La Convention (Jaurès)/801 - 854
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erreur était le plus grave, c’est lorsqu’il disait que Pitt ne voulait pas sérieusement la guerre, que les préparatifs n’étaient qu’une parade pour effrayer la France. Sans doute Pitt ne cherchait pas la guerre, il préférait la paix ; mais les embarras qu’il pouvait avoir en Écosse, en Irlande et en Angleterre même, n’étaient pas assez grands pour l’empêcher d’envisager sérieusement l’hypothèse de la guerre. Et en se flattant qu’il n’y avait là qu’une démonstration un peu vaine. Kersaint se dispensait et il dispensait la Convention de chercher passionnément le moyen de conjurer ce suprême péril. Du moins avertissait-il loyalement la France que toute la propagande révolutionnaire en Angleterre était restée à peu près inefficace : « Je ne puis vous dissimuler que, si Pitt est conduit à la guerre, il disposera de sa nation. »
Brissot, lui aussi, quoiqu’il connût les choses anglaises mieux que la plupart des Conventionnels, n’avait pas regardé le problème en face. Il avait vécu au jour le jour, avec un optimisme très superficiel. La décision du ministère anglais, suspendant après le Dix-Août tout rapport diplomatique officiel avec la France, aurait dû l’avertir cependant qu’il y avait là une situation difficile et qui demandait les ménagements les plus délicats. Dans le rapport qu’il présente le 12 janvier 1793, au nom du Comité de défense général, sur les dispositions du gouvernement britannique envers la France et sur les mesures à prendre, il y a un exposé qui serait un singulier aveu d’ignorance s’il n’était surtout une tentative pour excuser une trop longue insouciance et des imprudences répétées :
« Telle était la disposition du cabinet britannique vers la fin du mois de novembre, que toutes les difficultés s’aplanissaient insensiblement. Lord Grenville commençait à reconnaître le gouvernement de la France, qu’il avait d’abord intitulé : Gouvernement de Paris. On jouait bien quelquefois le scrupule sur le caractère de notre agent, on affectait de ne pas se dire autorisé, tandis qu’on provoquait et donnait des explications. Une seule difficulté semblait arrêter les négociations. Le Conseil exécutif de France voulait négocier par un ambassadeur accrédité ; le ministère anglais désirait que ce fût par un agent secret, et même il ne tenait pas bien fermement à cette querelle d’étiquette, si l’on en juge par quelques paroles de lord Grenville, qui attestait à votre ambassadeur que les formes n’arrêteraient jamais le roi d’Angleterre lorsqu’il s’agirait d’obtenir des déclarations rassurantes et profitables pour les deux parties.
« Pitt, de son côté, ne témoignait, au commencement de décembre, que le désir d’éviter la guerre et d’en avoir le témoignage du ministère français ; il regrettait que l’interruption de correspondance entre les deux cabinets produisit des malentendus.
« Le Conseil exécutif, d’après ces protestations, avait le droit d’espérer que des tracasseries n’entraîneraient point la guerre entre la France et l’Angleterre ; il ne savait pas que des dispositions apparentes pour la paix n’étaient dictées que par la crainte, que par l’inquiétude sur le sort d’une comédie qui se préparait.
« Tout à coup, la scène change ; le roi d’Angleterre, par deux proclamations du 1er décembre, ordonne de mettre la milice sur pied, convoque le Parlement pour le 16 décembre, lorsqu’il ne doit s’assembler que dans le cours de janvier, fait marcher des troupes sur Londres, fortifie la Tour, l’arme de canons, et déploie un appareil formidable de guerre. Et contre qui tous ces préparatifs étaient-ils destinés ? Contre le Livre des Droits de l’Homme, de Thomas Paine. Le ministre annonçait que cet ouvrage avait perverti tous les esprits, qu’il s’était formé une secte révolutionnaire qui voulait renverser le gouvernement anglais, le remplacer par une Convention nationale ; que cette secte avait ses comités secrets, ses clubs, ses correspondances ; que ses liaisons étaient étroites avec les Jacobins de Paris ; qu’elle envoyait des apôtres pour exciter la révolte par toute l’Angleterre… Ces mesures du ministère anglais remplirent, et au delà, toutes ses espérances. Il se fit une coalition rapide et nombreuse de toutes les créatures de la cour, des hommes en place, des nobles, des prêtres, des riches propriétaires, de tous les capitalistes, des hommes qui vivent des abus. Ils inondèrent les gazettes de leurs protestations de dévouement pour la Constitution anglaise, d’horreur pour notre Révolution, de haine pour les anarchistes ; et la secousse qu’ils imprimèrent à l’opinion publique fut telle qu’en moins de quelques jours toute l’Angleterre fut aux genoux des ministres : que la haine la plus violente succéda, dans le cœur de presque tous les Anglais, à la vénération que leur avait inspirée la dernière révolution de la France. »
Quoi ! en quelques jours, un si prodigieux renversement des esprits ? Ce serait impossible s’il n’y avait pas eu, dans toute la pensée et dans toute la vie anglaises, un fond conservateur. Oui, beaucoup d’Anglais avaient de la sympathie et même de la vénération pour une Révolution de liberté ; ils en excusaient même parfois la violence, et étaient prêts à s’inspirer de ses principes pour réformer peu à peu, dans le sens de la démocratie, leur Constitution ; mais à la triple condition que cette réforme ne prendrait pas des allures révolutionnaires, que la France ne se permettrait aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’Angleterre, et qu’elle ne profiterait pas de sa propagande sur le continent pour s’agrandir des peuples voisins et modifier à son profit l’équilibre de l’Europe.
Voilà les craintes et les scrupules qu’il fallait ménager, et Brissot se reprochait sans doute tout bas de s’être laissé aller au cours des événements, de n’avoir eu ni fermeté ni prévoyance dans la politique avec l’Angleterre. Sans doute, les très nombreuses correspondances de Londres que Brissot, depuis le Dix-Août, insère dans son journal, Le Patriote français, n’avaient pas le ton de fanfaronnade du Journal de Prudhomme. Elles marquent bien, il est vrai, les progrès de l’esprit révolutionnaire en Angleterre. Elles exagèrent singulièrement les forces de résistance que cet esprit opposerait en cas de guerre au ministère anglais et à la cour. Ainsi, une lettre du 9 octobre dit :
« La cour de Saint James est dans un très grand embarras sur les affaires de France… En Irlande, en Écosse et dans le Nord, il n’y a qu’un cri en faveur d’une égale représentation. Il paraît ce jour une adresse d’un des premiers clubs de Londres, ce qui occupera assez le ministre pour nous laisser tranquilles. »
Une autre, du 10 octobre, dit :
« Notre supplément de révolution (le Dix-Août) a fait ici une vive sensation ; elle me paraît approuvée par les peuples et blâmée par la cour. On pense que si le ministère déclarait la guerre contre la France, le peuple, indigné, s’agiterait, et peut-être se fâcherait sérieusement. » Mais, comme on voit, jusque dans cet optimisme révolutionnaire il y a des réserves et des doutes.
Parfois, les correspondants avertissent Brissot que de savantes manœuvres divisent le peuple même. Je lis dans le numéro du 2 octobre, à l’article « Londres » :
« Les derniers événements arrivés en France ont réconcilié la famille royale : le père et le fils sont de la meilleure intelligence. La peur qui a saisi les têtes couronnées s’est aussi emparée d’eux. Le roi n’aime pas le ministre Pitt parce qu’il s’oppose à la guerre. Le gouvernement paraît disposé à vouloir négocier ostensiblement avec vous. … Les esprits qui aiment à chercher les événements dans l’avenir croient difficile que l’Angleterre échappe à des mouvements révolutionnaires, mais ils varient sur le plus ou moins grand éloignement de ces mouvements. — On veut faire ici la guerre au peuple par le peuple même ; par exemple, attendez-vous à voir une insurrection adroitement ménagée ici pour empêcher l’exportation des blés. On n’est pas tant inquiet sur la quantité des blés, qu’on n’a le désir de nuire à votre révolution. On cherche un prétexte pour vous tracasser, et ne doutez pas que, si votre roi périssait par quelque assassinat, on partirait de là pour soulever la nation anglaise contre vous ; aussi, veillez bien sur lui. »
Il n’y a pas là, évidemment, un entraînement révolutionnaire irrésistible ; et Brissot aurait pu, dès lors, prévoir qu’il suffirait de quelque imprudence de la France pour provoquer contre elle un vif courant. Il insère pourtant, en décembre, à cette période décisive où il n’y avait plus une faute à commettre, des communications étrangement optimistes et provocatrices. Une longue correspondance, publiée le 8 décembre, constate que « le ministère sort enfin de l’irrésolution qui l’avait accompagné pendant la dernière révolution de France, et prend des mesures rigoureuses soit pour le dedans, soit pour le dehors. »
Mais il ajoute : « Le cabinet de Saint-James n’a vu qu’avec peine l’ouverture de l’Escaut,mais l’indifférence qu’a montrée le peuple anglais à ce sujet, lui a fait voir que ce peuple ne craignait plus les Français comme rivaux, et applaudissait même à un acte de justice. »
Quelle illusion !
« Le cabinet est divisé en deux partis ; lord Hawkesbury, à la tête de l’un, et royaliste outré, veut la guerre ; Pitt s’y oppose, et croit que le jeu de l’Angleterre est la neutralité : il est à craindre que le premier parti ne l’emporte. C’était la force de ce parti qui avait décidé Pitt à se jeter dans les bras de Portland et de Fox, mais la négociation est totalement rompue, et l’opposition se prépare à rompre des lances vigoureuses ; elle doit blâmer le ministère de n’avoir pas reconnu la République française, elle doit s’élever contre la guerre avec la France, et solliciter un bon système de réforme pour l’intérieur. L’opposition et la nation entière sont contre la guerre, et le ministère en sera pour ses préparatifs, si même il n’en paie personnellement les frais. »
Mais quel crime alors de ne pas donner au parti de la paix, par la conduite la plus mesurée et la plus prudente, la force de résister au parti de la guerre ! Or, comment se termine une correspondance accueillie par Brissot, dans le numéro du 6 décembre ? Après avoir démontré que Pitt veut la paix et les avantages de tout ordre qu’il y trouve, économiques et politiques, elle conclut :
« Vous le verrez proposer lui-même la réforme de la représentation parlementaire. Par tous ces moyens, il espère se garantir du progrès de la maladie française. Mais ici le mal est non seulement dans l’abus, mais dans la réforme de l’abus. Quand une fois on commence, on ne sait plus où la réforme s’arrête. Pitt ne calcule pas mieux quand il croit arrêter le goût de l’innovation par des peines portées contre les prédicateurs d’idées séditieuses. Ces prédicateurs accéléreront la révolution infailliblement. Il n’y a pas d’apparence que le cabinet de Saint-James veuille rompre avec vous pour l’ouverture de l’Escaut. Peut-être serait-il obligé de le faire, si la France attaquait la Hollande. Cependant, comme les risques de ce cabinet sont toujours les mêmes, dans ce cas, vous pouvez toujours aller de l’avant ; votre jeu est de pousser votre fortune à l’extrême, et de faire voyager le drapeau tricolore à Saint-Pétersbourg si vous le pouvez. »
Ainsi, sous prétexte que, en toute hypothèse, les embarras intérieurs du
ministère anglais resteront les mêmes, et que les risques de révolution lui
rendent difficile en tous cas de déclarer et de soutenir la guerre, il faut que
la France renonce à tout ménagement, envahisse la Hollande, même si c’est
là un casus belli avec l’Angleterre. Pousser sa fortune à l’extrême, voilà
les conseils donnés à la France à cette heure vraiment tragique, où elle doit
au contraire se garder de toute ivresse, limiter et surveiller ses propres efforts
sous peine de sombrer dans le despotisme militaire. Et Brissot fait accueil à ces frivoles conceptions ! Il a l’air de faire sienne cette tactique funeste ! Et
personne ne se lève dans la Convention pour rappeler la France révolutionnaire à la sagesse, à la réalité !
