, les corps administratifs et municipaux cesseront l’émission desdits billets ; ils briseront les planches qui auront servi à leur fabrication. Ils retireront de suite ceux qui seront en circulation et ils les feront annuler et brûler en présence du public…

« Art. 7. — Les corps administratifs et municipaux qui auront fait des émissions étant responsables du déficit qui pourrait exister dans leurs caisses, seront tenus d’y pourvoir au fur et à mesure des besoins pour le remboursement ; et faute par eux d’y satisfaire, ils y seront contraints, savoir : les directoires de département, à la requête et diligence du commissaire nommé par le conseil de département.

De même, vérification immédiate sera faite des caisses des compagnies.

« Art. 9. — Trois jours après ladite vérification, les compagnies et les particuliers qui auront mis en circulation desdits billets, seront tenus de représenter à la municipalité les assignats ou espèces qui seront nécessaires pour retirer tout billet qui serait en circulation. »

Et ce n’est pas en gros assignats, même quand les statuts des caisses l’avaient réglé ainsi, c’est en assignats de 5 livres que devra être fait le remboursement des billets.

« Art. 14. — Pour faciliter la rentrée desdits billets, toutes les conditions qui s’y trouveront énoncées de ne les rembourser qu’en assignats de 50 livres et au-dessus sont annulées ; les corps administratifs étant chargés d’échanger aux dites compagnies ou particuliers des assignats de 50 livres et au-dessus contre des assignats de 5 livres et au-dessous, jusqu’à concurrence des sommes qui pourront leur être nécessaires. »

Et voici les dispositions pour parer au déficit :

« Art. 16. — Le déficit qui pourra se trouver dans les caisses des particuliers ou des compagnies qui auront mis en circulation des billets au-dessous de 25 livres, payables à vue, etc… connus sous le nom de billets patriotiques, de confiance, de secours, ou sous toute autre dénomination, qui sont reçus de confiance comme numéraire dans les transactions journalières, le produit de la vente des effets et marchandises et de la rentrée, des dettes actives sera supporté, à Paris, par le département, et, dans les autres villes, il sera une charge des communes dans lesquelles ces établissements ont eu lieu, sauf le recours contre les entrepreneurs, directeurs, associés ou intéressés dans lesdites caisses.

« Art. 17. — Le montant de ce déficit sera réparti au marc la livre, d’après le mode de contribution extraordinaire qui sera établi par la Convention, sur l’avis des corps administratifs et municipaux. »

À partir du 1er janvier 1793 aucun billet ne devait rester en circulation : pour obliger les porteurs de ces billets à se faire rembourser dans le délai fixé, l’article 21 disait :

« Les personnes qui, avant le 1er février prochain, n’auront pas exigé le remboursement des billets au-dessous de 25 livres, seront déchues de leur recours envers les communes ; et celles qui, avant le 1er janvier prochain, ne se seront pas fait rembourser les billets de 25 livres et au-dessus seront tenues, avant d’obtenir leur remboursement, de les faire viser au bureau chargé de percevoir les droits d’enregistrement, et d’y payer 2 % de la valeur desdits billets. »

Mais, malgré ce décret si ferme, les billets de confiance ne disparurent pas de la circulation aussi vite que l’avait voulu la Convention, longtemps encore ils aggravèrent le trouble que la baisse et les fluctuations des assignats jetaient dans le système économique. Roland constate, à la date du 9 janvier 1793, la persistance du mal :

« Le commerce est devenu un océan de hasards par les chances désastreuses de la falsification. Le peuple a tremblé pour la certitude du gage de ses salaires. Chacun a voulu obtenir une prime d’assurance en faisant payer plus cher sa marchandise ou ses services. Les prix ont monté d’un mouvement rapide, circonstance dont le pauvre gémit et qui épuise le trésor public (obligé pour la guerre à de vastes achats).

« Par la loi du 8 novembre, ajoute Roland, la Convention a vigoureusement attaqué la source de tous ces maux en ordonnant que, dans toute l’étendue de la République, les billets de confiance seront remboursés et cesseront d’avoir cours au 1er janvier. La mesure était grande, mais l’événement a prouvé que trop peu de temps était accordé pour son exécution. » Ce n’est pas que la plupart des caisses patriotiques dont les états de situation ont été dressés selon les formes prescrites par la loi n’aient prouvé qu’elles avaient bien réellement en assignats le gage entier de la somme des billets versés par elles dans la circulation.

Et partout l’échange des billets de confiance contre les assignats de 15 et de 20 livres se ferait sans peine s’il n’y avait en certaines grandes villes un étonnant mélange de billets de toute espèce. Il y a dans plusieurs départements une multitude de billets de toutes les régions de la France, et il est difficile, loin du point d’émission de ceux-ci, de les réaliser en assignats.

« L’ébranlement de toute la France au moment où l’ennemi en avait franchi les frontières a fait parcourir des espaces immenses aux bataillons de volontaires dont chacun a parsemé sa route de billets de sa municipalité ou de son district. De là il est résulté partout, et spécialement aux départements frontières, une confusion terrible de papiers-monnaie. Rien n’est aujourd’hui si difficile que de faire retourner tous ces papiers-monnaie à leur source. »

Fabre D’Églantine.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Curieux effet de l’immense mouvement national qui mêlait les hommes de toutes les régions, de toutes les communes dans l’armée de la liberté ! Il avait fallu accorder des délais plus étendus, et ainsi cette cause secondaire, mais irritante, de déséquilibre s’ajoutait à toutes celles qui affectaient les prix.

Dans cette hausse générale des prix, c’est surtout le blé qui avait monté, et ce renchérissement du blé était doublement grave, d’abord parce qu’il atteignait l’alimentation du peuple, et puis parce que le blé était en quelque sorte un étalon de valeur par rapport auquel tous les prix se fixaient : ainsi une hausse démesurée du blé tendait à bouleverser et à hausser tous les prix.

Il y avait de région à région, et particulièrement du Nord au Midi, des différences énormes dans les prix du blé, du simple au double, mais partout il était extraordinairement cher. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre 1792, constate que « dans presque tous les départements méridionaux, le setier de grain de 220 livres poids de marc, se vend 60 livres et plus ». 60 livres, c’est effrayant : cela équivaut à peu près à 45 francs l’hectolitre et même plus. Dans le Nord, le prix n’est parfois que de moitié, mais presque partout, même dans les régions les plus favorisées, le prix atteint 37 livres le setier, ce qui est exorbitant. C’est le prix constaté par le ministre de l’intérieur dans une lettre du 19 novembre :

« Aujourd’hui, écrit-il, le prix commun du blé se monte à 37 livres. »

C’était, sur les prix de la période de dix ans qui précéda la Révolution, une hausse énorme.

« Depuis 1776 jusqu’à 1788, précise Roland, c’est-à-dire dans l’espace d’environ douze ans. le prix des grains n’a presque pas varié, et il s’est maintenu au prix commun de 22 livres le setier de 240 livres poids du marc. »

Maintenant donc c’est presque le double, et dans le Midi, c’est le triple. Fabre de l’Hérault, sans préciser les chiffres, dit le 3 novembre, au nom du Comité d’agriculture :

« Partout les prix éprouvent un surhaussement qui doit inspirer des craintes. »

Creuzé-Latouche, « au nom de la section des subsistances », constate, dans un rapport substantiel du 8 décembre, qu’il y a de région à région des inégalités extraordinaires, mais que partout un terrible mouvement de hausse a porté les prix à un niveau que, dans le siècle, le peuple n’avait pas connu.

« Voyez le tableau du prix du blé en France depuis 1756 jusqu’en 1790. Ces prix sont les prix moyens de chaque année, réduits sur le setier de Paris, qui pèse 240 livres poids de marc.

« Depuis 1756 jusqu’en 1766, le prix du blé a été de 14 à 18 livres. En 1766, le prix du blé a été de 20 livres ; il a encore monté rapidement dans les années suivantes, et dans les dernières années du règne de Louis XV, il a été de 25 à 29 livres.

« En 1774 ce prix est retombé, et depuis cette époque jusqu’en 1788, il a été à 20 et 19 livres et n’a jamais passé 23, excepté dans l’année 1775, où plusieurs provinces avaient manqué et où l’on vit quelques soulèvements.

« Voyez le tableau des prix dans tous les départements, relevé du 1er au 16 octobre dernier et réduit aussi au setier de Paris. Ce tableau présente des inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départements ont du blé à 24, 26, 27 et 28 livres, d’autres le paient à la même époque 56, 60 et jusqu’à 64 livres ; d’autres, depuis 40 jusqu’à 50, et d’autres depuis 30 jusqu’à 40 livres. »

Creuzé-Latouche constate, par exemple, que le département du Loir-et-Cher, placé entre celui de la Sarthe et du Loiret, qui ont le blé à 29 et à 31 livres, le paye 45 livres :

« Le département des Landes paye le blé 26 livres, et ce département est situé entre la Gironde et les Basses-Pyrénées, qui le payent 41 et 42 livres. »

La préoccupation du rapporteur est de démontrer que c’est surtout le défaut de circulation qui crée le mal. Mais ce défaut de circulation, s’il explique les « inégalités monstrueuses » d’un département à l’autre, n’explique pas la hausse générale et vraiment exceptionnelle des blés. Cette hausse résulte des tableaux publiés par Creuzé-Latouche et que je tiens à reproduire, car c’est un document très important sur la vie économique de la Révolution.

Voici d’abord le tableau du prix moyen du froment, chaque année, réduit au setier de Paris, depuis 1756

Prix moyen annuel du froment de 1756 à 1790 dans le setier de Paris
Année Livres Sous
1756…. 14 livres 19 sous
1757…. 18 11
1758…. 17 11
1759…. 18 8
1760…. 18 7
1762…. 15 9
1763…. 14 17
1764…. 15 12
1765…. 17 8
1766…. 20 14
1767…. 22 6
1768…. 24 4
1769…. 24 livres sous
1770…. 29 7
1771…. 28 6
1772…. 26
1773…. 25 13
1774…. 22 14
1775…. 24 16
1776….
1777…. 20 17
1778…. 22 18
1779…. 21 4
1780…. 19 15
1781…. 20 livres 19 sous
1782…. 23 16
1783…. 23 9
1784…. 23 18
1785…. 23 4
1786…. 22
1787…. 22 2
1788…. 25 2
1789…. 34 2
1790…. 30 7

C’est donc de 1756 à 1790, pendant trente-deux ans, une moyenne de 24 livres le setier (environ 120 kilos), c’est-à-dire 20 livres ou environ 20 francs les 100 kilos. Et voici maintenant que la moyenne est de 37, avec de prodigieux écarts de département à département ; mais sans que les plus favorisés descendent à la moyenne des 32 années précédentes. Voici les prix, par département, du 8 au 16 octobre 1792.

