Histoire socialiste/La Convention/Difficultés et déchirements
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DIFFICULTÉS ET DÉCHIREMENTS
Mais il y avait aussi, dès lors, bien des côtés sombres, bien des sujets d’inquiétude. D’abord, on pouvait démêler en Vendée, en Bretagne, dans le Sud-Est et le Midi, des conspirations sourdes, des germes de contre-révolution.
Dans le Midi, où la lutte des factions religieuses était restée très vive, où catholiques et protestants se haïssaient et se combattaient presque en chaque village, où le royalisme avait pu recruter aussi des adhérents dans une clientèle religieuse fanatisée, les patriotes sentaient constamment le sol miné sous leurs pas. En vain avaient-ils pris le camp de Jalès où dès la fin de 1791 s’était formé un dangereux rassemblement de contre-révolutionnaires, destiné à relier les émigrés de Turin aux royalistes de Lyon par les populations fanatiques de l’Ardèche : toujours les complots renaissaient. Dès la fin d’août,
le policier volontaire Lallégant-Morillon avait révélé une conspiration assez redoutable qui avait des agents à Apt, à Forcalquier, Carpentras, Manosque, Mane, Gorde, Sisteron, Pertuis, La Tour, Digne, Roussillon, Sérès, Saint-Martin, La Bastide-des-Jourdans, Belmont, Vacqueras, Simiane, Banon, Viens, Lauris. Morillon, en simulant un grand zèle contre-révolutionnaire, surprit la confiance d’un des conjurés qui lui révéla, avec le nom des principaux conspirateurs, le plan de l’opération. Ils avaient mandat des princes émigrés, et se préparaient à reprendre, avec plus de prudence, l’opération que du Saillant avait compromise par son impatience au camp de Jalès. Le complot fut, cette fois encore, déjoué. Mais il était évident que, sous terre, les racines de contre-révolution subsistaient. De même, en Vendée, la résistance aux décrets qui atteignaient les prêtres réfractaires s’aggravait chaque jour.
Et en Bretagne, une vaste conspiration s’ourdissait, sous la main d’un aventurier audacieux, Tuffin de la Rouerie, qui avait en Ille-et-Vilaine le centre de ses opérations. Depuis juin 1792, et avec une commission spéciale datée de Coblentz, il s’employait à grouper les forces contre-révolutionnaires de l’Ouest breton. Son plan était de marcher sur Paris au moment où les armées étrangères passeraient la frontière. Il ne voulait point se borner à la résistance sur place qu’organisèrent bientôt la Vendée et la chouannerie. Il voulait prendre l’offensive et serrer la capitale entre deux feux, le feu de l’invasion prussienne, le feu de la contre-révolution bretonne. Mais en cette tactique audacieuse, ses comités, surtout celui de Saint-Malo, refusèrent de le suivre ; et le Dix-Août éclata avant qu’il eût pu agir. Il renonça dès lors à la marche sur Paris, et ne songea plus qu’à organiser une sorte de vaste défensive, une grande guerre de partisans. Sous le nom de « Milet » et sous un déguisement, il allait de château en château, excitant partout la révolte.
Beaucoup de nobles qui avaient, avant le Dix-Août, accouru à Paris pour surveiller de plus près les événements, refluaient en ce moment vers leurs châteaux, sur le conseil des princes et aussi pour échapper aux redoutables investigations de la Commune de Paris. Les cœurs s’exaltaient dans les entretiens nocturnes ; et dans les sombres manoirs enveloppés de chênes, où si souvent le pesant ennui avait accablé les âmes, les femmes et les jeunes filles frissonnaient de toutes les émotions de l’espérance, du mystère et du danger.
« Quel plaisir, a raconté Mlle de Langan, qui sortait à peine de l’enfance en ces jours tragiques, quel plaisir de prendre part à une aventure si romanesque et d’être initiée à un pareil secret ! Aussi je me souviens combien j’étais fière et combien je prenais de précautions inutiles pour me donner un air d’importance… On logea M. de la Rouerie dans la grande chambre près le salon, dont la porte resta fermée, de manière à ce que ce côté-là de la maison lui était consacré et semblait inhabité, car on n’ouvrait jamais les jalousies. Deux jours après, nous déjeunâmes avec MM. Tuffin (neveu du marquis) et Chafner, qui, après avoir passé deux jours à Villiers, se rendirent chez Mme de Bourgon, au Bois-Blin, où ils restèrent cachés sans jamais revenir à Villiers. Toutes les nuits il arrivait des courriers ou des principaux chefs qui avaient une manière particulière de se faire connaître et qui étaient introduits par le grand perron… On conçoit combien cette vie agitée et variée avait de charme pour moi et avec quelle curiosité je descendais pour le déjeuner, sûre d’y trouver des nouveaux venus. »
Mais, malgré les précautions de la Rouerie qui s’enveloppait, pour ainsi dire, de l’épaisseur des forêts, le Directoire révolutionnaire d’Ille-et-Vilaine soupçonnait le mouvement. Le médecin Latouche-Cheftel lui permit de saisir la conspiration. Le hasard de la vie en avait fait un ami de la Rouerie, ou du moins, comme plus d’un petit bourgeois, il avait grandi à l’ombre des manoirs féodaux. Devant lui, ou plutôt avec lui, les conspirateurs s’expliquaient en toute confiance. Mais Cheftel était secrètement dévoué aux idées révolutionnaires. Est-ce par duplicité ? Est-ce par faiblesse ? Il n’avait pas dit un mot qui permit à tous ces nobles qu’il fréquentait, de deviner sa conviction. Quand il fut maître du terrible secret de la Rouerie, il n’eut point la force de le porter et il courut à Paris révéler à Danton le plan des contre-révolutionnaires bretons.
La France était envahie par l’étranger, et quelques-uns de ses enfants s’apprêtaient à la livrer. Le destin et une sorte d’humilité sournoise longtemps silencieuse avaient acculé Cheftel à ce terrible dilemme : trahir ses amis ou trahir la patrie. Ayant fait le premier pas, il résolut d’aller jusqu’au bout ; il joua avec la Rouerie le rôle d’ami dévoué, se fit déléguer à Coblentz par les conspirateurs, et suivant ainsi, jour par jour, tous les fils de la trame, il attendit, assisté de Lallégant-Morillon, que le complot fût à point et que les principaux meneurs fussent irrévocablement compromis pour les livrer à la Révolution.
La Rouerie, partout où il passait, passionnait les paysans. De Laval à Saint-Brieuc, dans ces mois d’hiver de 1792-1793, il avait fait partout surgir des bandes qui huaient ou attaquaient les prêtres constitutionnels. Il avait gagné à sa cause un ancien faux-saunier, Cottereau, qui, vivant naguère de la contrebande sur le sel, se trouva ruiné quand la Révolution supprima l’impôt de la gabelle. Étranges contre-coups des Révolutions qui, même en leurs décisions les plus légitimes, les plus nécessaires et les plus largement populaires, blessent et exaspèrent bien des intérêts ! Ce contrebandier, qui connaissait, pour les avoir longtemps pratiqués la nuit, tous les sentiers perdus sous bois ou errants dans les landes, était pour la Rouerie un merveilleux auxiliaire. C’est lui qui va s’appeler Jean Chouan. Grâce à lui, la disparition de la Rouerie ne sera pas, pour l’insurrection bretonne, un coup mortel. Un chef lui restait. C’est en janvier que la Rouerie tomba.
Une nuit, le 12 janvier, comme il parcourait, pour le soulever, pour l’organiser, le pays de Dinan, il frappa à la porte d’une modeste gentilhommière écartée, où vivait un de ses partisans les plus passionnés, M. de la Guyomarais. Il s’y cacha pendant quelques jours, arrêté par la maladie d’un de ses compagnons. Et lui-même fut pris d’une fièvre ardente qui était sans doute la suite de cette vie de perpétuelle agitation et de perpétuelle fatigue. Il mourut dans une ferme voisine où M. de la Guyomarais dut le faire porter, sur la nouvelle qu’une perquisition allait être faite au château.
Bientôt Latouche-Cheftel et Morillon indiqueront aux agents révolutionnaires l’arbre sous lequel on l’enterra de nuit, le lit de ferme où il avait agonisé, le château où il avait reçu l’hospitalité. Et ce premier germe de la contre-révolution bretonne sera écrasé. Mais il est aisé de pressentir, dès les premiers mois de la Convention, que les forces contre-révolutionnaires dans l’Ouest comme dans le Midi tressaillent et que l’heure est proche sans doute des vastes soulèvements.
Ce péril, encore rudimentaire et obscur, était peu de chose à côté de l’agitation religieuse qui, tous les jours, se développait. La Législative, avant de se séparer, donna force de loi aux mesures qu’elle avait décrétées contre les prêtres réfractaires en mai, sous le ministère girondin, et que, par le refus de sanction, le roi avait suspendues. Par la loi du 26 août, elle renouvelait ses décrets de mai et en aggravait la rigueur.
Tout prêtre qui se refusait à prêter le serment civique « était tenu de sortir, sous huit jours, des limites du district et du département de sa résidence, et dans quinzaine, du royaume ».
Passé ce délai, il était déporté à la Guyane. Les municipalités appliquèrent inégalement la loi. Les unes veillèrent à son exécution et c’est ainsi que Chassin nous donne la longue liste des prêtres qui, le 9, le 10, le 11 septembre s’embarquent aux Sables-d’Olonne pour l’Espagne. Le 15, le 16, du 17 au 27, les embarquements continuent. C’étaient des prêtres de Vendée qui allaient à Bilbao ou à Saint-Sébastien.
Au total, de septembre à janvier, 220 prêtres insermentés quittent la rive vendéenne. Mais d’autres, les plus hardis, les plus violents, demeuraient cachés ou ignorés par les municipalités, et ils formaient les cadres de la prochaine insurrection. Clergé et noblesse, longtemps divisés, se réconciliaient contre la Révolution.
Mais ce qui était plus inquiétant encore, pour la Convention à ses débuts, que les manœuvres des prêtres réfractaires, c’est que la Révolution ne pouvait pas être sûre du clergé constitutionnel. Celui-ci, dès cette époque, commence à s’émouvoir. Il pressent que la logique de la Révolution la conduira à abolir tout culte officiel. Il commence à craindre que l’ébranlement des habitudes anciennes dans l’ordre de la discipline ecclésiastique et des cérémonies ne s’étende à la foi elle-même, et que le peuple, ne s’arrêtant pas plus longtemps à cette combinaison un peu équivoque de la Constitution civile, ne rompe enfin tout lien religieux. Il espère en même temps, s’il se hâte d’agir, de résister, que la foi encore persistante et ombrageuse d’une grande partie du peuple permettra à l’Église de s’imposer à la Révolution et de la limiter.
Depuis plusieurs mois et avant le Dix-Août, les mesures anticléricales de la Commune de Paris avaient irrité le clergé constitutionnel, et en même temps elles lui avaient donné le sentiment de sa force par l’émotion qui s’était soudain propagée dans le peuple des faubourgs.
Dès le mois de juin, Pétion étant maire et Manuel procureur de la Commune, il y eut quelques agitations populaires à propos de la Fête-Dieu. Et de longues controverses s’élevèrent. Pourtant la municipalité n’avait pas interdit la procession. Elle s’était bornée à lui enlever tout caractère officiel et obligatoire, à décider que nul ne serait tenu de tapisser la façade de sa maison et d’orner sa porte, et que les autorités municipales ne figureraient point dans le cortège.
La plus grande hardiesse de Manuel avait été d’annoncer qu’un jour, sans doute, chaque culte s’enfermerait dans son temple. Le docteur Robinet, dans le second volume de son consciencieux travail sur Le Mouvement religieux à Paris pendant la Révolution, dont un parti pris étroitement comtiste ne diminue point la solidité et la probité historiques, a publié les principaux documents qui éclairent ce significatif épisode.
Le Corps municipal, le 1er juin, arrête :
« Que ne pouvant, aux termes de la Constitution, établir aucune imposition directe ou indirecte, parce que ce droit est exclusivement réservé au Corps législatif, il ne peut forcer les citoyens à tendre, ni tapisser, en aucun temps, l’extérieur de leurs maisons, cette dépense devant être purement volontaire et ne devant gêner, en aucune manière, la liberté des opinions religieuses ;
« 2o Que les citoyens soldats ne devant se mettre sous les armes que pour l’exécution de la loi et la sûreté publique, la garde nationale ne peut être requise pour assister aux cérémonies d’un culte quelconque ;
« 3o Que la prospérité publique et l’intérêt national ne permettant pas de suspendre la liberté et l’activité du commerce, les citoyens ont le droit d’exercer en tout temps les facultés industrielles qui leur sont garanties par le payement de leurs contributions et patentes.
« Le Corps municipal enjoint aux commissaires des sections de police et aux commandants de la garde nationale de veiller au maintien de l’ordre public, conformément aux dispositions du présent décret. »
Au fond, c’était, à assez brève échéance, la suppression des processions dans Paris ; car dire que la force publique s’emploierait à maintenir partout, et à travers la procession même, la libre circulation des citoyens allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, c’était rendre pratiquement impossible le déploiement de la procession.