Brissot a prévu le parti dangereux que nos ennemis au dehors tireraient du décret du 19 novembre. Il l’a dit un moment dans son journal, mais il n’a pas eu le courage de s’y opposer. Il sait que l’Angleterre, déjà émue par l’ouverture de l’Escaut, redoute une entreprise armée de la France sur la Hollande ; et il reproduit l’appel aux Bataves où Condorcet, le 1er décembre, les provoque à la Révolution. Il n’ignore pas que les provocations révolutionnaires venues de France exaspèrent presque toutes les classes anglaises, et il n’avertit pas la Convention ! Et il ne proteste pas contre son président Grégoire qui répond, comme nous l’avons vu, à la députation d’un club anglais, qu’une Convention nationale siégera bientôt en Angleterre !
Robespierre aussi se tait. Lui qui, au commencement de 1792, avait si courageusement lutté contre la politique de guerre, et dénoncé les illusions, lui qui avait rappelé que la Révolution française n’avait pu se produire que parce que, à l’origine, les classes possédantes et éclairées y participèrent, lui qui avait dit que le peuple seul était impuissant ; avec quelle force il eût pu établir qu’il n’y avait aucune chance d’entraîner dans un mouvement de révolution cette Angleterre où les classes privilégiées, bien loin d’aider les « basses classes » pour une œuvre de liberté et de progrès, étaient soutenues par les « basses classes » pour une œuvre de conservation et de privilège ! Lui qui redoutait si justement que des longues guerres, indéfiniment continuées, sortît enfin le despotisme militaire, de quels accents prophétiques il aurait pu annoncer l’épuisement prochain de la France révolutionnaire surmenée par une lutte disproportionnée contre le monde ! Une chance s’offrait de limiter cette lutte, c’était de maintenir la paix avec l’Angleterre. L’effort commun et presque désespéré de tous les partis révolutionnaires aurait dû être de sauver cette chance unique de paix et de liberté. Pourquoi ne le firent-ils pas ? Pourquoi n’eurent-ils qu’une politique inconsistante et contradictoire, faite tour à tour de provocations et de concessions ? C’est peut-être parce qu’une double griserie commençait à envahir la France : griserie de liberté expansive, griserie de gloire militaire. C’est surtout parce que tous les partis, tous les individus étaient absorbés par des luttes fratricides, parce qu’ils craignaient qu’une démarche de sagesse, de modération et de bon sens fût interprétée par la faction rivale comme une sorte de trahison.
Ils se haïssaient les uns les autres, ils se calomniaient les uns les autres, ils avaient peur les uns des autres, et ils ne pouvaient pratiquer, dans cet isolement, dans cette défiance, une politique qui ne pouvait réussir que par l’accord de tous. L’Europe n’aurait pas vu un signe de faiblesse dans une politique de paix et de prudence que la Révolution aurait adoptée, pour ainsi dire, d’un seul front et d’un seul cœur.
Mais quoi ! Robespierre calomniait la Gironde et prétendait qu’elle avait voulu livrer la France à Brunswick ; la Gironde calomniait Robespierre, elle l’accusait de prétendre à la dictature, et elle ramassait contre lui d’ignominieux papiers de police. Mme Roland et Buzot détestaient Danton qui aurait pu couvrir de sa magnifique audace une politique de prudence et de transaction. Danton, absorbé jusqu’au 15 janvier par sa mission en Belgique, et d’ailleurs traité en suspect par la Gironde, ne pouvait pas créer un grand mouvement pacifique ; et Roland envenimait toutes les querelles des radotages de sa bonhomie fielleuse et apeurée. Cette lourde nuée de haines tourbillonnait, cachait à tous l’horizon. Pendant qu’ils se déchiraient, ils laissaient se préparer la guerre entre l’Angleterre et la France, c’est-à-dire une des plus grandes catastrophes de l’histoire universelle. Sans doute, plus d’un Conventionnel commençait à avoir conscience du péril, mais peu le voyaient distinctement, et plus rares encore, ceux qui osaient l’avouer. Je ne trouve guère à ce moment que les viriles paroles, trop amères, il est vrai, et désenchantées d’un Conventionnel obscur, le représentant de la Creuse, Jean-François Barailon ; dans une opinion imprimée du lundi 7 janvier, il annonçait le funeste et prochain élargissement de la guerre :
« La guerre est sans contredit le pire de tous les fléaux ! Quelles en seront les suites ? Le voici : ces champs si fertiles seront bientôt incultes, faute de bras ; la durée de la disette qui nous tourmente, peut-être la famine, se prolongeront à l’infini.
« Faut-il vous représenter ensuite l’abolition des sciences et des arts, l’extinction de cette brillante jeunesse qui fait votre espoir, qui doit tirer du néant les générations futures auxquelles vous êtes redevables de tant de succès ?
« Faut-il vous faire sentir enfin que la liberté publique risque d’être sacrifiée, qu’il peut même arriver un instant où il n’y aura plus de sûreté pour personne ? Que de reproches ne mériterions-nous pas alors de la part de la postérité, envers laquelle nous avons contracté un si grand engagement ?
« Ceux qui, pour perdre la République, désirent la voir aux prises avec toute l’Europe, sont certainement à la veille de jouir.
« Je sais que nos politiques, à vue myope, se persuadent que les peuples sont surtout pour nous, parce que notre cause, assure-t-on, est la leur. Eh bien ! c’est encore là un rêve, une chimère.
« L’amour de la liberté ne fera pas autant de prosélytes qu’on l’imagine. Les idées vraiment philosophiques, dont on l’accompagne, sont trop abstraites, conséquemment à la portée de trop peu de gens.
« D’ailleurs, tous n’attachent pas le même sens à ce mot « liberté » ; chacun veut en jouir à sa manière ; et tel peuple que, par cela même, nous traiterions de barbare, nous regarderait à son tour comme de vrais sauvages. Peu de gens voudront de la nôtre, je vous l’annonce, la suite vous le prouvera.
« Nous prétendons éclairer les nations, disons-nous ; l’entreprise est belle, mais bien difficile. Les préjugés, hélas ! se répandent comme le torrent et la vérité arrive toujours au pas de la tortue.
« Ne calculons donc que sur nos armées et sur nos finances, et sachons d’avance que nous rencontrerons les couteaux des Francofurtois et les faux des Niçards des montagnes.
« L’on compte sur le peuple anglais ; mais son gouvernement, qui nous exècre, le maîtrise encore. La partie la plus éclairée est, à la vérité, pour nous ; et c’est au plus le cent cinquantième du tout. Croit-on, de bonne foi, que les prêtres, les nobles qui alimentent nos émigrés, que la multitude qui a appris à nous détester dès son enfance, soient tout à coup devenus nos amis ? Ce serait un grand prodige.
« Nos nombreuses victoires, nos rapides succès nous étourdissent sur l’avenir. Sans prévoir que la fortune est inconstante, que nous pouvons être accablés par le nombre, l’on ne s’en persuade pas moins qu’à notre voix toutes les nations vont embrasser notre système tyrannicide et changer la forme de leur gouvernement.
« Mais que l’on se désabuse : les hommes puissants y ont pourvu. Partout, l’on représente les Français comme des anthropophages qui se dévorent entre eux. Il est si facile d’en imposer aux ignorants, et les ignorants composent malheureusement la presque totalité du genre humain. C’est en vain que nous exaltons notre liberté ; les gens de bien des autres États l’ont en horreur ; il n’en est pas un seul qui ne préférât le séjour de Constantinople à celui de Paris. Tels sont cependant les effets de quelques erreurs de notre part, et de l’atrocité des méchants.
« Pourrions-nous désabuser les hommes trop crédules, leur faire entendre la vérité !
« Voulez-vous des preuves de ce que j’avance, en voici : Examinez ce petit nombre de déserteurs prussiens et autrichiens qui vous arrive malgré l’appât, très attrayant sans doute, que vous leur avez offert.
« Voyez les habitants de Porentruy formant un État distinct et très circonscrit à côté du vôtre.
« Considérez les différents partis qui se manifestent en Belgique, et leur tendance à former une république particulière.
« Écoutez les cris des Brabançons en faveur de leurs nobles et de leurs prêtres.
« Entendez enfin la ville de Francfort se pavaner, en face de la Convention, d’être libre et impériale.
« Certainement, il n’est pas un seul peuple mécontent de son gouvernement, et ils le sont tous, qui ne voulût être délivré, pas un qui ne désire notre secours, notre appui ; et malgré cela, il ne s’en trouvera guère qui penseront comme nous.
« Tous aimeraient à profiter de nos travaux, de notre or, de notre sang, aucun ne voudrait partager nos dépenses, nos périls. Les Belges eux-mêmes, les Brabançons, je le prédis, nous embarrasseront, nous entraveront, nous nuiront même par la suite beaucoup plus qu’ils ne nous serviront.
« Nous faisons donc, j’ai le courage de le dire lorsque tout le monde approuve ou se tait, une guerre de dupes. Nous nous affichons, en pure perte, les Don Quichotte du genre humain, et loin d’obtenir de la reconnaissance, nous ne multiplierons que les mécontents, les ingrats et nos ennemis.
« Convenons, malgré notre « pouvoir révolutionnaire », notre forfanterie gigantesque, qu’il est tel despote dont nous aurions cependant besoin. Combien Sélim III, par exemple, ne nous servirait-il pas, s’il lui plaisait de faire l’utile diversion qu’il peut opérer. Il tiendrait à la fois les deux cours impériales en échec…
« Pour la réussite de notre système, il faudrait que la presque totalité des humains ne se trouvât pas sous la férule des prêtres et des nobles, qu’elle entendit notre idiome, que les gouvernements ne corrompissent point les sources de l’instruction… etc., etc. »
Oui, paroles amères et désenchantées, paroles excessives aussi et injustes. Car, à la fanfaronnade et à la forfanterie, il se mêlait certainement une large part de générosité ; car ce n’est pas en vain que la Révolution a passionné dans le monde les plus hauts esprits et remué çà et là des portions dormantes des multitudes humaines. Ce prodigieux ébranlement, s’il n’a point réalisé partout la démocratie, lui a ouvert partout et préparé les voies de l’avenir. D’ailleurs, c’est pour ajourner indéfiniment le jugement du roi que Barailon s’efforçait de faire peur à la Convention, et cet ajournement, qui n’eût pas mis un terme aux luttes fratricides des factions, aurait été une cause nouvelle de faiblesse. Mais quel malheur que les chefs de parti, Brissot, Robespierre, Danton, n’aient pu s’accorder pour mesurer les périls effroyables au devant desquels allait la Révolution !
