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La Convention (Jaurès)/751 - 800

La bibliothèque libre.
pages 701 à 750

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

pages 751 à 800

pages 801 à 854


la démocratie révolutionnaire de France ne pourra s’arrêter à la combinaison intermédiaire qu’elle a adoptée. La distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs croulera nécessairement parce qu’elle est factice. Il n’y a pas, entre le gros des citoyens actifs et le gros des citoyens passifs, une suffisante distance sociale pour que l’inégalité politique puisse subsister. Il y a plus de trois millions d’électeurs sur six millions de citoyens. C’est trop peu pour un régime de démocratie : mais c’est beaucoup trop pour un régime d’oligarchie : et la France aboutira nécessairement à la pleine démocratie aussi bien par la force du principe qu’elle a posé, et par les droits de l’homme qu’elle a proclamés que par l’impulsion même et la vitesse acquise de sa Constitution. Burke a bien tort de triompher de l’inconséquence de la Constituante, qui, par la loi des trois journées de contribution et par le rôle que joue la propriété dans l’établissement de la représentation électorale, a réalisé seulement le droit de certains hommes, et non le droit de tous. Cette inconséquence ne pouvait être que provisoire : et Mackintosh a fait preuve d’un grand sens politique lorsqu’il a annoncé que la logique des principes et du mouvement révolutionnaire renverserait bientôt la fragile barrière élevée entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. C’est le suffrage universel, c’est l’entière démocratie que la Révolution française porte en elle. Et c’est le suffrage universel, c’est l’entière démocratie politique (au moins en ce qui touche la représentation) que Mackintosh veut instituer en Angleterre : l’ébranlement est aussi vaste qu’il est profond.

« Ce qui concerne le droit de suffrage est de première importance dans la Communauté. Ici je suis pleinement d’accord avec M. Burke pour réprouver l’impuissante et absurde qualification par laquelle l’Assemblée a privé de sa franchise (disfranchised) tout citoyen qui ne paye pas une contribution équivalente au prix de trois journées de travail. Évidemment cette mesure ne peut aboutir qu’à un étalage d’inconséquence et une violation de la justice. Mais ces remarques furent faites au moment de la discussion en France, et le plan fut combattu dans l’Assemblée avec toute la force de la raison et de l’éloquence, par les plus illustres leaders du parti populaire. MM. Mirabeau, Target et Pétion se distinguèrent plus particulièrement par leur opposition. (Mackintosh qui se réfère aux procès-verbaux du 21 et 29 octobre 1789 au Journal de Paris et au journal les Révolutions de Paris, exagère l’opposition des démocrates à la loi des trois journées : elle ne fut pas très vigoureuse.)

« Mais les membres les plus timides, les plus imbus de préjugés du parti démocratique, hésitèrent devant une innovation aussi hardie dans le système politique que l’eût été la justice. Ils flottèrent entre leurs principes et leurs préjugés, et la lutte se termina par un compromis illusoire, cette ressource constante des caractères faibles et temporisateurs. Ils se contentèrent à l’idée qu’en fait il n’y aurait qu’un faible mal. ― Leurs vues n’étaient pas assez larges et assez hautes, et ils ne comprirent pas que l’inviolabilité des principes est le palladium de la vertu et de la liberté.

« Les membres de cette secte ne forment pas d’ailleurs la majorité de leur parti : mais la minorité aristocratique, appliquée à tout ce qui peut déshonorer ou embarrasser l’Assemblée, se coalisa violemment avec eux, et souilla la Constitution naissante de cette absurde usurpation.

« Un antagoniste éclairé et raisonnable de M. Burke, a tenté la défense de cette mesure. Dans une lettre au comte Stanhope, il est dit que l’esprit de cette loi s’accorde exactement avec les principes de la justice naturelle, parce que, même dans l’état de nature, le pauvre n’a droit qu’à la charité, et que celui qui ne produit rien n’a pas le droit de participer à l’administration de ce qui est produit par l’industrie des autres. Mais, quelque juste qu’il puisse être de disqualifier du droit politique les pauvres improductifs, l’argument, en fait, est appliqué à faux. Les serviteurs domestiques sont exclus par le décret de l’Assemblée, quoiqu’ils subsistent aussi évidemment de leur propre travail que n’importe quelle autre classe de la société : et à ceux-là, par conséquent, l’argument de notre subtil et ingénieux écrivain est tout à fait inapplicable. Mais c’est la consolation des amis conséquents de la liberté, que cet abus sera nécessairement de courte durée. L’esprit de raison et de liberté qui a remporté tant de grandes victoires, ne peut pas être longtemps tenu en échec par ce chétif ennemi. Le nombre des électeurs primaires est si grand, et l’importance de chaque vote individuel est si faible proportionnellement, que leur intérêt à résister à l’extension du droit de suffrage est petit jusqu’à l’insignifiance. »

Chose curieuse ! c’est l’écrivain anglais qui reproche aux législateurs français un défaut d’idéalisme. Il insiste pour l’application absolue et intransigeante des principes. Ainsi, malgré les différences ethniques et historiques, l’idée de démocratie, qui éclate en France, rayonne sur les nations.

Que la pleine souveraineté nationale soit introduite en Angleterre, et bien des abus seront déracinés.

« Les admirateurs de la Révolution française font naturellement appel à tous les citoyens opprimés et éclairés pour qu’ils considèrent la source de l’oppression.

« Si des lois pénales sont encore suspendues sur la tête de nos frères catholiques, si l’acte du test outrage nos concitoyens protestants, si les restes de la tyrannie féodale sont encore tolérés en Écosse, si la presse est enchaînée, si notre droit à être jugés par le jury est amoindri, si nos manufacturiers sont proscrits et traqués par l’excise, la raison de toutes ces oppressions est la même. Aucune branche de la législature ne représente le peuple. Laissez toutes ces classes de citoyens opprimés fondre leurs griefs locaux et partiels en une grande masse. Permettez qu’ils cessent d’implorer leurs droits en suppliants ou de les solliciter en mendiants, comme une faveur précaire de l’arrogante pitié des usurpateurs. Jusqu’au jour où la législature sera leur propre loi, elle les opprimera. Permettez qu’ils s’unissent pour procurer dans la représentation du peuple une réforme qui fasse vraiment de la Chambre des communes leur représentant. Si, abandonnant les petites vues des intérêts partiels, ils s’unissent pour ce grand objet, ils aboutiront. »

Fac-simile de l’ordre remis par le roi à M. le capitaine de Durier à l’Assemblée nationale le 10 août 1792.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Voilà donc que, pour les esprits comme Mackintosh, la démocratie apparaît comme la garantie nécessaire et le nécessaire complément du libéralisme. C’est par elle, et par elle seule, que seront abolies les lois d’intolérance qui pèsent sur les catholiques ou sur les dissidents. C’est par elle seule que cette partie des lois fiscales qui restreint, en fait, la liberté industrielle, tombera. C’est par elle que le droit traditionnel à la liberté de la presse et au jugement par jury sera confirmé et mis hors de toute atteinte. Par là, la démocratie nouvelle est comme la suprême évolution du libéralisme anglais.

Ainsi, dans la pensée de Mackintosh, il sera possible d’introduire en Angleterre les principes de la démocratie et la souveraineté de la nation sans bouleverser la Constitution. À quoi bon des changements violents ?

« La tranquille et légale réforme est l’ultime objet de ceux que M. Burke a si follement flétris. Et, en effet, elle suffira amplement. »

À quoi bon porter atteinte à la royauté ou même à la Chambre des lords ?

« Les pouvoirs du roi et des lords n’ont jamais été formidables en Angleterre que par le désaccord entre la Chambre des communes et ses prétendus constituants. Si la Chambre devenait vraiment l’organe de la voix populaire, les privilèges des autres corps en opposition avec le sentiment du peuple et de ses représentants ne pèseraient pas dans la balance. De cette amélioration fondamentale toutes les réformes secondaires sortiraient naturellement et pacifiquement. Nous ne rêvons pas davantage, et en réclamant cela, bien loin de mériter l’imputation d’être des apôtres de sédition, nous pensons que nous avons le droit d’être considérés comme les plus sincères amis d’un gouvernement tranquille et stable. Nous désirons prévenir la révolution par la réforme, la subversion par la correction. Nous avertissons nos gouvernants de réformer, tant qu’ils ont encore la force de réformer avec dignité et sécurité, et nous les conjurons de ne pas attendre le moment, qui arrivera infailliblement, de mendier auprès du peuple qu’ils oppriment et méprisent la maigre pitance de leurs pouvoirs présents. »

Mackintosh précise, avec un grand sens politique, que la situation des finances anglaises n’est pas ce qu’était en 1789 l’état des finances françaises, et que, dès lors, l’Angleterre pourrait beaucoup plus sûrement régler sa marche dans la voie des réformes.

« Rien ne peut être plus absurde que d’affirmer que tous ceux qui admirent la Révolution française veulent l’imiter. À un point de vue, il y a place pour des opinions diverses parmi les amis de la liberté sur la quantité de démocratie infusée dans le gouvernement de France. À un autre point de vue, et bien plus important, il faut se rappeler que la conduite des nations varie avec les circonstances où elles sont placées. D’aveugles admirateurs des révolutions les prennent pour des modèles inflexibles. C’est ainsi que M. Burke admire celle de 1688 ; mais nous, qui croyons rendre le plus pur hommage aux auteurs de cette Révolution, non pas en nous efforçant de faire ce qu’ils ont fait alors, mais en nous efforçant de faire ce qu’ils feraient maintenant, nous ne voyons aucune contradiction à regarder en France, non pour modeler notre conduite sur celle du peuple français, mais pour fortifier notre esprit de liberté. Nous nous permettons d’imaginer comment lord Somers aurait agi, dans la lumière et les connaissances du xviiie siècle, comment les patriotes de France auraient agi, dans la tranquillité et l’opulence de l’Angleterre. Nous ne sommes pas tenus de copier la conduite à laquelle ces derniers ont été obligés par la banqueroute de leurs finances et la dissolution de leur gouvernement, pas plus que de maintenir les institutions que le premier a épargnées dans un temps de préjugés et de ténèbres. »

Ainsi, Mackintosh veut réaliser le fond de la Révolution française, mais selon la méthode graduée de l’Angleterre.

C’est bien par cette voie de réformes et d’évolution que l’Angleterre, mais avec quelle lenteur ! arrivera à un régime de presque complète démocratie, concilié, selon la prévision de Mackintosh, avec le maintien de la royauté et des lords. Mais, c’est bien du choc donné par la Révolution française que procède le vaste ébranlement qui, par des progrès successifs, échelonnés tout le long du xixe siècle, aboutira enfin à la souveraineté de fait du peuple anglais. Le ton pressant, impatient, et presque menaçant à la fin, d’un homme aussi mesuré que Mackintosh, marque bien que, dans les derniers mois de l’année 1791, une partie de l’opinion anglaise était tendue avec passion vers un grand changement.

Le succès extraordinaire du livre plus radical de Thomas Pain est encore un indice de la fièvre croissante des esprits. Thomas Paine, né en Angleterre, à Norfolk, avait émigré en Amérique en 1774. Et là, par des revues, par des journaux, il avait lutté pour l’indépendance des États-Unis. Son livre tout républicain, le Sens commun, avait eu beaucoup de retentissement en Amérique et en Europe. Il revint en Europe dix ans avant que la Révolution française éclatât ; il se lia, à Paris, avec plusieurs des hommes qu’agitaient déjà les idées nouvelles. De Londres il ne cessa de suivre avec passion le mouvement de la France, et c’est Paine qui fut chargé par Lafayette de remettre à Washington une clef de la Bastille.

D’emblée, c’est une pensée toute démocratique et républicaine qu’il tente de propager en Angleterre. Il s’y était lié d’abord avec Burke, qui était alors pour tous le whig éloquent et hardi, le véhément défenseur de l’indépendance américaine. Paine, préparé par les événements d’Amérique aux solutions grandes et simples, essaie de persuader à Burke qu’on ne réformera jamais le Parlement par le Parlement même, et le privilège par les privilégiés. Il lui suggère dès 1788 l’idée d’une convention nationale qui fera table rase. Qui sait si Paine n’ pas contribué à rejeter Burke dans le torysme en lui révélant brusquement les conséquences extrêmes du principe démocratique ? Il répondit avec quelque malaise aux suggestions de Paine. Mais quelle ne fut pas l’indignation de celui-ci quand Burke, en une explosion soudaine, se mit à maudire et anathématiser la Révolution française, à interpréter dans le sens le plus conservateur du plus intransigeant torysme la Révolution anglaise de 1688 ?

Paine avait alors cinquante-deux ans, mais sa fougue révolutionnaire et républicaine s’exaltait dans le combat. Il écrivit, en réponse à Burke, un livre net et brutal, qui parut en deux parties et frappa, pour ainsi dire, en deux coups, en mars 1791 et en février 1792. Les Droits de l’Homme, c’était le titre auguste, commun au préambule de la Constitution américaine et au préambule de la Constitution française. C’était le lien qui rattachait la liberté de l’Amérique et la liberté de la France. À l’invective ornée et rhétoricienne de Burke, Paine oppose l’invective sèche et parfois grossière. Il déshabille de toute majesté la monarchie et l’aristocratie. Vraiment, oui, comme gémissait Burke, le temps de la « chevalerie », du cérémonieux respect était passé.

« La monarchie et l’aristocratie sont des farces, et elles vont entrer au tombeau où entrent toutes les erreurs : M. Burke s’habille de deuil. »

Le droit d’aînesse, le droit de substitution, qui faisaient la force de l’aristocratie anglaise, sont des droits monstrueux et barbares.

« Pour la famille de l’aristocratie, il n’y a en réalité qu’un enfant : les autres ne sont créés que pour être dévorés, et le cannibalisme paternel prépare lui-même le repas. »

Paine ne s’attarde pas à gémir sur le lustre des anciens noms, éteint par les révolutionnaires de France. Ils ont bien fait d’abolir tous les titres de noblesse.

« Tous ces titres de duc et de comte n’étaient que le vêtement puéril de la vanité. Maintenant, les hommes arrivent vraiment à l’âge d’homme, et ils prennent la toge virile. La Révolution n’a pas égalisé, elle a élevé. »

Le noble est plus haut, ayant cessé d’être noble pour devenir citoyen. Burke a de l’audace de prétendre limiter la souveraineté du peuple par de prétendus contrats antérieurs. En fait, pas plus que les représentants de l’Angleterre n’ont eu le droit d’imposer au peuple des subsides pour la suite des temps, ils n’ont eu le droit de lui imposer une forme de gouvernement. La souveraineté de la nation reste toujours entière, et si elle veut, non seulement limiter plus étroitement la prérogative royale, mais abolir la royauté elle-même, elle le peut.

Paine ne cache pas que le maintien de la royauté lui paraît inconciliable avec la démocratie. Celle-ci portera tôt ou tard ses conséquences naturelles, et aboutira à la République. En France, si la Révolution n’a pas encore supprimé la royauté, c’est par une sorte de déférence pour la bonté personnelle du roi, pour ses qualités d’homme. C’est aussi par un reste de préjugé qui ira s’atténuant tous les jours. Et Paine nous avertit, par une longue et importante note, que beaucoup des révolutionnaires de France avec lesquels il s’est entretenu conviennent avec lui que la royauté n’est qu’une institution contradictoire et provisoire, et qu’aussitôt que l’esprit du peuple le leur permettra, ils laisseront la Constitution aller à son terme naturel, à la forme républicaine.

Le général La Fayette, soutenu sur les bâtons des Maréchaux Luckner et Rochambeau, prend la Lune avec les dents.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Si l’on songe que le livre de Paine est écrit en 1791, cela jette un jour curieux sur l’état profond de quelques esprits en France.

C’est en vain que Burke essaie de faire peur à l’Angleterre des désordres sanglants, des violences anarchiques de la Révolution de France.