Manuel, par une instruction aux comités des quarante-huit sections, commenta l’arrêté de la Commune en termes où la libre pensée s’affirmait nettement :
« Lorsqu’il y avait en France une religion dominante, soutenue par la coalition des prêtres et des despotes intéressés à perpétuer les abus dont ils profitaient, on pouvait employer ces moyens vexatoires qui forçaient tous les citoyens à professer les mêmes principes religieux, quelque erronés qu’ils parussent. Mais, lorsque la Constitution, ce nouvel Évangile des Français, a été proclamée solennellement, il n’est plus permis aux magistrats du peuple de méconnaître les principes sacrés de la liberté…
« Le temps, sans doute, n’est pas éloigné où chaque secte religieuse, se renfermant dans l’enceinte de ses temples, n’obstruera plus, à certaines époques de l’année, par des cérémonies extérieures, la voie publique qui appartient à tous, et dont nul ne peut disposer pour un usage particulier.
« C’est à la saine philosophie, c’est à l’instruction bien dirigée que nous devons laisser le soin de propager la lumière, d’étendre l’empire de la raison et de préparer l’anéantissement de tous les préjugés sous le joug desquels les hommes ont été courbés pendant trop longtemps.
« Les fonctionnaires publics nommés par le peuple ne peuvent, comme magistrats, assister à aucune cérémonie religieuse de quelque culte que ce soit ; car alors ils seraient forcés d’assister à toutes. Il ne peut y avoir, dans un pays libre, d’autre culte dominant que celui de la loi. »
Cela est déjà bien loin de la Constituante qui assistait en corps aux cérémonies catholiques. Cela est loin aussi des premières effusions semi-chrétiennes, semi-philosophiques, qui, aux premiers jours de la Constitution civile, confondirent l’évangélisme un peu révolutionnaire des uns et la Révolution un peu évangélique des autres. Maintenant, c’est la laïcité, c’est le rationalisme de l’État moderne qui s’affirme.
Et Manuel ne se borne pas à dessaisir la religion catholique de son rôle dominant et de sa puissance officielle. Sans la menacer dans la liberté essentielle de son culte, il la signale, de façon que nul ne s’y peut méprendre, comme un préjugé qui s’évanouira peu à peu à la lumière grandissante de la raison. Le journal de Prudhomme, Brissot, Condorcet soutinrent vivement Manuel. Mais l’émoi fut grand dans le clergé constitutionnel. Le peuple fut partagé. Une partie approuva l’arrêté de la Commune et la circulaire de Manuel. S’il y avait eu une protestation générale des quartiers populaires, Hébert, qui n’allait guère contre le vent, n’aurait pas pris parti aussi nettement. Grande (et grossière aussi, selon la coutume) est la joie du père Duchesne en son numéro du 9 juin 1792 :
« Ah ! foutre ! que je suis content ! J’ai lu et relu ce superbe arrêté concernant les processions, signé Pétion. C’est ça qui est sage et bien dit. Comme les bougres de cafards doivent enrager ! Ceci va encore faire baisser leurs actions. Allons, c’est foutu : le règne des prêtres ne reviendra jamais ; tous les jours on détruit petit à petit la superstition et le fanatisme, et c’était là, morbleu, leurs armes les plus terribles. Leur grand secret était de n’en point avoir, et de nous faire croire qu’il y en avait un. Rappelez-vous comme, pour nous foutre de la poudre dans les yeux, ils faisaient de belles et nombreuses processions, où ils étalaient le luxe le plus insolent. Ils savaient bien qu’ils n’avaient pas d’autre moyen pour se soutenir et surtout pour conserver leurs richesses usurpées.
« Mais il y eut un bougre à poil, nommé Voltaire, qui ne contribua pas peu à foutre en bas le trône que ces hypocrites s’étaient élevé en profitant de l’ignorance des temps et de la crédulité de nos bons aïeux. Ce grand homme, en employant tantôt la plaisanterie, tantôt la raison, fut le premier à saper les fondements de cet édifice monstrueux ; ses principes firent insensiblement des progrès et préparèrent le règne de la liberté universelle, auquel nous touchons à peu près.
« J’ai cependant entendu quelques vieilles dévotes et quelques foutus cagots crier contre le sage arrêté de la municipalité ; ils disent : « Pourquoi empêcher de tapisser les maisons ? ça c’est toujours fait ! » Eh ! oui, bougres de bêtes, c’est parce que ça c’est toujours fait, qu’il ne faut plus que ça se fasse ; d’ailleurs, l’arrêté ne défend pas de tapisser ; il laisse chacun libre de faire ce qu’il voudra ; mais, foutre ! on ne pourra pas me forcer, moi qui suis protestant, calviniste, juif ou mahométan, à décorer l’extérieur de ma maison pour solenniser la fête d’un culte auquel je ne crois pas.
« Va toujours, brave Manuel, va, nous te soutiendrons ; fais pénétrer le flambeau de la raison dans la caverne des préjugés, et fous-moi l’âme à l’envers de tous les fanatiques… Encore un mot, Manuel : pourquoi souffres-tu que les prêtres dits constitutionnels fassent encore payer les enterrements, les baptêmes et les mariages ? Est-ce qu’ils ne sont pas payés, les bougres, pour faire tout cela ? Pourquoi la nation paye-t-elle 140 millions de francs pour les frais du culte ? Je te prie de faire un peu attention à cela ; prends-y garde : les prêtres seront toujours prêtres, ils ne valent pas mieux les uns que les autres, et si on leur laisse prendre un pied, ils en auront bientôt dix. »
C’est « cette motion du Père Duchesne », formulée en juin, qu’exécuta en septembre, comme nous l’avons vu, la Commune révolutionnaire du Dix-Août. Mais il est visible, par l’article même d’Hébert, que l’arrêté sur les processions rencontrait de la résistance. En fait, le peuple maltraita tous ceux qui voulaient passer et rompre la procession. Robespierre commença à s’inquiéter des périls que pourrait susciter à la Révolution une campagne trop ouvertement antichrétienne. Il jugea dès lors imprudente la politique qui coalisait les prêtres réfractaires et les prêtres constitutionnels.
« Je crains bien, écrivit Camille Desmoulins, interprète à ce moment de la pensée de Robespierre, que le jacobin Manuel n’ait fait une grande faute en provoquant les mesures contre la procession de la Fête-Dieu. Mon cher Manuel, les rois sont mûrs, mais le bon Dieu ne l’est pas encore. Si j’avais été membre du Comité municipal, j’aurais combattu cette mesure avec autant de chaleur qu’eût pu le faire un marguillier. »
Ainsi, dès la fin de la Législative, éclataient des symptômes inquiétants. Mais c’est la Convention surtout qui put se demander, dès ses premiers jours, si elle ne se retrouverait point aux prises avec une agitation religieuse populaire, conduite par les prêtres constitutionnels. Trois causes principales provoquèrent cette agitation ou lui fournirent un prétexte : les rigoureuses mesures anticléricales ou anticatholiques de la Commune de Paris, l’application de la loi votée in extremis, le 20 septembre, par la Législative sur la constitution de l’état civil et enfin la menace de suppression du budget des cultes.
La Commune de Paris, dans sa séance du 23 décembre 1792, décida, en alléguant des nécessités d’ordre public et le danger de tout rassemblement nocturne, que la messe de Noël, la messe de minuit n’aurait pas lieu. Mais le peuple n’accepta pas cette interdiction ; et dans les paroisses des quartiers populaires, la messe fut dite. Le journal de Prudhomme, qui a toujours une note anticléricale très vive, raconte ainsi ces mouvements :
« En plein jour, dans nos places publiques, faire danser des marionnettes ou montrer des tours de gobelets, il n’y a pas de mal à cela ; il faut bien amuser les enfants et leurs bonnes. Mais se rassembler la nuit dans des galetas obscurs pour chanter des hymnes, brûler de la cire et de l’encens en l’honneur d’un bâtard et d’une épouse adultère, est chose scandaleuse, attentatoire aux bonnes mœurs, suspecte dans un temps de révolution, et qui mérite toute l’attention et la sévérité de la police correctionnelle. Depuis près de dix-huit siècles, ce scandale, qui ne change point de nature en devenant religieux, se renouvelle tous les ans du 24 au 25 décembre, et n’avait pas été réprimé.
« Vu les circonstances, la municipalité de Paris crut qu’il était de son devoir de rappeler la loi qui défend les rassemblements nocturnes, et publia un arrêté portant injonction de fermer les églises pendant la nuit dite de Noël. Les bons esprits croyaient cette précaution fort inutile. Qui va penser qu’en 1792 il se dira encore à Paris des messes de minuit ? Mais les amis du roi font armes de tout. Ils se répandent dans les sections. Celle de l’Arsenal députe à la Commune pour réclamer contre son arrêté et s’écrie : Les hommes du Dix-Août veulent aller à la messe. On se contenta de leur répondre en haussant les épaules ; on ignorait qu’à la porte de plusieurs églises il se formait des attroupements, à la tête desquels se montraient des gens qui ne vont pas à la messe d’ordinaire, des gens à breloques, et chargés d’or, des Royou soupirant après une Saint-Barthélémy des patriotes, comme le remarque judicieusement le procureur de la Commune. Et en effet, à ce moment, sur la paroisse de Saint-Germain, on mettait en branle la cloche qui, par les ordres de la première de nos Médicis, servit, à pareille heure, de signal au massacre des protestants ennemis de la Cour et suspects à Charles IX. On soulevait les femmes et les sans-culottes du faubourg Saint-Marceau. On menaçait le parc d’artillerie de la place des Fédérés ; à Saint-Jacques la Boucherie et de l’Hôpital, à Saint-Eustache, à Saint-Méry, à Saint-Gervais, les officiers municipaux étaient maltraités, et la messe se disait en leur présence, comme pour les narguer et insulter à la loi.
« La section des Droits de l’Homme vint promettre à la Commune de faire respecter son arrêté.
« Celle du Louvre, au contraire, en demanda le rapport… A Saint-Laurent, à Saint-Victor, à Saint-Médard, à Saint-Marcel, au couvent des Anglaises, on messa effrontément, en dépit des magistrats. La plupart des prêtres se firent faire une douce violence par leurs ouailles, afin d’échapper à la justice. La section des Gravilliers, plus sage, fit fermer toutes les boutiques à prêtres, dit Chaumette. Grâce aux mesures sages et modérées de nos officiels municipaux, Paris en fut quitte pour ces petits mouvements qui seraient devenus plus sérieux sous la magistrature d’un M. Bailly.
« Il ne faut pas que cela en reste là. La tranquillité publique, la décence et la loi ont été compromises. Quelques-uns des principaux délinquants sont en état d’arrestation ; c’est aux tribunaux à faire leur devoir sans tarder. Il est essentiel que l’un de ces jours, devant le parvis des églises fanatisées, on expose à la vue du peuple tous ceux qui ont indignement abusé de sa crédulité, avec un écriteau portant ces mots : « Prêtres séditieux, perturbateurs « du repos public et malintentionnés, condamnés à neuf ans de fer. »
Évidemment, à cette date, la conscience religieuse de la Révolution est à l’état de chaos. D’un côté, il y a une partie des révolutionnaires qui, avec la Commune de Paris, avec Hébert, avec le journal de Prudhomme, attaquent non seulement l’Église, mais le christianisme. C’est le christianisme que Manuel dénonce comme une superstition et un préjugé. C’est le christianisme que combat Chaumette. Et lorsque le journal de Prudhomme considère comme « un attentat aux mœurs » que l’on fête « un bâtard » et « une épouse adultère » ce scrupule de morale domestique ne vaut pas seulement contre la messe de minuit, il vaut contre tout le culte dont le Christ est le centre et contre la religion même dont il est le Dieu.
Je ne discute pas en ce moment la forme de polémique du journal de Prudhomme et du père Duchesne. La critique religieuse du XIXe siècle, celle de Strauss et de Renan, nous a habitués à une autre conception et à un autre langage. Il semblerait aujourd’hui un peu puéril de réduire la libre pensée à des effarouchements de pudeur bourgeoise au sujet de la « bâtardise » du Christ. Et le prolétariat ne sera pleinement émancipé de toute la tradition religieuse que lorsqu’il saura, sans génuflexion et sans colère, faire sa place au christianisme dans l’évolution de l’esprit humain. Mais sans doute, d’autres méthodes de combat s’imposaient aux hommes de 1792 et de 1793. Ce que je veux noter ici seulement, c’est l’indécision de ces derniers mois de 1792. Ni Manuel, ni le journal de Prudhomme, ni Hébert, n’osent avouer qu’ils veulent en finir, même par la force, avec le christianisme. Ils laissent échapper leur pensée, mais ils ne la formulent pas. Entre les deux méthodes de déchristianisation qui s’offrent à elle, la Révolution n’a pas pris nettement parti. Elle pouvait proclamer qu’elle entendait combattre seulement les menées contre-révolutionnaires du clergé, et laisser au temps, à la raison, à la liberté et à un enseignement public rationnel, le soin de dissiper peu à peu les antiques préjugés chrétiens. Ou elle pouvait proclamer, au contraire, qu’une longue violence avait été faite aux esprits par la tyrannie du dogme chrétien et des habitudes chrétiennes, que la raison seule ne pouvait déraciner ce que n’avait pas créé la raison, et qu’il fallait interrompre par tous les moyens, même par la force, une tradition d’ignorance et de servitude. Mais la Révolution, en ce moment, n’est fixée ni à l’un ni à l’autre des deux points de vue. Elle se garde bien de déclarer la guerre aux croyances traditionnelles. Elle affecte même de proclamer la liberté entière de conscience et l’entière liberté de culte ; mais elle trahit une autre pensée par des agressions de détail qui sont un commencement de guerre fondamentale au christianisme même.