Oui, il est vrai que la propagande universelle pour la liberté était parfois le déguisement de l’instinct criminel de domination. Oui, il est vrai que l’orgueil de Louis XIV était passé dans les veines du peuple souverain qui devait le transmettre à Napoléon. Oui, il est vrai que cet orgueil colossal suscitait des illusions colossales, et que la France révolutionnaire s’était promis des peuples un trop facile enthousiasme et un trop sympathique accueil. Oui, il est vrai qu’un gigantesque héroïsme était gâté par une « forfanterie gigantesque », et que la liberté était perdue si la France ne resserrait pas efforts, ne tendait point vers la paix. Mais les partis qui s’insultaient et se dévoraient avaient vraiment d’autres soucis.
Ainsi, c’est à une Angleterre hostile, comme à une Allemagne hostile, comme à une Suisse hostile que la Révolution va se heurter. Ce n’est point à dire que l’action de la Révolution sur l’Angleterre ait été vaine. Elle y souleva un moment de si hautes vagues que tous les pouvoirs établis prirent peur.
Le socialiste anglais Hyndman croit qu’il y eut là une crise décisive. Il croit que l’effort de réaction et de compression auquel Pitt se livra, dès la fin de 1792, et jusqu’à sa mort, a écrasé pour une longue suite de générations les germes les plus vigoureux de démocratie. Il croit que cette défaite de la Révolution continue à peser sur toute l’histoire anglaise, que si la démocratie n’y a pas abouti à des formes logiques, si le prolétariat n’a pas su s’y constituer un pouvoir politique distinct, c’est parce que les énergies admirables qui s’éveillèrent à la fin du xviiie siècle sous l’exemple de la Révolution française furent anéanties. Il me semble que Hyndman exagère les effets de cette crise. La démocratie ne fut pas éliminée d’Angleterre ; mais elle comprit qu’elle ne s’y introduirait et ne s’y acclimaterait qu’en ménageant les habitudes du génie anglais, ses méthodes d’évolution et d’adaptation. Le magnifique mouvement chartiste prouve que les énergies de démocratie ne furent pas refoulées pour longtemps par Pitt et ses collaborateurs. Et l’extension lente, mais pour ainsi dire continue, du droit de suffrage a assuré, par des moyens conformes à la Constitution anglaise, la victoire des démocrates de 1792 et de 1793.
Ce qui me frappe au contraire, ce qui atteste que l’idée de démocratie suscitée par la Révolution française et mêlée par elle à la vie anglaise ne pouvait plus être retranchée de cette vie, c’est que même après la première série des mesures violentes de réaction prises par le ministère anglais à la fin de 1792 et au commencement de 1793, même après la déclaration de guerre, la question de la réforme parlementaire et du droit électoral se pose avec une ampleur qu’elle n’avait jamais eue jusque-là.
C’est en effet la revendication explicite du suffrage universel qui commence à se produire. Le 21 février. Smith lit une pétition signée de 2500 habitants de Nottingham où il est dit « qu’avec la Constitution actuelle en ce qui touche la représentation au Parlement, on amuse le pays avec le nom de représentation du peuple, alors que la chose n’est pas ; que le droit d’élection a cessé d’appartenir au peuple, et que par là la confiance du peuple au Parlement est affaiblie, sinon détruite ». La pétition, par suite, prie la Chambre « de considérer le mode convenable d’effectuer une réforme dans le Parlement, et elle suggère, comme base d’un plan général de réformes que le droit électoral soit en proportion du nombre des adultes mâles dans le royaume ».
Fox se déclara tout à fait opposé au fond de la pétition, c’est-à-dire au suffrage universel : « La demande d’admettre tous les adultes au droit de vote me paraît aussi pleinement extravagante qu’à l’honorable gentleman » ; mais il maintint que les pétitionnaires avaient le droit de formuler cette revendication. Pitt la fit écarter, sans débat, comme injurieuse pour la Chambre. 21 voix seulement contre 109 admirent la discussion.
Le 2 mai 1793, M. Duncombe donne lecture aux Communes, tout en faisant les plus expresses réserves personnelles, d’une pétition d’habitants de Sheffield. Elle émanait de marchands et artisans (tradesmen). « Considérant que la Chambre des communes n’est pas dans le juste sens des mots que vos pétitionnaires sont obligés d’employer pour des raisons de forme « les Communes de la Grande-Bretagne assemblées en Parlement », puisqu’elles ne sont pas librement élues par la majorité du peuple entier (by a majority of the whole people), mais par une très petite portion de ce peuple, et que, à raison de la façon partiale dont ses membres sont envoyés au Parlement et de la longueur de la législature, ils ne sont pas les représentants réels, sincères et indépendants du peuple entier (they are not the real, fair and independent representatives of the whole people of Great Britain)… Vos pétitionnaires sont amis de la paix, de la liberté et de la justice. Ils sont, en général, des commerçants et des artisans (tradesmen and artificers), qui ne possèdent pas de tenure libre, et qui conséquemment n’ont point de suffrage pour le choix des membres du Parlement ; mais quoiqu’ils ne soient pas des tenanciers libres, ils sont des hommes, et ils ne croient pas qu’on a agi correctement avec eux en les excluant du droit des citoyens. Leur enjeu vaut celui des « freeholders », et qu’il soit petit ou grand, peu importe ; puisqu’ils payent le plein des taxes réclamées d’eux et qu’ils sont des membres paisibles et loyaux de la société, ils ne voient pas de raison pourquoi ils ne seraient point consultés sur les intérêts communs du pays commun. Ils croient que ce sont les hommes qui sont représentés, non la terre d’un tenancier libre ou la maison d’un marchand du bourg.
« Ce n’est pas surtout à cause des lourdes et fâcheuses taxes qui pèsent sur eux que vos pétitionnaires demandent une réforme des abus, qui sont trop notoires pour être niés par les hommes les plus prévenus : c’est au moins autant pour l’emploi qui est fait de cet argent que pour cet argent même. Ils aiment leur pays et ils veulent contribuer d’une partie de leur dernier shilling à le soutenir, s’ils sont assurés que chaque shilling est bien dépensé. Ils demandent donc la correction des abus puisqu’ils sont convaincus que de là dépendent la paix, le bonheur et la prospérité de leur pays. »
Comme pour la pétition de Nottingham, la majorité de la Chambre jugea que celle-ci était « indécente et irrespectueuse » et, malgré les efforts de Fox qui répéta « qu’il n’y avait pas dans le royaume d’ennemi plus constant et plus décidé de la représentation générale et universelle qu’il ne l’était lui-même », mais que le droit de pétition devait s’exercer très largement, la Chambre, par 20 voix contre 108, refusa de discuter la pétition de Sheffield.
Ainsi la démocratie pure, le suffrage universel n’avaient pas un seul défenseur à la chambre des Communes. Et pourtant l’idée de suffrage universel était beaucoup plus présente, beaucoup plus active qu’avant la Révolution française.
Quand, le 2 mai, après le rejet de la pétition de Sheffield, Grey se leva pour en lire une autre qui, conçue en termes mesurés, s’imposa à la Chambre, c’est en somme sur le suffrage universel que porta le débat. Non que le texte même de la pétition formulât une demande en ce sens. Elle se bornait à protester contre la répartition inégale des sièges entre les diverses corporations et collectivités qui déléguaient au Parlement, contre la trop longue durée des législatures et contre la corruption. Elle laissait la solution indéterminée, et l’on sait que les orateurs libéraux qui soutenaient la pétition étaient hostiles au suffrage universel. Malgré cela, c’est toujours en combattant les principes de la Révolution française, c’est en dénonçant les effets du suffrage universel en France, que Pitt et les orateurs de la majorité ministérielle repoussaient la pétition.
En vain Sheridan, Francis, Fox, Erskine, s’évertuaient-ils à exorciser le fantôme de la Révolution. En vain répétaient-ils : « Il ne s’agit pas de la France, mais de l’Angleterre. Il ne s’agit pas du suffrage universel, mais d’une prudente extension du droit de suffrage ». En vain essayaient-ils d’embarrasser Pitt en lui rappelant son projet de réforme parlementaire de 1785. Il répondait : « Un abîme s’est ouvert, l’abîme de la Révolution, l’abîme de la démocratie, le gouffre sans fond du suffrage universel où toute autorité disparaît ». En sorte que si le suffrage universel fournissait le prétexte souhaité d’écarter même une modeste réforme, il était là comme une obsession. À partir de ce jour il n’est plus une revendication théorique ou une thèse d’école : il est mêlé à la vie politique anglaise et il s’y réalisera progressivement.
De même que la grande agitation européenne provoquée par la France de la Révolution a suscité en Angleterre des conceptions politiques plus larges, de même elle y a donné aux problèmes économiques un tour nouveau. Marx a noté, dans le chapitre XXVIII du Capital, l’importance de cette motion de Whitbread sur le minimum des salaires dont j’ai parlé. Il dit : « Sur ces entrefaites, les circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu’il se produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte où depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour fixer au mouvement des salaires le maximum qu’il ne devait en aucun cas dépasser, Whitbread vint proposer, en 1796, d’établir un minimum légal pour les ouvriers agricoles. » Tout en combattant la mesure, Pitt convint cependant que « les pauvres étaient dans une situation cruelle ».
Sans doute ce sont les « circonstances économiques », c’est la croissance de la grande industrie et du système manufacturier qui faisaient éclater le cadre rigide des salaires. Mais Marx néglige complètement (et c’est un vice essentiel de son œuvre) l’action des causes politiques. Visiblement, l’ébranlement démocratique de la Révolution française a contribué à renverser le point de vue. Encore en 1789, le Parlement d’Écosse décidait que les statuts d’Élisabeth étaient applicables aux salaires.
Comment Marx peut-il dire que, sur ces entrefaites, c’est-à-dire de 1789 à 1796, les circonstances économiques ont assez changé, pour que de la législation du maximum des salaires on passât à des projets sur le minimum ? « Sur ces entrefaites », est un mot bien vague et bien peu scientifique pour dissimuler la Révolution française et l’action sociale de l’idée de démocratie ; et l’ironie de Marx se fût exercée terriblement en toute autre occasion contre quiconque eût introduit la Révolution française sous ce pseudonyme : « sur ces entrefaites ». Il est malaisé pourtant d’oublier que ce même Whitbread qui proposa le minimum de salaire fut, en Angleterre, un des plus courageux défenseurs de la France et de la Révolution française, un des libéraux qui allaient le plus loin dans la voie de la réforme parlementaire et électorale.