Ain 43 Gard 51 Nièvre 36
Aisne 32 Garonne (Haute-) 42 Nord 32
Allier 43 Gers 42 Oise 30
Alpes (Hautes-) 63 Gironde 42 Orne 31
Alpes (Basses-) 54 Hérault 58 Pas-de-Calais 26
Ardèche 44 Ille-et-Vilaine 28 Puy-de-Dôme 53
Ardennes 47 Indre 43 Pyrénées (Basses-) 41
Ariège 55 Indre-et-Loire 29 Pyrénées (Hautes-) 32
Aube 25 Isère 29 Pyrénées-Orientales 33
Aude 34 Jura 45 Bas-Rhin 34
Aveyron 53 Landes 27 Haut Rhin 27
Bouches-du-Rhône 51 Loir-et-Cher 47 Rhône-et-Loire 35
Calvados 30 Loire (Haute-) 51 Haute-Saône 41
Cantal 30 Loire-Inférieure 30 Saône-et-Loire 34
Charente 35 Loiret 31 Sarthe 30
Charente-Inférieure 34 Lot 28 Seine-et-Oise 25
Cher 37 Lot-et-Garonne 40 Seine-Inférieure 31
Corrèze 42 Lozère 37 Seine-et-Marne 30
Côte-d’Or 35 Maine-et-Loire 33 Deux-Sèvres 32
Côtes-du-Nord 26 Manche 38 Somme 30
Creuse 49 Marne 27 Tarn 30
Dordogne 40 Marne (Haute-) 34 Var 43
Doubs 42 Mayenne 31 Vendée 31
Drôme 47 Meurthe 31 Vienne 31
Eure 26 Meuse 30 Vienne (Haute-) 37
Eure-et-Loir 26 Morbihan 31 Vosges 38
Finistère 28 Moselle 28 Yonne 33

Cette hausse si disparate, mais partout si forte, n’est point passagère ; elle se maintient en janvier 1793, au moment où Roland dresse son rapport à la Convention. Je reviendrai tout à l’heure sur les causes de la crise indiquées par Roland ; je ne cite maintenant ce texte, très important d’ailleurs à bien des égards, que pour noter la permanence de la hausse du blé et du pain, et ses profonds effets sur toute la vie économique de la France. « En vain, dit Roland, les barrières fiscales sont-elles détruites, une recherche inquisitoriale plus funeste encore neutralise les subsistances dans toutes les veines du corps politique. Le prix des grains varie pour le Français de 25 à 64 livres le setier, et l’agriculteur ne peut échanger librement le produit de ses sueurs contre l’industrie de ses compatriotes. À ce faux système désorganisateur des rapports sociaux, la Convention a opposé une loi pleine de sagesse ; mais il faut encore ajouter comme cause décourageante de l’agriculture, la nécessité de satisfaire aux dépenses publiques par l’émission d’une masse considérable d’assignats, dont l’échange est de moitié au dessous du pair contre l’argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes. L’artisan agricole lutte contre le cultivateur pour l’augmentation des salaires dont le consommateur ne consent qu’avec peine le remboursement, sur les denrées. Leur surhaussement est d’autant plus inévitable qu’un million de bras employés aujourd’hui à la défense de la République diminue pour le laboureur la concurrence dans le choix des ouvriers. Ce n’est pas tout : les bœufs, les chevaux, ces compagnons de labour, qui économisent les frais de culture et en multiplient les produits, sont enlevés soit pour suffire à la nourriture des défenseurs de la patrie, soit pour aider aux travaux guerriers…

« Les mêmes symptômes affectent l’industrie manufacturière. Le premier élément du prix de tout travail, de toute fabrication, se trouve dérangé, puisque le blé depuis longtemps au taux moyen de 22 livres le setier du poids de 240 livres, se trouve aujourd’hui en France généralement de 37 livres. Les nombreux consommateurs, rentiers, salariés, journaliers, n’éprouvant pas la même augmentation dans leurs revenus, restreignent leurs dépenses, et ne vivifient plus les anciens canaux de la circulation ; un grand nombre même, alarmé à la dépréciation des assignats, achète pour emmagasiner et non pour consommer. »

Ainsi la formidable hausse du blé et du pain, signalée officiellement par la proclamation du Conseil exécutif provisoire du 30 octobre, est constatée encore officiellement dans sa réalité brutale et ses effets présumés, le 9 janvier 1793, par le ministre de l’Intérieur.

Avec cette diversité dans les prix du blé, il n’est pas aisé de savoir exactement quel était le prix moyen du pain. Lequinio qui cherche à rassurer la Convention dit dans son discours du 29 novembre : « Remarquez que les cris et la disette n’ont point lieu dans les départements qui manquent de blé, mais dans ceux où il est abondant. Aujourd’hui le blé manque dans quelques départements du Midi, le pain s’y vend 7 ou 8 sous la livre, et le calme y règne. À trente lieues autour de Paris le sol ne produit que du blé, pour ainsi dire, la récolte a été bonne, tous les greniers sont pleins ; le pain à Paris ne vaut que 3 sous la livre, il n’est pas plus cher dans les 30 lieues qui l’entourent, et c’est là qu’existe le mal. »

Mais, si à Paris le pain ne valait que 3 sous la livre, c’est parce que la municipalité parisienne vendait du blé à perte. On peut donc être sûr que presque partout le prix de la livre de pain dépassait 3 sous. Qu’on se souvienne qu’un député de Lyon s’écriait à la Convention que le pain se vendait à Lyon 5 sous la livre, et que l’on rapproche ce trait effrayant du prix presque incroyable de 7 à 8 sous que Lequinio indique pour quelques départements du Midi ; on sera porté à croire que presque partout le prix du pain s’élevait au moins à 4 sous la livre. Barbaroux propose, le 8 décembre, un décret dont l’article 2 disait :

« Lorsque le prix du pain se sera élevé, dans la majorité des départements au-dessus de 36 deniers la livre, l’exportation des grains de la République sera prohibée par le Corps législatif, et les délinquants seront punis de mort. » (Trente-six deniers c’est 3 sous, le denier exprimant un douzième du sou.)

Trois sous, c’est donc, selon Barbaroux, le prix extrême que peut supporter le peuple. Or, dans le même décret, il dit (article 4) : « L’exportation des grains est dès ce moment défendue. » C’est donc que dans la majorité des départements, et sans contestation aucune, le pain valait plus de 3 sous la livre. D’ailleurs, il se vendait à peu près 3 sous la livre avant la hausse d’octobre : je crois donc pouvoir conclure qu’à la fin de 1792 et 1793, le pain se vendait au moins 4 sous la livre dans la plus grande partie du pays. Or, la plupart des orateurs sont d’accord pour dire que le travailleur français, surtout le travailleur des campagnes, consomme 3 livres de pain par jour. Dufriche-Valazé dit expressément, dans son discours du 29 novembre :

« Vauban ne porte la consommation qu’à 3 setiers par tête (et par an) ; ce qui ne fait pas tout à fait 2 livres de pain par jour, et si les citadins en consomment moins, qu’ils sachent que l’habitant des campagnes qui est toujours en équilibre entre ses forces et ses fatigues en consomme bien davantage. L’expérience m’a démontré que le laboureur mangeait par jour depuis 3 livres jusqu’à 3 livres 1/4 de pain. »

Il est bien vrai que dans ce pain les habitants pauvres pouvaient faire entrer du seigle ; mais, à moins de réduire la qualité de son pain, le citoyen français supportait alors, rien que pour le pain, une charge de 12 sous par jour. Barbaroux évalue à 2 400 millions la valeur annuelle de la consommation en pain pour les 25 millions de Français : c’est une charge de 88 francs par tête. Et cette année-là, les menus grains, ce qu’on pourrait appeler les grains pauvres, qui au besoin remplaçaient le blé, avaient fait défaut :

« Les pluies presque continuelles de l’automne, écrit Roland, ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin, qui sont dans plusieurs cantons la principale nourriture de la classe indigente du peuple. Il faut attribuer particulièrement au défaut de récolte de ces menus grains, les demandes considérables de secours qui me sont adressées journellement. »

C’est donc au blé surtout qu’il fallait recourir ; et on voit qu’au cours du pain de froment chaque travailleur, ouvrier ou paysan, selon qu’il consommait 2 livres ou 3 livres de pain par jour, était obligé de dépenser, rien que pour le pain, entre 8 et 12 sous par jour ; c’est-à-dire au moins un tiers du salaire et souvent la moitié. Je n’entre pas en ce moment dans l’étude des salaires sous la Révolution ; je me borne à marquer par quelques exemples, combien, par rapport aux salaires, le prix du pain était à cette date exorbitant. Beaucoup de journaliers agricoles ne gagnaient pas plus de 20 sous par jour. Nous avons vu que les ouvriers du bâtiment à Paris gagnaient 40 sous. Je relève, dans ce même rapport de Roland, qui constate le haut prix du blé, le salaire de quelques catégories d’ouvriers d’élite, payés particulièrement cher. Ainsi, à la manufacture de Sèvres, les ouvriers, au nombre de 204, sont répartis en six ateliers. L’atelier de peinture est composé d’un chef et de 72 ouvriers dont les appointements annuels montent, au total, à la somme de 63 492 livres ; c’est-à-dire que le salaire annuel de ces ouvriers, qui sont des artistes, s’élève en moyenne à 900 livres, 3 livres par jour de travail. Dans l’atelier de porcelaine tendre, composé d’un chef et de 40 ouvriers, les appointements annuels s’élèvent à 33285 livres : c’est une moyenne annuelle, par ouvrier, de 718 livres ; ou 2 par jour ouvrable : 46 sous. L’atelier de porcelaine dure est composé d’un chef et de 26 ouvriers, qui reçoivent dans l’année 20256 livres ; pas 50 par jour. Voici l’atelier des fours composé d’un chef et de 42 ouvriers, recevant annuellement 25620 livres, c’est-à-dire, pour chacun d’eux, 681 dans l’année : 38 sous par jour.