Il n’y a eu violence que par l’effet des provocations et des trahisons de la Cour. Ces violences, c’est la populace qui les a commises. Oui, mais au lieu de s’indigner ou de s’effarer, il faut se poser une question : Pourquoi y a-t-il une populace ? Pourquoi y a-t-il une partie du peuple dégradée et brutale ? Paine dit, comme Babeuf, que c’est parce qu’on lui a enseigne la cruauté par l’exemple même des plus abominables supplices. C’est aussi parce qu’on l’a tenue dans un effroyable degré de misère et d’ignorance pour mieux assurer la richesse, la force et l’éclat d’une minorité.

« C’est parce que quelques hommes sont indignement exaltés, que d’autres sont indignement dégradés. Une nombreuse partie de l’humanité est honteusement reléguée sur le fond du tableau humain pour faire ressortir avec plus d’éclat au premier plan le jeu de marionnettes de l’État et de l’aristocratie. Au début d’une Révolution, ces hommes effacés sont plutôt des suivants d’armée que des sectateurs de la liberté ; ils ont besoin qu’on leur apprenne à s’en servir. »

Au début ; mais le mouvement même de la Révolution élève et ennoblit cette populace : il en fait un peuple. Paine a un regard profond pour ces multitudes obscures et brutales ; il veut les appeler à la lumière, à la liberté, au pouvoir, au bien-être. Et son radicalisme politique et républicain est fortement coloré d’une sorte de socialisme d’État. On n’y a pas assez pris garde, et M. Daniel Conway, lui-même, dans son livre si substantiel pourtant sur Thomas Paine, n’a pas noté le côté social de son œuvre. L’oubli est d’autant plus étrange que Thomas Paine a été reconnu comme le vrai et grand précurseur par tout le parti de la réforme politique et sociale qui, s’essayant d’abord avec William Cobbett, prendra ensuite la forme du chartisme. Que disent de Cobbett les Sidney Webb ?

« Dans les temps difficiles qui suivirent la paix de 1815, les écrits de Cobbett avaient conquis une influence et une autorité extraordinaires sur la génération des travailleurs. Ses attaques tranchantes contre la classe gouvernante, et ses appels incessants aux salariés pour affirmer leurs droits à l’administration complète des affaires, étaient inspirés par la tyrannie politique de la réaction anti-jacobine, par la hausse des prix, etc. Pour Cobbett et ses partisans, la première chose à faire était de voter un grand bill de réforme électorale, derrière lequel, à leur idée, venait en second lieu une vague conception de réforme sociale. »

Or, c’est ce Cobbett, chef d’un radicalisme politique mêlé de réformisme social, qui se réclame de Paine et des luttes soutenues par celui-ci pour la démocratie et pour les pauvres. C’est ce Cobbett qui, en 1819, va en Amérique exhumer le cercueil de Paine et qui le conduit en Angleterre. Le livre de Paine sur les Droits de l’Homme est vraiment le premier évangile de ce radicalisme politique à tendance sociale qui jouera un si grand rôle dans l’Angleterre du dix-neuvième siècle. La deuxième partie du livre de Paine, celle qui parut en février 1792, contient plus que de « vagues conceptions sociales », elle contient tout un plan d’organisation dans l’intérêt des pauvres. Non seulement, Paine s’indigne contre les lois d’enrôlement forcé qui permettent de « traîner des hommes dans les rues comme des captifs ». Non seulement, il s’élève contre les lois du domicile et du certificat faisant de chaque paroisse une citadelle d’égoïsme qui repousse l’ouvrier venu d’une autre paroisse ; Non seulement, il s’indigne contre la barbarie des règlements qui renvoyaient à la paroisse d’origine, « sur un misérable chariot ». la veuve de l’ouvrier pauvre mort dans une autre paroisse. C’est toute la législation sur les pauvres qu’il veut abolir. Elle lui apparaît comme un appareil d’inquisition et de torture appliqué à la classe ouvrière, et, suivant sa forte expression, « un instrument de question civile ».

Mais s’il veut détruire cette réglementation étroite et barbare, ce n’est pas pour laisser les pauvres, les salariés, livrés à tous les hasards d’une fausse liberté et à l’abandon. Paine parle avec admiration de l’œuvre d’Adam Smith et il adopte les principes du libéralisme économique : il est contre la corporation, contre le monopole et le privilège ; mais il corrige la doctrine de la concurrence par une rigoureuse intervention sociale au profit des faibles, au profit de tout le peuple travailleur et pauvre. Il veut créer un grand budget d’assistance et d’assurance sociales. Ce budget, c’est surtout par la limitation des héritages qu’il prétend le doter. Il faut se garder, dit-il, de limiter la fortune que chaque citoyen se procure par sa propre industrie : ce serait arrêter l’activité des hommes et le développement des richesses. Mais, lorsque la fortune est léguée, on peut instituer sur le revenu de cette fortune transmise un impôt progressif, calculé de telle sorte que, lorsque le revenu des biens transmis atteindra douze mille livres sterling, il soit totalement absorbé par l’impôt. Ainsi les testateurs auront intérêt à répartir leur héritage entre plusieurs branches ; et, en outre, des ressources importantes seront créées. Ces ressources, l’État s’en servira d’abord pour créer des ateliers publics où seront utilisés tous les ouvriers sans travail. Il s’en servira surtout pour assurer contre la misère les enfants et les vieillards.

Paine calcule que sur les sept millions d’habitants de l’Angleterre proprement dite, il y a environ 640 000 enfants de moins de quatorze ans ; et il veut que l’État alloue aux familles, par tête d’enfant et par an, quatre livres sterling (cent francs), à la condition que les familles envoient les enfants à l’école, et s’occupent de leur éducation. C’est une dépense d’environ 3 millions de livres sterling par année, ou 75 million de francs. Mais dans la plupart des métiers, les hommes, quand ils arrivent à cinquante ans, ont perdu une partie de leurs forces. Ils ne peuvent plus, dans tous les cas, assurer leur vie par le travail. L’État doit intervenir de nouveau. Ce ne sera pas de sa part une générosité ce sera un devoir. Il est impossible que dans les impôts qui ont été versés pendant toute sa vie par le travailleur, il n’y ait pas une part destinée à se reproduire et à se capitaliser à son profit pour l’heure de la fatigue et de l’impuissance.

Ainsi, de cette pension de retraite que l’État servira à tous les travailleurs à partir de cinquante ans, il faut, suivant l’expression même de Paine, « parler non comme d’une aumône mais comme d’un droit ». Cette pension, destinée à combler en quelque sorte la lacune de la force de travail, ira croissant de cinquante à soixante-dix ans, à mesure que la force de travail décroîtra. Ce sera une dépense sensiblement égale à celle que l’État a déjà assumée pour les enfants. Que l’on songe bien que l’Angleterre n’avait alors que sept millions d’habitants, et que son budget était de 16 millions de livres, c’est-à-dire de 400 millions de francs. C’est près de la moitié du budget que Paine affectait aux œuvres sociales, à l’organisation d’une vaste assurance qui, par les secours d’enfance et d’éducation, par les ateliers publics et par les pensions d’invalidité et de vieillesse, préserverait les travailleurs, d’un bout à l’autre de la vie, de l’ignorance, du chômage et de la misère. Appliqué dans la proportion du budget d’aujourd’hui, le système de Paine impliquerait, pour à France, l’affectation de plus de douze cents millions par année aux œuvres de mutualité sociale. Ce n’était ni vague ni chimérique, puis qu’aujourd’hui, dans les États modernes, un des plus grands soucis de la démocratie est d’obtenir une législation d’assurance sociale et d’y faire contribuer le budget. Et il est tout à fait saisissant de voir que dès 1791, et sous l’invocation des Droits de l’homme, un plan de législation a été tracé auquel s’applique, un siècle après, l’effort des démocraties imprégnées de socialisme. Jamais la fécondité sociale de la Révolution n’a apparu avec plus d’éclat.

Il est vrai que, tant que les budgets de la guerre absorberont, dans les États modernes, une si grande part des ressources nationales, il semble insensé d’espérer que les grandes œuvres sociales puissent être largement subventionnées. Mais cela, Paine l’avait déjà compris, et il le dit avec une force, avec une netteté admirables. La guerre est, pour lui, le grand ennemi ; et c’est une politique de désarmement simultané qu’il propose aux peuples libres. Peut-être assigne-t-il aux guerres des causes trop particulières et trop superficielles. Il est certainement injuste envers Pitt lorsqu’il lui attribue une sorte de frénésie permanente de desseins belliqueux. La guerre, selon lui, est une occasion, ou mieux un prétexte, pour les rois et leurs ministres, d’élever les taxes et de diminuer les libertés. « La guerre est la moisson des rois. » Paine ne tenait point assez compte ou des contrariétés profondes des intérêts économiques ou de l’inévitable orgueil collectif des nations et des démocraties mêmes. Mais c’est d’un vouloir ferme et précis qu’il s’attachait à détruire la guerre. Il lui semblait que si la France, l’Angleterre et la République des États-Unis formaient l’alliance des peuples libres, il serait possible à ces trois puissances de réduire d’emblée de moitié leur marine et de proposer autres nations une réduction équivalente. C’est avec les économies sur les dépenses militaires que seraient créés, pour une large part, les services sociaux institués par Paine au profit du travail, de l’enfance et de la vieillesse. Et il lui paraissait qu’il n’y aurait vraiment liberté que « lorsque les ateliers seraient pleins, lorsque les prisons seraient vides, » et qu’on ne rencontrerait plus un seul mendiant dans les rues ». Paix, désarmement, suffrage universel, éducation universelle, assurance universelle contre tous les risques de la vie, voilà le programme net et grand de Paine. Et comme ses livres, presque immédiatement traduits, portaient en France sa pensée, le fleuve de la Révolution se grossissait sans cesse d’idées et de forces admirables. On dirait que tout flot humain a dû couler un moment dans ce grand lit.

Le livre de Paine prenait le public anglais à la fois par la hardiesse brutale de la forme et par l’ampleur des idées :

« Je défie, écrivait Paine orgueilleusement, que la vente des livres qui me réfutent atteigne le quart de la vente du mien. »

Si nous n’avions vu, à l’analyse de fond de l’état politique et social de l’Angleterre, par quelles ancres indéracinables le vieux vaisseau de la Constitution anglaise était encore retenu, nous serions tentés de croire qu’il va être soulevé et emporté par le flot, par le large courant de démocratie ardente.

La Révolution française ne passionnait pas seulement l’esprit des réformateurs, elle enflammait l’âme des poètes et leurs rêves. C’était une grande leçon, c’était aussi un grand et émouvant spectacle que ce peuple s’éveillant soudain, et tout entier, à la liberté. La chute de La Bastille avait fait frissonner la terre, au plus profond des muettes servitudes, comme si les tombeaux mêmes avaient reçu une commotion de vie. La grande joie fraternelle de la Fédération avait ému au loin et enivré les cœurs. Quelle pitié, disent même les plus médiocres des opuscules où Burke est réfuté, quelle pitié que cet homme d’imagination en soit encore à célébrer la vieille chevalerie et les vieux tournois, et qu’il n’ait pas vu ce qu’il y a de grandeur chevaleresque dans cette réunion enthousiaste des provinces et des villes abjurant les antiques rivalités, brisant les antiques privilèges !

Presque toute la génération des poètes anglais qui grandissait alors fut touchée par le vif rayon de beauté et de liberté de la Révolution française. Chose curieuse ! En France même, il n’y a pas eu un seul grand poète inspiré par la Révolution. André Chénier en a été surtout le satiriste, l’iambiste amer. Les événements étaient trop ardents, trop pressants pour que le rêve pût se jouer. La flamme de l’action, de la colère, de l’espérance violente dévorait la pensée. Comme les nuées qu’absorbe l’espace trop chaud et qui ne ressuscitent soudain que dans le tumulte de l’orage, les douces et juvéniles rêveries des âmes tendres étaient absorbées par la chaleur croissante des choses et des esprits.

Au contraire, aux jeunes âmes anglaises, qui étaient assez près de la Révolution de France pour en ressentir les émotions magnifiques, mais qui n’étaient pas directement engagées dans la violence du drame, elle était comme un grand spectacle humain par où s’élargissaient encore les rêveries commencées par les grands spectacles de la nature.

Déjà, en un tendre et merveilleux pressentiment, le délicat poète Cowper avait vibré de toutes les émotions d’humanité et de liberté qui allaient remuer le monde. C’est lui qui, dès 1783, cinq ans avant que Wilberforce ouvrît à la Chambre des communes le grand débat, avait flétri l’esclavage en vers pénétrants (dont j’emprunte la traduction à l’admirable livre de M. Angellier sur Robert Burns) :

« Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, pour me porter, pour m’éventer quand je dors, et trembler quand je me réveille, pour toute la richesse que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée ! Non, toute chère que m’est la liberté, et bien que mon cœur, en une juste estimation, la mette au-dessus de tout prix, j’aimerais beaucoup mieux être moi-même l’esclave et porter les chaînes, que de les attacher sur lui. »

C’est lui encore qui, six ans avant la prise de la Bastille, en appelait, en prophétisait la chute.

« Une honte pour l’humanité, et un opprobre plus grand pour la France que toutes ses pertes et défaites, anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer, est sa maison d’esclavage, pire que celle pour laquelle jadis Dieu châtia Pharaon ― la Bastille ! Horribles tours, demeure de cœurs brisés, donjons, et vous, cages de désespoir, que les rois ont remplis, de siècle en siècle, d’une musique qui plaît à leurs oreilles royales, de soupirs et de gémissements d’hommes malheureux, il n’y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie d’apprendre que vous êtes enfin tombés ; de savoir que même nos ennemis, si souvent occupés à nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres, car celui qui aime la liberté ne restreint pas son zèle pour son triomphe en deçà de limites étroites ; il soutient sa cause partout où on la plaide. C’est la cause de l’Homme ! »

Comment les âmes n’auraient-elles point été préparées par ces beaux et larges accents à accueillir fraternellement les premières émotions de la liberté française ? Voici que s’avancent de sublimes adolescents au front plein de rêves : Wordsworth, en 1789, avait dix-neuf ans ; Coleridge, dix-sept ; Southey, quinze. Ils n’écrivaient pas encore, ils vivaient silencieusement enivrés de la beauté de la nature et des chefs-d’œuvre de l’esprit. Et la Révolution française se mêla, si je puis dire, toute claire et toute jeune, à leur jeunesse et à leur clarté. Il leur sembla qu’elle faisait entrer dans l’humanité la flottante et salubre liberté des choses, le mouvement illimité des vagues, la large vie des souffles, le profond murmure des feuilles, la pureté de la lumière. Quand, plus tard, ils se retournent vers leur première jeunesse, ils n’y discernent pas les joies qui leur viennent de la nature et les joies qui leur viennent de l’homme : c’est une même espérance matinale, c’est une même aube splendide et fraîche qui se lève sur les lacs et sur les cités, c’est un tendre paysage infini, où la douceur des villages éveillés à la liberté se fond dans la douceur des horizons éveillés à la joie, c’est parfois aussi la même rumeur puissante des forêts et des foules, et, sous le grand vent qui se lève, le même frisson de l’innombrable feuillage et de l’innombrable peuple.