Mais ce n’est pas seulement dans l’ampleur nouvelle donnée à la question de droit de suffrage, ce n’est pas seulement dans la direction nouvelle donnée à la législation des salaires que se marque l’action politique et sociale de la Révolution française sur l’esprit anglais. Elle éclate dans une œuvre admirable et hardie où l’extrême démocratie politique aboutit au socialisme communiste le plus original et le plus audacieux. C’est de l’œuvre de Godwin que je veux parler : « Enquiry concerning Political Justice. » Elle est si vaste, elle se rattache par tant de liens à toute la tradition de la pensée anglaise et de la pensée française, elle annonce et prépare par tant de germes tout le mouvement ultérieur de l’esprit anglais, notamment toute la pensée de Robert Owen, qu’il faudrait une longue étude pour en bien formuler le sens et en bien mesurer la valeur. Je ne puis noter que les points de contact les plus vifs de la pensée de Godwin et du mouvement révolutionnaire.
Que l’influence de la Révolution française sur son esprit et sur sa doctrine ait été grande, cela est hors de doute. Comment la Révolution n’aurait-elle pas retenti dans une œuvre écrite en 1792, et publiée à Londres le 7 janvier 1793, c’est-à-dire à un moment où toute l’Angleterre était comme frémissante des passions diverses ou contraires soulevées par la Révolution ? Quand Godwin adressait à la Convention cet exemplaire de son livre que nous avons vu aux mains de Forster, il tenait à marquer lui-même tout ce que sa pensée devait à la France révolutionnaire. Aussi bien, dans sa préface même, dans la première, celle qui porte précisément la date du 7 janvier, il reconnaît lui-même explicitement ce lien, tout en réservant l’indépendance un peu hautaine de sa pensée. « Il peut être utile de décrire le progrès par lequel l’esprit de l’auteur a été conduit à ses sentiments présents. Ils ne sont pas la suggestion d’une soudaine effervescence de l’imagination. La recherche politique a tenu longtemps une grande place dans les préoccupations de l’écrivain : il y a maintenant douze ans qu’il est persuadé que la monarchie est une forme de gouvernement essentiellement corrompue. Il doit cette conviction aux écrits politiques de Swift et à la pratique des historiens latins.
« À peu près au même temps, il tira plus d’un stimulant additionnel de certaines productions françaises sur la nature de l’homme, qui tombèrent dans ses mains dans l’ordre suivant : le Système de la Nature (de d’Holbach), les œuvres de Rousseau et celles d’Helvétius. Longtemps avant qu’il projetât l’œuvre présente, son esprit était familier avec quelques-unes des spéculations qu’on y rencontre touchant la justice, la gratitude, les droits de l’homme, les promesses, les serments et l’omnipotence de l’opinion ; l’utilité d’un gouvernement le plus simple possible (c’est-à-dire de la démocratie sous la forme pure) ne lui apparut qu’en conséquence des idées suggérées par la Révolution française. Il doit au même événement la détermination d’esprit qui a donné naissance au présent ouvrage. »
Ainsi nous n’avons point affaire, si je puis dire, à un esprit momentané, et ce n’est pas le fugitif et noble reflet des vives flammes de la Révolution que nous allons surprendre dans le livre. La pensée de Godwin a de larges assises d’étude, de travail et de méditation. Il n’est pas à la merci des impressions passagères : et pas plus qu’il ne dérive toute sa pensée des sources révolutionnaires, pas plus qu’il ne s’est donné tout entier, par mode et engouement, à la Révolution, il n’est disposé à la renoncer quand la mode tourne et quand, en Angleterre, les colères s’élèvent :
« La période dans laquelle ce livre fait son apparition est singulière. Le peuple d’Angleterre a été excité assidûment à déclarer son loyalisme, et à noter comme dangereux tout homme qui n’est pas prêt à signer le Shiboleth de la Constitution. De l’argent a été rassemblé par souscription volontaire pour défrayer les dépenses de ceux qui poursuivent les hommes assez audacieux pour promulguer des opinions hérétiques et qui les accablent à la fois sous l’autorité du gouvernement et sous les ressentiments individuels. C’est un accident qu’on ne prévoyait pas quand l’ouvrage fut entrepris, et on ne supposera point qu’un tel accident peut produire la moindre altération dans la pensée d’un écrivain.
« Tout homme, si on en croit la rumeur publique, doit être poursuivi, qui fait appel au peuple par des journaux ou des pamphlets inconstitutionnels ; et on ajoute que des hommes doivent être punis, même pour quelques paroles irréfléchies qui leur auront échappé dans la chaleur de la conversation et des débats. Il faut savoir maintenant, si en sus de ces dangereuses entreprises sur notre liberté, un livre peut tomber sous le bras du pouvoir civil, lorsque, ayant comme objet explicite de détourner du tumulte et de la violence, il est par sa vraie nature un appel aux hommes d’étude et de réflexion. On verra si une tentative peut être faite pour supprimer l’activité de l’esprit et mettre un terme aux recherches de la science. En ce qui le concerne personnellement, l’auteur a une résolution très nette. Quelle que puisse être la conduite de ses compatriotes, ils ne seront point capables de troubler sa tranquillité. Le devoir auquel il se considère comme le plus lié. c’est d’aider au progrès de la vérité ; et s’il doit souffrir à cause de cela, c’est une souffrance qui apporte avec elle sa consolation… C’est le propre de la vérité d’être sans crainte et de prouver à tout adversaire sa force victorieuse. »
C’est un beau et calme défi aux fureurs de la réaction anglaise. Mais, dans la passion de la vérité combattue, Godwin ne s’engage pas au delà de la ligne qu’il s’est tracée. C’est surtout aux maîtres de la pensée du xviiie siècle qu’il se rattache, à d’Holbach, à Helvétius, à Rousseau, et en outre à Locke. Or, quelles que soient les différences de conception de ces hommes, ils se rencontrent tous en un point : la puissance souveraine de l’éducation. Godwin est l’adversaire de toute doctrine d’innéité ; c’est le milieu qui forme l’homme ; le prétendu libre arbitre est un leurre et, s’il existait, serait un péril, parce qu’il livrerait les individus humains au hasard de décisions arbitraires ; les actions des hommes ont leur source dans leurs opinions, et leurs opinions sont l’effet des circonstances où ils vivent. De là une extraordinaire plasticité de la nature humaine, et l’espérance d’un progrès indéfini de l’humanité, puisqu’il suffira de créer un milieu politique et social toujours plus sain et plus harmonieux pour que toutes les facultés humaines se développent avec une puissance croissante et dans un ordre croissant.
De là aussi une conception égalitaire : car l’action de ce milieu pouvant s’exercer également sur tout homme, tout régime de caste et de privilège devient un non-sens : on peut raisonnablement attendre de tous les individus un développement sensiblement égal. En tout cas, il n’est pas possible de savoir d’avance en quel groupe d’hommes sont les germes les plus excellents : les hautes facultés intellectuelles et morales sont disséminées à travers la diversité infinie des conditions et des tempéraments, et il faut permettre à tous les hommes de grandir librement pour s’assurer qu’aucun germe d’intelligence et de vertu ne sera contrarié.
Voilà l’impulsion générale que Godwin a reçue du sensualisme anglais et du matérialisme français et qu’il transmettra à Robert Owen. Ce n’est donc pas la Révolution française qui a formé le fond premier des idées de Godwin, et, à dire vrai, l’influence de d’Holbach, d’Helvétius et, en général, du matérialisme français était moins forte sur l’ensemble des révolutionnaires français que sur Godwin lui-même. Mais la Révolution de France eut sur Godwin deux effets très précis, et qu’il a très nettement marqués lui-même.
D’abord, elle lui a manifesté la vertu de la démocratie. Il a compris
que la simplicité du gouvernement démocratique pur (opposé aux combinaisons et aux complications des gouvernements mixtes) était le milieu le
plus large et le plus sain à toutes les initiatives et activités individuelles.
Il avait bien jusque-là considéré la monarchie comme un gouvernement
corrompu, mais on devine qu’il se demandait si le gouvernement de tous par tous était possible. Le magnifique optimisme révolutionnaire de la
France, affirmant et réalisant la souveraineté nationale, lui donnant bientôt
la forme logique et suprême, la forme républicaine, et constituant sur la base
large et simple de la volonté populaire un gouvernement capable de plus
fermes résistances, avait donné de l’audace à la pensée de Godwin ; et rien n’est plus glorieux pour la Révolution française que d’avoir ainsi dépassé
par sa hardiesse la hardiesse des penseurs et d’avoir porté les esprits, sur
l’aile robuste de l’action, au delà même de leur rêve.
En second lieu, quand Godwin ajoute qu’elle a déterminé en lui la volonté d’écrire et de publier ce livre, il convient que c’est d’elle qu’il tient la notion d’un devoir social. Il ne suffit plus au philosophe d’accumuler en silence les idées, il faut qu’il intervienne dans le mouvement de la pensée humaine, et qu’il contribue à former la conscience de tous. Mais cette intervention, c’est surtout, c’est presque exclusivement sous la forme de l’éducation qu’il la conçoit. En France, la Révolution est un combattant qui tranche les difficultés avec le glaive ; pour Godwin, le progrès est un éducateur qui dénoue peu à peu les liens des esprits et prépare ainsi, doucement, l’évolution des institutions elles-mêmes.
Ce n’est point par prudence, ce n’est point par ménagement pour la réaction anglaise menaçante, c’est par respect pour la force souveraine de l’éducation que Godwin s’oppose à l’action soudaine et violente ; il répugne aux méthodes de révolution. L’essentiel est de délier les esprits de l’aveugle soumission à l’autorité, de la déférence servile. « Le respect pour les supérieurs, quand ils ne sont supérieurs qu’en rang et en puissance, est ce qu’il y a de plus contraire à la raison. » Même le respect pour ceux qui sont supérieurs en sagesse et en science n’est raisonnable que dans de certaines limites.
Oui, quand il s’agit de fonctions spéciales exigeant un savoir spécial, comme la construction d’une maison ou l’éducation des enfants, il est sage à moi de m’en remettre à ceux qui ont une particulière compétence. Mais quand il s’agit de ces choses de justice politique qui tombent sous le sens commun de l’humanité, c’est un crime à moi de ne pas exercer mes facultés propres. Et quand tous les esprits seront éveillés et actifs, les gouvernements ne pourront durer contre le vouloir secret, mais efficace, des esprits. Ils seront minés, en quelque sorte, dans leurs fondements intellectuels et ils s’affaisseront sans qu’il soit besoin d’employer contre eux la violence, pas plus qu’il n’est nécessaire d’appliquer la pioche à une maison dont la base est ruinée.
« Il est assez connu maintenant que l’empire du gouvernement est fondé sur l’opinion ; et ce n’est pas assez pour lui que nous nous refusions pour notre part à le renverser par la violence, il faut encore que l’opinion nous détermine à lui fournir un appui permanent.