À la manufacture des Gobelins « les ouvriers étaient au nombre de 134, dont 18 apprentis, et la totalité de leurs journées s’élevait à une somme de 109546 livres. Il y avait sur cette dépense une diminution de 8 à 10000 livres par an, pour le piquage par quart de jour à raison des absences. »

Ainsi, en fait, ils recevaient dans l’année environ 100 000 livres : c’est-à-dire (défalcation faite des apprentis) 860 livres en moyenne pour chacun : 56 sous par jour ouvrable, à peine sur l’ensemble de l’année 50 sous par jour. Et c’étaient des ouvriers rares, aux prises avec le génie des peintres, et obligés d’entrer si subtilement dans l’œuvre des maîtres que, selon la manière large ou raffinée du peintre qu’ils reproduisaient en tapisserie, la vitesse de leur travail mesurée à l’aune était extrêmement variable. « Tant que l’on a exécuté des tableaux des anciens maîtres, les prix fixés pour la main-d’œuvre n’ont excité aucune réclamation ; mais lorsque l’on a exécuté des Boucher, des Van Loo, l’ouvrier n’a pu mettre dans son travail la même promptitude. » Et quand les hauts salaires sont à ce niveau, que doit être le commun des salaires ? Il ne me paraît pas téméraire de dire qu’en général ils représentaient à peine le tiers des salaires actuels. Or, aujourd’hui et depuis une dizaine d’années le prix du pain n’atteint pas en France, dans l’ensemble, 3 sous la livre. Donc, le pain au commencement de 1793, était plus cher qu’aujourd’hui, absolument, au moins d’un quart : et relativement au salaire, il était quatre fois plus cher. Quel fardeau pour le peuple, à cette heure à la fois triomphante et difficile de la Révolution !

Mais quelles étaient les causes de cette redoutable cherté ?

Il est sans doute impossible de les démêler toutes et de mesurer l’action de chacune. Dans ces périodes de rénovation universelle et de vaste ébranlement l’enchevêtrement des faits est extrême, les faits économiques et les faits politiques réagissent les uns sur les autres à l’infini.

Il serait trop commode de dire, comme le font les historiens à la mode de Taine, que la méfiance générale et l’anarchie étaient les causes de la cherté. Sans doute, le peuple avait gardé un souvenir sinistre des opérations d’ancien régime qui furent faites sur les blés, il avait gardé le souvenir horrible des disettes, des famines périodiques qui avaient désolé le pays. Et chaque département, chaque district, chaque canton, soupçonnant que si le grain sortait de leurs limites il deviendrait peut-être la proie de manœuvres coupables, étaient, tentés de le retenir sur place. Ainsi la circulation était sinon arrêtée, au moins troublée, et les régions qui avaient du trop plein ne le déversaient que péniblement sur celles qui avaient du manque : de là, sans doute, l’extrême inégalité des prix.

Une découverte récente avait ranimé les souvenirs les plus tristes et les plus terribles légendes d’accaparement et de famine. Les papiers saisis aux Tuileries avaient révélé l’emploi assez étrange fait, pour le compte du roi, des fonds disponibles. Le roi, par un billet du 7 janvier 1791, en avait confié la gestion à M. de Septeuil :

« J’autorise M. de Septeuil à placer mes fonds libres comme il le jugera convenable, soit en effets sur Paris ou sur l’étranger, sans néanmoins aucune garantie de sa part. »

Et M. de Septeuil s’était mis en rapport avec des maisons de Nantes, de Lyon, et surtout de Hambourg, et il faisait pour le roi, sur les sucres, sur les blés, des opérations où il était intéressé à la hausse. Voici un billet du 22 avril 1792 à MM. Duboisviolette et Moller, de Nantes :

« M. Rocck, d’Hambourg, étant ici dernièrement, vous a prévenu que l’achat fait sur son ordre de 20 barriques sucre terré, montant à 65 982 livres, était pour mon compte. En conséquence, je vous prie, Messieurs, de temps à autre, et premièrement en réponse à celle-ci, de me donner des instructions sur le cours du sucre et sur ce que je puis en espérer. Ce sera d’après cette connaissance que je vous en commettrai la vente. Mon intention est de réaliser le plus tôt possible cette spéculation et aussitôt que j’y pourrai trouver un bénéfice de 10 à 12 %. Je vous prie de m’adresser vos lettres sous enveloppe à M. de Chalandray, rue de l’Université. »

Le 30 avril 1792, Septeuil écrivait à Rocck, qui se trouvait alors à Amsterdam, chez MM. de Bury et Cie :

« Monsieur, j’apprends avec plaisir votre heureuse arrivée à Amsterdam ; je suis charmé que vous n’ayez pas été inquiété sur votre route, il n’en serait peut-être pas de même aujourd’hui, depuis notre déclaration de guerre… A l’égard des marchandises, je vois avec beaucoup de peine la baisse énorme sur celle du no 1. J’attends avec impatience l’effet qu’aura produit notre déclaration de guerre ; vous connaissez mes intentions sur cet article, je persiste à vouloir le réaliser au pair, je me repose sur votre zèle pour mieux faire, si les circonstances deviennent favorables. Quant aux nos 2 et 3, j’ai plus de confiance dans la hausse que ces marchandises doivent éprouver ; j’espère que vous m’informerez exactement des variations de prix, et que vous n’échapperez pas les occasions utiles à mes intérêts vous m’avez donné de belles espérances sur ces opérations, je désire les voir réaliser et n’avoir que des remerciements à vous en faire. »

Évidemment les opérations faites pour le compte du roi sont insignifiantes, mais c’étaient des spéculations à la hausse, et quand ces lettres furent saisies et publiées, les esprits surexcités déjà par la hausse des denrées crurent voir là une partie d’un vaste plan caché.

Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bonveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Septeuil, dans une lettre du 14 mai 1792, à MM. Engelbak et Rocck, à Hambourg, écrit ceci :

« Je vous priais de me reconnaître… de l’emploi de B. M. 75 089 pour mon intérêt proportionnel aux fonds dans les achats en société de blé froment qui se montent, mirant les factures remises à M. du Coulombrei, à 402 992 B. M. »

C’étaient des sommes infimes, et cela ne pouvait, en rien agir sur les cours, mais quelle inconscience, quelle funeste étourderie chez ces agents du roi qui, en pleine révolution, en pleine guerre, quand le peuple encore hanté des souvenirs du pacte de famine commence à murmurer contre la cherté des grains, associent le roi à des spéculations à la hausse sur les denrées coloniales et sur le blé ! Septeuil demande à ses correspondants de Hambourg (ah ! comme le nationalisme monarchiste et antisémite, vertueux ennemi du cosmopolitisme financier, a là de précieux antécédents !) de lui confirmer l’entrée en dépôt des cafés reçus du Havre et de Nantes, et des sucres reçus de Nantes :

« Je vous serai obligé de satisfaire à tous ces points de reconnaissance. Je vous dirai de plus que M. Rocck m’avait expressément promis que vous m’écririez le prix de chacune de ces marchandises. » Et en post-scriptum :

« Je ne doute pas que le prix des froments ne s’élève incessamment et que vous ne rencontriez les limites de 120, quoique fort distantes d’à présent ».

Septeuil n’est pas enchanté de son opération, il craint d’avoir acheté au moment où le cours du blé avait déjà atteint le plus haut : il essaie pourtant de se rassurer et il entrevoit une hausse nouvelle comme conséquence des grands achats des armées.

« Hambourg, MM. Engelback et Rocck, le 8 juin 1792.

« Il faut avouer que j’ai été bien malheureux de saisir le plus haut prix dans l’achat de ces froments ; j’espère que vous apporterez tous vos soins pour m’en tirer le meilleur parti que vous pourrez recueillir sur les récoltes éventuelles du Nord et sur la consommation présumée des nombreuses armées… Les notions sur nos récoltes de France les font présumer bonnes. Cependant, il arrive annuellement que les denrées sont chères à l’approche et même après les récoltes ; il en est sans doute de même chez vous, et j’espère que dans le courant des mois de juillet et d’août les prix s’élèveront ; j’ai la même espérance pour les denrées coloniales pour l’automne prochain. »

Septeuil n’eut pas d’ailleurs à se louer de ses rapports avec les dépositaires Rocck et Engelback, chez lesquels il consignait pour revendre à bénéfice, sucres, cafés et blés. Il eut des doutes sur leur solidité et retira la marchandise, mais il continua de spéculer et il écrivait à ses nouveaux correspondants de Hambourg, MM. Poppe et Cie, pour soutenir les cours :

« Je ne fixe pas de limites pour les froments… Vous aurez appris les ordres que notre gouvernement a donnés chez vous pour des achats qui seront suivis, dit-on, de nouveaux et plus considérables. »

À Londres, à Saint-Pétersbourg, Septeuil poussait aussi ses petites opérations. Les documents relatifs à ces spéculations furent portés à la tribune de la Convention et aggravèrent l’émoi du peuple. On ne voit là en mouvement que de petites sommes, mais a-t-on découvert toute la trame ? Et si les fonds de la liste civile servent à des achats de blés, à des « accaparements », toute la contre-révolution n’est-elle pas entrée dans le système du roi ? Que le grain reste donc sous la surveillance du peuple si on ne veut pas que les contre-révolutionnaires, les nobles, les prêtres factieux, les marchands aristocrates les riches bourgeois feuillants, le concentrent en des magasins secrets, afin d’affamer la nation révolutionnaire.

Le girondin Valazé, rapporteur de la Commission d’examen des papiers trouvés aux Tuileries, dénonça avec violence, le 6 novembre, les spéculations royales :

« De quoi n’était-il pas capable, le monstre ! Vous allez le voir aux prises avec la race humaine tout entière. Je vous le dénonce comme accapareur de blé, de sucre et de café. Septeuil était chargé de cet odieux commerce, auquel nous voyons qu’on avait consacré plusieurs millions. Était-ce pour cet horrible usage que la nation avait comblé le perfide de richesses ? Il n’y a que le cœur d’un roi qui soit capable d’une telle ingratitude.

« Ah ! je ne suis plus surpris de l’imprévoyance des lois sur les accaparements. On faisait tout pour détourner de cet objet l’esprit des législateurs ; on imposait silence au peuple toujours crédule en lui disant qu’il n’y avait point et qu’il ne pouvait y avoir d’accapareurs ; que toutes les parties de l’empire étaient trop activement surveillées par les corps municipaux et les gardes nationales… Le peuple se taisait, car il est si facile à convaincre, et le lendemain, sous le grand prétexte de la libre circulation, on le faisait marcher au secours des accapareurs. J’en profiterai, de cette leçon, et je prends ici l’engagement de veiller avec un soin particulier sur la rédaction des lois relatives aux subsistances.