« Ô nuages, s’écrie Coleridge dans son Ode à la France, vous qui flottez ou vous endormez bien haut au-dessus de moi, vous dont la marche en des chemins non frayés n’est dirigée par aucun mortel, et vous, vagues de l’Océan, qui, partout où vous roulez, ne reconnaissez d’autres lois que les lois éternelles, vous aussi, forêts qui écoutez, inclinées sur vos pentes douces, les chants nocturnes des oiseaux, sauf quand vous-mêmes, du mouvement impérieux de vos rameaux, vous faites la musique solennelle du vent, oui, vous tous, flots retentissants, et vous, hautes cimes des bois, et toi, soleil levant, et toi aussi, étoile à la vive étincelle bleue, et toute chose qui est et veut être libre, témoignez pour moi de quel cœur profond j’ai toujours adoré l’esprit de la divine liberté :

« Quand la France en courroux souleva ses membres géants, et, avec un serment qui émut l’air, la terre et la mer, frappa de son pied puissant et jura qu’elle voulait être libre, soyez témoins combien j’ai espéré et craint ! Avec quelle joie je chantai ma haute acclamation, sans peur, parmi une troupe d’esclaves ! Et quand, pour accabler la nation libérée, comme des démons réunis par le bâton d’un sorcier, les monarques marchèrent en un jour maudit, et que l’Angleterre se joignit à leur troupe cruelle, bien que ses rivages et l’océan qui l’entoure me fussent chers, bien que maintes amitiés et maints jeunes amours aient gonflé en moi l’émotion patriotique, et jeté une lumière magique sur nos collines et sur nos bois, cependant ma voix, sans trembler, chanta, prédit la défaite à tout ce qui bravait la lance des hommes libres. Oui, j’ai prédit un déshonneur trop longtemps différé et une retraite inutile. Car jamais, ô Liberté ! je n’ai, dans un intérêt étroit, obscurci ta lumière ni affaibli ta flamme sacrée ; mais j’ai uni mes chants aux chants d’allégresse de la France délivrée, et j’ai penché la tête, et j’ai pleuré sur le nom de l’Angleterre. »

Ainsi, cet amour de la liberté, quoiqu’il semblât pris aux forces flottantes des choses et aux sources incertaines, n’était ni vague ni déraillant ; il ne tombait pas soudain, comme parfois tombe le vent aux heures lourdes du jour. Ces jeunes hommes qui, aux premiers jours de la Révolution, ont accumulé en silence les émotions, les espérances et les rêves, ne craindront pas, même quand l’Angleterre se joindra contre la France à l’Europe monarchique coalisée, de heurter le sentiment national, et de souhaiter tout haut, eux Anglais, la défaite de l’Angleterre, la victoire de la liberté. Il y a là la fière vigueur d’une race partiellement libre et qui veut l’être tout à fait. En Wordsworth aussi, c’est d’abord la même allégresse juvénile, la même joie matinale, puis la même et dure épreuve, le même dur combat.

Lorsque, âgé de vingt-cinq ans, Wordsworth visita la France, c’était à la veille de la grande fête de la Fédération, en juillet 1790. Et partout, sur les champs et les prairies, comme sur les cités ardentes, il y avait un rayonnement de joie fraternelle. Quand les hommes de ce temps parlent de la nature avec une solennité attendrie, il nous semble parfois que leur langage est déclamatoire. Mais c’était l’effusion d’une sensibilité toute jeune qui associait le monde même à l’allégresse de la liberté naissante. En l’âme de Wordsworth se réfléchissent ces clartés sereines, comme en un lac profond et pur se réfléchit l’espace pur et profond.

« Le hasard nous fit aborder à Calais juste la veille du grand jour de la Fédération, et là, dans une ville moyenne, dans un faible groupement, nous vîmes quel est le resplendissement du visage humain quand la joie d’un homme est la joie de dix millions d’hommes. De là nous nous dirigeâmes vers le sud, coupant tout droit à travers les hameaux et les bourgs, tout éclatants encore des reliques de la fête, fleurs qui se fanaient aux arcs triomphaux, aux fenêtres enguirlandées. Trois jours durant, par les routes publiques, par les chemins de traverse qui abrégeaient notre fatigant voyage, par les villages écartés, nous allâmes, et nous trouvâmes partout la bienveillance et la joie répandues comme un parfum quand le printemps n’a pas laissé un coin du pays sans le toucher, tandis que les ormeaux, allongés en file de plusieurs lieues, avec leur ombre légère, sur les routes majestueuses de ce grand royaume, bruissaient au-dessus de nos têtes, mêlés dès lors à nos souvenirs, à notre vie, comme si encore et toujours nous marchions lentement sous leur feuillage. Quelle douceur et quelle plénitude de joie, en ces premières heures de la force juvénile, de nourrir en soi une tendre mélancolie de poète, et de caresser des idées de tristesse, aux modulations variées du vent qui inclinait les cimes flottantes ! C’était un charme plus grand encore de voir en plein air, sous l’étoile du soir, les danses de la liberté ; elles se prolongent jusqu’au plus épais de la nuit, ces danses agiles, sans souci des spectateurs aux cheveux gris qui épuisaient leur poitrine à gronder. »

C’est vraiment la jeunesse d’une nation, la jeunesse d’un monde, et de la terre de France foulée aux pieds des danseurs montait un parfum enivrant, comme des prairies le soir. Écoutez encore ce chant juvénile : Wordsworth descend la Saône et le Rhône, admirant avec son compagnon le fleuve sinueux ou rapide, la succession des profondes et majestueuses vallées.

« Et nous, couple solitaire d’étrangers, nous fûmes, jusqu’à la chute du jour, entourés d’une troupe joyeuse de ces hommes maintenant émancipés, armée riante de voyageurs, délégués qui revenaient des grandes fiançailles célébrées tout récemment dans leur cité capitale, à la face du ciel. Comme des abeilles, ils se formaient en essaim ; comme des abeilles, Ils étaient éclatants et joyeux ; évaporés parfois dans le dérèglement de la joie, on eût dit que de leurs glaives fleuris ils combattaient l’impertinente brise. Nous atterrîmes en cette compagnie magnifique, et nous prîmes avec eux notre repas du soir, hôtes bienvenus, comme furent les anges au vieil Abraham.

À LA REPUBLIQUE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Le souper fini, nous nous levâmes, à un signal donné, avec de hautes coupes fleuries, tout pleins de pensées heureuses. Nous formâmes une chaîne et, la main dans la main, nous dansâmes autour de la table ; tous les cœurs étaient ouverts, tous les propos étaient éclatants d’amitié et de gaîté : nous portions un nom honoré en France, le nom d’Anglais, et ils nous saluaient avec une bonne grâce hospitalière comme leurs précurseurs dans une course glorieuse. »

Mais quoi ! de tristes orages ne vont-ils point flétrir cette joie si pure ? Déjà l’âme forte, mais tendre aussi et rêveuse, de Wordsworth s’afflige de la lutte engagée contre les moines. Il ne sait pas que la Révolution est perdue si elle ne déracine point cette puissance hostile, et il souffre de voir que la Grande-Chartreuse, où il se plaisait à imaginer des méditatifs en prière, n’est plus qu’une solitude. Il y a dans la Révolution un tumulte grandissant qui l’inquiète : les Jacobins, l’Assemblée nationale, clamorous halls, enceintes pleines de clameurs. Il écoute avec sympathie, sans condescendre toutefois à sa chimère de contre-révolution, le jeune et charmant Beaupuy, qui va émigrer demain, et en qui l’aimable gaîté de l’ancien régime se tempère de la gravité mélancolique d’épreuves inattendues.

Quand Wordsworth va visiter les ruines de la Bastille, il s’étonne et il se reproche presque d’y éprouver une émotion moins profonde et moins douce qu’à voir le même jour une belle et calme peinture du Guide. Mais, malgré tout, c’est l’enthousiasme fort de la liberté qui prévaut, et quinze ans après, il s’éblouit encore lui-même à revoir en esprit ces matins glorieux. C’est comme un jaillissement de source et d’aurore, où l’âme, lassée, éternellement se rafraîchit.

« L’Europe en ce moment frémissait de joie ; la France était debout sur la cime d’heures dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau… Ô plaisant exercice d’espérance et de joie ! C’était un bonheur de vivre dans cette aurore, et être jeune alors, c’était le ciel même. Ce n’étaient pas seulement des lieux favorisés, mais la terre entière qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met la rose entr’éclose au-dessus de la rose pleine éclose. Quel tempérament, à cette vue, ne s’éveilla pas à un bonheur inattendu ? Les inertes furent excités, les natures vives, transportées. »

Et de quel accent viril il célébrait la chute de la Bastille annoncée par Cooper !

« Tout à coup, la terrible Bastille, avec toutes les chambres de ses tours horribles, tomba à terre, renversée par la violence de l’indignation, et avec des cris qui étouffèrent le fracas qu’elle fit en tombant ! De ses débris s’éleva ou sembla s’élever un palais d’or, le siège assigné de la loi équitable, d’une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant, je le ressentis ; cette transformation, je la perçus. Oui, ce fut une vision aussi merveilleuse que lorsqu’en sortant d’un brouillard aveuglant, j’ai vu le ciel et la terre et en ai été ébloui. Cependant des harpes prophétiques résonnaient de toutes parts : « La guerre cessera, n’avez-vous pas entendu que la conquête est abjurée ? Portez des guirlandes, portez, portez des fleurs choisies, pour orner l’arbre de la Liberté. » Mon âme bondissait, ma voix mélancolique se mêlait au chœur. Soyez joyeuses, toutes les nations ; dans toutes les terres, vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux. Désormais, tout ce qui nous manque à nous-mêmes, nous le trouverons chez les autres, et tous, enrichis d’une richesse mutuelle et partagée, trouveront d’un seul cœur leur parenté commune. »

Ainsi se déroulait la merveilleuse ampleur humaine de la Révolution ; ainsi l’idée de l’universelle paix et de la liberté universelle créait une sorte d’universelle patrie. Bien fortes étaient les prises de la Révolution sur Wordsworth pour que sa foi en la liberté et en l’humanité n’ait été troublée ni par les sanglantes journées de septembre, ni par les premiers symptômes de la guerre systématique au christianisme. Il entrevoyait au delà des violences passagères et des crimes d’un jour un avènement d’humanité tendre, et c’est avec une sorte de piété qu’il saluait la victoire finale de la France et de la Révolution. Le onzième chant de ses Préludes, où il nous dit quelle était sa pensée à la fin de 1792, est d’une incomparable hauteur.

« Un jour beau et silencieux enveloppait la terre, il unissait avec un calme inaccoutumé, un de ces jours si beaux qu’ils semblent donnés tout ensemble pour apaiser l’âme et pour approfondir le regret. Je m’arrêtai au bord de la Loire au flot glissant, et je jetai à ses riches domaines, vignobles et terres de labour, grandes prairies et forêts aux couleurs variées, un long regard d’adieu. C’était fini des paysages tranquilles, j’étais lié maintenant à la farouche métropole. Le roi était tombé de son trône, et l’armée d’invasion ― présomptueuse nuée caressée d’un vent de désastre — avait crevé inoffensive sur les plaines de la liberté. Ces hommes, — arrogants comme les chasseurs orientaux que le Grand Mogol menait en troupe avec lui, et qui formaient autour de la proie espérée un cercle grand comme une province, et se resserrant peu à peu — ces envahisseurs intrépides ont vu soudain ce peuple dont ils anticipaient la curée se retourner en peuple vengeur, et devant sa colère ils ont fui d’épouvante. Le désappointement et la terreur, voilà ce qui resta à ceux dont l’imagination sauvage s’allumait d’une sauvage attente, et à la plus juste cause, victoire et confiance.

« L’État, comme pour mettre le sceau final à sa sécurité, et pour montrer au monde ce qu’il était, une âme haute et intrépide, ou pour satisfaire un ressentiment aigu, ou surtout pour railler d’une ironique et terrible gratitude la coalition déconfite qui avait animé le peuple à abattre le roi et excité à des formes nouvelles d’action les énergies un peu sommeillantes, l’État n’épargna point le trône vide, et, avec une hâte magnifiée, se constitua sous le nom auguste de République. De lamentables crimes, c’est vrai, avaient précédé cette heure, d’horribles œuvres de mort, où le glaive aveugle avait fait office de Juge ! Mais ces jours mauvais étaient passés, la terre en était libérée pour toujours, on l’espérait du moins ― monstres éphémères et qu’on n’aurait vus qu’une fois : choses qui devaient paraître seulement et mourir.

« C’est animé de cette espérance que je retournai à Paris, et je parcourus, avec une ardeur que je n’avais point éprouvée jusque là, la spacieuse cité. Je passais devant la prison où gisait le roi infortuné, formant avec sa femme et ses enfants une triste association de servitude. Je passais devant le palais qui avait subi récemment le grondant assaut du canon d’une foule furieuse. Je me promenais dans le square du Carrousel (une place vide maintenant), où s’était naguère abattue la mort, et je contemplais çà et là des taches de sang, comme fait un homme qui a en main un volume où sont racontées des choses qu’il sait mémorables, mais qui est fermé pour lui, étant écrit dans une langue qu’il ne connaît point ; il interroge avec peine les feuilles muettes et s’effraie à demi de leur silence. Mais la nuit, je sentais plus profondément dans quel monde j’étais, quelle terre je foulais, et quel air je respirais. Ma chambre était haute et solitaire, tout près du toit d’une grande maison, et c’est un gîte qui m’aurait plu beaucoup dans un temps plus calme ; alors même il n’était pas tout à fait sans charme. Je veillais, avec un flambeau toujours allumé, lisant par intervalles ; la peur du passé m’opprimait presque autant que la peur de l’avenir. Je songeais à ces massacres de septembre, séparés de moi par quelques semaines seulement ! Je les voyais, je les touchais, et mon sommeil était comme ensorcelé de fictions tragiques et d’histoires vraies, de réminiscences et d’avertissements. Le cheval s’habitue au manège, et dans sa course même la plus sauvage, il foule ses traces d’hier. À l’orage qui s’est dissipé, l’air prépare aussitôt un successeur farouche ; le flot se retire, mais c’est pour quitter bientôt à nouveau son abri dans le grand abîme ; toutes choses ont une seconde naissance, et le tremblement de terre ne se satisfait point en une fois. Ainsi mon esprit travaillait sur lui-même jusqu’à ce qu’il me semblât entendre une voix qui criait à toute la cité : « Ne dors plus ».

« Le cauchemar s’enfuyait avec le cri même auquel il avait donné naissance. Mais, c’est en vain que les réflexions de l’esprit plus calme me promettaient une douce paix et un doux oubli. La chambre, toute tranquille et silencieuse qu’elle fût, réapparaissait peu propice au repos de la nuit, sans défense comme une forêt où errent des tigres.

« À la pointe du jour, je me hâtais vers la promenade du Palais d’Orléans (Palais Royal). À cette heure, les rues étaient tranquilles encore ; mais il n’en était pas ainsi le long des arcades. Là, dans un tumulte de cris discordants, qui me saluait dès l’entrée, j’entendais les voix aiguës des colporteurs, braillant la « Dénonciation des crimes de Maximilien Robespierre » ; la main, prompte comme la voix, distribuait un discours imprimé, le même qui avait été prononcé récemment, lorsque Robespierre, n’ignorant pas dans quel but quelques paroles de blâme indirect avaient été jetées, se leva hardiment, et défia quiconque avait formé sur lui de méchants soupçons, d’apporter ouvertement son accusation ; après un intervalle de mort, et comme nul ne bougeait, Louvet, dans le silence de tous, quitta son siège, suivit seul l’avenue qui traversait la salle, et s’arrêtant au pied de la tribune, dit : «  Moi, Robespierre, je t’accuse. » On connaît bien l’issue peu glorieuse de cette attaque. On sait comment celui qui avait lancé ce terrible trait de foudre, le seul homme audacieux dont la voix avait sonné l’assaut, fut abandonné sans compagnon et sans soutien dans l’accomplissement de son périlleux devoir, et se retira en gémissant que le meilleur secours du ciel se dépensât en vain pour des hommes qui se manquaient à eux-mêmes.

« Mais de ces choses je parle, parce qu’elles furent dans ma pensée personnelle ou des orages, ou des éclaircies de soleil, pas pour autre chose. Laissez-moi dire maintenant comment le plus profond de mon âme était agité lorsque je vis que la liberté, la vie et la mort seraient bientôt, dans les coins les plus reculés du pays, à la merci de ceux qui dirigeaient la capitale, quel était l’objet de la lutte et par quels combattants la victoire serait remportée ; l’indécision du parti qui avait le but le meilleur, et la marche toute droite de ceux qui étaient forts, malgré leur impiété dans l’attaque et dans la défense. Ah ! comme je priais alors pour qu’à travers toute la terre, chez tous les hommes, la raison, par un client exercice, devînt digne de la liberté ! que tous les esprits, pleins de zèle, s’ouvrissent à la lumière sainte du vrai !

« Ainsi tomberait le poison des langues mauvaises ; ainsi des quatre coins du monde affluerait vers la France une force bienfaisante, qui lui permettrait d’accomplir ce que sans secours elle ne pouvait réaliser : une œuvre toute pure. Ne croyez pas que j’aie ajouté à cette prière un vœu de salut ; car, j’étais aussi exempt de doute et d’inquiétude sur la fin des choses que les anges le sont du péché.