Et d’autre part, dans le peuple même coexistent deux forces qui sans doute sont contradictoires en leur fond, mais dont la contradiction n’éclate qu’après de longs conflits de conscience : la foi ardente en la Révolution, la foi subsistante au dogme chrétien. Comme le constate, avec une stupeur qui dénote une médiocre connaissance de la nature humaine, le journal de Prudhomme, ce sont les hommes du Dix-Août qui veulent aller à la messe. Ce sont les sans-culottes du faubourg Saint-Marcel qui commémorent dans la nuit de Noël, malgré la défense des magistrats, la date souveraine du christianisme. Partout donc mélange, complexité, chaos ; et ce chaos de la conscience religieuse de la Révolution se prête singulièrement aux manœuvres et aux espérances du clergé. Celui-ci, même quand il est « constitutionnel », même quand il a juré fidélité à la Révolution, n’a pas renoncé à faire de l’Église la plus haute des puissances sociales. Et sous le prétexte ingénieux que l’Évangile est une première promulgation divine des droits de l’homme, il se flatte de faire enfin de la Révolution même la servante de l’Église. La Révolution sera comme une humble sœur cadette aménageant les intérêts matériels des hommes selon les principes évangéliques dont l’Église a l’interprétation et la garde. Les soulèvements spontanés du peuple des faubourgs contre les mesures de la Commune de Paris durent encourager singulièrement les ambitions secrètes du clergé.
Celui-ci n’osa pas pourtant opposer une résistance ouverte et générale aux deux grandes lois de laïcité qui instituaient l’état civil et le divorce. C’était comme le testament glorieux dont, en sa dernière séance, la Législative laissa l’exécution à la Convention nationale.
Depuis des siècles c’est aux prêtres, c’est aux curés des paroisses que le peuple de France déclarait les naissances, les mariages, les décès ; et l’Église en tenait registre. Elle mettait ainsi jusque sur la vie civile le sceau de sa puissance religieuse, ou plutôt la vie civile était comme absorbée dans la puissance religieuse. D’emblée la Révolution comprit qu’il y avait une contradiction absolue entre ses principes qui affranchissaient le citoyen et une pratique qui le subordonnait ou plutôt qui l’anéantissait, en faisant dépendre d’une consécration d’Église la valeur de tous les actes de la vie sociale. Elle était tenue, sous peine de faillite à peu près complète, à confier à des autorités purement civiles le soin d’enregistrer les événements ou les actes de la vie civile. Mais d’abord elle hésita à créer les registres de l’état civil. Elle craignait qu’en obligeant les citoyens à accomplir et à enregistrer dans des conditions civiles les actes principaux, de leur vie, elle parût les arracher de force à la communion catholique, tant les prises de l’Église étaient puissantes encore. La Constituante se sépara sans avoir réalisé cette grande et nécessaire émancipation. Elle se borna à en affirmer le principe dans la Constitution de 1791 :
« La loi ne considère le mariage que comme un contrat civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les habitants, sans distinction, le mode par lequel les naissances, mariages ou décès seront constatés, et il désignera les officiers qui en recevront et conserveront les actes. » La Législative attendit le 20 septembre, le jour même où elle se séparait, pour voter décidément la loi :
« L’Assemblée nationale, ouï le rapport de son Comité ecclésiastique, considérant :
« Que le mariage est essentiellement un contrat dont la validité ne peut dépendre que de l’observation des lois de la nature et de celles de l’État ;
« Que le sacrement institué pour sanctifier le mariage, pour communiquer aux époux des grâces surnaturelles, peut bien exiger des conditions que la puissance civile n’a pas à déterminer, mais qu’il est entièrement séparable du contrat, et qu’ainsi les règles ecclésiastiques ne peuvent ni ôter, ni donner les titres et droits d’époux et d’enfants légitimes ;
« Qu’il importe à l’État et aux particuliers de faciliter les mariages ;
« Que tous les hommes ont un égal droit à l’état civil, dans la liberté des opinions assurée par la Constitution ;
« Qu’enfin il n’y a rien de plus propre à maintenir l’union et le bon ordre parmi les citoyens que de régler la manière de constater leurs naissances, leurs mariages ainsi que leurs décès, par une loi générale et uniforme pour tous les individus et pour tout le royaume ;
« Décrète, etc.. »
C’était toute l’organisation civile du mariage que la Législative précisait. Et en même temps elle réglait le détail de l’enregistrement civil :
« Les municipalités recevront et conserveront à l’avenir les actes destinés à constater les naissances, mariages et décès… En cas d’absence ou d’empêchement légitime de l’officier public chargé de recevoir les actes de naissances, mariages ou décès, il sera remplacé par le maire ou un officier municipal ou un autre membre du Conseil général (de la commune).
« Il y aura dans chaque municipalité trois registres pour constater, l’un les naissances, l’autre les mariages, le troisième les décès.
« Les registres seront doubles, sur papier timbré, fournis aux frais de chaque district et envoyés aux municipalités par les directoires.
« Les actes contenus dans ces registres et les extraits qui en seront délivrés feront foi et preuve en justice des naissances, mariages et décès…
« Dans la huitaine, à partir de la publication du présent décret, le maire ou un officier municipal, suivant l’ordre de la liste, sera tenu, sur la réquisition du procureur de la commune, de se transporter avec le secrétaire-greffier aux églises paroissiales, presbytères et aux dépôts des registres de tous les cultes ; ils y dresseront un inventaire de tous les registres existant entre les mains des curés et autres dépositaires. Les registres courants seront clos et arrêtés par le maire ou un officier municipal.
« Tous les registres, tant anciens que nouveaux, seront déposés à la maison commune. « Aussitôt que les registres courants auront été arrêtés et portés à la maison commune, les municipalités seules recevront les actes de naissances, mariages et décès, et conserveront les registres. Défenses seront faites à toutes personnes de s’immiscer de la tenue de ces registres et de la réception de ces actes. »
C’est une des mesures les plus profondément révolutionnaires qui aient été décrétées. Elle atteignait jusqu’en son fond la vie sociale. Elle changeait, si je puis dire, la base même de la vie. Et quel puissant symbole de cette grande rénovation civile dans le transport en masse de tous les registres enlevés à l’Église et portés à la maison commune, dans cette clôture générale des registres anciens et dans l’ouverture des registres nouveaux où les nouvelles générations seraient comme affranchies de tout contact du prêtre !
En même temps et par une conséquence toute logique, la Législative institue le divorce. C’est le lien religieux qui créait l’indissolubilité du mariage. Réduit à un contrat civil, il ne pouvait prétendre à lier deux personnes humaines par une sorte d’obligation perpétuelle, contrepartie laïque des vœux perpétuels que la loi ne reconnaissait plus ou même interdisait.
« L’Assemblée nationale, considérant combien il importe de faire jouir les Français de la faculté du divorce, qui résulte de la liberté individuelle dont un engagement indissoluble serait la perte, considérant que déjà plusieurs époux n’ont pas attendu, pour jouir des avantages de la disposition constitutionnelle suivant laquelle le mariage n’est qu’un contrat civil, que la loi eût réglé le mode et les effets du divorce, décrète qu’il y a urgence. Le mariage se dissout par le divorce. Le divorce a lieu par le consentement mutuel des époux. L’un des époux peut faire prononcer le divorce, sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère. »
La loi sur le divorce manifestait ainsi toute la force de la Révolution accomplie. Il ne s’agissait pas seulement d’un transport de registres, d’un changement dans le mode d’inscription. La nature même du contrat était modifiée et le caractère civil de ce contrat se marquait aussitôt dans la liberté retrouvée des contractants.
Voilà les deux grandes lois, complémentaires l’une de l’autre, dont la Convention, dès ses débuts, était tenue d’assurer l’exécution. À vrai dire, pour la constitution de l’état civil il y avait urgence. Et les ennemis mêmes de la Révolution avaient contribué à rendre indispensable la loi nouvelle. Surtout dans les régions de l’Ouest où un tiers des communes se refusaient à élire les curés selon le mode constitutionnel et où bien des paroisses étaient sans prêtres, la vie sociale aurait rétrogradé à la barbarie si les municipalités, même avant le vote définitif de la loi du 20 septembre, n’avaient pas ouvert des registres pour constater l’état civil. Ainsi, dès le 3 juillet 1792, le directoire du département de la Vendée arrêtait ceci :
« Dans toutes les communautés du département où, par l’effet des mesures prises contre les prêtres insermentés, ou par la vacance des curés et desservants, et par toute autre cause que ce soit, il n’y a aucun ecclésiastique chargé de remplir ou d’exercer légalement les fonctions publiques, les municipalités sont autorisées et seront au surplus tenues de faire constater par le maire ou l’un des officiers municipaux, sur les registres tenus à cet effet par les curés et desservants, les naissances, mariages et décès des citoyens de leurs communautés, lesquels actes seront ensuite relatés sur le registre des délibérations du Conseil municipal. En conséquence, il est enjoint aux pères, mères, parrains, marraines et matrones des nouveaux nés, aux époux et épouses aussitôt leurs mariages et aux parents des personnes décédées qui seront appelées ou assisteront aux décès, de faire à leur municipalité respective la déclaration nécessaire pour l’exécution du présent arrêté. »
Mais quelle incertitude et quel désordre si la loi n’était intervenue sans retard ! On devine que cette amputation de la puissance cléricale ne fut pas très agréable, même aux curés constitutionnels. Ils ne pouvaient pourtant s’y opposer sans manquer à la plus élémentaire logique. Ils avaient juré fidélité à une Constitution qui reconnaissait les mêmes droits et assurait les mêmes garanties à tous les citoyens sans distinction de croyance et de culte. Bien mieux, eux-mêmes procédaient d’un acte civil. Ils étaient nommés par la souveraineté populaire dans les mêmes conditions que les autres magistrats. Je suis porté à croire que la Constitution civile du clergé, si décriée par ceux que blesse tout compromis, avait préparé les esprits à accepter l’affranchissement révolutionnaire des actes de la vie.
L’évêque constitutionnel de Paris, Gobel, donna à son clergé, et, indirectement à tout le clergé, des instructions conciliantes et nettement conformes à l’esprit de la nouvelle loi. Il se préoccupa bien d’instituer des registres d’ordre purement confessionnel où seraient mentionnés pour chaque citoyen les actes religieux correspondant aux divers actes de la vie civile, baptême, consécration religieuse du mariage, sépulture chrétienne. Mais il ordonna au clergé, dans une instruction du 31 décembre, de ne rien faire qui pût mettre en échec la loi sur l’état civil ou qui permît de la tourner. Il y déclare, au nom du Conseil épiscopal et métropolitain de Paris, « qu’obligés, autant comme citoyens que comme ecclésiastiques, d’observer et de faire observer, autant qu’il est en eux, les lois de la République, les pasteurs ne doivent se permettre de baptiser, ni de marier, ni d’enterrer, qu’ils ne se soient assurés auparavant que les formalités civiles prescrites par la loi du 20 septembre dernier auront été ou seront remplies ; que c’est là la première question qu’ils devront faire aux fidèles qui se présenteront à eux pour ces divers objets et qu’il est à propos que cette question soit insérée au plus tôt parmi celles qui se trouvent à ces différents articles dans nos rituels ».
Pourtant, une sorte de réserve bien discrète se marquait à la fin du document. Il priait « les citoyens curés et desservants, de faire passer le plus tôt possible au Conseil les observations qu’ils jugeront nécessaires, surtout celles qui tendront à concilier encore plus, s’il est possible, pour le plus grand bien des fidèles,
les lois de la République chrétienne avec celles de la République française, qui, au fond, ne peuvent jamais se contredire, puisqu’elles reposent toutes sur les mêmes bases : vérité et justice, liberté, égalité, union et fraternité ».
Cette phraséologie christiano-révolutionnaire, sincère chez plusieurs de 1789 à 1791, cachait en cette fin de 1792 un commencement de malaise et d’inquiétude. Le clergé constitutionnel se demandait avec quelque trouble où il serait conduit par le développement logique et inflexible de tout le droit nouveau créé par la Révolution : après avoir séparé aussi profondément la vie civile de la vie religieuse, ne serait-on pas amené à séparer l’État, organe de la vie civile, de l’Église, organe de la vie religieuse ? Au regard de la loi, la vie civile seule existait. Seule elle était réglée par des dispositions légales ; la vie religieuse était toute facultative et ne relevait que de l’intime conscience des hommes. Dès lors, l’Église elle-même devenait logiquement une institution facultative, qui ne devait pas plus être liée à l’État que ne l’étaient les sacrements dont elle était la dispensatrice. Ainsi, entre la Révolution et le clergé constitutionnel la défiance naissait. Le mot du père Duchesne : « Les prêtres seront toujours prêtres, ils ne valent guère mieux les uns que les autres », répondait à la pensée de plus d’un révolutionnaire et éveillait l’inquiétude de plus d’un curé.