« Vous concevez bien, représentants du peuple, qu’on a couvert de toutes les ombres du mystère l’odieux commerce que je viens de vous dénoncer, et longtemps nous avons cru nous-mêmes que nos recherches seraient infructueuses. Les sommes que l’on y employait et le nom de celui qui le faisait ne nous laissaient aucun doute sur la part que Louis Capet devait, à l’exemple de son aïeul, prendre à ce commerce. Nous connaissions les besoins toujours renaissants d’une cour corruptrice. Nous avions sous les yeux l’embarras de Septeuil pour satisfaire quelquefois à ces besoins ; cependant nous savions que le fier despote voulait être obéi sur l’heure.

« Nous voyions ce même Septeuil consacrer jusqu’à deux millions et plus à ce commerce qu’il faisait à Hambourg, à Londres et ailleurs, en prenant la simple précaution de se faire adresser sa correspondance, à ce sujet, sous un nom emprunté ; nous étions assurés, en même temps, que le tyran était instruit des rapports commerciaux de son agent avec l’étranger, puisque nous tenions en mains des reçus de sa part, qui consistaient en des traites sur Londres. Nous ne cessions de répéter que Septeuil ne serait pas assez imprudent pour se priver de la ressource de plusieurs millions, quand on le pressait chaque jour pour des payements extraordinaires, à moins qu’il n’eût eu une réponse toute prête.

« Enfin, après avoir revu cent fois les liasses qui renferment les factures et la correspondance relatives à ce commerce, qui s’est fait à partir du mois de juin 1791 jusqu’à la Révolution (du Dix Août), nous sommes parvenus à trouver la pièce probante. »

C’est l’autorisation de Louis à Septeuil que j’ai citée. Valazé grossit beaucoup les choses. D’abord, j’ai beau lire et relire les documents annexés à son rapport, je n’y trouve pas l’emploi de plusieurs millions en opérations de commerce. Je vois bien que le roi demande à M. Duruey, le 24 février 1791, une avance de deux millions ; mais rien n’indique qu’elle fut destinée à des combinaisons commerciales.

C’est le 2 juillet 1792, que je relève les achats les plus forts : 595 691 livres de café, et 234 973 livres de sucre, le tout acheté au Havre et à Nantes et expédié à Hambourg, pour y être consigné chez Poppe et Cie. Il ne me paraît donc pas que le capital consacré par l’agent de Louis XVI à ces sortes d’opérations ait dépassé un million. Mais eût-il été de deux ou trois, quelle influence cela pouvait-il avoir sur la marche générale des prix ? Il n’y a rien là qui ressemble à un plan d’accaparement, à un pacte de famine, mais une prodigieuse inconscience, un divorce complet de la pensée du roi et de la vie nationale. Creuzé-Latouche exagéra en sens inverse lorsqu’il essaya, le 8 décembre, de calmer l’émotion que ces pièces avaient provoquée :

« Vous vous souvenez que dans le rapport de la Commission des Vingt-quatre, qui vous fut fait sur Louis XVI, dans la séance du 6 novembre, on vous dénonça des accaparements de blé : j’en fus fort surpris, moi qui ne crois pas aisément aux accaparements, et qui savais que Louis XVI n’avait pu avoir cette année, en sa disposition, ni les finances, ni les intendants, ni les autorités, ni les baïonnettes dont disposait son aïeul.

« Mais je fus encore surpris de voir le rapporteur nous dénoncer ces accaparements, en y mêlant ses réflexions critiques contre la liberté du commerce des grains, sans nous expliquer en aucune manière comment cet accaparement s’était fait ; je prévis d’avance les maux que produirait une dénonciation aussi vague. Car quand on parle ainsi publiquement d’accaparement sans en expliquer clairement les faits, le peuple, devenant plus inquiet et plus soupçonneux, confond toutes les opérations innocentes et même utiles avec des crimes, et ses erreurs en ce genre ne manquent jamais d’augmenter ses propres calamités.

« Je fus obligé de me livrer à mes propres conjectures sur cet accaparement. Je m’imaginai que Louis XVI voulant faire travailler ses fonds comme un marchand, avait fait quelques spéculations sur des blés, et qu’ensuite, pour faire hausser le prix du blé, il avait soudoyé des agitateurs et des émissaires pour exciter des soulèvements et troubler la circulation des grains.

«… J’allai au lieu des séances de la Commission des Vingt-quatre pour y examiner celles des pièces qui concernaient le prétendu accaparement. Je vis dans ces pièces que Septeuil ou ses agents avaient employé des fonds de plusieurs associés à des spéculations sur des sucres et des cafés et sur des blés. Je remarquai que ces blés étaient destinés à être revendus en France et non exportés à l’étranger. Je vis ensuite, par les lettres mêmes des associés, qu’ils étaient au désespoir de ce qu’on avait employé leurs fonds à des achats de blés ; leurs lettres étaient remplies de plaintes et de reproches sur ce sujet. Les uns voulaient se retirer de la Société, les autres voulaient que l’on se défît promptement de cette marchandise.

« Et la grande raison qu’ils donnaient de leur mécontentement de cette spéculation, c’est que la récolte approchait, et qu’elle s’annonçait par une belle apparence.

« Ainsi, si Louis XVI employait la liste civile à des spéculations de marchand, on voit que, tout roi qu’il était, il se trouvait dominé par les lois de la nature et soumis à de bonnes et à de mauvaises chances comme tout autre marchand. »

Voilà bien, en sa pure forme, l’optimisme des économistes ; et l’on est presque tenté de croire, en écoutant Creuzé-Latouche, que Septeuil et Louis XVI avaient travaillé à approvisionner la France. Mais ce qui frappait le peuple, ce qui l’inquiétait, c’est que dans une période où la hausse du blé et du pain était désastreuse, le roi avait espéré et voulu la hausse du blé : et il était tout porté à croire que lorsque le roi s’engageait dans des spéculations à la hausse, il employait ensuite toute sorte de manœuvres à provoquer, en effet, la hausse.

Mais cette nervosité et cette défiance du peuple, avec le resserrement et la stagnation des grains qui en étaient la conséquence, ne suffisent point à expliquer la hausse exceptionnelle de la fin de 1792, puisque, depuis le commencement de la Révolution, le peuple avait eu à l’égard des subsistances les mêmes craintes soupçonneuses sans que pourtant le blé eût atteint le niveau où il était maintenant. Ce n’est pas non plus par la pénurie ou même la médiocrité de la récolte qu’il fallait expliquer le mouvement. La récolte était bonne. Tous les témoignages là-dessus sont concordants. L’abondance des moissons secondait la Révolution. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre, constate formellement cette abondance :

« Dans plusieurs départements de la République, les subsistances sont l’objet des inquiétudes du peuple. En vain notre sol nous fournit-il d’abondantes récoltes, des terreurs s’emparent des esprits ; les propriétaires ferment leurs greniers, le marchand n’ose se livrer à ses spéculations ; le commerce languit, et de là, nous éprouvons des disettes partielles et factices, au milieu d’une abondance réelle. »

Fabre, de l’Hérault, dit dans son rapport du 3 novembre :

« La France, s’il faut en croire les économistes les plus fameux, recueille, en général, le blé nécessaire pour la consommation de ses habitants ; et s’il est impossible d’avoir des données certaines sur cet objet, toutes les probabilités se réunissent en faveur de cette hypothèse. Si la récolte a été, cette année, stérile dans quelques départements, une heureuse abondance a fertilisé les autres et devait réparer ces maux partiels. Les pétitions contiennent l’aveu qu’on ne manque pas de grain. »

Beffroy dit, le 16 novembre :

« C’est au milieu de l’abondance que la disette menace le peuple. »

Isoré écrit, à propos d’un district de l’Oise :

« D’après les connaissances parfaites que j’ai recueillies par mes observations et par les aperçus que nos commettants connaissent eux-mêmes, je puis assurer que ce district aura, au delà de sa consommation, 15 000 setiers de froment, de 275 livres, poids de marc ; pareille observation faite sur tous les districts du département de l’Oise, après avoir déduit ce qui convient en raison de la population et de l’ingratitude du sol de plusieurs cantons, il en résultera, très certainement, que ce département pourra céder à ses voisins 80 000 setiers. »

Lequinio dit, le 29 novembre :

« La France manque-t-elle de blé ? Non. La France recueille actuellement au delà de ses besoins. Cette année, la récolte a généralement été bonne et nous y touchons encore ; aussi, quand elle serait insuffisante pour les besoins de l’année entière, il est de toute évidence que nous sommes, en ce moment, dans une abondance réelle. »

Fayan s’écrie le même jour :

« Souffrirez-vous plus longtemps que les Français gémissent au milieu de l’abondance ?

«… Il y a, n’en doutez point, dans la République, plus de grains qu’il n’en faut pour la consommation des citoyens. »

Saint-Just affirme que les produits sont seulement cachés, par l’effet de la surabondance du signe monétaire. Dufriche-Valazé, qui combat précisément les évaluations optimistes, reconnaît cependant qu’il y a assez de grains :

« Voulez-vous, dit-il, que j’ajoute tout le possible à la supposition faite par les économistes ? Eh bien ! je consens que les terres, l’une dans l’autre, rapportent 4 1/6 pour un, les semences prélevées ; il en résultera que nous sommes au pair de nos besoins, sauf le cas de stérilité générale ou partielle. Ici se dissipe un beau rêve, qui ne s’est que trop prolongé ; ici tous les événements s’expliquent sans difficulté. Je ne suis plus surpris de voir la France si souvent agitée par la crainte de manquer de subsistances ; quand elle aurait quelque chose en sus de ses besoins, les moindres circonstances feraient naître cette crainte, au milieu d’une population aussi forte que la nôtre. »

Mais il conclut :

« Nous avons des grains à peu près ce qu’il nous en faut. »

Creuzé-Latouche déclare, le 8 décembre :

« Je ne crains pas d’affirmer que jamais la France n’eut autant de grains qu’elle en possède actuellement… Depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, et la dernière a été supérieure…

Ajoutez à cette quantité de blés de la dernière récolte, et même des années précédentes (car il y en a, surtout dans les départements du Nord), les blés que l’on doit encore tirer de l’étranger, et vous verrez que le peuple français est réellement au sein de l’abondance, quoiqu’il n’en jouisse pas. »

Louis Portiez, député de l’Oise, écrit le 8 décembre :

« Citoyens législateurs, la saison de la récolte expirait à peine, et déjà on criait à la famine. Les greniers regorgent encore de grains, et on nous menace de la disette…

« Avant 1789, le sol de la France produisait une récolte plus que suffisante aux besoins de ses habitants ; il se faisait alors des exportations à l’étranger ; le gibier avait le privilège de dévaster impunément nos champs et de prélever aussi, chaque année, la dîme au moins de nos productions territoriales. Aujourd’hui que son règne n’est plus, que l’exportation à l’étranger est prohibée, que la masse des subsistances est augmentée de plus de 2 millions de quintaux, tant en grains qu’en farine, importés de l’étranger depuis le 1er janvier de cette année jusqu’à présent, les calculateurs recherchent, en vain, les causes de cette disette factice au milieu de l’abondance. »

Tous les journaux font les mêmes constatations. Dans un important article (24 novembre-1er décembre 1792) sur les subsistances, le journal les Révolutions de Paris dit :

« La récolte a été abondante, cette année ; l’année précédente même avait produit assez de blé pour toute la France. »

Condorcet, de même, note tous les témoignages qui établissent qu’il n’y a pas rareté de grains. Brissot, obsédé par la polémique contre Robespierre et Marat, attribue aux « seuls agitateurs » la cherté du grain.