« Mais je m’affligeais de tout le mal mêlé à l’inévitable progrès des événements ; je cherchais un moyen de le combattre et d’y remédier. Et moi, étranger insignifiant et obscur, mal doué d’ailleurs du pouvoir de l’éloquence même dans ma langue natale, tout à fait impropre au tumulte et à l’intrigue, j’aurais voulu cependant de tout cœur, à ce moment, assumer pour une aussi grande cause un service même dangereux. Je me disais combien de fois le destin de l’homme a dépendu de quelques personnes ; qu’il y avait, au dessus du patrimoine local une seule nature humaine comme il y a un seul soleil dans le ciel ; qu’ainsi les objets même les plus grands pouvaient tomber le rayon des yeux les plus humbles ; que l’homme n’est faible que par sa défiance et son défaut d’espoir, alors que pourtant le témoignage divin lui signifie qu’espérer est encore la chose la plus sûre. »

Ainsi Wordsworth s’efforçait de dominer ce cauchemar de septembre qui hantait ses nuits, pour garder sa sérénité d’espérance. Il aurait voulu, au péril de sa vie, épurer la Révolution de toute violence. Mais, dans ses violences mêmes, elle restait pour lui une promesse d’humanité : noble cœur qui ne fléchissait pas sous ses propres tendresses. Rappelé en Angleterre à la fin de 1792, il tente de nouer à la générosité de la Révolution française la générosité du libéralisme anglais et de la grande philanthropie de Wilberforce. Depuis deux ans, il n’avait pas revu l’Angleterre.

« Patriote du monde, comment allais-je me glisser de nouveau dans l’ombre des forêts qui avaient été jadis ma retraite harmonieuse, et retrouver ma communion d’âme avec la nature ? Il me plaisait mieux d’aller dans la grande cité où je trouvais l’atmosphère toute ébranlée encore par la première attaque mémorable qu’une vigoureuse levée d’humanité avait dirigée contre les trafiquants de la vie des noirs ; effort qui, quoique vaincu, avait rappelé à la nation les vieux principes oubliés, et répandu en elle une chaleur nouvelle de vertu. Pour moi, je reconnais que cette lutte spéciale n’avait pas le pouvoir d’enchaîner mes affections ; et son échec n’excitait pas en moi une grande douleur, car je portais avec moi la foi que si la France réussissait, des hommes de bien ne se dépenseraient plus inutilement pour l’humanité, et que cette branche pourrie de l’ignominie humaine, objet, me semblait-il, de peines superflues, tomberait avec tout l’arbre dont elle faisait partie.

« Quelles furent les émotions de mon cœur lorsque l’Angleterre en armes alla, ô pitié et honte ! mettre en ligne sa force, née de la liberté, avec les puissances confédérées ! »

Voilà comment la Révolution française agrandissait le génie anglais, en élargissait, si je puis dire, la méthode. Si haute que soit la question de l’émancipation des nègres, il semble à Wordsworth qu’elle ne vaut presque pas qu’on se passionne pour elle, ou qu’on s’applique du moins à la résoudre à part, qu’elle n’est qu’un élément d’une question humaine beaucoup plus vaste, dont la France révolutionnaire tient en main la solution. Ce n’est plus le progrès partiel, la réforme limitée qui sollicite les grands esprits : c’est l’universalité du droit, supérieur à la spécialité des problèmes et à l’égoïsme des nations.

L’accent de Robert Burns est plus âpre. Il n’était pas, quand éclata la Révolution, un adolescent comme Coleridge, un jeune homme comme Wordsworth. Il avait quarante ans et il avait beaucoup souffert. Fils d’un pauvre fermier écossais, il avait éprouvé l’orgueil et la dureté des nobles et des riches, des grands possédants, et déjà, avant le mouvement révolutionnaire de la France, il avait écrit des vers de douleur et de révolte.

« Son Honneur possède tout dans le pays : ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre, j’avoue que cela passe ma compréhension… Notre gentry se soucie aussi peu des bêcheurs, terrassiers et autre bétail, ils passent aussi fiers près des pauvres gens que moi auprès d’un blaireau pourri. J’ai vu le jour d’audience de notre maître et j’en ai été attristé ; les pauvres tenanciers maigrement pourvus d’argent, comme ils doivent supporter l’insolence de l’intendant ! Il frappe du pied et menace, maudit et jure qu’ils iront en prison, qu’il saisira leur bien ; tandis qu’ils doivent se tenir debout avec un aspect humble, et tout entendre, et craindre et trembler. Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse, mais sûrement il faut que les pauvres gens soient misérables.

Et les aristocrates sont aussi frivoles que leurs intendants sont durs.

Ah ! gars, tu ne sais rien de tout cela : le bien de l’Angleterre ! ma foi, j’en doute. Dis plutôt qu’il marche comme le premier ministre le mène ; qu’il dit oui ou non comme on lui commande, paradant aux opéras et aux théâtres, hypothéquant, jouant, mascaradant ; ou peut-être, un jour de caprice, il part pour la Haye ou Calais, pour faire un tour et prendre l’air, apprendre le bon ton et voir le monde. Là, à Vienne ou à Versailles, il délabre la vieille succession de son père… Le bien de l’Angleterre ! Dis sa destruction par la dissipation, la discorde et les factions ! »

Parfois, il raille « une gentry stupide, à la tête de liège, sans grâce, la dévastation et la ruine de la contrée, des hommes faits à trois quarts par leurs tailleurs et leurs barbiers » ; ou encore « le comte féodal, hautain, sa chemise à jabot et sa canne brillante, qui ne se croit pas fait d’os vulgaires, mais marche d’un pas seigneurial, tandis qu’on ôte chapeaux et bonnets quand il passe ». Mais ce n’est pas seulement la raillerie, c’est l’invective amère : c’est un mélange saisissant de mélancolie et de colère, c’est parfois presque une menace :

« Pourquoi, s’écrie-t-il au moment d’une élection, pourquoi plierions-nous devant les nobles ? Cela est-il contre la loi ? Car quoi ? un lord peut être un idiot, avec son ruban, sa croix et tout cela. Malgré tout cela, malgré tout cela, à la santé de Héron (de Fox), malgré tout ! Un lord peut être un chenapan avec son ruban, sa croix et tout cela. »

C’est au comte de Breadalbane qu’il adresse un avertissement sanglant :

« Longue vie et santé, mylord, soient vôtres, à l’abri des paysans des Hautes Terres ! Fasse le Seigneur qu’aucun mendiant désespéré, déguenillé, avec un dyrk, une claymore ou un fusil rouillé, ne prive la vieille Écosse d’une vie qu’elle aime — comme les agneaux aiment un coutelas ! »

Et de quel accent gémit le vieux paysan accablé : « Le soleil, suspendu au-dessus de ces landes qui s’étendent profondes et larges, où des centaines d’hommes peinent pour soutenir l’orgueil d’un maître hautain, je l’ai vu ce bas soleil d’hiver, deux fois quarante ans, revenir ; et chaque fois m’a donné des preuves que l’homme fut créé pour gémir.

«…Vois ce malheureux surmené de labeur, si abject, bas et vil, qui demande à son frère, fait de terre comme lui, de lui permettre de peiner. Et vois ce ver de terre altier, son compagnon, dédaigner la pauvre prière, insoucieux qu’une femme en pleurs et des enfants sans soutien gémissent.

« Si j’ai été marqué comme l’esclave de ce seigneur, marqué par la loi de la nature, pourquoi un souhait d’indépendance fut-il planté dans mon âme ? Sinon, pourquoi suis-je soumis à sa cruauté ou à son dédain ? Ou pourquoi l’homme a-t-il la volonté et le pouvoir de faire gémir son semblable ? »

Mais soudain, ces plaintes individuelles de Burns ou des pauvres paysans d’Écosse qui l’entourent, voici que la Révolution française les élargit ; c’est la liberté de tous les hommes que Burns réclame maintenant, c’est la souffrance de tous les hommes qu’il veut adoucir. Le fantôme de la liberté vient d’abord, à la clarté de la lune, errer sur les vastes bruyères désolées.

« Du nord froid et bleuâtre ruisselaient des lueurs avec un bruit sifflant, étrange ; à travers le firmament elles jaillissaient et passaient, comme les faveurs de la fortune, perdues aussitôt que gagnées. Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux, et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant se lever un spectre austère et puissant, vêtu comme jadis l’étaient les ménestrels. Eussé-je été une statue de pierre, son aspect m’aurait fait frissonner ; et sur son bonnet était gravée clairement la devise sacrée : Liberté !

« Et de sa harpe coulaient des chants qui auraient réveillé les morts endormis : eh ! eh ! c’était une histoire de détresse comme jamais une oreille anglaise n’en connut de plus grande. Il chantait avec joie ses jours d’autrefois ; avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents, mais ce qu’il disait, ce n’était pas un jeu, je ne le risquerai pas dans mes rimes. »

Burns se risque bientôt pourtant, et ce n’est plus sous la mystérieuse clarté de la lune, c’est en plein soleil qu’il dresse « l’arbre de la liberté ! »

« Avez-vous entendu parler de l’arbre de France ? Je ne sais pas quel en est le nom ; autour de lui, tous les patriotes dansent, l’Europe connaît sa renommée, il se dresse où jadis se dressait la Bastille, une prison bâtie pour les rois, homme, quand la lignée infernale de la superstition tenait la France en lisière, homme !

« Sur cet arbre pousse un tel fruit que chacun peut en dire les vertus, homme ; il élève l’homme au-dessus de la brute. Il fait qu’il se connaît lui-même, homme. Si jamais le paysan en goûte une bouchée, il devient plus grand qu’un lord, homme ; et avec le mendiant il partage un morceau de tout ce qu’il possède, homme !

« Ce fruit vaut toute la richesse d’Afrique, il fut envoyé pour nous consoler, homme, pour donner la douce rougeur de la santé, et nous rendre tous heureux, homme. Il éclaire le regard, il égaie le cœur, il rend les grands et les pauvres bons amis, homme, et celui qui joue le rôle de traître, il l’envoie à la perdition, homme !

« Ma bénédiction suit toujours le gars qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme, et, en dépit du diable, rapporta un rameau d’au delà des vagues de l’Ouest, homme (c’est de La Fayette que parle Burns). La noble vertu l’arrosa avec soin, et maintenant elle voit avec orgueil, homme, combien il bourgeonne et fleurit ; ses branches s’étendent au loin, homme ! »

Cet arbre de la liberté, cet arbre au fruit savoureux et souverain, il faut le défendre contre la coalition des rois ; que la tête de Louis XVI tombe puisqu’il a voulu attenter à l’arbre sacré !

« Mais les gens vicieux haïssent de voir les ouvrages de la vertu prospérer, homme ; la vermine de la cour maudit l’arbre, et pleura de le voir fleurir, homme. Le roi Louis pensa le couper, quand il était encore un arbuste, homme ; pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne, lui coupa la tête et tout, homme !

Le Cauchemar de l’Aristocratie.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Puis, un jour, une bande mauvaise fit un serment solennel, homme, qu’il ne grandirait pas, qu’il ne fleurirait pas, et ils y engagèrent leur foi, homme ! Les voilà partis avec une parade dérisoire, comme des chiens chassant le gibier, homme. Mais ils en eurent bientôt assez du métier, et ne demandèrent qu’à être chez eux, homme !

« Car la Liberté, debout près de l’arbre, appela ses fils a haute voix, homme ; elle chanta un chant d’indépendance qui les enchanta tous, homme ! Par elle inspirée, la race nouvellement née tira bientôt l’acier vengeur, homme ! Les mercenaires s’enfuirent, elle chassa ses ennemis et rossa bientôt les despotes, homme !

« Que l’Angleterre se vante de son chêne robuste, de son peuplier, de son sapin, homme ! La vieille Angleterre jadis pouvait rire, et briller plus que ses voisins, homme. Mais cherchez et cherchez dans la forêt, et vous conviendrez bientôt, homme, qu’un pareil arbre ne se trouve pas entre Londres et Tweed, homme ! »

Et Burns termine par des paroles âpres, mais tempérées d’une belle espérance.

« Sans cet arbre, hélas ! cette vie n’est qu’une vallée de chagrin, homme, une scène de douleur mêlée de labeur ; les vraies joies nous sont inconnues, homme, et tout le bonheur que nous aurons jamais est celui au delà de la tombe, homme !

« Avec beaucoup de ces arbres, je crois, le monde vivrait en paix, homme, l’épée servirait à faire une charrue, le bruit de la guerre cesserait, homme ; comme des frères en une cause commune, nous serions souriants l’un pour l’autre, homme, et des droits égaux et des lois égales réjouiraient toutes les lies, homme !

« Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger cette nourriture délicate et saine, homme ! Je donnerais mes souliers de mes pieds pour goûter ce fruit, je le jure, homme. Prions donc que la vieille Angleterre puisse planter ferme cet arbre fameux, homme, et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour qui nous donne la liberté, homme ! »

Ainsi, par Wordsworth, par Coleridge, par Burns, nous voyons qu’en bien des âmes nobles la Révolution faisait une impression profonde. Ce n’était pas seulement l’esprit des hauts juristes comme Mackintosh qui était ému par la logique de l’idée de démocratie. C’étaient les cœurs de poètes qui s’animaient pour la liberté, pour l’humanité, pour l’universelle paix. N’y avait-il là que la sublime émotion de quelques intelligences d’élite ? ou bien traduisaient-elles un mouvement plus vaste ? Était-ce le jaillissement de sources solitaires ou bien ces vives eaux révélaient-elles une grande nappe profonde de révolution ?

Les contemporains étaient très partagés sur la force et l’étendue du mouvement révolutionnaire anglais. Selon les uns, il était restreint et superficiel ; selon les autres, au contraire, il était capable de tout renouveler et de tout emporter. Le délégué suisse dont j’ai parlé, Dehuc, écrit de Londres à ses concitoyens : « Ne croyez point ceux qui vous disent qu’ici une Révolution se prépare. » Mais c’est l’indice que des rumeurs inquiétantes se répandaient en Europe.

Wieland, pour avertir les princes allemands de la nécessité des réformes, note, en janvier 1793, les commotions de la terre anglaise. La chute de Louis XVI est un exemple formidable, et seuls les hommes d’État les plus inexpérimentés peuvent se figurer que « cet exemple, couronné d’un tel succès, a été donné en vain au monde. Ne voyons-nous pas quelle fermentation des esprits en est résultée précisément chez ces Anglais, qui étaient si fiers de leur Constitution et, eu égard à celle des autres pays, avaient le droit de l’être ? Si le bois vert s’allume ainsi, que sera-ce du bois sec ? »

Déjà Thomas Paine, à la fin de son livre sur les Droits de l’Homme, avait annoncé toute une germination d’idées de liberté.

« L’homme, dit-il, qui, à la fin de l’hiver, a cueilli une branche dans la forêt et sur cette branche constate un bourgeon prêt à s’ouvrir, doit bien s’imaginer que sur toutes les autres branches d’autres bourgeons aussi sont près d’éclore. Ainsi les pensées nouvelles qui s’éveillent en l’un de nous sont le signe que des pensées analogues commencent à s’ouvrir en beaucoup d’esprits. »

Mais c’étaient là des conjectures bien incertaines, car la végétation des idées n’obéit pas à des lois de simultanéité, à des crises de saison comme la végétation naturelle, et dans la grande forêt humaine, remuée par les souffles nouveaux, l’éclosion de quelques bourgeons est parfois singulièrement hâtive, et devance de loin le travail des sèves et des esprits. Godwin, dans le chapitre 1er du 4e livre de Enquiry concerning political justice, rédigé de 1791 à 1793, dit ceci :

« Rien n’est plus facile, pour un homme d’un tempérament un peu vif, que de s’exagérer à lui-même la force de son parti. Il n’a peut-être de relations qu’avec des hommes qui pensent comme lui, et un tout petit nombre d’individus lui paraît être le monde entier. Demandez à des hommes de tempéraments différents et d’habitudes de vie différentes combien il y a, à cette heure, de républicains en Écosse et en Angleterre, et vous vous heurterez immédiatement aux réponses les plus contradictoires. »

Combien de républicains ? Il suffisait qu’on pût se poser cette question pour être sûr qu’il y avait dans l’esprit anglais une grande agitation et un grand trouble. Dans les commencements de 1792 se manifestaient partout des forces d’opposition. Les Sociétés politiques pullulèrent dans tout le royaume. Le cordonnier Thomas Hardy, Écossais de naissance, établi à Londres, fondait, le 25 janvier, la Société des Correspondants de Londres, divisée en sections de quarante-cinq membres, et étendant ses rameaux dans tout le pays. Au dire de Hardy, elle comptait à la fin de l’année vingt mille membres, « nombre qui dépasse de beaucoup le corps entier d’électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des Communes ».