« Aucun gouvernement ne peut subsister dans une nation, si les individus s’abstiennent purement et simplement d’une résistance tumultueuse, mais censurent au fond de leur cœur et méprisent l’institution gouvernementale. »
Aussi le plus pressant devoir est d’organiser en quelque sorte cette grève des esprits, cette retraite des consciences, se refusant à soutenir de leur adhésion intérieure le privilège et la tyrannie. Il est plus sensé d’attendre cette sorte d’effondrement du pouvoir que de le provoquer par un coup de force aventureux. Si un homme veut opposer une résistance matérielle, il ne sait pas s’il sera suivi ; il ne sait pas si l’état d’un grand nombre d’esprits est concordant au sien ; il ignore si le même plan de reconstruction est adopté par les autres.
« Le chercheur spéculatif qui vit dans un État où les abus sont notoires et les plaintes fréquentes ne sait pas dans quelle mesure ce qu’il essaie d’ébaucher est manifeste à l’esprit de ses concitoyens. » Même si une majorité parait se soulever contre ce régime, il n’est pas facile de savoir où elle tend. Peut-être n’est-elle irritée que par des causes superficielles, par la forme d’une taxe, et s’opposerait-elle bientôt à tout changement qui creuserait plus profondément que le grief. Si donc on a confiance en la force de la vérité, si l’on croit que le système d’égalité est vrai, il convient d’attendre qu’il ait peu à peu rallié les esprits. Visiblement, dans ces maximes générales, Godwin songe à la crise de l’Angleterre. Il entend crier par une partie du peuple : « Plus d’excise ! » Il constate l’agitation d’une partie de la nation : mais il ne sait pas quelle est la profondeur de ce mouvement, et c’est à une œuvre d’éducation qu’il croit nécessaire d’abord de se vouer.
« La grande cause de l’humanité, qui se plaide maintenant à la face de l’univers, a deux sortes d’ennemis, les amis de l’antiquité, et les amis de la nouveauté qui, impatients de tout délai, sont inclinés à interrompre violemment le calme, incessant, rapide et heureux progrès que la pensée et la réflexion font manifestement dans le monde. L’humanité serait heureuse si les personnes qui s’intéressent avec le plus de zèle à ces grandes questions voulaient limiter leur action à répandre, sous toutes les formes possibles, un esprit de recherche et à saisir toute occasion de pousser la masse des connaissances politiques et d’en étendre la communication.
Oui, mais un pareil esprit d’attente, d’enquête prolongée et patiente est l’indice qu’il n’y a pas une suffisante poussée des forces sociales dans le sens d’une grande transformation ; il est certain que Godwin ne sent pas monter des profondeurs une revendication vigoureuse et nette, il marque avec force les inconvénients et les périls des révolutions, mais il avertit nettement qu’il y aurait lâcheté et égoïsme à se détourner de l’œuvre du progrès humain, à répudier de grands et nécessaires changements sociaux parce que, très souvent, ils sont accompagnés de violences révolutionnaires. Les révolutions ont souvent une origine étroite et procèdent d’un idéal un peu court. Quand l’humanité a un but restreint et prochain, elle s’impatiente de tout obstacle, mais quand elle a un but élevé, vaste et lointain, quand elle sait que le progrès est infini et qu’après une transformation ou même une révolution la souffrance et les iniquités abonderaient encore, elle attend avec plus de patience des changements dont elle a d’avance mesuré les effets limités. Il y a donc quelque étroitesse et quelque humilité de vue dans l’action révolutionnaire. De plus la révolution suscitée par l’horreur de la tyrannie devient souvent elle-même une tyrannie. Il n’y a pas de période plus redoutable pour la liberté. « Quand tout est en crise, on redoute même l’effet d’un mot, et toute libre communication de pensée, toute libre recherche de la science sont suspendues. » Et les effets des convulsions révolutionnaires se prolongent pendant plusieurs générations, les deux partis qui ont lutté par la force ne peuvent renoncer de longtemps à leur animosité réciproque. Presque toujours la révolution est sanglante ; et l’atteinte portée par des hommes à d’autres hommes est une des plus grandes tristesses de l’histoire.
« Hélas ! dit Godwin, avec un accent profond et un sens admirable de la dignité tout ensemble et de la souffrance humaines, la plupart des hommes qui vivent maintenant sont pauvres, leurs moyens de jouissance sont bien étriqués, et ce n’est guère que de nom qu’ils participent à la dignité d’homme. La mort est donc, en soi, le moindre des maux humains. Un tremblement de terre, qui parfois anéantit par centaines de mille des individus humains peut être déploré à cause de l’angoisse des survivants ; mais pour ceux qui sont détruits, l’événement, si on veut bien le juger avec sang-froid, n’a rien que de banal. Les lois de la nature, qui produisent ces catastrophes, peuvent être l’objet de recherches étendues ; mais les effets n’ont rien que de vulgaire. Le cas est tout à fait différent quand l’homme tombe sous les coups de l’homme. Alors d’innombrables passions mauvaises sont engendrées ; les auteurs et les témoins de ces meurtres deviennent durs, implacables et inhumains. Ceux qui perdent un ami par une catastrophe de cette sorte sont remplis d’indignation et de ressentiment. La défiance se propage de l’homme à l’homme, et les liens les plus chers de la société humaine sont dissous. Il est impossible d’imaginer un état plus défavorable à la culture de la justice et à la diffusion de la bienveillance. »
Je ne sais, mais sous le voile un peu ample et flottant de ces phrases générales, il me semble démêler le front sanglant des égorgeurs de septembre, le long et triste cortège de haines et de fureurs qui du 14 juillet au 5 octobre, du 10 août au 2 septembre, accompagnait la Révolution française en marche. Comme le grand communiste français Babeuf, le grand communiste anglais Godwin sent en lui l’humanité s’émouvoir aux violences des Révolutions, mais Babeuf, jeté dans la tourmente, essaiera à son tour de l’action violente pour sauver la liberté menacée, pour susciter la justice sociale. Godwin, au contraire, comme ceux que l’on appellera plus tard les socialistes utopistes, compte sur la seule force de la lumière pour transformer la société. Il semble considérer comme négligeable la résistance des égoïsmes, le volontaire aveuglement des privilégiés, ou du moins il croit que le progrès des connaissances générales amènera des changements gradués qui se réaliseront, sinon sans effort, du moins sans violence.
« La politique est une science (Politic is a science). Les traits généraux de la nature de l’homme peuvent être compris, et un mode peut être déterminé qui, considéré en lui-même, est le mieux adapté à la condition de l’homme en société. Si ce plan (d’organisation) ne peut être appliqué partout et subitement, les modifications qui y peuvent être apportées selon les variations des circonstances, et les degrés où il peut être réalisé, sont aussi un objet de recherche scientifique.
« Il est évidemment de la nature de la science d’être progressive. Par combien de stages a passé l’astronomie avant de recevoir le degré de perfection qui lui fut donné par Newton ! Comme les balbutiements de la science de l’esprit étaient imparfaits avant qu’elle ait atteint la précision du siècle présent ! La connaissance politique est, sans aucun doute, dans son enfance, et comme elle a affaire à la vie et à l’action, à mesure qu’elle deviendra plus vigoureuse, elle manifestera une influence plus constante et moins précaire sur la marche de la société humaine. C’est la loi historique de toutes les sciences de n’être d’abord connues que d’un petit nombre d’hommes avant de descendre dans les diverses classes et catégories de la communauté. »
Ainsi, il y aura une croissance parallèle de la science, de la politique et des progrès sociaux. Sans doute, les connaissances vagues qui, dans l’ordre politique, ont usurpé le nom de science, ne peuvent avoir aucune action. Mais il n’en est pas de même de la science politique exacte et précise qui va se constituant peu à peu.
D’ailleurs, « c’est un malentendu de supposer que, parce que nous n’avons pas de commotions populaires et de violences, la génération où nous vivons ne bénéficiera pas de l’amélioration de nos principes politiques ». Tout progrès de la pensée a son contre-coup nécessaire dans les institutions, et « c’est encore une méprise de supposer que le système de confiance en la seule raison est calculé pour ajourner la réforme fondamentale à des distances incommensurables. Il est dans la nature de toute science et de tout progrès d’être d’abord faible, et en quelque manière imperceptible en sa marche première. Ses débuts sont comme accidentels : peu y prennent garde, et la croissance en est obscure, et il en résulte qu’après une longue préparation, le procès s’accélère soudain à un degré inattendu. »
Cette accélération, cette diffusion de tout progrès sont accrues aujourd’hui par l’imprimerie, qui multiplie indéfiniment les effets et les forces. Ainsi, Godwin estime que la méthode d’évolution qui s’impose à la fois au mouvement social et à la science, n’est pas une méthode d’ajournement, et que, par le bénéfice d’une sage et solide préparation, elle peut bientôt égaler en rapidité les effets de la méthode révolutionnaire. C’est un effort visible du grand penseur pour concilier la méthode de prudence, de préparation et « d’opportunisme », qui lui paraît convenir à toute l’humanité, mais particulièrement sans doute à la nation anglaise, avec l’impatience de réforme, de progrès profond et fondamental que la Révolution française avait déchaînée dans le monde. C’est une joie pour l’historien de noter les croisements de courants, les combinaisons infinies des pensées et des forces. Mais Godwin ne veut pas que cette méthode de sagesse puisse être interprétée comme un lâche reniement du progrès humain, et des dures conditions que trop souvent y met l’histoire. L’expérience démontre que les révolutions ont été presque toujours accompagnées de circonstances pénibles. Elle démontre aussi que les révolutions ont été nécessaires au progrès humain.
« Après tout, on ne peut oublier que si révolution et violence ne sont pas en connexion nécessaire, la révolution et la violence ont été trop souvent contemporaines des grands changements du système social (revolution and violence have too often been coeval with important changes of the social system) Ce qui s’est si souvent produit dans le passé peut sans doute, à l’occasion, se reproduire dans l’avenir. Le devoir donc des véritables hommes politiques est de retarder les révolutions quand ils ne peuvent les empêcher. Il est raisonnable de croire que plus tard elles se produisent, et plus les vraies notions politiques sont comprises, moindres sont les inconvénients attachés à la révolution. L’ami du bonheur humain doit essayer de prévenir la violence, mais ce serait la marque d’un tempérament faible et valétudinaire de détourner ses yeux avec dégoût des affaires humaines, et de ne pas contribuer de nos efforts et de notre attention à la félicité générale, parce que, peut-être, à la fin, la violence interviendra. C’est notre devoir de tirer le meilleur parti possible des circonstances qui peuvent naître, et de ne pas nous retirer parce que la marche des choses ne s’accorde pas entièrement avec notre idée des convenances. Les hommes qui s’irritent contre la corruption et s’impatientent de l’injustice, et qui, par cet état d’esprit, favorisent les fauteurs de révolution, ont une noble excuse à leurs erreurs : c’est qu’elles sont l’excès d’un sentiment vertueux. »
Noble combinaison de prudence politique, de sagesse scientifique et de générosité humaine. Godwin se refuse à désavouer l’ardeur révolutionnaire de la France, tout en recommandant à l’Angleterre une autre méthode.