Mais voici, après tous ces témoignages généraux si décisifs par leur concordance, quelques indications particulières très intéressantes. Laurent Lecointre, député de Seine-et-Oise, soumet à la Convention, au printemps de 1793, un important travail où je relèverai un peu plus tard des éléments précieux pour la question des salaires. Il voulait démontrer à la Convention qu’elle pouvait et devait taxer le blé, et que les fermiers pourraient aisément supporter cette taxe, parce qu’ils avaient de larges revenus. Pour le prouver, il dresse le budget précis d’une ferme de 300 arpents à lui connue. Il peut donc être tenté, dans l’intérêt de sa thèse, de forcer le chiffre de la production moyenne de la ferme. Or, il avertit que les résultats obtenus en 1792 doivent être sensiblement réduits, si l’on veut avoir la mesure à peu près exacte des productions de la ferme :

« Je vais, dit-il, établir l’état du fermier sur la récolte la moins avantageuse en quantité et en prix, et je dis qu’au lieu de 800 setiers de blé, qu’ont rapporté, en 1792, les 100 arpents semés de ce grain, la même quantité d’arpents ne rapportera, en 1793, que 700 setiers… Au lieu de 450 setiers d’avoine qu’ont rapportés, en 1792, les 100 arpents semés de ce grain, je les réduis, pour l’année 1793, à 400 setiers de 24 boisseaux, mesure de Paris. »

Ainsi Lecointre, au moment même où il cherche à donner l’idée la plus haute possible des revenus des fermiers, n’ose pas prendre pour type la récolte de 1792 ; il lui fait subir une réduction d’un huitième pour le blé, d’un neuvième pour l’avoine.

Et il se récrie contre les « profits excessifs, honteux, intolérables » qui se font « dans l’état actuel des choses » quand on « porte la récolte sur le pied de 1792, où la moisson a été abondante dans tous les départements agricoles » : car, ajoute-il, « nous avons la consolation de savoir que ce n’est pas la disette des grains qui a occasionné leur extrême cherté, mais la méchanceté de quelques hommes ».

Je ne retiens pas les explications de Lecointre, mais seulement le fait affirmé par lui avec tant de précision. Et il donne couleur et vie à son affirmation en déroulant, sous nos yeux, les vastes plaines toutes chargées encore de leur fécondité d’hier.

« Ouvrez les yeux, citoyens mes collègues, et portez vos regards sur la surface de cet empire. Dans les départements agricoles, à 40 lieues aux environs de Paris, les plaines sont encore garnies de leurs meules ; les cours des gros agriculteurs ont encore entières celles qu’une ample moisson leur a procurées l’année dernière ; quelques-uns même en ont de deux années. Entrez dans les granges, beaucoup sont encore pleines, les greniers de l’accapareur sont remplis. »

Et comme si aucun doute n’était possible sur le fond même des choses, Lecointre s’écrie :

« Et vous, législateurs, vous êtes témoins de cette abondance ; et insensibles aux cris des malheureux, vous voyez de sang-froid qu’une denrée qui devrait, au plus, valoir 30 livres le setier pesant 240 livres, est portée à 50 et 55 livres, et les autres grains en proportion. »

Ainsi, dans l’été fécond de 1792, la générosité de la terre avait répondu à la générosité de la Révolution. Et sous le soleil du Dix Août, l’éclair de la faucille avait couché de larges moissons. Non, il n’y a pas disette profonde ; et ce n’est pas au bord d’un abîme de misère et de désespoir que la République va faire ses premiers pas. Les richesses qu’a données la terre, débarrassée de la dîme et fécondée par la liberté, sont bien là, présentes, substantielles, dorées aux yeux et chaudes à la main.

Billaud-Varennes.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Et la Révolution saura bien les mettre en mouvement et les assimiler. Mais quel prodigieux déséquilibre économique, et à quelles difficultés troublantes elle est en proie ! Que de causes concourent à cette cherté paradoxale du blé et du pain dans l’abondance des moissons.

Et tout d’abord l’action de l’assignat est incontestable. À mesure que l’assignat baisse, le prix des denrées, quoique d’un mouvement beaucoup moins rapide, doit hausser. Lecointre allègue, il est vrai, que la somme des assignats émis ne dépasse guère la somme du numéraire, augmentée des billets de la caisse d’escompte, qui circulait en 1788, et qu’il n’y a donc pas surabondance du signe. Mais d’abord il n’est nullement démontré que la monnaie de métal a disparu ; elle s’est immobilisée, elle a été réduite peu à peu à une sorte d’inaction monétaire, par la monnaie de papier ; mais elle subsiste toujours prête à agir, et ainsi la quantité du signe disponible est doublée. En second lieu, le mouvement d’émission à peu près continu auquel est condamnée la Révolution, en enlevant aux assignats toute limite un peu stable, semble leur enlever, en effet, toute limite. On ne sait pas s’il n’y aura pas demain une émission nouvelle, si la valeur de l’assignat ne baissera pas encore et, naturellement, les détenteurs de marchandises se couvrent, par la hausse de leurs prix, contre les risques de dépréciation que l’assignat reçu par eux en paiement aura à courir. De là, une tension fébrile et maladive des cours. De là, dans tout l’édifice économique, fondé sur des prévisions et des craintes, je ne sais quoi de factice et d’inquiétant. Et précisément parce que le blé est une denrée de première nécessité, précisément parce que cette denrée n’est pas exposée, comme les objets de luxe, aux vicissitudes des modes ou aux révolutions des rapports sociaux, son prix s’élève en proportion même de sa solidité.

Le blé est comme une valeur de premier ordre et de tout repos, à échanger contre des valeurs incertaines et dont la limite de décroissance n’est pas connue. Quoi d’étonnant que les propriétaires resserrent leur marchandise ou ne la livrent qu’à très haut prix !

Mais voici que sur ce marché déjà instable les achats de guerre exercent encore une action perturbatrice. La France se trouve soudain à l’état de nation armée ; elle lutte contre la coalition partielle des despotes ; elle s’organise pour résister à leur coalition générale. Sept cent mille soldats sont sous les armes : un chiffre qui même au temps des plus grandes guerres de Louis XIV ne fut jamais atteint ; et il est sûr que ce n’est qu’un commencement, une première mobilisation. Ou si cela n’est pas sûr encore, du moins cela est probable : bientôt, sans doute, toute la force valide du pays sera dans les armées. De là, au point de vue des prix des denrées, deux conséquences. D’abord, les cultivateurs, les propriétaires fonciers se demandent s’ils ne seront pas exposés à manquer de bras. Déjà Roland dans ses rapports constate que, dans la région du Nord, le travail des semailles a été contrarié non seulement par les pluies de l’automne, mais par le manque de bras.

« En parlant d’agriculture, dit Roland, le 9 janvier, je dois exposer à la Convention les craintes que je conçois sur le produit de la récolte prochaine ; on me mande de plusieurs départements que les semailles des blés d’hiver ont été contrariées par une infinité d’inconvénients. Le séjour des troupes ennemies, d’une part, dans nos département du Nord, d’autre part, le manque de bras, la disposition des chevaux pour les convois militaires, les pluies presque continuelles de l’automne, sont cause que le quart des terres n’est pas ensemencé. À cette circonstance si l’on joint les événements politiques qui peuvent contrarier nos achats de blé de l’étranger, on peut avoir quelques inquiétudes sur nos subsistances de l’année prochaine. »

Et Barbaroux allait jusqu’à chiffrer, à la tribune même de la Convention, le déficit qui résulterait dans les récoltes du déficit des bras (8 décembre) :

« Un laboureur, en réduisant les travaux et les productions à un terme moyen, cultive 20 arpents de terre et peut leur faire produire 60 setiers de blé au delà de la semence, de manière qu’il donne à la République 17 410 livres de pain.

« Or, en fixant la population de la République à 25 ou 26 millions d’habitants, il en résulte qu’il faut le travail de 7 500 laboureurs pour produire la subsistance d’un jour de tous les individus de l’Empire, et que par conséquent nous avons indispensablement besoin de 2 800 000 agriculteurs pour nous assurer les subsistances d’une année. Un événement qui nous enlèverait 100 000 agriculteurs nous exposerait à treize jours et demi de disette.

« Or je fixe à 300 000 le nombre de ceux que la guerre a enlevés aux campagnes, et certes, mon calcul ne vous paraîtra point exagéré, si vous considérez qu’indépendamment du nombre des agriculteurs enrôlés dans nos armées, les volontaires des compagnies franches, les sapeurs ou mineurs, les guides et les conducteurs de chariots, sont presque tous des hommes de la campagne. Il y aura donc, l’année prochaine, par la seule diminution du nombre des cultivateurs, un déficit de quarante jours et demi dans la masse de nos subsistances.