Mais à ces mouvements de réforme s’opposaient des forces de résistance et de conservation formidables. Quelque oligarchique que fût la Chambre des communes, elle eût cédé, au moins en partie, aux forces de démocratie et de progrès si celles-ci avaient été dominantes.

Or, à mesure que les événements se développent, les hommes libéraux et éloquents, les Fox, les Sheridan, les Grey, qui défendaient au Parlement là Révolution française et le principe d’une sage réforme constitutionnelle, sont de moins en moins écoutés. Leur voix est couverte par des clameurs croissantes, et une grande part de leurs amis fait défection. Eux-mêmes, d’ailleurs, n’osaient pas proposer un régime de démocratie : et il semble qu’ils s’engagent à regret dans la lutte. Il est visible que Fox ne recherchait pas le débat, ou, du moins, qu’il ne voulait pas le pousser à fond. Il admirait la Révolution française. Il célébrait, à la Chambre des Communes même, l’héroïsme des combattants du 14 Juillet. Il allait jusqu’à dire dans la séance du 15 avril 1791 :

« J’estime que le nouveau gouvernement de France est bon parce qu’il tend à rendre heureux ceux qui y sont soumis… Je sais que le changement de système qui s’est produit dans ce pays a provoqué les opinions les plus diverses : mais, pour moi, je tiens à dire que j’admire la nouvelle Constitution de France, considérée en son ensemble, comme le plus prodigieux et le plus glorieux édifice de liberté qui ait été élevé sur le fondement de l’intégrité humaine en aucun temps et en aucun pays (As the most stupendous and glorious edifice of liberty, which had been erected on the foundation of human integrity in any time or country). »

C’était un magnifique témoignage, mais ce n’était, en quelque sorte, qu’un incident de parole. Fox se gardait bien de faire application à l’Angleterre des principes de la Révolution française. Même dans la première discussion sur le bill de Québec, dans la séance du 6 avril 1791, il ne fit qu’une très légère allusion à la France. Et pourtant, le Canada ayant été possession française, il eût été assez naturel, quand on discutait sur la nouvelle Constitution canadienne, de parler de la nouvelle Constitution française. Fox se borna à dire qu’il était singulier de créer des ordres nobiliaires au Canada au moment où la noblesse était abolie en France ; et, au demeurant, c’est surtout aux républiques américaines qu’il emprunta la plupart de ses exemples et de ses arguments.

Que voulait-il donc ? Évidemment il n’avait pas renoncé encore, en 1791, à l’espoir de rentrer au ministère : il ne voulait ni offenser le roi, ni effrayer en Angleterre les amis de la Constitution en proposant comme règle la politique française. Il espérait seulement que l’exemple de la France agirait d’une façon en quelque sorte insensible sur les esprits, et que les éléments populaires de la Constitution anglaise seraient peu à peu renforcés sans crise, et presque sans combat. Mais Burke devinait cette tactique de pénétration et d’enveloppement : et c’est elle qu’il redoutait le plus. Il se hâta d’amener au Parlement même un éclat.

Au risque de se brouiller mortellement avec Fox, son disciple et son ami, il voulut l’acculer, l’obliger ou à désavouer la Révolution française ou

La sentence de Louis XVI
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


à se compromettre avec elle. Fox, averti de ce dessein, alla trouver Burke le matin du 21 avril et lui dit :

« Je sais que Pitt a tenté de me desservir auprès du roi en me présentant comme un républicain. Prenez garde ! Vous allez faire le jeu de Pitt en jetant dans le Parlement la question de la Révolution française. »

Mais Burke avait pris son parti d’une rupture, et dans la séance du 6 mai, sans y être provoqué par aucune parole, il attaqua à fond la Révolution française. Fox répondit avec fermeté que la discussion de Burke était hors de propos, et qu’il ne se prêterait pas à ce jeu : mais que si Burke voulait instituer sur la Révolution française un débat précis, il serait aisé de démontrer qu’on pouvait admirer la Révolution sans être tenté de l’imiter.

« Que ceux qui disent qu’on désire imiter ce que l’on admire montrent d’abord que les circonstances sont les mêmes dans les deux pays. Il incombe à mon honorable ami de montrer que notre pays est dans la situation précise de la France au temps de la Révolution française, avant d’avoir le droit d’user de cet argument. Quand il aura fait cela, je suis prêt à dire que la Révolution française doit être un objet d’imitation pour notre pays… Si le Comité décide que mon honorable ami peut poursuivre sa discussion sur la Révolution, je quitterai la Chambre, et si quelque ami veut bien m’envoyer un mot quand le bill de Québec reviendra en discussion, je rentrerai pour le discuter… Et quand le moment convenable pour un débat de cette sorte sera venu, si faibles que soient mes moyens, comparés à ceux de mon honorable ami, je maintiendrai, contre la force supérieure de son éloquence, que les Droits de l’Homme, que mon honorable ami a ridiculisés, comme n’étant que la chimère d’un visionnaire, sont, en fait, la base et le fondement de toute Constitution rationnelle, et même de la Constitution anglaise elle-même, comme le prouve le livre des statuts. »

Ainsi, Fox était comme partagé entre l’instinct de prudence, qui lui conseillait d’éviter ce débat terrible, et l’entraînement généreux de sa pensée, il avait blessé cruellement Burke en disant « qu’il avait été averti, par les plus hautes et les plus respectables autorités, que discuter à la hâte, et sans information, de graves événements ne faisait honneur ni à la plume qui écrivait, ni à la langue qui parlait ».

Quoi ! Burke ne connaissait donc pas l’histoire vraie de la Révolution française ! et c’était un ami qui l’offensait aussi gravement ! Soit que son esprit se fût aigri, soit qu’il cherchât prétexte à enfoncer de plus en plus le Parlement dans cette querelle, Burke se répandit de nouveau en invectives amères contre la France. Et se tournant vers Fox, il lui cria : « Fuyez, fuyez la Constitution française… — Est-ce donc une rupture d’amitié ? demanda Fox à demi-voix. — Oui, c’est une rupture d’amitié. »

Minute tragique, car ce déchirement du parti whig va laisser sans contre-poids les passions conservatrices de l’Angleterre. Les destinées de l’Europe se jouaient peut-être en ce moment. Qui sait si un parti whig, uni et fort, n’aurait pas réussi à modérer les mouvements de l’opinion anglaise et amené à mettre en garde la France révolutionnaire contre des imprudences de parole qui compromirent la cause de la paix ? Fox se leva, ému jusqu’aux larmes par cette brusque rupture d’une amitié déjà ancienne.

« Il y a eu entre nous, dit-il, bien des divergences d’opinions, qui ne nous ont point brouillé : mon honorable ami dira pourquoi nous ne pouvons, sans rupture d’amitié, différer sur la Révolution française comme sur d’autres sujets. »

C’est, qu’en vérité, il ne s’agissait point là d’un dissentiment secondaire ; c’était un abîme qui s’ouvrait.

« Je ne puis croire que la conduite de mon honorable ami procède du désir de m’offenser. Mais elle produit le même effet. Car mes contradicteurs affectent de considérer comme des principes républicains les principes que j’ai essayé d’introduire dans la nouvelle Constitution du Canada, et ils en sont bien loin : et en discutant, à propos de ce bill, sur la Révolution, mon honorable ami a donné quelque crédit et quelque poids à ces accusations de mes contradicteurs. J’éprouve quelque déplaisir et une naturelle répugnance à être catéchisé sur mes principes politiques. C’est la première fois que j’entends dire à un philosophe que, pour rendre justice à l’excellence de la Constitution anglaise, il faut ne jamais parler d’elle sans outrager toute autre Constitution au monde. Pour ma part, j’ai toujours pensé que la Constitution anglaise était imparfaite et défectueuse en théorie, mais qu’en pratique elle était excellemment adaptée à notre pays. Je l’ai dit bien des fois publiquement : mais, parce que j’admire la Constitution anglaise, dois-je conclure qu’il n’y a aucune part de la Constitution des autres pays qui soit digne d’estime, ou que la Constitution anglaise n’est pas toujours susceptible de perfectionnement ? Je ne consentirai jamais à outrager toute autre Constitution, ni à exalter la nôtre de façon aussi extravagante que l’honorable gentleman semble penser qu’elle le mérite. Pour prouver qu’elle n’est pas parfaite, il suffit de rappeler les deux réformes proposées en ces dernières années : la réforme relative à la représentation au Parlement, soutenue par le chancelier de l’Échiquier (Pitt), en 1783, et la réforme de la liste civile soutenue par mon honorable ami…

« Je rappelle à mon honorable ami, si enthousiaste de notre Constitution, qu’en 1783, quand le discours de la Couronne s’affligea que les colonies anglaises, séparées de la métropole, fussent privées des bienfaits de la monarchie, il ridiculisa ce discours et il le compara au propos d’un homme qui, sortant d’un salon et ouvrant la porte, dirait : « À mon départ, laissez-moi vous recommander une monarchie ». Les Français ont fondé leur nouveau gouvernement sur le meilleur des principes de gouvernement, le bonheur du peuple. Les Français sont une grande nation qui se réjouirait qu’ils aient secoué la tyrannie du plus terrible despotisme et qu’ils soient devenus libres ? Sûrement, nous ne devons pas désirer que la liberté soit accaparée par nous. »

Pitt assistait, impassible, à la lutte des deux hommes. La décomposition commençante du parti whig lui livrait l’avenir. La voie moyenne où s’engageait Fox était impossible à tenir. Les démocrates ardents ne voulaient pas se borner à admirer la Révolution : ils voulaient l’imiter tout de suite, non pas sans doute brutalement, mais hardiment : ils voulaient appliquer à l’Angleterre le principe de la souveraineté nationale et de la démocratie, et contre leurs prétentions, contre le livre audacieux de Paine où elles étaient formulées, toutes les puissances conservatrices de l’Angleterre se soulevaient. La politique intermédiaire de Fox eût été peut-être praticable si la Constitution de 1791 avait duré, si la Révolution française était entrée dans une période d’équilibre légal et de développement paisible.

Mais le 20 juin et le 10 août éclataient comme des coups de foudre. La Révolution semblait avoir je ne sais quelle impatience électrique. Elle attirait et elle défiait le monde : Avec moi ou contre moi ! Ainsi, le moindre souffle de réforme qui passait sur l’Angleterre y portait les étincelles de l’incendie voisin. Fox s’épuisait en vain, dans la lutte la plus généreuse et la plus noble, à maintenir la liberté traditionnelle de l’Angleterre, à protéger Paine, dont il désavouait d’ailleurs les doctrines, contre la violence et l’arbitraire des juges, à protester contre le langage provocateur des Sociétés contre-révolutionnaires anglaises. Il était comme submergé par une vague croissante de réaction.

« Voici maintenant, s’écriait-il le 13 décembre 1792, la crise que je crois vraiment redoutable. Nous sommes venus à un moment où la question se pose, si nous allons donner au Roi, c’est-à-dire au pouvoir exécutif, tout pouvoir sur nos pensées ; si nous allons résigner l’exercice de nos facultés naturelles aux ministères de l’heure présente, ou si nous maintiendrons qu’en Angleterre aucun homme n’est criminel que s’il commet des actes défendus par la loi. Voilà ce que j’appelle une crise plus dangereuse, plus redoutable, qu’aucune de celles que nous offre l’histoire de ce pays. Je n’ignore pas assez l’état présent des esprits et les ferments artificieusement créés pour ne pas savoir que je soutiens ici une opinion bien près d’être impopulaire. Ce n’est pas la première fois que j’ai encouru le même hasard. Mais je veux résister au courant de l’opinion populaire. Je veux agir contre le cri du moment, dans la confiance que le bon sens et la réflexion du peuple sauront me soutenir.

« Je sais bien qu’il y a des Sociétés qui ont publié des opinions, et mis en circulation des pamphlets contenant des doctrines qui tendent, si vous le voulez, à renverser nos institutions. Je dis qu’elles n’ont rien fait d’illégal en cela ; car ces pamphlets n’ont pas été supprimés par la loi. Montrez-moi la loi qui ordonne que ces livres seront brûlés, et je reconnaîtrai l’illégalité de leur procédé. Mais s’il n’y a pas de telle loi, vous violez la loi en agissant sans autorité légale. Vous prenez sur vous de faire ce que vous n’avez point qualité de faire, et vous avez couvert cela de vos votes.

Député à la Convention nationale

Quoniam iniquitatem meam ego cognosco,
et peccatum meum contra me est semper.
 
Je reconnais ma faute, et mon crime odieux,
À chaque instant du jour, est présent à mes yeux.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Quelle est la marche prescrite par la loi ? Si des doctrines sont publiées qui tendent à renverser la Constitution dans l’Église et dans l’État, vous devez informer sur ce fait dans une cour de Justice. Qu’avez-vous fait ? Vous prenez sur vous, par votre seule autorité, de supprimer ces livres, d’ériger tout homme, non seulement en inquisiteur, mais en juge, en espion, en policier — d’animer le père contre le fils, le frère contre le frère, le voisin contre le voisin, et c’est par de tels moyens que vous croyez maintenir la paix et la tranquillité du pays ?

« Vous vous êtes appuyés, dans tous vos actes, sur les principes de l’esclavage. Vous négligez, dans votre conduite, le fondement de tout gouvernement légitime, les droits du peuple : et en exhibant cet épouvantail, vous semez la panique pour sanctifier votre violation des lois, et cette violation des lois engendre les maux que vous redoutez. Un extrême conduit naturellement à l’autre. Ceux qui craignent le républicanisme se réfugient à l’abri de la couronne. Ceux qui désirent une réforme et qui sont calomniés sont jetés de désespoir dans le républicanisme. Et c’est là le mal que vous craignez.

« C’est aux extrêmes que le peuple est précipité par les agitations ; et il y a une diminution graduelle de ce parti moyen (gradual decrease of that middle order of men) qui redoute autant le républicanisme que le despotisme. Ce parti moyen, qui avait conservé à ce pays tout ce qu’il y a de précieux dans la vie, tous les jours, je suis désolé de le dire, il décroît ; mais, permettez-moi d’ajouter que tant que ma faible voix pourra se faire entendre, ce parti ne sera pas complètement éteint ; il restera toujours un homme qui, entre les extrêmes, maintiendra le point central. Je suis outragé d’un côté : je puis être attaqué de l’autre ; je puis être flétri à la fois et comme un boute-feu et comme un tiède politicien ; mais, quoique j’aime la popularité, et quoique rien ne me soit aussi précieux, hors de ma propre conscience, que la bonne opinion et la confiance de mes concitoyens, aucune tentation ne m’amènera à me joindre à l’association (contre-révolutionnaire) qui a pour objet un changement dans la base même de notre Constitution. »

Mais d’où vient qu’en cette fin de 1792 tous les ressorts soient à ce point tendus en Angleterre ? D’où vient que cette même nation anglaise, qui en 1790 et 1791, semblait éprouver pour la Révolution de France quelque sympathie ou du moins quelque curiosité bienveillante, soit aussi animée contre elle maintenant, et dans toutes ses classes ? Comment Fox et ses amis libéraux, malgré leur prudence, malgré les réserves qu’ils multiplient, sont-ils submergés par l’esprit public et dénoncés, presque aussi violemment que Thomas Paine, par des associations conservatrices forcenées ?

J’en vois deux raisons principales. D’abord l’accélération du mouvement révolutionnaire en France avait son contre-coup en Angleterre.