La brusque proposition de supprimer le budget des cultes, faite par Cambon, aggrava le malaise. C’est par des raisons de finances qu’à la séance du 13 novembre, il déclara à la Convention que le budget des cultes devait disparaître. Le Comité des finances avait fait de la suppression du budget des cultes la base de toute une réforme fiscale. Cambon parla avec sa véhémence accoutumée :
« Votre Comité des finances qui ne perd pas une minute, qui s’assemble tous les jours, a porté un œil attentif sur beaucoup de dépenses. Il a arrêté hier au soir de vous proposer la suppression de l’impôt mobilier, de l’impôt des patentes et la diminution de quarante millions sur l’impôt foncier (Vifs applaudissements).
« Votre Comité, reprend Cambon non sans ironie, ne s’est pas dissimulé que cette nouvelle serait reçue avec enthousiasme ; mais en même temps il a dû être économe ; et, en supprimant la recette, il a dû supprimer une partie de la dépense. Nous avons calculé la suppression de ces impôts, j’ose le dire immoraux. Il faut dire au peuple : Il est une dépense énorme, une que personne ne croira, une qui coûte 100 millions à la République (Nouveaux applaudissements.) Ayant à nous occuper de l’état des impositions de 1793, nous devions vous proposer cette question : Si les croyants doivent payer leur culte. (Applaudissements.) Cette dépense pour 1793, qui coûterait 100 millions, ne peut être passée sous silence, parce que la trésorerie nationale ne pourrait la payer. Il faudrait donc que le Comité des finances eût l’impudeur de vous demander le sang du peuple pour payer les fonctions non publiques. Votre Comité a regardé cette question sous tous les points de vue. Il s’est demandé : Qu’est-ce que la Convention ? Ce sont des mandataires qui viennent stipuler pour tout ce que la Société entière ne pourrait stipuler elle-même. Ils ne doivent point fixer des traitements, lorsque chacun y peut mettre directement la quotité. Alors, il s’est dit : Faisons l’application des vrais principes qui veulent que celui qui travaille soit payé de son travail, mais par ceux qui l’emploient. (Nouveaux applaudissements.) Si cette question eût été présentée isolée à la Convention, on dirait : Voyez ces financiers ! ils ne cherchent qu’à supprimer. Mais lorsque nous dirons au peuple : Nous te diminuons de 120 millions, et vous laboureurs, qui payez 100 livres de contribution mobilière ; vous cabaretiers, qui payez 300, 400 livres de patente, si vous avez confiance dans cet ecclésiastique qui a bien servi la Révolution, eh bien ! vous ne serez plus soumis à un corps électoral. Au lieu de lui donner 12 ou 1500 livres, vous lui donnerez 3 ou 4,000 livres. (Vifs applaudissements.)
« Ainsi, citoyens, au lieu de 300 millions, vous n’en aurez que 200 à imposer. Il ne faudra pas tant de moyens coercitifs. Avant 8 jours le rapport sera prêt ; ce rapport si désiré est attendu, j’ose le dire, de tous les prêtres et de tous les Français. »
Cambon était d’un optimisme audacieux. Une partie de l’Assemblée applaudit. Mais il y eut à la Convention même de l’étonnement et de l’inquiétude. Dans le clergé, dans une grande partie du peuple révolutionnaire des campagnes et des villes, l’émoi fut vif. À une première analyse, on ne discerne pas très bien les causes profondes de cette répugnance du peuple à la suppression du budget des cultes. Il semble qu’un raisonnement comme celui de Cambon devrait être décisif, et son amorce souveraine :
« Moi, État, je ne paye plus vos curés ; mais je vous fais remise de 120 millions d’impôts par an, et, avec cette grosse somme que je vous abandonne vous payerez vous-mêmes si cela vous convient, et au prix déterminé par vous, le curé choisi par vous. Sinon, c’est vous qui aurez le bénéfice de la remise. »
Il semble qu’en toute hypothèse l’offre soit séduisante. D’où vient qu’elle ait, en novembre 1792, soulevé les esprits, dans le peuple même qui devait le plus à la Révolution, dans le peuple des campagnes ? Il se peut d’abord qu’il y ait chez le paysan quelque méfiance. On trouvera bien, se dit-il, le moyen de me reprendre, un jour ou l’autre, la part d’impôt dont on semble me faire remise et je resterai chargé des frais du culte. Puis payer est pour le paysan une chose amère, et il lui déplaît qu’on lui fasse savourer trop fréquemment ce breuvage. Si cruel que soit l’impôt, il a au moins cet avantage qu’on peut le payer en une ou deux fois, et qu’on n’en est pas incommodé à propos de chacun des actes de la vie. Au contraire, s’il faut, après avoir payé l’impôt même réduit, payer le curé et surtout payer celui-ci à propos de chacun des actes de la vie où il intervient, il n’y a presque plus de journée qui ne soit gâtée par une souffrance. Aussi, en 1792, le vœu des paysans était-il, non point que le curé ne fût pas payé par l’État, mais qu’une fois payé au moyen de l’impôt il ne pût exiger aucune redevance pour les baptêmes, mariages, enterrements. C’est ce vœu que traduisait le père Duchesne dans le numéro que j’ai cité : c’est à ce vœu que répondit la décision de la Commune révolutionnaire supprimant tout casuel.
Mais je ne crois pas que ce fût à des calculs d’argent qu’obéit, en cette question, la conscience paysanne, ou plus exactement la conscience populaire. Elle a une autre raison, que peut-être elle ne discerne point elle-même, mais qui agit profondément. Les simples s’imaginent que si le prêtre n’est plus payé par l’État, le prêtre n’est plus. Ce n’est pas par un acte spontané de leur esprit, ce n’est point par une adhésion individuelle de leur pensée, qu’ils se sont donnés à la foi chrétienne. Ils l’ont reçue par la tradition. Elle est pour eux quelque chose d’impersonnel et d’ancien, et la religion est une autorité qu’ils cessent de reconnaître, si elle ne leur vient pas de haut et du dehors. Or, quand l’État, cette autre puissance impersonnelle, paye le prêtre, quand le culte est comme incorporé à la puissance publique, le paysan est aidé dans le sentiment de vénération passive qui est, chez lui, toute la foi. S’il est obligé de payer lui-même les prêtres, jusque dans le détail, s’il achète pour ainsi dire le culte, cérémonie par cérémonie, il lui semble, par un prodigieux renversement, que c’est lui qui fait vivre le dieu inconnu dont il croit tenir la vie. Il lui semble qu’à subventionner ainsi, individuellement, la religion, il en devient le maître ; elle perd à ses yeux le caractère d’autorité extérieure et de mystère contraignant sans lequel il ne la reconnaît point. Et comme la religion est née en son esprit non d’un acte de liberté mais d’une habitude de soumission, il lui paraît qu’en faisant acte de liberté il fait acte d’irréligion.
J’imagine que déjà plus d’un croyant souffrait en nommant le prêtre à l’élection, selon le rite de la constitution civile ; car comment le prêtre apportera-t-il à l’individu quelque chose qui le dépasse, si c’est de cet individu même que le prêtre tient son pouvoir, et reçoit son caractère ? Aussi, ce n’est ni par les grossiers marchandages d’argent imaginés par Cambon, ni par le rappel niaisement idyllique des mœurs de l’Église primitive, que l’on convertira à la séparation de l’Église et de l’État la fraction du peuple qui y est encore réfractaire. C’est par un idéalisme hardi. C’est en faisant honte au paysan de la servitude qui est au fond de ses pensées :
Vous vous imaginez, être des croyants, et vous n’êtes que des esclaves. Si vous étiez des croyants, si vous étiez profondément convaincus que la misère humaine a eu besoin, pour se relever, de la médiation de Dieu, si vous étiez persuadés que ce Dieu a pris forme humaine, qu’il s’est mêlé à la vie de l’humanité et qu’il s’y perpétue par l’Église pour y continuer son action libératrice, en quoi seriez-vous scandalisés de payer vous-mêmes le prêtre qui pour vous monte à l’autel ? Vous seriez heureux, au contraire, de donner cette marque de plus de votre adhésion individuelle, de votre foi. Mais parce que la religion n’est pour vous qu’une routine d’autorité, parce qu’elle s’est imposée à vous du dehors, vous avez besoin, pour y croire, de la considérer toujours comme une puissance antérieure à vous, vous avez besoin de la concevoir sur le modèle des institutions sociales fondées sur la force et qui si longtemps ont opprimé votre volonté. Vous avez si peu mis de vous-mêmes dans la religion, que vous craignez, en y mettant en effet quelque chose de vous-mêmes, de la perdre toute. Dès qu’elle n’est plus un mécanisme tout fait, fonctionnant par des ressorts que vous ne touchez même pas, elle n’est plus rien. Elle n’existe que dans la mesure où elle fait de vous des automates ; et comme la liberté n’est pas à l’origine de votre foi, quand on vous appelle à la liberté, on vous appelle au néant.
En même temps, il faut faire comprendre au peuple que si l’Église reste, par le budget, une institution d’État, il n’y a pas déraison pour qu’elle ne soit pas pleinement une institution d’État. Qui dit Église d’État dit, en quelque mesure, religion d’État ; or, tout ce qui implique une restriction de la liberté humaine doit être écarté. C’est par ces hautes raisons, et non par un calcul de profits et pertes qu’il faut agir sur la conscience du peuple. L’appel de Cambon aux cabaretiers qui pourront payer eux-mêmes leur curé parce qu’ils paieront moins de patente n’était pas seulement grossier ; il était, par là même, inefficace.
La Convention put craindre un instant que la motion de Cambon et du Comité des finances eût jeté une partie du clergé constitutionnel dans l’insurrection. Elle fut jugée universellement malencontreuse. Contre elle les partis de la Révolution furent unanimes. Et surtout, quand la Convention vit des prêtres mêlés aux mouvements populaires de l’Eure-et-Loir et de l’Eure, quand les paysans, soulevés contre la cherté croissante des denrées, protestèrent en même temps contre la suppression proposée du budget des cultes, la motion de Cambon fut attaquée et désavouée de toutes parts. Brissot, dans son journal le Patriote Français, (numéro du 14 novembre) se borne à annoncer en termes très brefs, et avec une expression bien vague de sympathie, la proposition du véhément financier :
« Cambon a annoncé des ressources plus consolantes ; bien loin d’augmenter les contributions, le Comité propose d’en supprimer plusieurs. C’est en réduisant les dépenses qu’il veut qu’on rétablisse les finances ; il est une dépense surtout, exorbitante, imphilosophique, immorale, sur laquelle il appelle la sévérité de l’Assemblée : ce sont les 100 millions employés aux frais du culte catholique. »
Et pas un mot de plus. On dirait un sujet gênant pour Brissot, et qu’il évite. Même quand il rend compte de la séance du 30 novembre où Danton parla, Brissot mentionne le discours de Danton, mais il n’en indique point l’objet essentiel qui était de combattre la motion de Cambon. Quelle joie aurait eue Brissot à critiquer Danton, à railler son modérantisme, son « feuillantisme », si lui-même n’avait pas cru dangereuse et pour le moment impossible la suppression du budget des cultes ! Dans le journal de Carra, même réserve. Je lis dans les Annales patriotiques, (numéro du 14 novembre), un bref résumé du discours de Cambon ; pas un seul mot de commentaire. Et dans le compte rendu de la séance du 30 novembre, pas la moindre allusion au discours de Danton. On dirait que la Gironde en toutes ses nuances, du brissotin Brissot à l’éclectique Carra, fait le silence sur ce problème importun, et, prise entre l’intérêt philosophique et la nécessité politique, attend la suite des événements. Aux Jacobins, il y eut un grand débat sur le budget des cultes, dans la séance du 16 novembre présidée par Jean Bon Saint-André, et dans celle du 17 présidée par Le Pelletier. Chabot « le capucin débridé » et Manuel furent seuls, absolument seuls, à soutenir la proposition de Cambon. Mais la façon dont Chabot la soutint acheva d’indisposer les Jacobins. Il ne se borna pas en effet, à alléguer les raisons décisives de liberté qui imposent la laïcité de l’État moderne. Il laissa entendre que par là, la chute de la religion serait hâtée, et les Jacobins redoutaient précisément que cette crainte se répandît et que le peuple encore facile à fanatiser se soulevât.
« Une religion que tous les citoyens salarient, dit Chabot, est attentatoire à la liberté du peuple, car un article des Droits de l’homme dit : « Nul ne pourra être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » Or, une religion que je suis obligé de salarier est contraire à cet article. C’est être inquiété pour ses opinions religieuses que d’être obligé de contribuer aux frais d’un culte. Il est temps que la nation française s’élève à la hauteur qui lui convient. Apprenons au peuple à se passer de prêtres, et bientôt il saura s’en passer. D’ailleurs, que l’on considère combien est onéreux au peuple l’impôt que l’on payait pour les frais de la religion catholique. Ne peut-on avoir une pensée plus économique ? »
Il revint à la charge le lendemain et réfuta, non sans force, les objections qui lui étaient faites. À ceux qui prétendaient, comme le fait aujourd’hui l’Église, que le budget des cultes était la représentation des biens ecclésiastiques nationalisés, il répondait :
« Les biens ecclésiastiques n’appartenaient point au ci-devant clergé, mais bien à la nation française. Les prêtres, à raison des biens immenses qu’ils possédaient, devaient payer une contribution à la nation… Ils s’en sont dispensés pendant des siècles. Le clergé est donc redevable à la nation des sommes immenses qu’il a su soustraire aux charges publiques. Or, ces sommes excèdent la valeur des biens saisis par la nation. La nation pouvait donc s’emparer de ces biens sans accorder aucune indemnité. »
Manuel essaya de démontrer que l’opinion publique révolutionnaire était préparée à des mesures décisives, qu’elle les attendait, qu’elle les exigerait bientôt, et il lut aux Jacobins la vigoureuse adresse que les « Amis de la liberté et de l’égalité de la commune de la Souterraine » (département de la Creuse), venaient d’envoyer à la Convention. On y remarquera que les signataires de l’adresse ne se bornent pas à demander la suppression du budget des cultes ; ils inclinent visiblement à la suppression légale du culte lui-même. Il semble qu’à cette date les rares partisans de la séparation de l’Église et de l’État étaient surtout partisans de la suppression de l’Église et de l’interdiction légale de la religion. En sorte que la séparation de l’Église et de l’État, telle qu’elle est actuellement comprise, rupture de tout lien entre l’Église et l’État, et liberté du culte, n’était, à ce moment de la Révolution, admise à peu près par personne.