En dehors des raisons générales qu’il a déduites. Godwin a deux raisons particulières de ne pas aimer les révolutions. Il n’aime pas les gouvernements. Tout gouvernement lui paraît un mal, et on peut dire de lui qu’il est le premier grand théoricien « libertaire ». Il croit que dans une société mieux organisée et mieux éduquée, la force contraignante et le châtiment deviendront inutiles. C’est une libre et universelle entente qui assurera la marche de la société, et les gouvernements devenus inutiles s’évanouiront d’eux-mêmes parce que l’opinion, où est toute leur force, se sera peu à peu retirée d’eux.
« Tout gouvernement ne peut durer sans confiance, et cette confiance au gouvernement ne peut exister sans ignorance. Les vrais soutiens d’un gouvernement sont les faibles et les incultes, non les sages. À proportion que la faiblesse et l’ignorance diminueront, la base du gouvernement sera réduite.
C’est un événement qu’on ne doit pas considérer avec alarme. Une catastrophe de cet ordre serait la vraie « belle mort » du gouvernement. Si l’annihilation de l’aveugle confiance et de l’opinion implicite peut se produire un jour, il y aura nécessairement, à la place de ces erreurs usées, un libre concours de tous pour promouvoir le bien-être général (an unforced concurrence of all in promoting the general welfare). Mais, quelle que puisse être à cet égard la suite des événements et la future société politique, il est toujours bon de se rappeler que c’est là la caractéristique du gouvernement et la pierre de touche de l’institution. On peut douter à quelque degré que l’espèce humaine puisse jamais s’émanciper de l’état de sujétion et de tutelle où elle est ; mais c’est là sa destinée, il peut être salutaire aux individus et profitable à l’ensemble de s’en souvenir. »
Ainsi, l’homme prudent et avisé qui ne croit qu’au progrès mesuré, aux évolutions continues, n’imagine point follement un brusque passage de l’état de servitude à l’état « d’anarchie », mais il croit qu’à mesure que la valeur individuelle des hommes et leur disposition à s’obliger librement les uns les autres grandiront, tout pouvoir de contrainte, c’est-à-dire tout gouvernement, tendra à s’affaiblir et à disparaître. Et si incertaine, si lointaine en tout cas que soit cette mort des gouvernements, c’est un noble idéal pour tout individu de régler sa vie de telle sorte que le gouvernement soit inutile. Mais, pendant les crises révolutionnaires, tous les ressorts de l’activité se tendent, toutes les forces de gouvernement se concentrent, qu’il s’agisse du gouvernement menacé ou du nouveau gouvernement révolutionnaire, et c’est une raison de plus à cet individualiste fier et hautain, qui ne conçoit la démocratie et le communisme même que comme le moyen suprême de développer les individus, pour écarter le plus possible toute hypothèse de révolution.
Il a aussi, et par un sentiment analogue, l’horreur et le dégoût des « associations politiques ». On sait avec quel mépris et quelle colère Fourier, quelques années après, parlera des clubs de la Révolution, et on se souvient que Lange opposait aux réunions orageuses des sections les sages et calmes associations de chefs de famille qui, dans son plan, devaient gérer les magasins communs d’approvisionnement. Tous ces grands constructeurs sociaux, épris d’un rêve de liberté vaste et de vaste harmonie, n’aiment guère les associations de combat, qui divisent la nation, lient les individus de la chaîne courte des partis et font obstacle à l’association générale. De même, Godwin leur reproche de prendre la partie pour le tout, de déchaîner l’esprit de contention et de dispute, de substituer les approbations ou les improbations de coterie aux jugements calmes et sains de la science, et de supprimer la libre communication des intelligences en groupant les hommes qui acceptent d’avance un même mot d’ordre et répètent les mêmes formules. Or, les Révolutions ont cet effet fâcheux de multiplier les associations politiques, les groupements de lutte.
Godwin est si épris du libre développement des individus, qu’il rejette comme oppressive la théorie du contrat social. Ce prétendu contrat est une chimère et, s’il existait, il serait un lien obscur et mystique pour la volonté. Ce qui est vrai, c’est qu’une décision de la communauté ne vaut que si elle est l’expression de la volonté générale. Tous les individus doivent donc participer à la délibération. Mais chacun n’est tenu envers la décision commune que par son adhésion individuelle. S’il n’y a pas unanimité, la minorité peut s’incliner par prudence, par sagesse, et pour ne pas briser le mécanisme des délibérations communes, mais elle reste juge des raisons qui la lient : elle n’est pas tenue par un contrat. Godwin maintient toujours éveillé dans l’individu, même quand il cède, le sentiment de son droit.
La monarchie et l’aristocratie, qui asservissent et qui exploitent, sont intolérables. Elles ne peuvent se soutenir que par le mensonge. La démocratie, au contraire, quels que puissent être ses vices et ses périls, a cet avantage immense de reposer sur la vérité, de faire appel à la vérité. Elle n’enveloppe pas le pouvoir d’obscurité et de mystère, elle proclame le droit de chaque individu vivant, elle oblige tout homme à faire prévaloir par la discussion sa pensée, et par là, elle est la forme de gouvernement la plus voisine de la science.
Mais c’est à la condition de ne pas s’arrêter à l’organisation politique, toujours superficielle et chaotique, de la société ; c’est à la condition de réaliser l’égalité véritable, l’égalité sociale qui seule donnera à tout homme des objets précis à étudier, des intérêts substantiels et clairs à administrer, et qui le sauvera ainsi du charlatanisme gouvernemental, aussi bien des fictions du parlementarisme que des mensonges grossiers de la monarchie et de l’aristocratie.
Cette préoccupation d’égalité sociale est constante chez Godwin. Toujours il constate l’écrasement des pauvres, des « basses classes », et la nécessité de les relever par une meilleure répartition des fruits du travail, par un changement complet dans le système de la propriété : le socialisme est le fond et le terme de son livre. Ce qu’il reproche le plus aux formes politiques d’inégalité et de privilège, c’est qu’elles recouvrent et protègent l’iniquité sociale.
« L’aristocratie est intimement unie à une extrême inégalité des possessions. Aucun homme ne peut être un membre utile de la société, à moins que ses talents ne soient employés d’une façon utile à l’avantage général. Dans toute société, le produit, c’est-à-dire les moyens de contribuer aux besoins et aux convenances de ses membres, est d’une quantité déterminée. Que peut-il y avoir de plus désirable et de plus juste que de voir ce produit lui-même réparti, selon quelque degré d’égalité, entre tous. Quoi de plus injurieux que l’accumulation en un petit nombre de mains des superfluités et des moyens de luxe avec la suppression totale du bien être, de la subsistance simple mais large du grand nombre ? On peut calculer que le roi, même d’une monarchie limitée, reçoit comme salaire de son office un revenu équivalent au travail de cinquante mille hommes ! Et représentons-nous encore les parts faites à ses conseillers, à ses nobles aux riches bourgeois qui veulent imiter la noblesse, à leurs enfants et alliés. Est-ce miracle qu’en de tels pays, les ordres inférieurs de la communauté soient épuisés sous un fardeau de misère et de fatigue immodérées (penury and immoderate fatigue) ? Quand nous voyons la richesse d’une province étalée sur la table d’un grand, pouvons-nous être surpris que ses voisins n’aient pas de pain pour apaiser le cri de la faim ?
« Et cette condition faite à des êtres humains peut-elle être considérée comme le suprême perfectionnement de la sagesse politique ? Il est impossible qu’en un semblable état les vertus éminentes ne soient pas extrêmement rares. Les hautes et les basses classes sont également corrompues par cette situation contraire à la nature. Mais pour laisser de côté en ce moment les hautes classes, quoi de plus évident que la tendance du besoin à contracter les facultés intellectuelles ? La situation que l’homme sage doit désirer pour lui-même et pour ceux auxquels il s’intéresse est une situation alternée de travail et de relâche, d’un travail qui n’épuise pas l’organisme, d’un repos qui ne dégénère pas en indolence. Ainsi l’industrie et l’activité sont en force, le corps est maintenu en santé, et l’esprit apte à la méditation et au progrès. Ce serait là la condition de toute l’espèce humaine si les objets de nos besoins étaient équitablement répartis. Peut-il y avoir un système plus digne de désapprobation que celui qui convertit les quatre-vingt-dix centièmes au moins des êtres humains en bêtes de somme, détruit tant de pensées, rend impossibles tant de vertus et extirpe tant de bonheur ? »
Et si l’on objecte à Godwin que l’argument est étranger au sujet de l’aristocratie, et qu’il porte contre la propriété elle-même, il en convient, mais il ajoute, avec ce sens pratique qui se combine en lui aux plus vastes et aux plus lointaines hardiesses, que le régime aristocratique aggrave l’inégalité.
« L’inégalité des conditions est l’inévitable conséquence de l’institution de la propriété. Oui, il est vrai que beaucoup d’inconvénients dérivent de la propriété même, sous la forme la plus simple où on peut la concevoir, mais ces inconvénients, si haut qu’on les évalue, sont fort aggravés par les opérations de l’aristocratie. L’aristocratie détourne de son cours naturel le fleuve de la richesse qui pourrait porter dans toutes les parties de la nation non le ravage, mais la fécondité et la joie ; l’aristocratie s’applique, avec un soin continu, à accumuler la richesse aux mains d’un petit nombre de personnes.
« En même temps qu’elle essaie de rendre difficile l’acquisition de la propriété personnelle, l’aristocratie a grandement accru cet appétit d’acquisition. Tous les hommes ont naturellement soif de distinction et de prééminence et leur désir n’est pas fixé sur la richesse comme sur le seul objet ; ils se passionnent aussi pour toute supériorité de tout genre, grâce, savoir, talent sagesse, vertu. Et il n’apparaît point que ces derniers objets soient poursuivis par leurs fidèles avec moins de passion que la richesse l’est par ses adorateurs. La richesse serait beaucoup moins l’objet de la passion universelle si l’institution politique, plus que sa naturelle influence, ne faisait pas d’elle la route vers l’honneur et le respect.
« Il n’y a pas de méprise plus grave que celle des personnes bien à leur aise et entourées de tout le confort de la vie qui s’écrient : « Nous trouvons que les choses sont bien comme elles sont » et qui considèrent âprement tous les projets de réforme comme les romans de visionnaires et les « déclamations de ceux qui ne sont jamais contents. » Est-ce donc bien qu’une si grande part de la communauté soit maintenue dans une pénurie abjecte, rendue stupide par l’ignorance, et repoussante par les vices, perpétuée dans un état de nudité et de faim, aiguillonnée sans cesse à commettre des crimes, et victime des lois sans merci qu’ont faites les riches pour l’opprimer ? Est-ce sédition de rechercher si cet état de choses ne peut être remplacé par un meilleur ? Ou peut-il y avoir rien de plus déplaisant pour nous-mêmes de nous écrier : « Tout est bien, » seulement parce que nous sommes à notre aise, sans égard à la misère, à la dégradation et au vice qui peuvent être en d’autres le produit de cet état mauvais ?