Le régime du peuple français n’était plus une démocratie mitigée, tempérée de monarchie. C’était la démocratie pure, et une démocratie foudroyante. Le peuple était vainqueur de la royauté, et il tenait le roi dans ses mains. De plus, cette foule, qui le 10 août avait vaincu le roi, avait, le 21 septembre, vaincu l’étranger. L’émotion était grande dans le monde, et les classes dirigeantes anglaises, les classes moyennes comme l’aristocratie, se demandaient si ce tremblement de terre n’allait pas ébranler leurs privilèges et leur puissance. Dans le moindre mouvement populaire, dans la plus petite émeute au sujet des salaires, elles voyaient un commencement de révolution. Et aussi bien, il était impossible de savoir de quelle pensée était travaillé le peuple ouvrier anglais. Quand le ministère anglais, devançant la date de la convocation, réunit le Parlement le 15 décembre 1792, afin d’aviser aux mesures à prendre contre le péril révolutionnaire, ce n’est pas seulement Burke, ce sont des libéraux comme Windham, restés longtemps fidèles à Fox, qui poussent le cri de la peur. Fox essaie en vain de les rassurer.

« Il y a bien eu, dit-il, quelques petites émeutes en différentes parties du pays, mais je demande si les prétextes de ces soulèvements étaient faux et imaginés seulement pour couvrir une tentative de détruire notre heureuse Constitution. J’ai entendu parler d’un tumulte à Shields, d’un autre à Leith, d’une émeute à Yarmouth et de mouvements de même nature à Perth et Dundee. Mais je demande aux gentlemen s’ils croient que dans ces différents endroits l’objet avoué de la plainte du peuple n’était pas le vrai ; je leur demande si les matelots à Shields, à Yarmouth, ne demandaient pas réellement un accroissement de salaires, s’ils étaient mus par le dessein de renverser la Constitution. »

Sans doute, mais les classes conservatrices craignaient qu’un état d’esprit révolutionnaire ne fût répandu dans le peuple, et que dans cette atmosphère ardente tous les mouvements, même ceux qui avaient un autre objet, ne devinssent des mouvements de révolution. Et elles commençaient à s’alarmer pour leur propriété comme pour leur pouvoir politique. Windham expliquait ainsi son dissentiment avec Fox. La vraie question est celle-ci :

« Le pays est-il en ce moment en état de danger, oui ou non ? On a dit qu’il n’y avait pas de cause réelle à l’alarme qui s’est répandue parmi le peuple, que toute cette frayeur avait été créée par le gouvernement seul. Il faut vraiment que le gouvernement ait eu une étrange et merveilleuse puissance pour produire ainsi les alarmes qui se manifestaient chaque jour dans tout le pays. Mais ce sont des alarmes sérieuses et bien fondées qui sont créées non pas par le gouvernement mais par ceux qui ont juré inimitié à tout gouvernement. Est-ce que tout le pays ne les ressent pas ? Est-ce que chaque bourg, chaque village, chaque hameau n’est pas plein d’appréhension ? Quelqu’un peut-il entrer dans sa propre maison ou se promener dans la campagne sans constater que cet objet occupe l’attention de toutes les catégories du peuple ?…

«…Il est vrai que les mesures (de police) prises maintenant dans tout le pays sont sans précédent, mais il faut dire aussi que les circonstances sont sans précédent. Sans doute des opinions spéculatives ont été publiées de temps en temps dans ce pays ; mais maintenant la manière de les répandre est toute nouvelle et le fond même de ces opinions est tout nouveau. La machine a été si bien construite, il y a tant d’habileté et d’artifice chez ceux qui la manient, que si le Parlement n’avait pas été sur ses gardes, et si la partie sensible et honnête de la communauté n’avait pas été aussi active à en contrarier les effets, toute la forme de notre gouvernement aurait été rapidement détruite.

« Je sais qu’il y a une communication constante entre des personnes de Paris et des personnes de Londres dont l’objet est de détruire notre gouvernement. Cette sorte de contre-alliance des Anglais à Paris et des Français à Londres a été formée régulièrement et ses effets se font sentir de la façon la plus alarmante. Dans chaque bourg, dans chaque village et presque dans chaque maison, ces dignes gentlemen ont leurs agents qui répandent régulièrement certains pamphlets ; ces agents sont vigilants et industrieux, ils distribuent ces pamphlets gratis, et c’est bien la preuve qu’une société les défraye de leurs dépenses…

«…L’art avec lequel ces sentiments (de désobéissance) sont introduits dans les basses classes de la société est consommé. Ces agents de révolte prétendent qu’ils ne proposent que des récits philosophiques ; mais au lieu de raisonner philosophiquement dans leurs livres, ils font au contraire des assertions catégoriques (they made round assertions) et ils font bien, pour leur dessein, d’agir ainsi, car les personnes auxquelles ils s’adressent sont incapables de suivre logiquement un sujet des prémisses à la conclusion et ce mode de raisonner ne servirait pas leur cause. Et ils ne risquent pas ces assertions avant d’y avoir préparé les esprits : ils gagnent l’affection des hommes en flattant d’abord leurs passions.

« La loi, même dans le pays le plus libre du monde, peut-elle permettre à tout homme de prêcher la doctrine qu’il lui plaît, et faire autant de prosélytes qu’il peut ? C’est une question que, pour moi, je résous par la négative ; car ces vérités, quelles qu’elles soient, se réduiront à rien si la passion anticipe les conséquences ; or, les pauvres paysans (these poor peasants) n’ont pas le pouvoir de déduire les conséquences et ils sont livrés à la brutalité de l’affirmation. Et je ne vois pas le mal qu’il y aurait à empêcher qu’on explique à un pauvre homme illettré (to a poor illetterate fellow), dont les facultés ne s’étendent qu’à procurer la subsistance à sa famille, des points qui ont divisé les écrivains les plus capables. » Comme si le sentiment aussi n’était pas une lumière ! Comme si la société humaine était une mécanique abstraite réglée par les savants de cabinet ! Comme si la poussée des besoins si des passions ne devait pas entrer dans le calcul de l’équilibre ! Il y a dans ces paroles de Windham autant d’étroitesse aristocratique que de peur. Et c’est la peur qu’il veut propager.

« La vue des novateurs est de détruire tout droit héréditaire et peut-être ensuite de tenter une égalisation de la propriété (to attempt an equalization of property) ; car un de leurs livres assure qu’un pays ne peut pas être vraiment libre quand il y a trop d’inégalité parmi ses membres. Quelques gentlemen affectent de traiter ces choses avec mépris ; mais ce n’est pas ainsi qu’il les faut regarder. Il est vrai que les hautes classes ne sont pas contaminées par ces principes infâmes ; mais s’ils voulaient abaisser leurs yeux, ils verraient comme une sorte de feu souterrain qui peut éclater avec la plus prodigieuse violence s’il n’est pas éteint tout de suite. »

Windham reconnaît par là qu’aucune flamme de révolution n’a encore éclaté à la surface du pays ; mais c’est cette chaleur souterraine (subterranean heat), propagée de France aux couches profondes du peuple anglais, qui l’épouvante.

Le secrétaire d’État Dundas adresse le même appel aux terreurs conservatrices.

« Ceux qui se plaignent n’attendent pas le remède de la Constitution. Des doctrines d’une tout autre tendance leur ont été inculquées ; il leur a été représenté que les Parlements d’aujourd’hui, successeurs de ceux qui ne siégeaient que trois ans, avaient, de leur propre autorité, étendu leur législature à sept années, qu’ils étaient un corps entièrement corrompu, et qu’ils étaient incapables de redresser des griefs dont ils étaient pour une large part responsables. Il a été dit que le temps était venu maintenant pour le peuple d’affirmer ses droits, et de suivre l’exemple qui avait été donné par la France. L’influence de ces sentiments sur les basses classes est considérable, et beaucoup y ont adopté ce langage. Je crois que l’ensemble de la classe respectable et opulente de la communauté est entièrement libre de ces sentiments et qu’ils sont abhorrés par la nombreuse classe moyenne qui est un élément si important dans notre pays.

« Je crois que là prévaut le plus parfait attachement à la Constitution, mais en conséquence des doctrines que j’ai indiquées, les basses classes ont été imprégnées d’une idée de liberté et d’égalité qui ne dérive pas des privilèges de la Constitution. Elles aspirent à une égale part dans le gouvernement législatif du pays, d’après ce principe qu’un homme en vaut un autre, et que les revendications de tous doivent être les mêmes, puisque les droits de tous sont fondés sur la même base. Et leurs vues ne s’arrêtent pas là ; elles ne se proposent pas seulement d’abolir les distinctions de rang, elles veulent encore attaquer les droits de la propriété et instituer une division égale des biens parmi tous les membres de la communauté (invade the rights of property, and establish an equal division of possessions among all the members of the community). Une loi agraire est habituellement annoncée au peuple. Ce sont là des faits que je connais par l’observation directe et par des informations sûres, et l’on ose dire qu’il n’y a pas sujet à s’alarmer ?

« J’en appelle aux membres de cette Chambre qui viennent du pays : ils peuvent savoir si l’alarme n’y a pas précédé la proclamation des ministres. La vérité est que l’alarme la plus sérieuse est répandue parmi les gentlemen du pays, parmi les fermiers… Durant les six dernières semaines que j’ai passées en Écosse, j’ai eu la visite de gentlemen de toutes les parties du pays, de grands manufacturiers, de magistrats, qui tous m’ont parlé de la nécessité de prendre des mesures pour rétablir la confiance. Ceux qui proposent l’exemple de la France ne veulent pas seulement imiter l’objet de la Révolution, mais encore ses moyens. »

Burke, dont l’autorité grandissait à mesure que s’enflammait la passion contre-révolutionnaire, s’applique, lui aussi, à irriter la peur des possédants. C’est la tactique commune de tous ceux qui veulent instituer en Angleterre une politique de réaction et de répression. Craignaient-ils vraiment le bouleversement des propriétés ? Ou bien, ayant vu qu’en France c’est la bourgeoisie riche et une partie de la noblesse qui avaient suscité et encouragé la Révolution, voulaient-ils épouvanter les hautes classes et les classes moyennes anglaises, bien assurés que si le mouvement se réduisait aux « basses classes » (lower classes), ils en auraient aisément raison ?

Burke fait apparaître au seuil du Parlement le spectre honni et flétri du pauvre, du mendiant. Est-ce ce pauvre, est-ce ce mendiant, ennemis naturels de la propriété dont ils sont exclus, que l’on veut introduire, au nom des Droits de l’homme, dans la cité ?

Les paroles brutales, offensantes, inhumaines de Burke, qui choquaient encore et scandalisaient il y a quelques mois, étaient acclamées maintenant.

« Les droits de l’homme sont fondés sur des abstractions métaphysiques ; ils sont vrais à certains égards et également faux à d’autres. Ils sont comme le cou d’un canard, bleu d’un côté, noir de l’autre. Là où la connaissance de ces droits est répandue dans la multitude, je ne puis que trembler pour les conséquences ; et je ne puis entendre, sans une émotion d’horreur, l’application qui en est faite à la propriété dans de fréquentes discussions sur la Révolution française. C’est cette sorte d’application qui cause les pires horreur de la Révolution française (Écoutez ! écoutez !). Je vois que la Chambre non seulement approuve mes sentiments sur ce sujet, mais qu’elle les accueille avec des acclamations, mais je n’obtiendrais point le même succès si je prêchais ces doctrines à un mendiant.

« Si je disais à un homme : J’ai une bonne maison, un excellent attelage, un fin mobilier, des tableaux, des tapisseries, des dentelles, de la vaisselle d’or, des mets délicieux, mais vous, vous n’avez pas à dîner ; je crains de trouver quelque difficulté à le convaincre que le superflu dont je viens de lui parler ne doit pas être employé à la satisfaction de ses besoins. Les temps seront donc pleins d’alarmes quand les idées françaises auront prévalu, et la propriété subira le même transfert qu’elle a subie dans cette misérable nation. »

Voilà des paroles qu’aucun aristocrate français n’aurait prononcées aux États Généraux. Mais leur violence même et leur bassesse attestent la part de tactique et de ruse qui se mêle, même chez le fougueux orateur irlandais, à l’indignation et à la frayeur. Si vraiment le peuple des salariés anglais avait été disposé à la révolution, si on avait senti en lui une force frémissante et prête à éclater, les réacteurs les plus véhéments se seraient abstenus de provocations aussi imprudentes. Elles démontrent qu’en fait les conservateurs anglais ne redoutaient pas les « basses classes » autant qu’ils voulaient bien le dire.

Il est impossible qu’ils aient cru sérieusement à la menace d’une révolution de propriété. J’ai déjà montré que les conditions sociales de l’Angleterre d’alors n’y permettaient pas l’application des « Droits de l’Homme » faite en France à la propriété corporative de l’Église. En France même, la propriété individuelle était respectée : et bien loin que la « loi agraire », dont le secrétaire d’État Dundas se sert comme d’un épouvantail, pût être transportée de France en Angleterre, elle était désavouée et combattue par tous les révolutionnaires français. Ce que les classes dirigeantes d’Angleterre redoutaient réellement, c’était la réforme démocratique de la Constitution, c’était la très large extension du droit de suffrage et l’abolition des privilèges politiques et des distinctions héréditaires.

Sans doute les salariés, les « pauvres paysans », les « pauvres compagnons illettrés », une fois en possession du droit de suffrage, en auraient usé pour améliorer peu à peu leur condition économique, et c’est là probablement ce qui préoccupait les fermiers et les grands industriels (great manufacturers) qui étaient allés faire part de leurs craintes à Dundas. Mais aucune « invasion » du droit de propriété n’était à redouter. Je ne peux voir dans les déclamations du ministre et des orateurs anglais à ce sujet qu’une manœuvre pour détourner non seulement de la révolution mais de toute politique de réforme les hautes classes dont une partie aurait pu être tentée par l’exemple de générosité que donnèrent en 1789 quelques-uns des nobles de France et les classes moyennes. En fait, l’adresse envoyée à, la Convention par la ville de Sheffield, par les chefs d’industrie aussi bien que par les ouvriers, démontre que les classes moyennes n’étaient pas unanimes à blâmer les principes de la Révolution.

La bourgeoisie industrielle était en plus d’un point sympathique à un mouvement qui devait accroître son action politique et qui répondait aussi à ces vastes pensées que développent parfois les grandes affaires. Fox traduisait ce sentiment de la partie la plus libérale des classes moyennes lorsqu’il s’écriait à la Chambre des communes, le 1er février 1798 : « Ne laissez pas se répandre la fatale opinion qu’entre ceux qui ont de la propriété et ceux qui n’en ont pas il ne peut y avoir communauté d’intérêts et communauté de sentiments. » Il s’appliquait à définir l’égalité en un sens qui n’inquiétait pas les intérêts de la bourgeoisie. « Ce ne sont pas les principes qui sont mauvais et doivent être réprouvés, mais l’abus qui en a été fait. C’est de l’abus des principes et non des principes mêmes qu’ont découlé tous les maux qui affligent la France. L’usage qu’ont fait les Français du mot d’ « égalité » prête au plus haut degré aux objections. Si on le prend dans le sens où eux-mêmes l’ont pris, il n’est rien de plus innocent : car que disent-ils ? « Tous les hommes sont égaux en droits ». J’accorde très bien cela : tous les hommes ont des droits égaux, des droits égaux à des choses inégales ; l’un a un shilling, un autre a mille livres ; l’un a un cottage, un autre a un palais ; mais le droit chez les deux est le même, un droit égal de jouir, un droit égal d’hériter et d’acquérir, et de posséder l’héritage et l’acquisition. »

C’était une définition bien formelle et bien bourgeoise de l’égalité : en fait, elle répondait aux tendances dominantes de la bourgeoisie révolutionnaire de France ; mais le mouvement social de la Révolution allait au delà : il était plus substantiel, il tendait à un certain rapprochement, à un certain équilibre des conditions et des fortunes.

Fox atténuait et amortissait le sens du mot « égalité » pour réagir contre la propagande de panique et de terreur des privilégiés. Peut-être, dans l’instabilité et l’inquiétude de l’esprit anglais à ce moment, eût-il dépendu de Pitt, s’il s’était porté du côté de Fox, de constituer un parti de réformes politiques qui aurait compris une part importante de la bourgeoisie industrielle et de la classe ouvrière et qui aurait étendu la puissance de la démocratie sans mettre un moment en question la propriété. Mais il y avait chez les possédants et les dirigeants un commencement de frayeur, et le ministère, en cette fin de 1792, croyait avoir intérêt à fomenter ces craintes plus qu’à les calmer.