La plupart des révolutionnaires, par calcul politique, par ménagement des habitudes populaires, voulaient maintenir le budget des cultes et la Constitution civile du clergé. Et ceux des révolutionnaires qui voulaient abolir la Constitution civile du clergé et le budget des cultes, voulaient, en réalité, prohiber le culte lui-même.
« Nous payons exactement les impôts, disent les pétitionnaires de la Creuse ; mais c’est pour que le produit serve à consolider notre bonheur. Serait-ce donc encore longtemps pour alimenter la secte sacerdotale, cette secte dont l’intolérance et la perversité sont attestées dans toutes les pages de l’histoire ? Le clergé n’est qu’humilié, il n’est point anéanti. Tremblez qu’un jour il ne reprenne sa première férocité. Le prêtre est toujours prêtre, et c’est ce qu’il ne faut pas ; il doit être citoyen et rien de plus.
« Arrachez donc bien vite du Code des Français régénérés cette Constitution civile qui perpétue l’esprit de fanatisme et d’intolérance, et qui fait croire au prêtre qu’il est une espèce supérieure aux autres Français. On lui donne une juridiction, on lui donne un territoire circonscrit, on lui donne des paroissiens : comment ne serait-il pas intolérant ? Nous avons une conscience, une raison, une religion ; nous ne voulons ni de la conscience, ni de la raison, ni de la religion du prêtre.
« Doit-on tolérer une religion qui, de sa nature, est intolérante ? C’est une question dont la négative sera sans doute décidée dans la Constitution que vous présenterez à l’acceptation des Français. Mais en attendant, que ceux dont l’âme a besoin d’une croyance mystérieuse, que ceux-là payent les prêtres catholiques, on peut le permettre sans de grands dangers ; mais que ceux-là seuls les payent : il est bien juste que chacun paye ses plaisirs. Ils sont heureusement rares, et dès que le prêtre, comme le négociant, sera payé par le consommateur, il se trouvera peu d’imbéciles qui useront de cette denrée. Ne serait-il pas absurde, en effet, que des Français éclairés, des Français libres, payassent des hommes dont la morale est destructive de tout esprit public ? Le jeûne, le cilice, l’obéissance aveugle, la discipline, voilà la grande vertu du catholicisme. »
La question est hardiment posée entre le catholicisme et la Révolution. Mais c’est bien rapetisser le problème religieux que de le réduire à un calcul d’argent. Les racines de la croyance sont plus profondes et plus fortes ; et ce sont les dons des croyants, surpris parfois, il est vrai, par les moyens les plus coupables, qui ont fait la richesse de l’Église. Une société n’éliminera la tradition chrétienne qu’en lui substituant peu à peu, dans les consciences, un idéal plus vivant et plus large. Il ne suffit pas, pour abolir le culte, d’obliger les fidèles à le payer. Les Amis de la liberté de la Souterraine en ont le pressentiment, mais l’idéal religieux qu’ils proposent est assez étrange : une combinaison du déisme de Jean-Jacques avec des souvenirs antiques.
« Sans cesse, le prêtre donne de l’Éternel une idée petite et mesquine ; les pratiques les plus minutieuses, voilà ce qui conduit au ciel selon lui ; il compte pour rien les vertus sociales, il dégrade l’âme, il abrutit l’esprit, il avilit l’humanité. Nous, et bientôt, si vous le voulez, tous les Français penseront comme nous, nous ne nous représentons pas l’Éternel comme un despote oriental, nous nous en faisons une idée plus agréable et nous le croyons plutôt entouré d’un Minos, d’un Aristide et d’un Lycurgue que d’un saint Crépin, d’un saint Antoine, d’un saint François. Un bon cultivateur, un bon soldat, un citoyen vertueux, voilà les saints dont nous honorerons la mémoire. »
Il fallait quelque bon vouloir à Manuel pour croire que ce document à peu près unique exprimait l’opinion de la majorité de la France à cette date. Basire s’emporta aux Jacobins contre celui qui avait communiqué à la société le projet de Cambon :
« Je combats le projet du préopinant ; si je ne connaissais pas la pureté de ses intentions, je le regarderais comme un aristocrate ; je ne me sers point du culte catholique, mais je regarde le projet comme propre à répandre de nouveaux troubles. J’examine d’abord la question sur le point de vue de la politique ; je considère cette foule nombreuse de moines et de religieuses et je me demande : comment feront-ils pour subsister ? Mirabeau a dit qu’il n’y avait que trois manières de subsister : ou comme propriétaire, ou comme salarié, ou comme voleur. Mais, dit-on, ils peuvent travailler. Et à quoi travailleront-ils ? Ils n’ont aucune éducation qui leur donne un moyen de se procurer une subsistance nécessaire. Que le Comité apprenne donc une bonne fois à juger en politique. Quel est celui qui peut applaudir à un décret qui peut créer dans un jour trois cent mille brigands ? Considérons d’ailleurs que le peuple aime encore la religion ; et admettre le projet du Comité, c’est ressusciter le fanatisme. Et comment persuaderez-vous à une vieille femme que l’on n’a pas aboli la religion en abolissant les frais du culte ? Dans l’état de détresse où se trouveront les prêtres, ils trouveront des moyens faciles de tromper l’ignorance, ils représenteront les citoyens comme possédés du démon ; et qui peut calculer jusqu’à quel point ce décret peut faire couler du sang ? Ce projet de décret est mauvais, et il le sera jusqu’à ce que les vieilles femmes soient mortes. »
Alexandre Courtois s’écrie :
« Je n’ai vu dans le projet de Cambon qu’un moyen d’alarmer les consciences, de causer du trouble dans les départements, de rendre la nation injuste envers les missionnaires des bons principes, les martyrs de la loi, les victimes de l’aristocratie… Croyez que le thermomètre de l’esprit public des départements n’est pas au même degré que celui de Paris ; croyez que les opinions religieuses y sont consacrées, et qu’il serait imprudent, peut-être injuste, de les troubler. Il y a des préjugés qu’il faut attaquer avec ménagements et par les armes de l’instruction ; mais l’instruction doit être présentée au peuple comme un jour doux à des yeux délicats. »
Le Roy (d’Alençon) tout en parlant des prêtres en termes insultants, combat aussi le projet du Comité des finances :
« Il est souvent dangereux de vouloir appliquer dans toutes les circonstances les spéculations hardies de la philosophie. Je conviens qu’en principe chaque secte doit payer ses ministres ; mais le peuple n’est point encore assez éclairé pour adopter cette mesure. Vous n’ignorez pas l’influence que les prêtres ont acquise sur le peuple des campagnes et sur une partie de celui des villes. Si vous alliez refuser à ces prêtres le traitement que la nation leur a promis solennellement, alors vous verriez ces hordes sacerdotales se déchaîner contre la République naissante, et peut-être l’étouffer dans son berceau ; vous les verriez secouer de toutes parts le flambeau de la guerre civile, faire perdre à la Convention la confiance dont elle est investie ; et ne croyez pas qu’il nous fût aussi facile de triompher de ces Catilinas tonsurés que des prêtres réfractaires. Le parti des prêtres soi-disant constitutionnels est considérable et puissant ; il leur serait facile de diviser le peuple français et d’opérer la ruine de la liberté. Agissons avec les prêtres comme avec ces animaux féroces qui nous menacent de nous dévorer ; pour apaiser leur rage, nous leur jetons un morceau de pain. Eh bien ! pour que les prêtres ne s’élancent pas sur nous, ne laissons pas oisive leur voracité ; et donnons-leur du pain. Alors ils seront paisibles. Leur intérêt est le dieu qu’ils adorent ; ils seront patriotes, car un prêtre qui a de quoi manger devient moins dangereux. Et dans quel moment vient-on nous proposer une mesure aussi impolitique ? C’est dans un moment où la nation va s’occuper du jugement d’un grand coupable. »
Garnier constate que dans une société ancienne où tant de préjugés et de traditions s’entrelacent, il est impossible d’opérer des changements trop brusques :
« Il faut bien distinguer, dit-il, une société qui se recrée, en quelque sorte, avec ses propres décombres, d’une société neuve dans laquelle les passions, les préjugés sociaux n’ont point changé les heureuses directions de la nature. Si la République française était une société naissante, je serais de l’avis de laisser à chacun le droit de payer les ministres de son culte, mais la nation française, qui a déjà renoncé à bien des préjugés, en conserve cependant un grand. Le fanatisme a encore bien des victimes ; les prêtres ont encore le règne de l’opinion dans une grande partie de la République. »
Basire, revenant à la charge et animé par la contradiction de Chabot, laissa percer quelques-unes des espérances secrètes qu’une partie des révolutionnaires mettait encore dans le clergé constitutionnel.
« Je dis que le projet de Cambon est antiphilosophique. Ne donnons pas le titre de philosophes à tous ces misérables pédants que le peuple jusqu’ici a trop vénérés. La véritable philosophie ne consiste pas seulement à régler ses opinions, mais elle consiste aussi à bien connaître l’opinion publique. Il ne suffit pas qu’une opinion soit bonne pour l’adopter, il est nécessaire qu’elle soit générale. Apprenez que chez un peuple superstitieux, une loi contre la superstition est un crime d’État…
« Quel est le pouvoir du clergé ? Que peut-il sur moi, sur vous ? Sa mission se borne à consoler des vieilles femmes. Quel plaisir pourriez-vous trouver à irriter des fous ? Quelle philosophie y a-t-il donc là-dedans ?
« Votre décret en retarde les progrès. Les prêtres, tranquilles sur les moyens de subsistance, voyant paraître le jour de la raison, pouvaient se faire honneur de prêcher une sainte morale et d’être les organes de la vérité. Si les fanatiques se portent à des excès, faudra-t-il les détruire ? La philosophie qui prêche la tolérance va-t-elle se donner tous les torts de l’inquisition ? Éloignons la superstition, elle passe avec les hommes caducs dont la tête en est encore imprégnée. J’aime mieux payer les prêtres pour être tranquille, puisque mon aïeul ne peut pas s’en passer. »
Les Jacobins acclamèrent Basire, et le mouvement fut si vif que Chabot lui-même (le docteur Robinet ne l’a point noté) battit en retraite :
« Je ne m’oppose pas à ce que l’on accorde une pension aux ecclésiastiques qui ont prêté le serment prescrit par la loi. Mais ne nous servons plus du terme de traitement : ce mot semble faire croire qu’il existe une religion dominante et constitutionnelle ; n’accordons cette pension qu’aux ecclésiastiques qui auront bien mérité de la patrie. Ne l’accordons qu’à ceux surtout qui ont défendu la révolution du Dix-Août et qui ont les notions des principes républicains. » C’était le budget des cultes sous condition.
Les raisons qui décidèrent la presque unanimité des Jacobins repousser la motion du Comité des finances peuvent se résumer ainsi : D’abord l’immense majorité du peuple de France est catholique. La superstition monarchique s’est enfin évanouie ; la superstition religieuse dure encore. Or pour le peuple l’idée de religion se confond avec l’idée d’un culte payé par la nation.
C’est une erreur, et la religion ne serait nullement atteinte en son fond si elle redevenait ce qu’elle doit être, c’est-à-dire chose privée. Mais le législateur doit tenir compte des erreurs générales et des préjugés dominants. Quand une conscience se croit blessée, c’est presque comme si elle était blessée et c’est une extrémité douloureuse que justifie seule l’extrême nécessité.