« J’évalue à un déficit égal celui qui résultera de la diminution du nombre des bœufs livrés à la consommation des armées, des mulets employés à leur service et des chevaux qui partout ont été pris pour remonter nos cavaliers ou pour former de nouveaux corps de cavalerie. C’est donc un déficit de quatre-vingt-un jours dans les subsistances. »

A lire ces calculs un peu présomptueux de Barbaroux il semble que l’activité productrice d’un pays soit une quantité fixe, une force rigide et inextensible. Il n’en est rien, et nous pressentons déjà l’effort héroïque, le magnifique labeur par lequel la France révolutionnaire, sous la discipline de la Convention, comblera ces vides du travail. Les femmes suppléeront les hommes absents ; les enfants se hausseront au-dessus de leur âge et les bêtes mêmes, plus ardemment aiguillonnées, hâteront la marche profonde des charrues. Nous pressentons aussi, à la précision des chiffres et des résultats apportés par Barbaroux, que la grande Assemblée saura entrer à fond, par la réglementation la plus stricte, par l’intervention la plus minutieuse, dans la vie et le travail de tous, pour assurer à l’énergie nationale son maximum de rendement. Mais une inquiétude était dans les esprits ; chacun se demandait : Qu’adviendra-t-il de la terre de France et de la récolte prochaine si tous les bras s’arment du fusil ? Les moissons trop lentement moissonnées ne seront-elles pas à la merci des orages ?

Mais la guerre ne prenait pas seulement les bras, c’est-à-dire l’espoir des récoltes prochaines, elle prenait dès maintenant, par de vastes achats, la récolte de l’an dernier. Roland écrit à la Convention le 28 janvier 1793 :

« Une des principales causes qui contribuent plus particulièrement à augmenter la pénurie des subsistances et surtout à en faire hausser le prix, c’est comme je l’ai déjà fait observer plusieurs fois à la Convention, celle qui résulte des achats que font faire les agents des vivres militaires et de la marine dans plusieurs départements. Je vois en effet, suivant un état particulier qui a été remis par eux au conseil exécutif provisoire le 17 de ce mois, que depuis environ deux mois et demi, ces agents ont commissionné plus de 800 000 quintaux de blé et 17 000 quintaux de farine dans 27 départements seulement, parmi lesquels il y en a quatorze où j’ai été obligé de faire parvenir à grands frais des subsistances. »

Sans doute les hommes enrôlés dans les armées auraient consommé du blé et de la viande, s’ils étaient demeurés dans leur commune. Mais d’abord beaucoup d’entre eux auraient consommé le produit du petit domaine sur lequel ils vivaient : en tout cas, les achats auraient été disséminés et lents. De plus, les citoyens auraient consommé sur place moins de viande et de froment qu’ils n’en consommaient aux armées. Cette immense mobilisation des hommes transforma les habitudes. Laurent Lecointre, dans une de ses opinions à la Convention, constate très justement :

« Plus de cinq cent mille individus qui ne mangeaient de la viande qu’un ou deux jours de la semaine, en mangent aujourd’hui tous les jours aux armées. » Ce que Lecointre dit à ce sujet le 23 septembre 1793 est vrai évidemment dès le début de la guerre. J’avais pensé de même, à priori, quand je cherchais à me rendre compte de la hausse prodigieuse du prix du blé, que le pain donné aux soldats de la République devait contenir plus de froment que le pain mêlé que mangeaient encore beaucoup de paysans. J’ai trouvé la confirmation de mon hypothèse dans un bref discours de Cambon du 3 novembre 1792 :

« Autre cause encore de renchérissement. Nous avons 600 000 hommes sous les armes. Nous avons voulu qu’ils fussent bien nourris, parce qu’ils combattent pour la liberté. On a défendu l’usage du seigle dans le pain. »

Ainsi le peuple, en passant aux armées de la Révolution, s’élevait au pain de pur froment. Je me demande d’ailleurs si les progrès de la Révolution et de l’esprit public, et la croissante fierté des paysans affranchis, des prolétaires devenus citoyens actifs, ne propageaient pas jusque dans les campagnes l’habitude du pain blanc, symbole d’une vie supérieure.

« La consommation du blé, dit Creuzé-Latouche le 8 décembre, n’est pas la même dans tous les temps. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent les villes se nourrissent principalement de pain, et qu’ils l’ont, dans tous les temps, à peu près de la même qualité ; mais les habitants de beaucoup de lieux stériles en froment et beaucoup de pauvres habitants des campagnes règlent le genre de leur nourriture et leurs consommations sur leurs ressources. Suivant le bon marché ou la cherté du blé, suivant l’abondance ou la rareté de cette denrée, ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus ou moins noir ; du froment, ou du méteil, ou du seigle, ou de menus grains. Enfin, de grandes contrées consomment plus ou moins de blé de Turquie, de sarrazin, de châtaignes, de légumes et de pommes de terre ; ils en font même leur unique nourriture lorsque les prix des meilleurs grains s’éloignent trop de leurs facultés. »

Mais Creuzé-Latouche oublie de dire que la consommation du pur froment pouvait varier aussi selon le degré de culture civique des hommes. À ceux qui sentaient vivement le prix de l’égalité il n’était pas indifférent de manger le même pain que les classes riches, et sans doute ils s’y efforçaient. Il se trouve précisément que, en cette période, et par une singulière coïncidence, les grains pauvres font défaut. J’ai déjà cité ce que Roland dit à ce sujet dans son rapport du 9 janvier. Il y insiste dans son rapport du 28 en envoyant à la Convention l’état des demandes qui lui ont été adressées pour obtenir des secours en subsistances :

« L’Assemblée verra que ces demandes montent à plus de 4 500 000 quintaux de grains, et à 7 500 000 livres en argent, sur lesquelles j’ai déjà distribué 222 000 quintaux tant en blé qu’en farine, et 3 278 000 livres en avances pécuniaires.

« Cette masse effrayante de besoins est occasionnée par diverses causes : 1o les pluies continuelles de l’automne ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin qui sont dans plusieurs cantons de la République la principale nourriture de la classe indigente du peuple. »

Ainsi c’est aux grains pauvres que devait suppléer le blé envoyé par le gouvernement. Et la nécessité des choses semblait s’ajouter aux inspirations égalitaires de l’ordre nouveau pour élever la plus grande partie du peuple à la consommation du pain blanc ; avec la liberté entrait dans les habitudes du peuple un pain plus pur et plus noble. Ce n’est pas seulement pour donner plus de force aux soldats, c’est pour consacrer le relèvement de toute condition et l’universel ennoblissement civique que la Révolution éliminait le seigle de la nourriture de l’armée et lui donnait un pain délicat et fort. Et quand des nouvelles de l’armée parvenaient dans les villages, comment le peuple tout entier, et comment les ouvriers des fermes n’auraient-ils pas demandé du pain de froment ? Ainsi, au moment où bien des symptômes faisaient craindre qu’en 1793 il y eût un déficit dans la récolte, croissait la demande du blé. Et cela encore ajoutait à la tendance de hausse. D’ailleurs pour les besoins pressants et vastes d’une grande armée, les achats étaient faits par grosses masses ; ils rompaient ainsi, en plus d’une région, l’équilibre des ressources et des besoins. Roland se plaint que les achats soient faits souvent aux lieux mêmes où il y avait insuffisance de récolte. Entre l’administration de l’intérieur et le ministère de la guerre où Pache avait remplacé Servan, il n’y avait point d’entente ; et leur action discordante aggravait la crise. Au ministère de la guerre, aucune tradition forte et claire n’avait eu encore le temps de se constituer. Le service des subsistances y fonctionnait mal, sans vue d’ensemble et sans unité. Des explications contradictoires de d’Espagnac et d’Hassenfratz devant le Club des Jacobins dans les séances de novembre et décembre 1792 ce qui résulte c’est l’état de désordre des administrations de subsistances :

« Le ministre de la guerre avait une administration des vivres, le ministre de la marine avait aussi une administration des vivres, et le ministre Roland avait aussi son administration particulière. »

La forte centralisation de combat que la Révolution instituera bientôt dans le service des subsistances n’existait pas encore et il y avait « dans les achats, comme dit Hassenfratz, une concurrence nuisible à la chose publique ». Dans cet état d’exaspération, de discordance et de hâte fébrile, les grands fournisseurs peu consciencieux avaient beau jeu. Sous prétexte de fournir vite, ils haussaient démesurément leurs prix, et ils donnaient ainsi une sorte de signal général de hausse. Le journal de Prudhomme numéro du 24 novembre au 1er décembre) a bien marqué ce brusque pullulement de spéculations suspectes. Dans la guerre qui suivit le 10 août, « il fallut faire sortir à la fois de terre et des hommes et des vivres ; le péril était imminent, il ne s’agissait pas de marchander en pareil cas. Belle occasion pour tous les accapareurs ! Eux seuls étaient nantis de tout ; ils s’offrirent ; on se crut trop heureux de les avoir ; on passa par toutes les conditions qu’ils voulurent imposer. Sans parler d’une foule de marchés frauduleux qu’on découvre tous les jours, ceux de ces messieurs qui faisaient le plus honnêtement leur métier eurent soin de demander presque le double du prix courant, et déjà cependant trop haut ; le commerce éprouva une commotion subite. Ce renchérissement s’étendit bientôt à tout, et le pauvre, l’honnête citoyen se vit presque dans l’impossibilité d’acheter sa subsistance. »

Tous les spéculateurs de la fin de l’ancien régime, Beaumarchais, d’Espagnac, reparaissent pour des besognes louches. Les Juifs émancipés par l’Assemblée Constituante fournissent aussi leur contingent de spéculation.

Jacob Benjamin abuse de la hâte ou de la légèreté de Montesquiou pour conclure avec lui un traité frauduleux où les prix des marchandises à livrer sont majorés dans des proportions fantastiques. Les commissaires de la Convention à Lyon, Boissy d’Anglas, Alquier, Vitet envoient le 20 novembre un rapport foudroyant, et Cambon s’indigne à l’Assemblée :

« Votre Comité m’a chargé de vous dénoncer plusieurs marchés frauduleux passés par Vincent, commissaire ordonnateur en chef de l’armée du Midi. Ces marchés sont d’une nature d’autant plus désastreuse pour la nation, qu’en stipulant les fournitures payables moitié en espèces sonnantes, ou en assignats, on bonifiait la perte du papier, et en partie d’avance. La première et la seconde de ces dispositions ont l’effet d’augmenter considérablement le prix de l’argent, les entrepreneurs ayant un intérêt à le hausser, pour être mieux payés en assignats : surhausse d’autant plus considérable que ces fournisseurs se les font payer presque au double du prix ordinaire du commerce connue vous allez le voir pour les marchés passés avec le juif Benjamin. »

Les commissaires portaient une accusation d’ensemble :

« Nous avons découvert, et nous en avons les preuves, que dans chaque marché, chaque fourniture, la hiérarchie militaire ne présente qu’une échelle de crimes : fournisseur général, fournisseur en second, visiteurs, gardes-magasin, commissaire, commissaire ordonnateur, état-major général, tous prévariquent, tous volent, tous s’enrichissent. »

C’est ainsi que les chemises étaient de toile d’emballage, les souliers de mauvais cuir et de carton. Lagard et Lebrun, l’un cousin de l’ancien ministre feuillant, l’autre négociant à Montpellier, avaient empli les magasins de marchandises tarées. Les prix de Jacob Benjamin tenaient du roman. Le lard salé était livré par lui à 37 sous la livre, moitié en argent, et le reste en assignats, mais compensation faite de leur perte. Or, le lard salé se trouvait dans les ports à 10 sous, en assignats. Il vendait les souliers 13 livres, la paire. Les mêmes souliers étaient au même moment offerts et donnés pour 6 livres par un autre fournisseur, Gerdret.