C’est que les victoires de la France avaient brusquement modifié le point de vue de Pitt, et démenti ses prévisions. Il ne voulait pas intervenir dans les affaires intérieures de la France, et il avait tenu l’Angleterre à l’écart de la première coalition parce qu’il croyait que la France désorganisée, livrée à l’anarchie, succomberait à l’assaut des puissances européennes.

Ainsi, l’Angleterre, pour son action politique et surtout commerciale dans le monde, avait un double bénéfice, le bénéfice de la paix qui lui permettait de produire beaucoup, et le bénéfice de l’abaissement de la France, sa rivale sur les marchés. Mais voici qu’au lieu d’être abaissée et affaiblie, la France de la Révolution abat les rois, refoule les armées ennemies, s’agrandit par la libre adhésion de la Savoie, pénètre en Allemagne, occupe la Belgique. Voici qu’en Belgique elle fait acte d’autorité, et, brisant par sa seule volonté un traité qui liait plusieurs puissances, traité placé sous la protection de l’Angleterre, elle rend aux Belges la libre navigation de l’Escaut. Voici donc que la France déborde sur l’Europe, et qu’il est à craindre qu’elle n’utilise, au profit de son commerce et de ses manufactures, la vaste influence qu’elle s’assure par la force des armes et par la propagande de ses principes. Si l’Angleterre n’intervient pas, si la Prusse et l’Autriche, déjà fatiguées sans doute de la lutte, sont abandonnées à elles-mêmes, la France retrouvera bientôt la paix, et une paix triomphante, rayonnante, qui fera d’elle, dans l’ordre économique, la rivale heureuse de l’Angleterre.

La Conquête de l’Égalité.
Ou les trames déjouées ; allégorie de la journée du 10 Août 1792 ; dédié aux Républicains français.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Bien mieux, au moment où la France semble près de se débarrasser par la victoire du fardeau de la Révolution, elle passe ce fardeau aux autres peuples ; elle le rejette sur l’Angleterre même qui voit son calme intérieur troublé, sa Constitution menacée, et qui, si elle ne se défend pas à temps, si elle n’écrase pas les germes de révolution que les souffles orageux de France disséminent sur son sol, sera absorbée longtemps, au grand détriment de son industrie et de son commerce, par une crise politique et sociale que la France semble précisément surmonter.

Le péril était d’autant plus grand que la France ne se bornait point à agir par l’exemple, par la pure propagande des idées. Par son décret du 19 novembre, par son décret du 15 décembre, elle promettait son appui aux peuples qui se soulèveraient contre leur Constitution. Elle exaltait ainsi la Révolution universelle.

Était-il possible encore, en cette fin de 1792, de rapprocher la France et l’Angleterre ? Il aurait fallu trouver une sorte de compromis. Il aurait fallu que le Gouvernement anglais rendît, pour ainsi dire, inoffensive la propagande révolutionnaire de la France, en prenant lui-même l’initiative d’une réforme démocratique du système politique de l’Angleterre. Et il aurait fallu que la France, renonçant à toute provocation révolutionnaire, à toute jactance et à toute intervention au dehors, donnât à l’Angleterre l’assurance que si ses justes intérêts en Europe et les traités qui les garantissaient ne seraient point menacés.

Sans doute l’ouverture de l’Escaut à la libre navigation ne blessait en rien les intérêts anglais immédiats ; mais elle témoignait de la facilité avec laquelle la France révolutionnaire substituait le droit international nouveau, fondé et interprété par elle, au droit positif des traités. Que des garanties fussent données à l’Angleterre contre l’entraînement des prétentions françaises et que l’Angleterre cessât de craindre, pour son régime intérieur, l’inévitable propagande de la Révolution en faisant une juste part à l’esprit de réforme et de démocratie, à ces conditions la paix pouvait encore être maintenue.

C’est dans cet esprit que luttait Fox, mais presque sans espoir, car la fureur des passions soulevées chez les deux peuples rendait presque impossible toute négociation sérieuse et sensée. C’est en vain que Fox, avec le plus noble courage, tentait de frayer cette voie moyenne. C’est en vain qu’il glorifiait les conquêtes de la liberté en France, et désavouait les excès de la propagande. C’est en vain aussi qu’il tentait de ramener à de modestes proportions la question de l’Escaut.

Ses paroles irritaient, au lieu de l’apaiser, l’orgueil national tous les jours plus ombrageux. Il s’écriait, le 13 décembre 1792, dans le débat sur l’adresse : « L’honorable gentleman qui a soutenu la motion a jugé convenable de dire, comme preuve qu’il existe un esprit dangereux dans ce pays, que cet esprit s’est manifesté par l’attitude découragée et déprimée de certaines personnes quand les nouvelles de la reddition de Dumouriez arrivèrent en Angleterre. Voilà donc ce que l’on considère comme un signe de mécontentement et comme une préférence pour les doctrines républicaines ! Que des hommes soient tristes et abattus quand ils apprennent que les armées du despotisme ont triomphé d’une armée combattant pour la liberté, si cet abattement est la preuve que des hommes sont mécontents de la Constitution anglaise et ligués avec les étrangers pour la détruire, je me dénonce moi-même et je me livre comme un coupable à mon pays, car j’avoue librement que lorsque j’entendis parler de la capitulation ou de la retraite de Dumouriez, lorsque j’appris la possibilité de la victoire des armées de l’Autriche et de la Prusse sur les libertés de la France, mon esprit fut triste et je fus abattu. Comment un homme qui aime la Constitution de l’Angleterre, qui en porte les principes dans son cœur, peut-il souhaiter le succès du duc de Brunswick après la lecture de son manifeste qui viole toutes les doctrines qu’un Anglais tient pour sacrées, qui foule aux pieds tout principe de justice, d’humanité, de liberté et de vrai gouvernement, et au nom duquel les armées coalisées entrèrent dans le royaume de France, où elles n’avaient rien à faire ? Et lorsqu’il parut que ces armées avaient des chances de succès, pouvait-il y avoir un seul homme ayant vraiment des sentiments anglais qui ne fût pas triste ? Je l’avoue hautement, je n’ai jamais éprouvé en ma vie une plus sincère tristesse et plus d’abattement, car je voyais, dans le triomphe de cette conspiration, non seulement la ruine de la liberté en France, mais la ruine de la liberté en Angleterre, la ruine de la liberté de l’homme. »

Il proclamait, le 14, la grandeur de la France : « Quiconque me prête l’opinion que l’agrandissement de la France est chose indifférente à mon pays, se méprend sur moi grossièrement. La France s’est certainement agrandie. Elle a déconcerté les prédictions de ce gentleman qui, durant la dernière session, en parlant des adversaires de la Grande-Bretagne sur le continent, s’est écrié : « il n’y a de danger d’aucun côté ; quand je regarde la carte de l’Europe j’y vois un vide autrefois appelé France ». Ce vide, le gentleman doit avouer maintenant qu’il s’est rempli. Je ne veux point rappeler les traditions militaires des Français. Ils se sont souvent conduits de telle sorte que je crois que le pouvoir de la France peut être redoutable à notre pays. Elle était formidable sous la monarchie, quand elle était l’alliée de l’Espagne et l’amie de l’Autriche. Mais la France avec ses finances presque ruinées, la France en hostilité avec l’Autriche et pas certainement en amitié avec l’Espagne, est plus formidable maintenant : elle est plus formidable par ses libertés dont les effets dépassent tout calcul humain. Tous les habitants de l’Europe qui ont quelque intérêt à la cause de la liberté, sympathisent avec les Français et souhaitent leurs succès, parce qu’ils voient en eux des hommes qui luttent contre les tyrans et les despotes pour se donner un gouvernement libre. »

Sans doute il combattait la propagande armée, « cette tyrannie de donner la liberté par contrainte » (the tyranny of giving liberty by compulsion). Mais si, au lieu de se donner comme des libérateurs, les Français avaient prétendu simplement user du droit de conquête, quelle est la cour d’Europe qui aurait le droit de leur jeter la pierre ?

« Les États de Brabant étaient un gouvernement libre et légal d’après les traités. Mais étaient-ils libres sous la maison d’Autriche, sous Joseph, Léopold ou François ? Oh ! oui, lorsque Dumouriez fit à, Bruxelles une entrée triomphale, et lorsque les gouverneurs autrichiens firent leur sortie par une poterne, ils laissèrent derrière eux une déclaration aux États restaurant leur grande charte, la joyeuse entrée, qui avait été le perpétuel sujet de dispute avec leur souverain : voilà le gouvernement qui agissait de façon si honorable avec ses sujets et qui prétend couvrir la France de honte ! »

Quant à l’ouverture de l’Escaut, la Hollande ne se plaint pas : de quel droit l’Angleterre serait-elle sur ce point plus susceptible que son alliée directement intéressée ? Mais les clameurs de colère et de haine grandissaient, et la tentative suprême de Fox demandant, le 16 décembre, qu’un ambassadeur fût envoyé en France, afin qu’une discussion courtoise réglât les différends et dissipât les malentendus, fut accueillie presque avec insulte. Burke, déchaîné, prêcha entre l’Angleterre et la France la guerre éternelle.

Littora littoribus contraria, fluctibus undas
Imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotesque.

(Je soulève les rivages contre les rivages, les flots contre les flots, les armes contre les armes ; qu’ils combattent, eux et leurs descendants.)

Toute négociation officielle avec la France révolutionnaire fut dénoncée comme une honte et une contamination. Grey, Courtney, Sheridan tentèrent d’inutiles efforts contre la tempête. À la Chambre des lords, lord Grenville répondit au nom du ministère, avec une violence inaccoutumée, à lord Landsdowne, qui avait courageusement proposé l’envoi d’une ambassade auprès de la République française :

« Ce serait, dit-il, une démarche dégradante et la dignité de la nation en serait souillée. »

Ce qu’il y avait de grave, c’est que ce n’étaient pas seulement les classes dirigeantes qui se passionnaient ainsi. Le peuple, les prolétaires, à l’exception de quelques groupes d’élite, étaient fanatisés contre la France. Les dirigeants avaient réussi à leur persuader que la France voulait jeter en Angleterre la flamme de la Révolution pour dévorer son commerce et son industrie. Et les salariés exaspérés croyaient lutter contre la menace de la famine et de la ruine.

Brissot, qui suivait d’assez près les affaires d’Angleterre, a très bien vu cela, et il l’a noté dans son rapport du 12 janvier 1793 à la Convention.

« La marche du ministère avait été très astucieuse. Les succès de la France l’inquiétaient sur le sort de l’aristocratie qui domine en Angleterre à l’ombre de la royauté. Il craignait qu’un exemple aussi séduisant n’y trouvât enfin des imitateurs, et, pour l’éviter, il fallait brouiller les deux nations, populariser cette guerre, faire détester les nouveaux républicains par les Anglais mêmes qui se faisaient gloire de les estimer.

« Comment parvenir à ce point ? La route était simple. Un peuple déjà vieux et dont une grande partie est aisée, doit tenir à sa Constitution, parce que là est son repos, là sont ses jouissances. C’était là aussi que devait toucher le ministère. Il n’est pas d’Anglais qui ne soit convaincu que la Constitution anglaise a beaucoup de défauts, que la corruption du gouvernement est sans bornes ; mais chacun voulait la réforme sans convulsion, et si l’on touchait à la Constitution, pouvait-on éviter des convulsions ? Qui pouvait calculer les calamités qu’elle entraînerait ? La terreur de ces calamités glaçait presque tous les esprits ; elle les glaçait d’autant plus qu’on leur exagérait les inconvénients de la Révolution française, que les émigrés leur en faisaient des tableaux hideux, que le ministre anglais prenait un soin particulier à noircir tous ces tableaux.

« Dans cette disposition des esprits, il suffisait au ministère de sonner le tocsin sur l’anarchie, et de crier que la Constitution était en danger ; car, à ce mot de Constitution en danger, l’homme en place craignait pour ses appointements, le noble pour ses titres, le prêtre pour sa superstition, le propriétaire pour sa terre, l’ouvrier pour son pain ; dès lors, la conspiration contre toute révolution devenait nécessairement universelle. »

C’est ainsi que la foule brûlait l’effigie de Paine dans la plupart des villes et des plus importants villages du Northumberland et du Durham. C’est ainsi que la maison du grand savant Priestley était mise à feu et saccagée. Francis disait amèrement à la Chambre des communes le 15 décembre :

« Suis-je libre dans cette discussion ? Si j’hésite, si je balance entre la guerre et la paix, si je délibère avant de prononcer, mon intégrité sera-t-elle aussitôt contestée, et ma loyauté suspecte ? »

Le vent d’orage emportait les paroles de Fox.

D’ailleurs sa politique de modération et de conciliation était bafouée en France comme en Angleterre. Je ne suis point surpris de trouver ce jugement sévère dans le journal les Révolutions de Paris (numéro du 1er au 6 décembre) ; car le grave journal croit que la Révolution va éclater en Angleterre, et naturellement, il n’a que du dédain pour ceux qui, comme Fox, se contenteraient d’une réforme.

« Commencement de révolution en Angleterre… Oui, le peuple anglais deviendra libre. Est-il permis d’en douter, puisqu’il veut être notre ami ? Pour devenir libre, il lui faut une révolution, eh bien ! il la fera ! Les symptômes en sont déjà sur tous les visages et la volonté dans tous les cœurs. En vain George et son ministre Pitt veulent conjurer l’orage, il gronde sur leurs têtes et ne tardera pas deux mois à éclater. Les moyens violents qu’ils emploient ne serviront qu’à hâter l’explosion, et ne feront pas, à coup sûr, rehausser les fonds qui sont baissés de douze pour cent.

« Des sociétés révolutionnaires s’étaient formées à Londres, avec un club central de correspondance qui les liait entre elles et assurait le succès de leurs opérations. Des pamphlets vigoureux, lancés dans le public, préparaient les esprits à la première crise de révolution. Qu’a fait la cour ? Elle a fait fermer tous les clubs par la force armée, elle a défendu de se rassembler, sous peine d’être traité en séditieux ; elle a interdit la faculté d’écrire, en ordonnant aux grands jurés et aux magistrats de faire poursuivre les auteurs de tous ouvrages révolutionnaires. Déjà le seul journaliste patriote qu’il y ait à Londres, Perry, auteur de l’Argus, a été obligé de s’enfuir en France, pour avoir conseillé au peuple de prendre les armes. Déjà beaucoup d’imprimeurs ont été arrêtés, et l’on instruit leur procès ; le peuple se souviendra qu’il y a cent mille mousquets dans la Tour de Londres.

« L’inquisition la plus odieuse s’exerce sur les voyageurs et sur les livres ; on veut empêcher la circulation des journaux français ; le gouvernement tremble ; il voit s’approcher le moment de la crise et tâche de l’éloigner ; mais tous ses efforts sont vains. L’armement très actif, commencé sous le prétexte de soutenir les Hollandais, mais en effet dirigé contre les Jacobins de France et d’Angleterre, n’aura pas seulement le temps de s’achever ; tout est prêt à Londres et en Écosse ; il ne faut plus qu’une étincelle pour allumer l’incendie ; et telle doit être la marche de la révolution anglaise, que la cour aura beau faire résistance ouverte ou prêter le flanc, n’en ne peut empêcher cette révolution de s’accomplir ; il faut au peuple anglais une représentation nationale, l’exclusion de tous les privilèges, l’abolition de la royauté. Il n’y a qu’une manière d’être libre, et la Constitution anglaise est un contre-sens en liberté.