En second lieu, il y aurait inhumanité et danger à retirer leur pension, c’est-à-dire leur unique moyen d’existence, aux anciens moines et anciennes nonnes que la Révolution a exclus des couvents. Les affamer serait une barbarie. Les pousser au désespoir serait une maladresse. De plus, envers le clergé constitutionnel proprement dit, ce serait une ingratitude. Il a dû, pour accepter la Constitution civile et pour recevoir de l’élection populaire ses fonctions renouvelées, affronter les outrages des prêtres réfractaires, les insultes, les menaces, les violences même d’une partie du peuple fanatisé. Il s’est compromis avec la Révolution. Si la Révolution le laisse sans pain, elle viole toute équité. En manquant à l’engagement solennel qu’elle a pris récemment, lorsqu’elle a sécularisé les biens d’Église, d’assurer le service du culte, la Révolution éveille des doutes sur sa bonne foi, et autorise à croire qu’elle ne tiendra pas d’autres engagements souscrits par elle. D’ailleurs, en bien des régions, les patriotes, les révolutionnaires ont souvent fait cause commune avec les prêtres constitutionnels. Ils les ont élus ; ils les ont installés ; ils les ont défendus. Ils ont décidé leurs femmes et leurs enfants à assister à la messe constitutionnelle, à déserter la messe factieuse où affluaient les nobles oublieux de leur voltairianisme d’hier. Délaisser les prêtres constitutionnels, c’est faire jouer un rôle ridicule aux patriotes qui ont lutté pour les défendre ; ainsi, tandis que les prêtres réfractaires fanatisent contre la Révolution une partie du peuple, les prêtres constitutionnels aigris par la misère, par l’abandon subit et par la sorte de désaveu public que la Révolution leur inflige, indisposeront contre la Convention nationale, unique gardienne de la liberté et de la patrie, un grand nombre de patriotes.
Enfin, il était permis d’espérer que le clergé constitutionnel, procédant de l’élection populaire, acceptant une Constitution démocratique, laisserait tomber peu à peu la partie la plus oppressive des dogmes, atténuerait les mystères effrayants pour la raison ou blessants pour l’humanité, se réduirait à une prédication toute morale et civique et ménagerait ainsi, sans secousse, comme sans préméditation, le passage désiré de l’ancienne superstition catholique à une philosophie simplement nuancée d’évangélisme. Et quelques imprudents, quelques « économistes de boutiques », choisissaient, pour troubler ces perspectives de paix, pour allumer dans le pays la guerre religieuse, l’heure tragique où la nation se préparait à juger le roi et avait besoin de toutes ses forces pour l’acte de justice qui allait étonner et peut-être soulever l’univers !
Voilà les raisons qui, à la fin de 1792, déterminèrent les Jacobins à maintenir le budget des cultes. Historiquement et à leur date, elles sont fortes. Elles ne procèdent pas d’un calcul de classe. La bourgeoisie révolutionnaire ne songe pas, comme le feront plus tard beaucoup de ses descendants, à maintenir, artificiellement et par la puissance de l’État, une religion d’autorité, conseillère des résignations pour le prolétariat. Visiblement, au contraire, les grands bourgeois révolutionnaires de 1792 souffrent des préjugés puissants du pays, de son attachement à la tradition religieuse. Ils voudraient l’émanciper du préjugé, de la croyance, l’élever à la philosophie et à la raison. Ils ne se résignent à ménager le culte, à lui garder une place dans l’État, que pour ne pas compromettre la cause de la Révolution elle-même, menacée par le fanatisme populaire. Danton, le 30 novembre, en un bref et puissant discours à la Convention, poussa le cri d’alarme :
« Il faut se défier d’une idée jetée dans cette Assemblée. Il est trompé, le peuple ; vous devez l’éclairer. Il s’est rappelé la proposition de Cambon, que la perfidie, le fanatisme, la malveillance ignorante ont commentée avec soin. On a dit qu’il ne fallait pas que les prêtres fussent salariés par le Trésor public. On s’est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d’autre dieu que celui de l’univers, d’autre culte que le culte de la justice et de la liberté. Mais l’homme maltraité de la fortune cherche des jouissances éventuelles ; quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints au plus étroit nécessaire, alors, il croit que dans une autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans celle-ci. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler aux hommes morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c’est un crime de lèse-nation de vouloir ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut encore trouver quelques consolations. Je ne connais, moi, je l’ai déjà dit, que le dieu de l’univers, la liberté et la justice. L’homme des champs y ajoute l’homme consolateur qu’il regarde comme saint, parce que sa jeunesse, son adolescence et sa vieillesse lui ont dû quelques instants de bonheur, parce que le malheureux a l’âme tendre et qu’il s’attache particulièrement à tout ce qui porte un caractère majestueux. Oui, laissez-lui son erreur, mais éclairez-le ; dites-lui positivement que l’intention de la Convention n’est pas de détruire, mais de perfectionner ; que si elle poursuit le fanatisme, c’est parce qu’elle veut la liberté des opinions religieuses. »
Le déisme de Danton ne ressemblait pas à celui de Robespierre. Il était, si je puis dire, beaucoup plus naturaliste ; et le « dieu de l’univers » invoqué par Danton est sans doute très parent du dieu de Diderot. Tandis que Robespierre affirme, pour son propre compte, l’immortalité de l’âme comme une vérité définitive, éternellement nécessaire aux hommes, Danton ne voit là que la consolation passagère, la provisoire illusion des pauvres, qu’une meilleure organisation sociale affranchira sans doute de ce préjugé de misère. Ce n’est donc pas sous les vagues inspirations d’un déisme quasi chrétien, ce n’est point pour respecter dans le christianisme l’image un peu surchargée et compliquée du déisme de Jean-Jacques, que Danton demande que les habitudes religieuses du peuple soient ménagées. C’est pour épargner à la nation si éprouvée déjà par tant de périls, une grande commotion de conscience et la plus profonde des guerres civiles. C’est donc dans un intérêt tout politique et national et sans aucune arrière-pensée dogmatique que Danton s’oppose à tout ce qui pouvait inquiéter la superstition et ébranler le difficile compromis institué par la Constitution civile du clergé entre l’antique foi et la liberté nouvelle.
Comme Danton, Condorcet, le plus libre des esprits, le plus authentique représentant de la pensée des Encyclopédistes, le philosophe le plus impatient d’élever toute l’humanité à la lumière de la raison, conclut contre la suppression du budget des cultes :
« L’armée que l’Assemblée Constituante a levée contre l’ancien clergé (c’est le nouveau clergé constitutionnel que Condorcet désigne par ces mots pittoresques) est un peu chèrement payée ; mais il serait injuste de la licencier sans accorder une retraite aux généraux et aux soldats. D’ailleurs, écartons toute idée religieuse, et supposons qu’il ait été d’usage de payer dans chaque village un frère de la Charité pour avoir soin des malades et qu’on ait trouvé plus juste de ne pas faire contribuer à cet entretien ceux qui n’ont pas confiance aux chirurgiens de cette corporation. Serait-il bien juste de dire aux malades qui s’en servaient : On ne les payera plus, faites comme ceux qui n’en veulent pas et qui payent leurs chirurgiens. Ces malades ne pourraient-ils pas répondre : Laissez-nous du moins le temps de prendre nos précautions pour nous assurer des secours. Ce n’est pas notre faute si on ne nous a pas accoutumés à choisir et à payer nous-mêmes nos médecins. » (Chronique de Paris du 2 décembre 1792, signature de Condorcet lui-même). Il y a donc, on peut le dire, presque unanimité des plus grands et des plus libres esprits de la Convention contre la motion de Cambon. Et j’avoue que les efforts de M. Robinet pour attribuer à Robespierre seul la responsabilité de cette politique me semblent un peu enfantins.
Il est vrai qu’il se prononça avec une particulière énergie et parfois aussi avec une singulière noblesse dans un grand article de la fin de décembre ; mais déjà tous les partis et tous les hommes de la Révolution avaient pris position contre le projet de Cambon. Seulement, Robespierre, plus que tout autre, semble croire que le christianisme, enseigné par la Révolution et selon la Révolution, peut perdre peu à peu ses dogmes les plus aventureux et les plus tyranniques et se confondre avec la religion naturelle ; et c’est tout un système religieux et moral bien différent de celui de Danton, qu’il esquisse à larges traits.
« Ce n’est pas, dit-il d’abord, une faible preuve des progrès de la raison humaine que l’embarras que j’éprouve à traiter cette question et l’espèce de nécessité où je crois me trouver de faire une profession de foi qui, dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, n’aurait pas été impunie. Mon dieu, c’est celui qui créa tous les hommes pour l’égalité et pour le bonheur ; c’est celui qui protège la liberté et qui extermine les tyrans ; mon culte, c’est celui de la justice et de l’humanité. Je n’aime pas plus qu’un autre le pouvoir des prêtres ; c’est une chaîne de plus donnée à l’humanité, mais c’est une chaîne invisible attachée aux esprits et la raison seule peut la rompre. Le législateur peut aider la raison, mais il ne peut la suppléer ; il ne doit jamais rester en arrière ; il doit encore moins la devancer trop vite… Pour moi, sous le rapport des préjugés religieux, notre situation me paraît très heureuse et l’opinion publique très avancée. L’empire de la superstition est presque détruit ; déjà c’est moins le prêtre qui est un objet de vénération, que l’idée de la religion et l’objet même du culte. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu’aux conditions les plus éloignées d’elle, a chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l’ambition des prêtres et la politique des rois avaient ordonné d’adorer au nom du ciel ; et il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales et à ta doctrine sublime et touchante de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute, l’évangile de la raison et de la liberté sera l’évangile du monde.
« Législateurs, vous pouvez hâter cette époque par des lois générales, par une constitution libre qui éclaire les esprits, régénère les mœurs et élève toutes les âmes à la simplicité de la nature, mais non par un décret de circonstance et par une spéculation financière. Si le peuple est dégagé de la plupart des préjugés superstitieux, il n’est point disposé à regarder la religion en elle-même comme une institution indifférente ou soumise aux calculs de la politique. Le dogme de la divinité est gravé dans les esprits, et ce dogme, le peuple le lie au culte qu’il a professé jusqu’ici : et à ce culte, il lie au moins en partie le système de ses idées morales. Attaquer directement ce culte, c’est attenter à la moralité du peuple. Qu’une société de philosophes fonde la sienne sur d’autres bases, on le conçoit ; mais les hommes qui, étrangers à leurs méditations profondes, ont appris à confondre les motifs de la vertu avec les principes de la religion, ne peuvent voir sans effroi le culte sacrifié par le gouvernement à des intérêts d’une autre nature. Si le peuple en agissait autrement, ce ne serait qu’aux dépens de ses mœurs ; car quiconque renonce par cupidité, même à une erreur qu’il regarde comme une vérité, est déjà corrompu. Or. rappelez-vous que votre révolution est fondée sur les notions de la justice et que tout ce qui tend à affaiblir le sentiment moral du peuple, en énerve le ressort…
« Attendez le moment où les bases sacrées de la moralité publique pourront être remplacées par les lois, par les mœurs et par les lumières politiques. Si la Déclaration des Droits de l’homme était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce Code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération ; et s’il faut qu’aux frais de la société entière, les citoyens se rassemblent encore dans des temples communs devant l’imposante idée d’un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle…
« Quoi qu’on en ait dit, loin que le système du Comité soulage le peuple, il fait retomber sur lui tout le poids des dépenses du culte. Faites-y bien attention ; quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse ? Ce sont les classes riches ; cette manière de voir dans cette classe d’hommes suppose chez les uns plus d’instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte ? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu’ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l’impitoyable opulence et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres ; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain ; ou bien encore, réduits à l’impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés de renoncer à leur ministère, et c’est la plus funeste des hypothèses, car c’est alors qu’ils sentiront le poids de leur misère, qui semblera leur ôter tous les biens, jusqu’à l’espérance ; c’est alors qu’ils accuseront ceux qui les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu’ils regardent comme des devoirs sacrés. Vous parlez de la liberté de conscience et ce système l’anéantit ; car réduire le peuple à l’impuissance de pratiquer sa religion, ou la proscrire par une loi expresse, c’est absolument la même chose. Or, nulle puissance n’a le droit de supprimer le culte établi, jusqu’à ce que le peuple en soit lui-même détrompé.
« Peu importe que les opinions religieuses qu’il a embrassées soient des préjugés ou non ; c’est dans son système qu’il faut raisonner. »
Cette conception de Robespierre est nette et grande par plus d’un côté, mais elle est aussi bien dangereuse, et elle pourrait être funeste. Sa grandeur, c’est une sorte de tendre respect pour l’âme du peuple, pour l’humble conscience du pauvre. Les autres révolutionnaires, notamment les orateurs jacobins que j’ai cités tolèrent, si je puis dire, de haut, les préjugés du peuple. Ils déclarent qu’ils ne veulent point les violenter, mais au moment même où ils se résignent à les subir, ils les rudoient et les outragent. Robespierre ne consent pas à regarder de haut même les erreurs du peuple ; il s’accommode à elles et semble se mettre à leur niveau. D’abord, lui-même, disciple de Jean-Jacques, a foi dans un Dieu personnel et conscient, gouvernant le monde par sa grandeur, et dans l’immortalité de l’âme humaine ; et il s’applique à retrouver sous l’enveloppe chrétienne des croyances populaires ces deux dogmes de la religion naturelle. Il se persuade qu’après tout le peuple est d’accord avec la pensée de Rousseau qui valait bien les Encyclopédistes. Qui sait si, du haut de ces idées, qui sont pour Robespierre les vérités dominantes, le point de vue le plus élevé sur l’univers et sur la vie, le peuple n’aurait point le droit de regarder avec quelque dédain ceux qui affectent orgueilleusement de tolérer son infirmité d’esprit ? Entre le déiste héritier de Jean-Jacques et le peuple chrétien, il pouvait subsister un malentendu ; quel jugement porter sur la personne même du Christ ? Est-il un homme fils et frère des hommes ? Est-il un dieu, qui, malgré l’humanité dont il s’est revêtu, a souveraine puissance sur les hommes ?