L’Assemblée décréta d’accusation Lagard, Lebrun, Vincent, Benjamin, juifs et chrétiens mêlés. Depuis si longtemps les Juifs avaient été réduits à des opérations occultes et souvent suspectes que les hommes de la Révolution avaient contre eux une prévention très forte. C’est après bien des résistances que la Constituante se décida à leur reconnaître les droits civils et politiques, et on voit que les Conventionnels en parlent d’un ton méprisant :

« Le juif Benjamin », dit Cambon ; et Lanjuinais dit : « Voici une lettre du juif Benjamin. » Et Brissot rendant compte de son interrogatoire devant la Convention, le 13 novembre, écrit :

« Le juif Jacob Benjamin est traduit à la barre ; il fait une réponse bien juive aux reproches faits aux marchés passés entre lui et les commissaires ordonnateurs : il dit qu’il était marchand, que c’était à lui à bien vendre ses marchandises, et aux commissaires ordonnateurs à savoir ce qu’ils devaient lui en donner. »

C’est bien la traduction exacte de ce que dit en effet Jacob Benjamin :

« D’ailleurs, je suis fournisseur ; le général avait le droit de traiter avec moi ou il ne l’avait pas ; s’il en avait le droit, c’est à moi à remplir mes engagements ; mais le marché fait, tant pis pour lui. »

La Convention le fit justement arrêter. Mais elle ne concentra pas sur lui la répression. Elle avait hérité du passé de fortes préventions contre les Juifs, mais elle ne songea pas un instant à leur appliquer une justice spéciale : elle frappa comme eux et avec eux les autres coupables.

Mais déjà la guerre apparaissait comme une immense industrie. C’était comme une forme nouvelle et colossale du commerce qui se substituait au commerce ordinaire, plus calme, plus sain. Ici la fièvre de l’impatience et du danger, les appétits surexcités par la brutalité essentielle de l’action militaire, la difficulté du contrôle, la nécessité des approvisionnements rapides, tout contribuait à fausser les cours, et ce sont pourtant les prix de ce commerce affolé, violent et morbide, qui pouvaient servir de type au commerce normal et tenter peu à peu, jusque dans la placidité des relations ordinaires, la cupidité des marchands. Un esprit de lucre suraigu et d’exploitation outrée se répandait sur la nation du foyer même où était concentrée la force de la patrie. Comment, à la nouvelle que ces prix fantastiques avaient eu cours dans ces armées immenses, où affluait le pays, les propriétaires fonciers n’auraient-ils pas réservé leurs marchandises dans l’espoir d’en obtenir, eux aussi, un prix égal ?

Les possédants étaient animés d’un esprit nouveau, plus audacieux, plus entreprenant, plus porté à la spéculation. Quand l’Église possédait ses immenses domaines, elle les gérait mollement, selon une tradition routinière et un peu somnolente. Elle avait besoin pour exercer sa domination et maintenir son privilège, pour prélever ses dîmes et se soustraire à l’impôt, d’être soutenue par ses fermiers. Si elle les avait eus contre elle, elle n’aurait eu aucun moyen pratique d’agir, aucune prise réelle sur le pays. Elle ménageait donc cette clientèle de fermiers en leur accordant des baux modérés, en les renouvelant aux conditions anciennes, malgré l’élévation générale des valeurs. Ces fermiers d’Église formaient ainsi une sorte de sous-canonicat agricole, protégé par la tradition contre toute surprise fâcheuse et médiocrement stimulé. Ils avaient sans doute leurs habitudes de réalisation à peu près immuables, des époques de vente à peu près fixes.

Au contraire, quand les acheteurs révolutionnaires, paysans aisés et riches bourgeois, furent entrés en possession des biens d’Église, ils apportèrent dans la gestion de leurs biens leur esprit d’activité un peu inquiète, ambitieuse et calculatrice. Ils avaient fait, en général, une bonne affaire. Non qu’il y eût eu souvent des manœuvres dolosives ou des collusions criminelles pour fixer trop bas le prix d’adjudication des biens. Roland, dans son rapport du 9 janvier, signale, il est vrai, des manœuvres coupables :


Faïences patriotiques nivernaises (1793).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


« Il ne faut pas se dissimuler, écrit-il, que des abus énormes et révoltants ne se soient introduits dans les ventes nationales, et ce qui me fut dénoncé au mois d’octobre dernier par rapport au district de Saint-Quentin en est la preuve et peut être appliqué à beaucoup d’autres districts. Là, les fermes avaient un prix apparent, bien au-dessous de leur valeur réelle. Les propriétaires et les fermiers agissaient ainsi pour se soustraire aux impositions qui avaient pour base le prix des baux, de façon qu’un domaine dont le propriétaire retirait réellement 1 000 livres n’était cependant porté qu’à 500 dans le bail à ferme. C’est sur ce prix, sur ce produit apparent, que les estimations pour les ventes nationales ont été faites. Il en résulte que les enchères ont toujours eu pour base cette évaluation infidèle et que les adjudications ont été faites à des prix analogues et fort au-dessous de la valeur réelle de l’immeuble vendu.

« Cette estimation erronée a donné lieu à des inconvénients plus graves : elle a réveillé la cupidité de cette classe de citoyens qui ne semblent respirer que pour faire des calculs d’intérêt et épier l’occasion de se procurer des bénéfices par tous les moyens possibles, per fas et nefas. De là, la coalition des enchérisseurs entre eux pour avoir les dépouilles nationales au prix le plus vil ; de là, ces scènes scandaleuses et quelquefois sanglantes, qui ont eu lieu dans plusieurs séances, lorsque des concurrents voulaient mettre des enchères sur celles de ces monopoleurs coalisés, de ces conspirateurs contre les intérêts de la République. »

Sans doute, mais il est impossible que cette fraude sur les baux ait été très générale et que par suite les bases d’évaluation pour les adjudications aient été souvent faussées. En fait, dans ces tranquilles années de 1790, 1791 et 1792, il y eut une concurrence assez animée entre les acheteurs, et les communes étaient intéressées, par la remise proportionnelle qui leur était faite, à assurer la loyauté des ventes. Au total, dans la plupart des départements, le prix de vente dépassa d’un quart le prix d’estimation, et si les acheteurs firent une bonne affaire parce que les baux d’Église étaient habituellement modérés, il n’en est pas moins vrai qu’ils avaient à retrouver l’intérêt d’un capital supérieur à celui que les baux d’Église représentaient. Ainsi s’expliquent ces curieuses paroles du journal de Prudhomme, qui sont si opposées à la thèse d’Avenel sur l’achat à vil prix des biens d’Église :

« Une seconde cause générale (de la cherté des denrées), quoiqu’elle tienne plus particulièrement aux subsistances, c’est le renchérissement des terres… Les biens nationaux ont été portés à un prix excessif ; la facilité des paiements, à termes très éloignés, a pu donner lieu à ces fortes enchères. Dès que les fonds nationaux eurent doublé de prix, il n’y eut point de marchandise, si vile qu’elle fût, qui ne doublât à son tour. Les acquéreurs de biens nationaux, qui outre cela payaient en contribution le cinquième du produit net, eurent leur recours sur les consommateurs et leur firent payer à la fois leur impôt annuel ainsi que l’intérêt de leur argent. » (no du 24 novembre au 1er décembre 1792.)

Ajoutez que la plupart de ces acquéreurs avaient fait sur leur nouveau domaine d’importantes dépenses d’aménagement. Laurent Lecointre dit dans l’Opinion et projet de décret que j’ai déjà cité :

« Les deux milliards cinq cents millions de biens nationaux, sur lesquels on a fait depuis deux ans plus de 500 millions de dépenses, car ces biens ont été vendus et revendus, démolis en partie et reconstruits pour d’autres usages… »

C’est donc l’intérêt d’un capital accru que devaient retrouver les nouveaux propriétaires, et comme ils étaient des hommes de combinaison et d’audace, ils essayaient, en ne vendant leurs grains que lentement, de tirer le plus grand parti possible des mouvements de prix déterminés par la baisse des assignats. La plupart d’entre eux pouvaient attendre. Ils n’avaient acheté que parce qu’ils avaient des avances supérieures aux premières annuités exigibles ; et quelle belle opération ce serait de payer une partie de la terre nouvellement acquise avec le prix exceptionnellement élevé de la récolte ! En tous cas, ils pouvaient attendre que l’assignat fût un peu consolidé, et ne pas s’exposer par une vente trop prompte de leur marchandise à la dépréciation croissante de la monnaie de papier.

Portiez, député de l’Oise, ne craint pas d’indiquer, le 8 décembre, que l’aisance plus grande du cultivateur le rend maître du marché, où il n’apporte plus le blé qu’à l’heure choisie par lui.