« Tous les aristocrates anglais conviennent bien que cette excellentissime Constitution est vicieuse, qu’il y a de grands abus à réformer ; mais l’exemple de la France les effraie, ils voulaient endormir le peuple par un rapprochement de ce qu’on appelle les deux parties. Le ministre Pitt, et Fox, chef de l’opposition, qui ne vaut guère mieux que lui, ne sont pas éloignés de ce raccommodement ; s’il avait le malheur de s’effectuer, et qu’on s’en tînt là, on réformerait effectivement quelques abus, on réduirait quelques pensions, on donnerait une représentation à telle ou telle grande ville qui n’est pas représentée au Parlement, et l’on diminuerait celle de tel hameau composé de six feux, dont le seigneur envoie deux députés, etc., etc., et le roi resterait toujours le maître absolu de la force civile et militaire. Autant vaudrait se contenter de faire les ongles et les cheveux d’un malade qui aurait la gangrène aux viscères.

« Non, non, il n’en sera pas ainsi, si l’Angleterre doit être l’amie de la France, il faut qu’elle soit république comme elle. Il n’est pas de nation en Europe à qui, par ses mœurs et sa position, le régime démocratique soit plus propre. Elle sera donc une république. Après dix-huit siècles d’injustice et de tyrannie, on verra donc deux peuples voisins, que la détestable politique des cours avait longtemps rendus ennemis, réunis à la fin pour faire triompher sur tout le globe la cause de l’humanité, de la liberté. Français ! quel exemple vous avez donné ! Il est donc vrai que l’arrêt de mort de tous les tyrans est dans l’acte qui vous constitue républicains. »

Quelle épaisseur de sottise et de fanfaronnade ! Quelle ignorance des mœurs et du développement des autres peuples ! Songez que cela est écrit en décembre 1792, qu’à ce moment la France est engagée en Belgique, en Allemagne, en Italie ; que, malgré ses victoires elle se heurte partout à des difficultés et à des défiances. Songez qu’il y a un intérêt de premier ordre pour elle, et pour la Révolution elle-même, à ne pas épuiser dans une lutte sans fin ses ressources, son crédit et sa liberté même. Songez que la neutralité bienveillante ou l’alliance de l’Angleterre permettrait à la Révolution de dissoudre vite ces coalitions qui la menacent, de retrouver la paix, et, avec la paix, la détente des passions et des haines qui surexcitaient la Gironde et la Montagne. Il fallait faire un effort immense pour obtenir cette neutralité de l’Angleterre, et voici qu’un des grands journaux, le plus pédant de tous, l’éternel donneur de conseils, somme l’Angleterre de devenir république ! Il ne lui suffit pas qu’elle réforme sa Constitution dans le sens de la démocratie. Il faut encore qu’elle ait sa journée du 10 août, qu’elle soit de point en point la plagiaire de la France. Ces fanfarons stupides s’émeuvent à la pensée qu’un accord pourrait intervenir entre Pitt et Fox ; or cet accord ne pourrait signifier qu’une chose : c’est que Pitt, sentant grandir dans une partie du pays, et à la Cour même, la politique de guerre, s’unirait à Fox pour y mieux résister. Dans cette hypothèse. Fox et Pitt auraient certainement rétabli les relations officielles avec la France, cherché un moyen d’entente avec elle. Ils lui auraient sans doute demandé d’interpréter dans un sens pacifique le décret inquiétant du 19 novembre et de renoncer à toute invasion en Hollande.

La paix, et l’extension du droit de suffrage, cela ne suffit pas aux sentencieux rédacteurs du journal de Prudhomme. Et ils vont à la guerre contre l’Angleterre avec une inconscience et une infatuation qui épouvantent. Le journal récidive, sous le titre : Suite de la Révolution anglaise, dans le numéro du 15 au 22 décembre. Il annonce que la Cour d’Angleterre fait des préparatifs de guerre, et il déclare sans hésiter que la guerre sera le signal d’un soulèvement universel en Irlande, en Écosse et à Londres. Et, répondant à la partie du message où George III dit : « J’ai conservé avec soin une stricte neutralité dans la guerre actuelle du continent, et me suis interdit toute intervention dans les affaires intérieures de la France ». Il écrit :

« Il n’y a rien de plus faux que ces allégations ministérielles et royales. Mais comment le cabinet de Saint-James l’entend-il ? Il semble vouloir se faire un mérite de ne s’être point mêlé de nos affaires. En avait-il le droit ? Le pouvait-il ? Et cette neutralité dont il se targue n’est-elle pas plutôt le fait d’une fausse prudence et d’une conduite lâche qui a mal réussi ? »

Toute négociation devient impossible quand les faits sont à ce point dénaturés. La vérité certaine, évidente, c’est que jusqu’à ce moment l’Angleterre avait voulu la paix, et avait évité tout ce qui pouvait la compromettre.

Le journal de Prudhomme traite de haut le ministre Lebrun, qui avait envoyé au ministère anglais une communication de forme modérée :

« Nous sommes fâchés de voir que le ministre Lebrun ne se soit pas placé à la hauteur des principes de la République dont il est un des organes, vis-à-vis du cabinet de Saint-James, qui ose encore aujourd’hui parler et agir ainsi. Nous l’avons déjà dit : depuis que le peuple français a retrouvé les droits de la souveraineté, il ne doit plus entrer en négociations avec aucun cabinet de l’Europe. C’est de peuple à peuple qu’il faut traiter désormais. La République française doit désavouer son ministre des Affaires étrangères toutes les fois qu’il la compromet ainsi, et lui défendre d’entretenir dans les cours voisines des agents accrédités ou non, chargés par lui de solliciter et d’obtenir des audiences particulières de la nature de celles que Lebrun a dit, dans son dernier discours à la Convention, s’être ménagées auprès du ministère anglais. Ce n’est point avec Pitt, ce n’est point avec George, que la République a des intérêts à démêler ou des rapports à établir ; elle ne les connaît pas, puisqu’ils ne sont point chargés des mandats du peuple, elle n’a à traiter qu’avec le peuple anglais légalement représenté et quand il se sera déclaré souverain. »

Ou cela ne signifie rien, ou cela veut dire que la France laissera se créer entre elle et les pays de l’Europe tous les malentendus, et qu’elle subira une guerre indéfinie tant que l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, l’Angleterre, la Russie même, n’auront pas fait une révolution démocratique et républicaine. Je conviens que les tentatives conciliatrices de Fox devaient paraître bien mesquines et bien pauvres à des hommes qui se complaisaient à d’aussi vastes pensées.

Dans le curieux discours, beaucoup plus tempéré, mais étrangement équivoque, que Kersaint fit à la Convention le 1er janvier, il maltraite également Fox :

« J’aperçois, dans les mouvements du gouvernement anglais, trois motifs également distincts, étrangers au peuple anglais : 1o La haine du roi contre les Français et ses craintes pour sa couronne, seul motif de l’intérêt qu’il a manifesté pour Louis XVI ; cet intérêt est fortifié par celui des nobles et des épiscopaux, vos ennemis naturels ; — 2o Les inquiétudes du premier ministre Pitt, maître absolu de l’Angleterre depuis huit ans, et que les orages d’une révolution ou ceux d’une guerre menacent également de sa chute, et ce parti tient à l’autre par l’aristocratie de la finance et les nombreux agents du gouvernement ; la guerre formera la coalition de ces deux intérêts, et telle est leur force qu’ils entraîneront l’Angleterre.

Carte des Membres de la Convention Nationale en 1793.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

« 3o L’ambition et le génie de Fox, et les intrigues de son parti, cherchant à profiter des circonstances pour s’emparer du gouvernement, flattant avec adresse les diverses espérances de réformation qu’il croit propres à agiter le peuple anglais, espérances que la seule idée de révolution a changées en crainte ; et ce motif, échappant aux chefs de l’opposition, les a laissés à la merci du gouvernement : juste châtiment, exemple mémorable qui doit avertir les hommes libres du danger de l’intrigue. La cause de cet événement, qui sera peut-être fatal au monde, est dans le caractère de ce célèbre orateur qui soutient, par son génie, la réputation d’un parti, dernier et frêle appui des défenseurs de la liberté en Angleterre. Ami des droits de l’homme, et flatteur du roi, frondeur du gouvernement et superstitieux admirateur de la Constitution britannique, aristocrate-populaire, royaliste-démocrate, Fox n’a qu’un but, celui de s’élever sur les ruines de son rival et de se venger une fois de tant de défaites parlementaires, non moins fatales à ses intérêts qu’à sa gloire. »

J’avoue que je ne comprends pas. Kersaint reproche à Fox son rôle intermédiaire et ambigu. Mais qu’attendait-il donc de lui et que pouvait-il en attendre ? Voulait-il que Fox affirmât à la Chambre des Communes les principes de l’extrême démocratie et la république ? C’était renoncer d’un coup à toute influence parlementaire, à tout espoir de modérer la politique anglaise, de l’orienter vers les réformes et vers la paix. Kersaint constate que « la peur de la Révolution a changé en crainte les espérances de réformation ». Mais la démocratie absolue ne pouvait être réalisée d’emblée, en Angleterre comme en France, que par des voies révolutionnaires, et Fox, de l’aveu même de Kersaint, n’aurait fait qu’aggraver la réaction belliqueuse.

Ou bien, au contraire, Kersaint eût-il voulu que Fox gardât le silence, même sur les idées de réformes, qu’il s’abstînt d’attaquer Pitt et le ministère ? Par là, il aurait rassuré les intérêts conservateurs et il aurait diminué l’excitation contre-révolutionnaire ; il aurait aussi affermi Pitt qui résistait à la guerre, et de toute façon il aurait accru les chances de paix. Est-ce là ce que Kersaint veut dire ? C’était demander le suicide du parti libéral anglais. C’était renoncer pour l’Angleterre non seulement à la révolution démocratique, mais à toute réforme, à toute atténuation des privilèges mêmes que l’exemple de la Révolution française rendait à peu près intenables.

Il n’y a dans le discours de Kersaint ni déclamations, ni fanfaronnades. Les vues fines et justes y abondent. Ce qui y fait défaut, c’est une direction ferme et une conclusion logique et courageuse. Il ne flatte pas la Convention et la France de l’espérance que la nation anglaise prendra parti pour la Révolution. Il ne dénonce pas la prétendue perfidie de la politique de Pitt. Non, il croit et il dit que Pitt veut la paix ; mais que, s’il est obligé par les passions contre-révolutionnaires de l’Angleterre de déclarer la guerre, il y entraînera aisément le peuple entier.

« Le prudent adversaire de Fox (Pitt) a besoin, à ce moment, de toutes ses forces ; car il faut qu’ensemble il défende sa popularité et son parti évidemment aristocrate, la royauté et son pouvoir évidemment absolu. Et, si la guerre éclate, peut-il être sûr de conserver, malgré les événements qui l’accompagneront, cette prépondérance qu’on lui dispute même au sein de la paix ? C’est un fait connu en Angleterre et qu’une foule d’exemples a changé en axiome politique, que le ministère qui déclare la guerre ne la voit jamais finir. Pitt voit dans la guerre le terme de son autorité. Pitt ne veut donc pas la guerre… »

Et encore :

« Pitt est sage et habile : il veut préserver son administration des embarras inséparables d’une révolution, et sans doute qu’il espère y parvenir en accélérant le retour de la paix en Europe. »

Ainsi, selon Kersaint, non seulement Pitt ne veut pas jeter l’Angleterre dans la guerre, mais il désire le rétablissement de la paix générale. Seulement, il a à compter avec de grandes forces sociales qui poussent à la guerre : c’est l’aristocratie foncière et épiscopale d’un côté, l’aristocratie d’argent de l’autre :

« L’aristocratie bourgeoise et financière se trouve en Angleterre dans une proportion beaucoup plus grande qu’elle n’était en France lors de la Révolution de 1789 ; ces hommes sont aujourd’hui les auxiliaires de la cour et du Parlement, et font un grand bruit de nos désordres, de notre anarchie, de notre faiblesse et des malheurs de ces journées que nous voudrions pouvoir effacer de notre histoire ; ils en épouvantent les gens de la campagne, et le clergé britannique, les épiscopaux emploient l’hypocrisie qui leur est propre et leur crédit sur l’esprit du peuple, pour effacer l’impression produite par nos succès et l’évidence des vérités que nous avons proclamées. »

En sorte que le jour où le gouvernement le voudra, c’est toute la nation anglaise qui se lèvera fanatisée pour la guerre. « Mais le peuple anglais proprement dit est-il dans des dispositions hostiles à notre égard, et son gouvernement pourra t-il en disposer à volonté pour nous faire une guerre injuste ? Je dois le dire, les habitants de Londres et des villes principales d’Angleterre sont travaillés, en ce moment, avec une perfide adresse, afin de les exciter à la guerre. »

Ainsi, tandis que les niais du Journal de Prudhomme repoussaient toute idée de négociation avec Pitt et voulaient une entente directe avec « le peuple », comme si le peuple était organisé, comme s’il était indemne des passions chauvines et rétrogrades, Kersaint constatait que le peuple anglais, à la moindre impulsion du pouvoir, se précipiterait dans la guerre, et il voyait en Pitt le seul ami de la paix. Kersaint va jusqu’à regretter que Fox ajoute aux difficultés entre lesquelles Pitt se débat. Puisque Fox n’osait pas poser nettement les principes de la démocratie, il ferait mieux de se taire, de ne pas harceler le ministère. En le pressant, en l’interrogeant, il l’oblige ou à désavouer les abus de la Constitution anglaise et à surexciter ainsi les passions réactionnaires des classes dirigeantes, ou à se solidariser avec ces abus qu’en des temps plus calmes il réformerait.

« George III, par passion, veut la guerre ; Fox veut entraîner le ministère dans de fausses démarches et le contraindre à défendre les abus du gouvernement. » Comment Pitt sortira-t-il de cet embarras ? Comment échappera-t-il à la fois à la révolution et à la guerre ? Comment donnera-t-il satisfaction, en quelque mesure, aux passions haineuses du roi et aux instincts conservateurs des classes dirigeantes, sans se jeter dans une aventure ? C’est ici que Kersaint fait une hypothèse tout arbitraire : « Pitt espère sortir de ce mauvais pas en offrant sa médiation aux puissances belligérantes. » Et c’est pour imposer cette médiation, pour obliger surtout la France à l’accepter, qu’il fait semblant de vouloir la guerre. Il croit que la France fatiguée cédera.

« Pitt a pour lui la force du gouvernement, dont toutes les branches sont entre les mains de ses créatures ; il a pour lui la théorie de la corruption, son éloquence et la clef de la trésorerie. Nos transfuges et l’aristocratie qui l’environnent le poussent aux deux partis qu’il paraît avoir embrassés, savoir : de nous arrêter dans le cours rapide de nos victoires sur terre, par la crainte d’une guerre maritime, et de nous amener à des accommodements avec nos ennemis à l’aide de sa médiation… Une négociation en faveur des émigrés mixtes, j’entends ceux qui n’ont pas pris les armes, est aussi dans les vues de Pitt. »

C’est en effet une hypothèse arbitraire : car il n’y a aucun fait, aucun acte qui permette de supposer que Pitt voulait intervenir en ce sens. Ou il voulait la paix, et il savait bien que la France n’accepterait pas la moindre immixtion de l’étranger dans sa politique intérieure ; ou il était résolu à la guerre, et il avait tout intérêt à lui donner un autre caractère que celui que lui avaient donné la Prusse et l’Autriche. Il voulait se prévaloir jusqu’au bout de la sagesse avec laquelle l’Angleterre s’était abstenue de toute ingérence dans les affaires françaises, et donner à la France révolutionnaire le rôle de provocatrice. C’est ce qui ressort encore de la réponse adressée le 31 décembre par lord Grenville à une communication de Chauvelin. Il se plaint du fameux décret du 19 novembre qui « annonce aux séditieux de toutes les nations quels sont les cas dans lesquels ils peuvent compter d’avance sur l’appui et le secours de la France, et qui réserve à la France le droit de s’ingérer dans nos affaires intérieures, au moment où elle le jugera à propos, et d’après des principes incompatibles avec les institutions politiques de tous les pays de l’Europe. Personne ne peut se dissimuler combien une pareille déclaration est propre à encourager partout le désordre et la révolte. Personne n’ignore combien il est contraire au respect que les nations indépendantes se doivent réciproquement, ni combien elle répugne aux principes que le roi a suivis de son côté, en s’abstenant toujours de se mêler, de quelque manière que ce fût, de l’intérieur de la France. »

Ainsi, Kersaint se trompait sur la politique de Pitt ; mais là où son