« C’est sans doute une pernicieuse erreur qui s’est glissée chez certains réformateurs et les conduit à s’abandonner sans cesse à l’acrimonie et à la colère qui les dispose souvent à trop de complaisance pour des projets de correction et de violence. Mais si nous croyons que la douceur et un amour infini des hommes sont les instruments les plus efficaces du bien public, il ne suit pas de là que nous devons fermer nos yeux sur les calamités qui existent, ou cesser de tendre, d’une aspiration ardente, à leur suppression. »
L’accent est profond et sincère. Certes, il peut nous paraître que Godwin réduit trop ce qu’il appelle « l’influence naturelle » de la richesse. Il semble croire trop aisément qu’en brisant la forme autocratique de la société on brisera par là même la puissance abusive de la richesse. Et pour nous, qui avons vu la richesse garder son action, son caractère de privilège, dans la démocratie, même républicaine, il y a une sorte d’illusion un peu puérile.
Il ne faut pas oublier cependant que Godwin, en brisant toute la législation d’aristocratie, ouvrait les voies à l’avenir et au socialisme même. Il n’est pas un utopiste édifiant sur des nuées lointaines une cité chimérique. Il sait à quels obstacles immédiats et formidables se heurte, non seulement l’égalité parfaite, mais la tendance à l’égalité ; et c’est cette tendance qu’il veut, en quelque sorte, libérer. Aussi bien, quand il dit que c’est l’institution politique qui consacre la puissance de la richesse, ce mot a pour lui un sens très large ; il ne s’agit pas seulement de la forme gouvernementale ou du système électoral, mais de l’ensemble des lois, y compris les lois dites civiles qui assurent à une classe le monopole de la propriété et de la puissance.
À propos des abus du système présent, par exemple à propos des trop larges pensions et émoluments que le gouvernement distribue aux fonctionnaires de tous ordres, c’est jusqu’au fond de l’iniquité sociale que va Godwin ; c’est la racine de toute richesse, le travail surmené et exploité qu’il met à nu.
« Ces pensions et traitements sont pris sur le revenu public, sur les taxes imposées à la communauté. Peut-être n’a-t-on considéré que rarement la nature de l’impôt. Quelques personnes ont supposé que le superflu de la communauté pouvait être recueilli et mis à la disposition du pouvoir représentatif ou exécutif. Mais c’est une grosse erreur. Les superfluités du riche sont pour la plus grande part inaccessibles à la taxation : Toute richesse, dans la société civilisée, est le produit de l’humaine industrie. Être riche, c’est essentiellement posséder une patente qui autorise un homme à disposer du produit de l’industrie d’un autre homme. La taxation par suite ne peut tomber sur le riche qu’en tant qu’elle a pour effet de diminuer son luxe. Mais cela ne se produit que dans un très petit nombre de cas et à un degré très faible. Son véritable effet est d’imposer un surcroît de travail à ceux que le travail a déjà plongés profondément dans l’ignorance, la dégradation et la misère. La partie dominante et gouvernante de la communauté est comme le lion qui chasse avec les animaux plus faibles. Le propriétaire du sol prend d’abord une part disproportionnée du produit, le capitaliste suit et se montre également vorace. Et pourtant on pourrait se passer de ces deux classes sous la forme où elles apparaissent aujourd’hui, avec un autre mode de société. La taxation vient enfin et impose un nouveau fardeau à ceux qui sont déjà courbés jusqu’à terre. Quel est celui qui, appelé à choisir et ayant vraiment un esprit d’homme acceptera de recevoir de l’État, comme salaire le morceau péniblement gagné qui, par l’impôt, a été arraché à la main du paysan ? »
Le capitaliste dont parle ici Godwin, c’est évidemment le grand fermier : c’est surtout sous la forme de la propriété terrienne et du capitalisme terrien que l’aristocratie des richesses lui apparaît : et par là il se rattache bien à une époque où malgré les progrès rapides de l’industrie et des manufactures, c’est encore la propriété terrienne qui apparaît, politiquement et économiquement, dominante. Mais Godwin connaît aussi le nouveau développement industriel et dans son plan de la société future il fait entrer un merveilleux progrès du machinisme.
Ce qui est tout à fait remarquable dans Godwin, c’est qu’on trouve réunies en lui les spéculations purement philosophiques et morales d’un Mably, les préoccupations pratiques d’un réformateur animé par l’exemple de la Révolution française, et les larges vues d’avenir, les grandes espérances
d’évolution illimitée que suggère aux esprits le vaste renouvellement du monde.
Seule une longue et subtile analyse pourrait discerner tous ces éléments et en déterminer la proportion.
Il condamne à fond l’inégalité sociale : il proclame d’abord le droit égal de tous les hommes à toutes les jouissances de la vie. « Les êtres humains participent à une commune nature ; ce qui est utile et agréable à un homme serait utile et agréable à un autre homme. Il suit de là, sur les principes d’une égale et impartiale justice, que les biens du monde forment un fonds commun où un homme a des titres aussi valides qu’un autre homme de prendre ce dont il a besoin. Il apparaît, à cet égard, que tout homme a une sphère de droit dont la limite est marquée par la sphère égale du droit des autres hommes. J’ai droit aux moyens de subsistance : tout homme y a droit aussi ; j’ai droit à toute jouissance que je puis goûter sans nuire à moi-même et aux autres : tout autre homme y a, au même titre, un droit d’une égale étendue. »
Mais diverses sont, dans les sociétés compliquées d’aujourd’hui, les catégories de biens auxquelles l’homme peut prétendre. « Il en est quatre : il y a d’abord la subsistance ; il y a en second lieu les moyens de progrès intellectuel et moral ; il y a en troisième lieu les jouissances peu coûteuses (par exemple la vue de la nature, les voyages à pied) ; et enfin il y a les jouissances qui ne sont nullement nécessaires à une existence saine et vigoureuse, et qui ne peuvent être obtenues qu’avec beaucoup de travail et d’industrie :
« C’est cette classe de biens qui s’interpose surtout comme un obstacle sur la voie de l’égale répartition. »
Ainsi, c’est avec les produits de l’industrie un peu raffinée et les objets du luxe, c’est avec tout ce qui dépasse les besoins élémentaires d’une vie saine et simple, que commence l’inégalité, et il semble que Godwin est tenté de supprimer l’inégalité en invitant les hommes à retourner à la simplicité primitive.
« Nous verrons plus bas dans quelle mesure les articles de cette dernière catégorie peuvent être admis dans le pur mode d’existence sociale. Mais, dès maintenant, il faut noter l’infériorité de cette classe de besoins et d’objets sur ceux des catégories précédentes. Sans elle nous pouvons jouir, en une large mesure, d’activité, de contentement et de bonne humeur. Et comment ces superfluités sont-elles habituellement procurées ? C’est en réduisant une multitude d’hommes, en des points essentiels, et déplorablement, au-dessous du nécessaire, qu’un homme s’assure à lui-même le luxe le plus somptueux, mais, en soi, le plus insignifiant. Supposons que ce problème se pose nettement devant un homme, et qu’il dépende de sa décision immédiate, en renonçant à ce luxe, de donner à cinq cents êtres humains loisir, contentement, dignité consciente, et tout ce qui peut affiner et élargir l’intelligence humaine, il est difficile de concevoir qu’il hésite. Mais, quoique cette alternative ne puisse se poser pour un individu, ; il se peut très bien que ce soit la vraie solution quand il s’agit de l’espèce. »
Cela est d’autant plus raisonnable que le luxe ne serait point en lui-même un élément de plaisir, sans l’assaisonnement de la vanité, et qu’il ne paraît pas impossible de donner un objet plus haut à l’orgueil humain. Mais comment aller à l’égalité de fait, à l’égalité réelle, avec le système de propriété d’aujourd’hui ? Godwin procède à une analyse profonde de la propriété : il la décompose en ses formes pour retenir celles qui sont des garanties de liberté, pour condamner celles qui sont des moyens d’oppression ; et par cette analyse même, nous sommes avertis que ce n’est pas une spéculation de philosophe moraliste que nous avons à faire, mais à l’effort de pensée d’un homme épris de réalité et qui cherche comment il pourra faire entrer dans les choses son idéal.
« Les hommes ne vivent que du produit du travail humain. Mais entre le moment où ils commencent à produire et le moment où ils peuvent consommer le produit, il y a un intervalle ; et pendant ce temps, il faut qu’ils consomment ; qui sera gardien, qui sera distributeur de la provision nécessaire ? Voilà le problème de la propriété. »
Et l’on voit que Godwin ne distingue pas très nettement les provisions consommables qui alimentent les producteurs avant la réalisation du produit, et les moyens de production. Il commence bien pourtant à démêler que c’est la propriété des moyens de produire qui est l’essentiel de la propriété, puisque les produits consommables lui apparaissent surtout comme une provision permettant le travail.
« Il y a trois degrés de propriété.
« Le premier et le plus simple degré consiste dans mon droit permanent sur les choses qui, attribuées à moi, produisent une plus grande somme de bénéfice et de plaisir qu’attribuées à tout autre. » Évidemment Godwin pense ici à ce qui subsiste de vague propriété commune, primitive et élémentaire, dans les sociétés civilisées d’aujourd’hui, et qui est représentée, par exemple, par le droit de glanage et de pacage, par différents droits d’usage assurés à tout homme et dont l’exercice ne peut être réglé que par la loi de la plus haute utilité pour tous et pour chacun.
Il y a un second degré de propriété, où l’appropriation individuelle semble plus forte et plus précise :
« C’est le droit qu’a tout homme sur les produits de sa propre industrie, de son propre travail, même sur cette portion dont il ne peut faire usage lui-même. »
Attenter à cette propriété, c’est interdire, en fait, à un homme de produire tels et tels objets : c’est donc supprimer en lui le libre choix, la libre activité de l’entendement ; c’est réduire la créature humaine à la condition la plus vile. Il est bien vrai qu’ici le droit de propriété n’apparaît plus incontestable : il n’est pas démontré, en effet, que l’homme qui a produit tel objet est celui qui en fera le meilleur usage, qui en tirera, en somme, le plus de joie ; il n’est pas démontré surtout que, dans les échanges auxquels va donner lieu la part des produits qu’il ne consomme pas lui-même, il se conduit avec sagesse et dans le plus grand intérêt commun. Mais si chaque individu intervenait pour régler l’emploi des produits créés par un autre individu, ce serait une « anarchie universelle ». Et si les hommes intervenaient collectivement, ce serait une contrainte infinie et un « esclavage universel ». Cette seconde forme de la propriété doit donc, même si elle n’est pas toujours pleinement justifiée, garder un libre jeu.