« Le laboureur bénit la Révolution qui l’a délivré de la gabelle, des dîmes, de la milice, etc., etc., et il n’acquitte pas ses contributions. Est-ce la négligence des percepteurs, l’ignorance des contribuables qu’on doit en accuser ? Je ne sais, mais l’État souffre ; le fermier, plus aisé, ne s’empresse pas de porter au marché, comme par le passé, pour réaliser les fonds avec lesquels il devait payer autrefois les termes du bail de son propriétaire : ses économies, le non-acquittement des contributions, la décharge des anciens impôts l’ont mis aujourd’hui en état d’attendre que le torrent des billets patriotiques soit écoulé. »

Aussi bien, selon Isoré (16 novembre), beaucoup de propriétaires s’abstiennent de presser leurs fermiers :

« Ne nous dissimulons point que beaucoup de propriétaires ci-devant nobles prêtent leurs fermages échus, pour que leurs fermiers gardent plutôt des blés que des assignats ; l’aristocratie bourgeoise se mêle aussi de cette perfidie ; joint à cela les fermiers aisés et les propriétaires avares qui font valoir. »

Quelle était l’étendue et quel était le sens exact du fait allégué par Isoré ? Il est malaisé de le savoir. Y avait-il vraiment des propriétaires, ci-devant nobles ou bourgeois aristocrates, qui ne pressaient point leurs fermiers d’acquitter les fermages afin que ceux-ci ne soient pas obligés de vendre leurs grains ? Poussaient-ils la passion et la combinaison politiques jusqu’à se priver momentanément eux-mêmes de leurs revenus pour aggraver, par l’arrêt des échanges, la hausse du blé et la baisse de l’assignat dont souffrait la Révolution ? Il ne pouvait guère y avoir là que quelques excentricités de haine, non une pratique étendue et capable de modifier le cours des choses. Ce qui est plus probable, c’est qu’un intérêt commun décidait propriétaires et fermiers à ajourner les opérations. Le fermier avait intérêt ou croyait avoir intérêt à retarder la vente de son blé afin de profiter plus largement du mouvement de hausse, peut-être aussi afin de donner à la valeur de l’assignat le temps de se fixer. Et les propriétaires n’étaient point pressés de recevoir leurs fermages qui, par le cours de l’assignat, subissaient une forte réduction.

C’est probablement cet accord spontané des propriétaires et des fermiers, accord fondé uniquement sur des raisons économiques, qu’Isoré transforme en un calcul contre-révolutionnaire des propriétaires.

Comment se conduisaient les fermiers des biens des émigrés, maintenant et depuis la loi de la Législative à la disposition de la nation ? Se prêtaient-ils au mouvement national des échanges ou retenaient-ils systématiquement les grains ? La question n’est pas indifférente, car elle porte sur un domaine immense. Roland avait demandé aux districts une statistique du nombre des émigrés et de la valeur de leurs biens.

« 200 de ces districts sur les 546 dont la République est composée n’ont fait aucune réponse ; les autres ont envoyé des états plus ou moins parfaits. J’en ai fait faire le dépouillement ; j’ai fait un capital aux immeubles estimés, mais suffisamment désignés par leur nature et leur étendue pour donner lieu à une estimation rapprochée ; et il en résulte que le nombre d’émigrés, compris dans les listes que j’ai sous les yeux, s’élève à 16 930 et que l’évaluation des immeubles séquestrés arrive à 2 760 541 592 livres.

« Si l’on veut maintenant faire la comparaison des districts qui n’ont pas envoyé des états, avec ceux dont nous avons les tableaux, et supposer que la proportion soit la même, nous dirons que la totalité des émigrés de la République est de 29 000 et que la valeur de leurs biens est de 4 800 000 000 livres (quatre milliards huit cents millions).

« Je dois faire observer à la Convention que si l’on suppose de l’exactitude dans le soin que les municipalités ont eu de former les listes des émigrés, possesseurs d’immeubles, elles n’ont pas également recueilli les noms de ceux qui ne possédaient rien. Le nombre de ceux-ci fut considérable, et ce n’est pas hasarder que de les porter à 40 000 au moins, de manière que la totalité des émigrés français serait de 70 000 à peu près.

« Quoique nous portions l’estimation des immeubles séquestrés à quatre milliards huit cent millions de livres, cependant tout ne sera pas bénéfice pour la République. Il faut distraire les dettes des émigrés, cet objet sera très considérable… Malgré ces inconvénients et ces réductions, je ne crains pas d’avancer que le produit des biens des émigrés parvenu dans les coffres de la République excèdera la somme de trois milliards. On aura d’autant moins de peine à croire à cette rentrée que je n’ai pas fait état, dans mes évaluations, du mobilier des émigrés, et cet article, d’après des données sûres, doit excéder 200 millions. »

Le Château de la Guyomarais.
(D’après Le Marquis de la Rouerie par G. Lenôtre (Perrin et Cie, éditeurs) reproduit avec l’autorisation de l’auteur et des éditeurs.)


Évidemment tous ces calculs sont fort incertains. Par prudence de financier, et pour ne pas encourager les députés par la perspective de grandes ressources, Cambon, comme nous l’avons vu, ne comptait que pour un milliard les biens des émigrés. Quelques jours après, sans doute après avoir consulté les documents parvenus au ministère de l’intérieur, il allait jusqu’à deux milliards. Roland en évalue à trois milliards au moins la valeur nette, défalcation faite de toutes les dettes des émigrés, il semble assez sage de compter entre deux et trois milliards. Or tous ces biens étaient sous séquestre et en régie, attendant la vente.

Les régisseurs et fermiers des biens sous séquestre devaient être dans une grande incertitude et médiocrement disposés en faveur de la Révolution. Pour les régisseurs qui avaient été les hommes de confiance des seigneurs, cela va de soi, et d’ailleurs beaucoup d’entre eux avaient dû être dessaisis de leurs fonctions par la régie nationale. Quant aux fermiers, ils ne savaient ce que leur réservait l’avenir prochain. Depuis le décret adopté par la Législative le 2 septembre 1792 et dont les articles autorisaient les adjudicataires des biens d’émigrés à expulser le fermier en l’indemnisant, leur situation était tout à fait précaire, et même troublante. Et les préoccupations les plus diverses devaient se croiser dans leur esprit. D’une part était-il certain que la Révolution serait victorieuse ? Et s’ils s’acquittaient trop vite aux mains de la régie nationale au lieu de réserver le plus possible les fermages pour les maîtres absents, n’allaient-ils point se compromettre aux yeux de ceux-ci ? Et d’autre part, s’ils vendaient trop vite leurs grains, n’allaient-ils point se dessaisir, pour des assignats d’une valeur incertaine et troublée, d’un bien solide et substantiel qui leur était une garantie contre les chances mauvaises du lendemain ?

Les lenteurs de la Révolution à procéder à la mise en vente des biens d’émigrés prolongeaient l’incertitude des fermiers. À la fin d’octobre rien n’était décidé encore quant au mode précis de la vente. Le 23 octobre, Delacroix dit à la Convention : « Je demande que l’Assemblée décrète incessamment le mode de la vente des biens des émigrés. L’intervalle qui s’est écoulé déjà entre le décret qui ordonne la vente de ces biens et celui qui en réglera le mode a fait à la République un tort considérable. » Mais la Convention hésitait entre plusieurs systèmes : ou bien vendre à grands blocs pour réaliser le plus rapidement possible les sommes nécessaires à l’entretien de la guerre dévorante, ou bien vendre à parcelles pour multiplier les petits propriétaires ruraux.

Il résulte du rapport même de Roland que le 9 janvier encore elle n’avait pas pris parti, et il n’y eut guère d’abord que le mobilier qui fut mis en vente. Dans cet état prolongé d’incertitude, l’instinct des fermiers était de se livrer le moins possible, de payer le moins possible, de gagner du temps. Les rentrées provenant des revenus des biens séquestrés sont hors de proportion avec la valeur de ces biens et les engagements probables des fermiers. Camus, au nom du Comité des domaines, déclare à la Convention le 24 octobre : « Les régisseurs du droit d’enregistrement ont envoyé l’état du produit des revenus de ces biens, pendant le cours du mois de septembre. Il se monte à 710 348 livres pour 39 départements. Ainsi, à juger les revenus de l’autre moitié d’après cette base, on pourrait évaluer le produit annuel de la totalité de ces biens à 18 000 000 livres. » Dix-huit millions de revenu annuel pour un domaine évalué au moins à deux milliards, peut-être trois : pas même 1 pour cent !

Amelot, administrateur de la Caisse de l’extraordinaire, envoie à la Convention, le 9 Janvier 1793, « l’état des versements faits à cette caisse, du produit des revenus des biens des émigrés, et de la vente de leur mobilier, pendant le mois de décembre dernier. Ce versement est de 1 021 698 livres, 1 sou, 3 deniers. » C’est encore un chiffre dérisoire, malgré l’appoint fourni par la vente du mobilier. Évidemment les fermiers se tapissaient, ajournaient le plus possible leurs paiements, et, pour cela, ajournaient le plus possible leurs ventes. Carra dit à la Convention le 9 janvier : « On vient de découvrir une des causes de la disette factice des grains. Les fermiers des émigrés n’étant pas forcés de verser le prix de leurs baux dans les caisses nationales ne vendent pas leur blé et attendent le renchérissement. Je demande : 1o que ces fermiers soient tenus de verser, dans deux mois au plus tard, le prix de leurs baux avec les arrérages dans les caisses nationales, sur des récépissés qui leur seront délivrés par les receveurs de ces caisses, à peine de vingt livres d’amendes sur chaque cent livres du prix de leurs baux… » Le résumé que fait le procès-verbal des paroles de Carra est évidemment trop sommaire et inexact. Il n’a pas pu dire, d’une manière aussi absolue, que les fermiers n’étaient pas tenus à verser le prix des baux dans les caisses nationales. Cela résultait nécessairement de la loi qui mettait les biens des émigrés sous la main de la nation et qui obligeait notamment les fermiers à déclarer aux municipalités les sommes échues ou à échoir dues par eux aux émigrés.

Il se peut qu’en l’absence d’une disposition explicite, plusieurs fermiers se soient bornés à tenir à la disposition de la nation le prix des baux sans en opérer en effet le versement. La Convention précisa. Mais, si on obligeait les fermiers à s’acquitter immédiatement de leurs baux, ils allaient naturellement s’acquitter en assignats, même quand leurs baux indiquaient le paiement en nature, car une loi de 1791 les avait autorisés à se libérer en monnaie ; or, l’assignat perdait beaucoup, et c’est la nation qui allait supporter cette perte.

D’autre part, la nation avait besoin, pour ses armées, de beaucoup de blé et de viande. Les armées, en les achetant, étaient obligées de tenir compte aux vendeurs de la perte subie par l’assignat ; et ainsi la baisse de l’assignat était officiellement proclamée et aggravée. C’est ce qui avait exaspéré Cambon dans les marchés passés avec Jacob Benjamin. C’est ce qui l’exaspérait dans les marchés de fournitures conclus par les armées. Pour parer au danger, Cambon proposa à la Convention, le 11 janvier, d’obliger tous les fermiers des biens nationaux, des biens d’émigrés comme des biens d’Église ou autres encore invendus, à s’acquitter de leurs baux en nature. « Les commissaires que vous avez envoyés à Strasbourg ont été frappés des abus qui règnent dans tout le département du Bas-Rhin. Ces abus sont causés par des assignats qui