Selon le choix que l’on fait, les conséquences peuvent diverger à l’infini ; Robespierre, comme pour éviter toute possibilité de divorce entre le déiste philosophe et l’humble multitude chrétienne, semble éluder le choix et se dérober au problème. Déjà le vicaire savoyard de Rousseau y avait échappé, plus qu’il ne l’avait résolu, par un élan du cœur. Il a beau s’écrier enfin : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu », il apparaît bien qu’il n’entend pas ce mot de dieu dans le sens traditionnel que lui donne l’Église ; cette divinité présumée de Jésus n’est fondée ni sur le miracle ni sur un système surnaturel. Elle n’est, pour le cœur ardent et troublé du pauvre vicaire inconnu, qu’un degré de sainteté incomparable et qui n’a point sa mesure dans la vie de l’humanité : « La sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. » Voilà toute la démonstration dogmatique et voilà aussi, pour le prêtre, que fait parler Rousseau, tout le sens de la divinité du Christ. De même qu’à l’autel, quand il consacre le pain et le vin, il cesse un moment de s’interroger sur le mystère de la transsubstantiation qui le déconcerte, et s’incline comme si Dieu était là ; de même quand il aborde la personne du Christ, il se laisse aller, par un élan de ferveur morale, à confondre la sainteté et la divinité. Il adore sans que son esprit ait conclu.
Robespierre se garde de ce vertige ; et il avertit nettement qu’il ne connaît d’autre dieu que celui de l’humanité libre. Mais il parle du « fils de Marie » avec une sorte de respect équivoque ; il ne veut point déchirer brusquement le voile de divinité sous lequel le peuple adore, sans y prendre garde, les plus hautes espérances et les plus hautes vertus de son propre cœur. Il espère sans doute que bientôt le peuple s’apercevra de lui-même de cette confusion, et qu’il s’affranchira de ce qui reste de superstition et d’erreur dans sa croyance sans que les notions de justice et les espérances d’immortalité qui en forment le fond soient compromises.
Un jour, le pauvre vicaire savoyard, devenu prêtre constitutionnel, se tournera vers le peuple libre et chrétien assemblé dans l’église du village ; et du haut de l’autel, au moment même où il viendra de consacrer le pain et le vin il lui dira :
« Amis, j’ai respecté jusqu’ici l’innocence de votre foi, bien supérieure à la subtilité des philosophes. Mais je sais maintenant qu’un long usage de la liberté et de la raison a suffisamment épuré vos idées pour que vous puissiez dégager les vérités essentielles des symboles qui pour vous les enveloppaient. Non, il n’est pas vrai qu’un dieu soit matériellement présent sous les espèces du pain et du vin ; mais la présence morale, en chacun de vous, de celui qui donna aux hommes un exemple incomparable de douceur et de sacrifice, est bien plus réelle, bien plus substantielle que si en effet il était caché dans ce peu de matière. Le voile du symbole peut tomber. Cette figure sensible n’est plus nécessaire à des esprits sûrs d’eux-mêmes. Et il n’est pas vrai non plus, vous l’avez pressenti, que Dieu ait pu s’incarner, se réaliser matériellement dans l’humanité : pas plus qu’il n’est caché en ce moment sous les espèces matérielles du pain et du vin, il n’a été caché sous les espèces matérielles d’une individualité humaine. Mais la sainteté que le Dieu éternel communique à l’humanité s’est manifestée avec tant d’éclat dans la personne et la vie du Christ, qu’il est devenu pour nous la figure de la divinité même, éternellement présente parmi les hommes. Ici encore le symbole est inutile. La présence du Dieu éternel parmi les hommes n’a plus besoin d’être figurée par ces touchantes mais incomplètes images. C’est dans la conscience d’un peuple libre et ami de la justice que Dieu se manifeste le mieux. La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté. Ce n’est pas vers l’Orient, c’est vers la pleine lumière de l’humanité libre qu’il faut maintenant se tourner. Vous ne vous êtes point trompés ; nous ne nous sommes point trompés. Les symboles sous lesquels vous reconnaissiez la vérité ne vous égaraient pas, puisqu’ils vous préparaient à la vérité tout entière. Ceux qui les raillaient étaient plus loin du vrai chemin que ceux qui, avertis par le pressentiment encore obscur de leur raison et par l’instinct plus clairvoyant de leur âme, marchaient dans des voies mêlées d’ombre vers le grand jour qui éclate enfin à tous les yeux. Non, nous n’avons rien à effacer, rien à regretter. C’est toujours la même vérité que nous adorons, mais nous la pouvons adorer enfin sans voile ; c’est la récompense de notre longue ferveur et la suprême victoire de la liberté. »
Voilà ce que Robespierre attendait, à une date que son esprit n’assignait pas, du clergé constitutionnel. Il aurait voulu que le peuple passât de la foi chrétienne au déisme rationnel, sans être un moment embarrassé et comme humilié de lui-même. Et il s’irritait qu’une motion de finances vînt compromettre cette profonde et paisible évolution des consciences. Il se scandalisait que par l’amorce d’une économie, d’une réduction d’impôt, on tentât d’égarer le peuple hors des voies de la croyance, et qu’on parût fixer le tarif d’un reniement universel que la conscience seule n’aurait point dicté. C’est par ce respect profond et délicat pour le peuple que Robespierre était grand. Et par là, malgré ses défauts et ses vices, malgré ses ignorances, ses vanités, ses jalousies et ses haines, c’est par là qu’il allait au cœur du peuple. Il remuait en lui des fibres profondes que les autres ne touchaient pas. Dans un terrible portrait de Robespierre, que fait le 9 novembre le journal de Condorcet, ce qu’il y a en lui du prêtre est fortement marqué :
« On se demande quelquefois pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C’est que la Révolution française est une religion, et que Robespierre y fait une secte ; c’est un prêtre qui a des dévotes ; mais il est évident que toute sa puissance est en quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure, il est grave, furieux, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite ; il tonne contre les riches et les grands ; il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques, il n’a qu’une seule mission c’est de parler, et il parle presque toujours ; il crée des disciples ; il a des gardes pour sa personne ; il harangue les Jacobins quand il peut s’y faire des sectateurs ; il se tait quand il pourrait exposer son crédit ; il refuse les places où il pourrait servir le peuple et choisit les postes où il croit pouvoir le gouverner ; il paraît quand il peut faire sensation, il disparaît quand la scène est remplie par d’autres ; il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte ; il s’est fait une réputation d’austérité qui vise à la sainteté, il monte sur des bancs, il parle de Dieu et de la providence, il se dit l’ami des pauvres et des faibles d’esprit, il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages, il disparaît avant le danger, et l’on ne voit que lui quand le danger est passé ; Robespierre n’est qu’un prêtre et ne sera jamais qu’un prêtre. »
Oui, il y avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à l’infaillibilité, l’orgueil d’une vertu étroite, l’habitude tyrannique de tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances individuelles la terrible sécheresse de cœur de l’homme obsédé par une idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l’intérêt de son ambition et l’intérêt de sa cause. Mais il y avait aussi une exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie, et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance l’essentielle grandeur de l’homme.
Robespierre était en outre incliné vers la pensée chrétienne par une sorte de pessimisme profond, analogue au pessimisme chrétien et au pessimisme de Jean-Jacques. Le christianisme n’est pas pleinement et définitivement pessimiste, puisqu’il ouvre à l’homme des horizons surnaturels ; mais il juge sévèrement la nature et la société. Livré à lui-même, et sans le secours des grâces divines, l’homme n’est que ténèbres et malice ; et les progrès extérieurs qu’il réalise par la science et l’art n’atteignent point le fond de son être malade. Livrées à elles-mêmes, les sociétés ne réalisent jamais un équilibre naturel de justice qui dispense l’homme des espérances surnaturelles. Plus amèrement que la pensée chrétienne et avec plus d’inquiétude, la pensée de Jean-Jacques est pessimiste aussi. L’homme, selon lui, va d’un état de nature où il y a tout ensemble innocence et violence, simplicité et ignorance, à un état policé où le progrès des lumières est inséparable d’un progrès de la corruption. Jamais le système social ne réalisera la justice. Il est douteux que la démocratie absolue puisse convenir aux grands États modernes, et Rousseau, quand il définit la souveraineté du peuple, semble désespérer qu’elle devienne jamais une réalité. En outre, comment, en dehors du communisme primitif dès longtemps aboli, établir l’égalité ? Et comment ramener ce communisme dans les sociétés corrompues et divisées ? Ainsi Jean-Jacques s’enfiévrait de douleur et d’impuissance à porter un rêve de perfection humaine et sociale qu’à aucun moment de l’histoire, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir, la réalité n’accueillait. Il se jetait ainsi hors des temps dans un déisme passionné et presque chrétien qui lui promettait, en un ordre inconnu, les harmonies de justice que le monde immense refusait à son cœur tourmenté.
Robespierre n’avait pas pris de Jean-Jacques tout son pessimisme, puisqu’il croyait la démocratie applicable aux grands États modernes. Mais il se disait que même après l’institution de l’entière démocratie, bien des maux accableraient l’homme. Il lui semblait impossible de corriger suffisamment les inégalités sociales, il lui semblait impossible de ramener toutes les fortunes et toutes les conditions à un même niveau, sans arrêter, sans briser les ressorts humains, et il prévoyait ainsi la renaissance indéfinie, de génération en génération, de l’orgueil et de l’égoïsme des uns, de la souffrance et de l’envie des autres. Il n’avait aucun pressentiment du socialisme ; il n’entrevoyait pas la possibilité d’un ordre nouveau où toutes les énergies humaines se déploieraient plus harmonieusement.
Ainsi l’œuvre révolutionnaire, si loin qu’on la poussât, si entier qu’on en espérât le triomphe, lui apparaissait bien courte et bien superficielle, à moitié flétrie d’avance par les inégalités sociales subsistantes et par les vices de tout ordre qui en procèdent nécessairement. Aussi éprouvait-il quelque respect pour l’action chrétienne qui lui semblait avoir pénétré parfois dans les âmes humaines à des profondeurs où l’action révolutionnaire n’atteindrait point. Et il se faisait scrupule d’arracher aux hommes des espérances surhumaines de justice et de bonheur dont la Révolution lui paraissait incapable à jamais d’assurer l’équivalent.
Là est, dans la pensée de Robespierre, le grand drame ; là est, dans cette âme un peu aride, l’émotion profonde et la permanente mélancolie. Il travaille à une œuvre très difficile à accomplir et dont il sait d’avance que, accomplie, elle satisfera à peine le cœur de l’homme ; et il ne veut pas détruire des réserves d’espérance léguées par le passé à l’heure même où, pour instituer l’ordre nouveau de liberté et de justice, il faut qu’il combatte les puissances du passé. Ferons-nous un grief à Robespierre, nous socialistes, d’avoir souffert des imperfections cruellement ressenties de la Révolution démocratique et bourgeoise et d’avoir cherché dans une sorte d’adaptation moderne du christianisme un supplément de force morale et de joie qu’en son pessimisme social il n’attendait pas du progrès naturel des sociétés ? Oui, il y avait là une grande et triste pensée, je ne sais quel jour profond, mystérieux et sombre, ouvert sur les douleurs et les injustices que la Révolution ne guérissait pas.
Mais en même temps cette conception était pleine de périls. D’abord Robespierre prenait trop aisément son parti de l’ignorance du peuple, de la persistante illusion qui l’attachait à des dogmes surannés ; sous prétexte que sa moralité était traditionnellement liée à sa foi, il prolongeait celle-ci ; visiblement, il n’était pas impatient de voir le peuple s’élever à la science, jeter sur l’univers un regard libre et hardi.
En second lieu, il était très imprudent d’imaginer que de lui-même, et par une sorte d’atténuation et décoloration de ses dogmes essentiels, le christianisme se réduirait à la religion naturelle. La divinité du Christ avait pendant dix-huit siècles dominé les consciences ; c’est à cette forme de Dieu, vivante, humaine, historique, bien plus qu’à l’idée abstraite, immobile et pâle de l’Être universel, que le cœur des foules souffrantes s’était donné ; et bientôt, au moindre mouvement de réaction, à la moindre déception du peuple, c’est le christianisme entier, exigeant, qui reparaîtrait sous le déisme superficiel. Robespierre n’arrachait point la racine profonde ; soudain la puissance autoritaire de l’Église se développerait à nouveau de cette racine cachée.
Enfin, il était à craindre que Robespierre lui-même, après avoir fait de certains dogmes de la religion naturelle, à peu près confondus avec la forme épurée du dogme chrétien, la condition même de la moralité et de la vertu, ne fût tenté de mettre la force de l’État au service de ce compromis christiano-philosophique, et que par des voies équivoques la France fût ramenée à l’antique intolérance.
Oui, voilà les graves périls de la conception de Robespierre, mais ils ne sauraient nous en faire méconnaître la grandeur. Et, en tout cas. M. Robinet se trompe quand il dit que c’est sous l’influence des vues particulières de Robespierre que la Révolution à ce moment se prononça contre la séparation de l’Église et de l’État. Ce ne sont pas « les dévots de la rue Saint-Honoré », comme M. Robinet appelle les Jacobins, qui dans une pensée de déisme pieux maintinrent le budget des cultes. Tous les hommes, tous les partis de la Révolution étaient d’accord ; le cordelier Danton parla plus vigoureusement peut-être contre le projet de Cambon que le jacobin Robespierre. Et Quinet aussi cède à l’esprit de système lorsqu’il fait porter à Robespierre surtout la responsabilité d’une politique où presque tous les Conventionnels, les dantonistes et les encyclopédistes comme les robespierristes, s’engagèrent à la fois.
« Une occasion se présenta, dit Quinet, de mesurer les progrès des esprits. C’était en novembre 1792, un peu avant le procès du roi. Tout le passé croulait, chacun voulait en ôter une pierre. Cambon fit dans la Convention la proposition très simple de cesser enfin de salarier le clergé. Au milieu de l’emportement des affaires et des choses, ce projet semblait ne pouvoir rencontrer d’obstacles, parmi les Montagnards. L’esprit sensé de Cambon en avait jugé ainsi. Il fut durement détrompé par les Jacobins. Basire commença la lutte en leur nom… Mais il fallait une autorité plus haute que Basire dans une question de ce genre. C’est Robespierre qui va la décider… La raison la plus importante, c’est que « le catholicisme ne peut être désormais que l’écho de la Révolution, car il n’en reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. »
« Paroles importantes qui sont devenues jusqu’à nos jours le thème et la ruine des révolutionnaires français. Où donc est la Révolution à ce moment même, quand elle semble tout emporter ? Je vois subsister l’ancienne chaîne qui me promet l’ancienne servitude. Il n’y aura pas à changer un mot à la pensée et au langage de Robespierre pour en tirer le concordat de Napoléon : dans 1792 se montre déjà 1801. »
C’est, non pas de bien haut, mais de bien loin, et à travers d’étranges partis pris que Quinet voit les choses. Encore une fois, pourquoi s’obstiner à mettre en cause Robespierre seul, à un moment où il était combattu et attaqué de toutes parts et ne disposait sur la Convention que d’une très faible influence ? Chose curieuse, à la Convention même, Robespierre, ne dit pas un mot du projet de Cambon. C’est Danton qui le combattit. C’est Danton qui, le 30 novembre et avant même de monter à la tribune, s’écria : « On bouleversera la France par l’application trop précipitée de principes philosophiques que je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n’est pas mûr encore. »
Si ceux qui blâment la politique suivie alors par la Convention concentrent toute l’attention sur Robespierre et semblent presque ignorer le rôle décisif de Danton, c’est parce qu’il leur serait difficile d’imputer à celui-ci un esprit de système. Ils seraient donc obligés de reconnaître que ce sont des vues politiques qui ont guidé à ce moment la Convention. Et cela contrarie leur parti pris.
Quinet, fils d’une calviniste, aurait souhaité que la France révolutionnaire se ralliât au protestantisme. Non que lui-même fût un disciple pieux de Luther ou de Calvin. Mais il lui paraissait que le protestantisme donne aux consciences, aux volontés individuelles une énergie dont la France a besoin pour lutter contre le catholicisme et le césarisme, contre les deux formes romaines de l’autorité. Et il pensait aussi que le pays, incapable d’aller brusquement de la tradition catholique à la libre pensée, pourrait passer par la transition protestante, le protestantisme étant une sorte de compromis entre la croyance religieuse et la liberté de l’esprit. Mais Quinet ne voyait pas que ce rêve un peu étrange, qui fut fait aussi par Baudot, ne pouvait se réaliser que par le moyen imaginé par Robespierre. Il n’y avait aucune chance de détacher la France de la religion traditionnelle pour la faire entrer toute entière dans la religion de Luther ou de Calvin. Au contraire, l’Église constitutionnelle, pénétrée peu à peu par l’esprit de la Révolution et inclinant au déisme, pouvait aboutir en effet à une suite de compromis, à une nouvelle Réforme plus hardiment philosophique. Le rapprochement que fait Quinet entre le système ecclésiastique de Robespierre et le Concordat de Napoléon est tout à fait arbitraire et factice. Pour juger sainement la pensée de Robespierre, il faut supposer avec lui la victoire de la Révolution, de la démocratie et de la République. Or, si la Révolution avait pleinement triomphé, si elle n’était pas tombée sous la loi du césarisme, l’Église constitutionnelle, enveloppée par la force de la pensée révolutionnaire, soumise, par l’élection démocratique des curés et des évêques, à toutes les influences populaires, n’aurait ressemblé en rien à l’Église de Napoléon, et elle n’aurait pu jouer le même rôle.
Les Conventionnels, en 1792, ne livraient donc pas la Révolution, lorsqu’ils se posaient le problème religieux en ces termes très pressants et très simples : Pouvons-nous, oui ou non, entreprendre la lutte directe et déclarée contre ce qui reste d’organisation religieuse sans provoquer l’émotion populaire et sans accroître les dangers de la Révolution ? Il me paraît un peu présomptueux, et médiocrement philosophique, de substituer notre jugement au leur et de refaire après coup l’histoire sans en avoir porté nous-mêmes le fardeau. La Révolution avait déjà accompli contre l’Église un effort immense. Elle l’avait expropriée de son domaine, de sa puissance sociale. Elle avait brisé et dispersé les congrégations de tout ordre. Elle avait, sinon rompu, au moins singulièrement distendu, les liens de l’Église de France et de la papauté. Elle avait fait entrer l’Église dans les cadres administratifs et électoraux de la démocratie. Elle déportait les prêtres insoumis qui refusaient le serment. Elle préparait un enseignement public tout laïque et rationnel. Si, avec Condorcet, avec Danton, elle a jugé impolitique d’aller plus loin, si elle a craint, par la suppression prématurée du budget des cultes, de provoquer inutilement l’émotion populaire, je ne puis m’associer aux dédains et aux colères de M. Robinet impatient de voir inaugurer le calendrier républicain ; et je ne puis oublier, comme Quinet l’oublie, que les hommes de la Révolution portaient une responsabilité écrasante, qu’ils manœuvraient dans une effroyable tempête, et que nous n’avons pas le droit, nous qui n’étions pas dans l’orage, de critiquer et de corriger arbitrairement la manœuvre. Ou du moins est-ce un doute que ces juges hautains devraient formuler, non une condamnation.
Mais, pendant que la Révolution résolvait tant bien que mal le problème importun soulevé par Cambon, les méfiances s’accroissaient entre la Révolution et le clergé constitutionnel. Celui-ci s’effrayait d’une proposition qui, même écartée d’abord, pouvait reparaître, et il était blessé de la façon dont on le défendait. Il avait le sentiment que les révolutionnaires, même les plus opposés à la suppression du budget des cultes, considéraient l’Église, même constitutionnelle, comme un mal nécessaire et provisoire. Ainsi à l’hostilité violente des prêtres réfractaires se joignaient sourdement, contre la Révolution, les inquiétudes et les rancunes du clergé assermenté. Grave malaise qui pèse dès le début sur la Convention.
L’embarras des finances commençait aussi à se manifester. Jamais les budgets de la Révolution n’avaient été en équilibre ; les anciennes recettes étaient abolies, et les impôts nouveaux, d’un mécanisme parfois assez compliqué, ne donnaient pas encore leur rendement plein.
C’est toujours avec des assignats que la Constituante et la Législative avaient rétabli l’équilibre. La guerre aggrava singulièrement le déficit. Elle absorba dès les premiers mois presque toutes les ressources de la Révolution. La Législative, comme le rappelle Cambon dans son rapport financier du 17 octobre, n’avait pas hésité, pour faire face aux dépenses de guerre, à réduire à 6 millions par mois le remboursement des dettes exigibles.
« Le Corps législatif, dit Cambon, forcé de déclarer la guerre pour la défense de la liberté, crut qu’il devait tout sacrifier pour cet objet ; il pensa qu’il était convenable de conserver toutes ses ressources pour en acquitter les frais ; en conséquence il réduisit le remboursement des dettes exigibles à 6 millions par mois, en n’y comprenant que les dettes au-dessous de 10.000 ; et il ajourna à un temps plus heureux toutes les dépenses qui n’étaient pas relatives à la guerre et à la Révolution. »
Ce n’était pas précisément la banqueroute, « la hideuse banqueroute » dont Mirabeau avait épouvanté la Constituante. Car il pouvait sembler qu’il n’y avait qu’un bref ajournement imposé par la crise extraordinaire de la patrie, et la vente décrétée des biens des émigrés promettait aux créanciers de l’État des compensations et des combinaisons fructueuses. Mais il y avait suspension de paiement, et c’est un des plus grands signes de la révolution qui s’était accomplie dans la Révolution même.
J’ai cité, quand j’analysais les causes économiques et sociales du mouvement de 1789. le mot fameux de Rivarol : « La Révolution a été faite par les rentiers ». Voici que maintenant les intérêts de la bourgeoisie rentière ont cessé de diriger, de gouverner la Révolution. Sous le coup du danger, la Révolution semble devenir son but à elle-même et son propre droit, et elle n’hésite point à sacrifier pour sa défense les intérêts mêmes dont, tout d’abord, elle procédait. Il est vrai que les rentiers étaient pris dans le mouvement révolutionnaire et qu’ils ne pouvaient plus reculer. Bien mieux, la Révolution leur disait : « Que la guerre impie entreprise contre la liberté et la patrie prenne fin ; que les contre-révolutionnaires du dehors soient écrasés comme les contre-révolutionnaires du dedans, et le paiement de la dette exigible pourra reprendre dans des proportions beaucoup plus larges. »
Mais malgré cette mainmise sur les assignats, presque tous affectés au service de la guerre, le déficit s’accroissait. Un premier rapport de Cambon, le 12 octobre, en constate l’étendue :
« Le Corps constituant crut qu’il pouvait et devait fixer les dépenses à 48.558.333 livres par mois ; il vit bientôt que les recettes ne s’élevaient pas à la même somme par les retards du recouvrement des impôts, et que de ce fait une issue restait ouverte au déficit qui allait empirer de jour en jour.
« Cette partie des non-rentrées pour le mois de septembre dernier s’élève à 16.328.211 livres. En outre, dans ce mois, nous avions 400.000 hommes ; il a fallu en lever encore 200.000 ; cet objet est monté à 121.167.791 livres. »
Ainsi, la caisse de l’extraordinaire devait être appelée, rien que pour le mois de septembre, à couvrir un déficit de cent quarante millions de livres. Et comment y pouvait-elle suffire ? Peu à peu, à mesure des besoins, le chiffre d’émission des assignats avait été forcé. Il s’était élevé graduellement à 1.200 millions, à 1.400, à 1.600, et enfin la loi du 31 juillet 1792 avait porté la limite d’émission à 2 milliards. Mais cette limite était atteinte.
« Le 5 octobre courant, dit Cambon dans son rapport du 17, les assignats qui avaient été mis en émission montaient à 2.589.000.000 livres. Les brûlements, à cette époque, montaient à 617.000.000 livres ; de sorte que la circulation des assignats s’élevant à 1.972.000.000 livres, la caisse de l’extraordinaire ne pouvait mettre en émission que 28 millions, à moins de nouveaux brûlements. Le payement des biens nationaux ne produisant que 3 ou 4 millions par semaine, en assignats qui sont de suite annulés et brûlés, et les dépenses de la caisse extraordinaire se montant à environ 100 ou 120 millions par mois, il est nécessaire que vous décrétiez une augmentation dans la somme des assignats à mettre en circulation. »
C’est une émission nouvelle de 400 millions d’assignats que proposait le Comité des finances. C’est donc à 2 milliards 400 millions qu’allait être portée la faculté d’émission, et presque tout de suite la circulation réelle des assignats. Mais le gage réel, le gage territorial offert par la Révolution aux porteurs d’assignats suffirait-il à garantir une circulation aussi étendue et qui était déjà le triple de celle qu’avait prévue au début l’Assemblée constituante ? Cambon l’affirma, et sa démonstration très précise et très forte eût été pleinement rassurante si l’on avait pu prévoir avec certitude la fin prochaine des dépenses de guerre. Il est certain qu’en octobre 1792 la Révolution est encore financièrement en équilibre : les ressources qu’elle peut réaliser sont supérieures au chiffre énorme d’assignats qui est déjà émis ou qui va l’être ; mais cet équilibre est manifestement à la merci des événements de guerre.
« Le Corps législatif, dit Cambon, a toujours été très attentif, en décrétant de nouvelles créations d’assignats, à indiquer les biens qui leur serviraient de gage, et d’en décréter la vente.
« C’est dans cette vue qu’il se fit rendre un compte très détaillé, dans le mois d’avril dernier, des besoins et des ressources de la nation, du montant des biens nationaux vendus et mis en vente, et de celui des assignats déjà créés.
« Il résulte de ce compte, dont les bases ont été décrétées après une discussion de plusieurs jours, que les biens dont la vente était consommée à la date du 1er novembre 1791, et l’estimation du produit de ceux qui étaient en vente, mais non vendus à cette époque, se montaient à deux milliards quatre cent quarante-cinq millions.
« Depuis cette époque, l’intérêt dû ou payé par les acquéreurs des biens nationaux vendus, et le produit des fruits et revenus de ceux qui sont en vente peuvent être estimés à cinquante millions…
« Depuis le mois d’avril, le Corps législatif a décrété la vente de plusieurs objets, savoir :
« Les palais épiscopaux, qu’il a estimé devoir produire 15 millions ;