Mais il est un troisième degré de propriété, « celui qui excite le plus la vigilante attention des hommes dans les États civilisés de l’Europe », celui qui est l’objet des convoitises les plus passionnées et des efforts les plus hardis.
« C’est le système, quelles qu’en soient d’ailleurs les formes particulières, qui donne à un homme la faculté de disposer des produits de l’industrie d’un autre homme. Il n’y a presque aucune espèce de richesse, de dépense ou de luxe existant dans une société civilisée, qui ne procède expressément du travail manuel, de l’habileté corporelle (corporal industry) des habitants du pays. Les productions spontanées de la terre sont peu de chose et ne contribuent que faiblement à la richesse, au luxe, à la splendeur. Tout homme peut calculer, à chaque verre de vin qu’il boit, à chaque ornement qu’il attache à sa personne, combien d’individus ont été condamnés à l’esclavage et à la sueur, à une incessante besogne, à une insuffisante nourriture, à un labeur sans trêve, à une déplorable ignorance et à une brutale insensibilité, pour qu’il ait ces objets de luxe. Les hommes s’en imposent étrangement à eux-mêmes lorsqu’ils parlent de la propriété qui leur est léguée par leurs ancêtres. La propriété est produite par le travail quotidien des hommes qui existent maintenant. Tout ce que leurs ancêtres ont légué aux possédants d’aujourd’hui, c’est une patente moisie qu’ils exhibent comme un titre à extorquer de leur prochain ce que leur prochain produit. »
Le problème est posé en termes d’une netteté terrible ; Marx lui-même n’a pas dit avec plus de force que c’est le travail, et le travail vivant, qui est le vrai créateur de toute richesse, et il faut se rappeler, si nous voulons comprendre la Révolution française dans toutes ses directions et dans toutes ses profondeurs, que, de l’aveu de Godwin lui-même, c’est l’ébranlement de la Révolution qui le décida à publier ces affirmations hardies, à donner corps à ces idées. Mais c’est la solution qui, pour Godwin, semble flottante. Les communistes d’aujourd’hui ne songent pas un instant à arrêter la production des objets de luxe, tout le travail délicat et puissant de l’industrie moderne. Ils veulent, au contraire, en transférant graduellement à la collectivité des travailleurs le capital de production, répandre peu à peu sur tous la richesse et l’éclat.
On se demande parfois, en lisant Godwin, s’il ne serait pas tenté d’arrêter tout ce mécanisme de production, tant ses effets présents sur la condition de la plupart des hommes lui apparaissent funestes. Il semble attiré, à certaines heures, par une sorte de simplicité primitive et de communisme pseudo-spartiate. Le travail a pris, dans les sociétés modernes des formes si repoussantes, il est si iniquement exploité, que c’est le travail même que Godwin, en son âpre critique socialiste, semble vouloir éliminer (comme l’ont fait parfois d’ailleurs certains disciples authentiques ou prétendus du marxisme) :
« Ce qu’il y a de plus désirable, dit Godwin, pour la société humaine, c’est que la quantité de travail manuel, de labeur corporel, et particulièrement cette part de travail qui n’est pas le résultat d’un libre choix, mais qui est imposée à un homme par la nécessité de ses affaires, soit réduite dans les limites les plus étroites possibles. Qu’un homme puisse jouir d’un certain bien-être, même banal, si ce bien-être n’est pas accessible à un autre membre de la communauté, cela est mauvais, absolument parlant. Tous les raffinements du luxe, toutes les inventions qui tendent à donner emploi à un grand nombre de mains laborieuses (à une grande quantité de main-d’œuvre), sont directement opposés à la propagation du bonheur. Chaque taxe additionnelle imposée au pays, chaque nouveau canal ouvert aux dépenses des ressources publiques, à moins que cela ne soit compensé (ce qui est rarement le cas) par un retranchement équivalent sur le luxe des riches, sont autant d’ajouté à la masse générale d’ignorance, de besogne écrasante et de labeur. Le gentleman de campagne qui, en nivelant une éminence ou en introduisant une nappe d’eau dans son parc, trouve de l’ouvrage pour des centaines de pauvres industrieux, est ennemi, et non, comme on l’imagine communément, ami de l’espèce humaine. Supposons que, dans un pays, il y a maintenant dix fois plus d’industrie et de travail manuel qu’il y a trois siècles. Sauf pour ce qui est nécessaire à entretenir une population accrue, cette main-d’œuvre est dépensée pour les plus coûteuses fantaisies des riches. Bien peu est employé à accroître le bonheur et le bien-être des pauvres. C’est à peine s’ils subsistent aujourd’hui. et il faut bien qu’ils aient subsisté aux temps reculés dont je parle.
« Ceux qui, par fraude ou par force, ont usurpé le pouvoir d’acheter et de vendre le travail de la grande masse de la communauté, sont assez disposés à prendre soin que cette masse ne puisse jamais faire plus que subsister. Un objet d’industrie ajouté ou retranché au stock général produit une différence momentanée, mais les choses retournent vite à leur état antérieur.
« Si chaque travailleur de la Grande-Bretagne pouvait et voulait aujourd’hui doubler la quantité de son travail, il pourrait, pour un temps court, tirer quelque avantage de la masse accrue des commodités produites. Mais les riches découvriront vite le moyen de monopoliser les produits nouveaux, comme ils ont fait les anciens. Une petite partie seulement consistera en produits essentiels à la subsistance de l’homme, ou sera distribuée équitablement à la communauté. Tout ce qui est objet de luxe et superfluité viendra accroître les jouissances des riches, et peut-être, en réduisant le prix des objets de luxe, augmenter le nombre de ceux auxquels ces jouissances sont accessibles. Mais cela n’apportera aucun allègement à la grande masse de la communauté. Les membres les plus favorisés de celle-ci ne donneront pas à leurs inférieurs un salaire plus élevé pour vingt heures de travail, je suppose, qu’ils ne faisaient pour dix. »
Ne dirait-on pas une des pages les plus âpres du Capital où Marx montre l’effroyable exploitation du travail et l’avidité du capitalisme anglais buvant tout l’effet utile du labeur ouvrier ? Il semble même, au dernier trait, que Godwin a voulu noter, sous forme d’hypothèse, l’incessant effort du capital pour allonger le plus possible la durée du travail. Qu’on ne se hâte donc pas de dire que Godwin, par cette proscription au moins apparente du luxe, ne fait que répéter les lieux communs des moralistes et des sermonnaires, ou qu’il retombe dans le communisme élémentaire, rétrospectif et chimérique de plusieurs écrivains français du xviiie siècle, car, d’abord, cela est d’un autre accent.
Il y a vraiment, sous ces couleurs sombres, l’expérience de la vie sociale anglaise ; c’est elle, avec ses dures et implacables transformations, qui est comme le fond noir de cette cruelle peinture. Il semble, il est vrai, que Godwin, en haine des formes nouvelles d’oppression que la croissance du luxe et de l’industrie a déchaînées, veuille rayer les trois derniers siècles de l’histoire anglaise, revenir au xve siècle, à cette période précapitaliste qui précéda aussi la brutale concentration de la propriété terrienne. Mais ne semble-t-il point aussi parfois, que comme Marx, quand il nous décrit la douloureuse et violente genèse du capitalisme, il déplore que l’humanité ne se soit pas arrêtée au stade antérieur ? Et pourtant il sait bien qu’il est impossible d’enchaîner le mouvement de l’histoire, et que ce serait funeste, puisque le capitalisme est la condition du socialisme. Godwin, avec un sens évidemment moins net de l’éternelle et nécessaire évolution, ne se retourne point, lui non plus, vers le passé. Qu’on se rappelle d’ailleurs qu’au moment même où il paraît condamner la production des objets de luxe, il se demande dans quelle mesure ils pourront trouver place dans une société plus simple, et c’est un jour ouvert sur l’avenir. Ce qui le distingue d’ailleurs et de Mably et de Rousseau et d’Helvétius, c’est que pour ceux-ci l’égalité primitive est à jamais disparue, que l’humanité peut regretter ce paradis de la communauté, mais que, surchargée de besoins, de vices et de complications, elle ne le retrouvera plus. Godwin, au contraire, a la ferme espérance que l’égalité de fait est possible. Ce qui, pour nos moralistes sociaux, est un reflet de l’innocence première attardé au couchant, est pour Godwin une promesse d’avenir, une lueur d’aurore qui commence à percer à l’orient. Et après avoir affirmé le droit égal de tous les hommes, après avoir analysé les formes diverses de propriété qui s’adaptent à ce droit ou qui le nient, après avoir dénoncé comme la plus odieuse exploitation de la masse par une minorité audacieuse ou rusée, cette forme de la propriété qui permet à un homme de s’approprier les produits du travail d’un autre homme, il se demande comment cet ordre inique pourra disparaître, comment l’égalité sociale et la justice pourront se réaliser. Ce n’est pas comme un souvenir utopique du passé qu’il caresse du regard : c’est un programme d’avenir qu’il cherche, dès maintenant, à appliquer. Et comment aurait-il pu se jouer en des rêves futiles, comment aurait-il pu séparer la pensée de l’action et faire de l’idéal je ne sais quel pâle fantôme des premiers temps de l’humanité, à l’heure même où dans la Révolution française et par elle l’homme espérait, agissait, créait ?
La Révolution, à sa fournaise ardente, refondait la société humaine, elle refondait presque l’esprit humain. Comment Godwin n’eût-il pas songé à proposer, si je puis dire, à tout ce métal en fusion, le moule d’égalité et de justice que, longuement et en silence, son esprit avait construit ? C’est pour cela qu’il se hâte d’écrire son livre : c’est pour cela qu’il l’adresse à la Convention.
Oh ! certes, nous le savons déjà, ce n’est pas de la violence, ce n’est pas de la brutalité révolutionnaire qu’il attend la réalisation de ses idées : c’est seulement d’une transformation des esprits et des mœurs. Tant que cette rénovation intellectuelle et morale ne sera pas accomplie, la propriété doit être respectée.
« Il n’y aurait que misère et absurdité dans un système qui permettrait à tout homme de se saisir de ce qu’il désire. Si, par une institution positive, la propriété était égalisée, sans un changement contemporain dans les dispositions et les sentiments des hommes, elle redeviendrait inégale le lendemain. Les mêmes maux croîtraient de nouveau rapidement, et nous n’aurions rien gagné à une tentative qui, en violant les habitudes et les inclinations de plusieurs hommes, en aurait rendu misérables des milliers. Ce serait un régime de contrainte et de perpétuel châtiment, si le gouvernement devait prendre en main la gestion du tout et distribuer à chacun le pain quotidien. Il est permis de supposer que des lois agraires ou d’autres du même genre, qui ont été imaginées pour abattre l’esprit d’accumulation, méritent d’être regardées comme des remèdes plus pernicieux que le mal qu’elles sont destinées à guérir. »
Il ne faut, dans la distribution de la richesse, aucune contrainte, ou individuelle, ou collective. Les hommes viendront d’eux-mêmes à « estimer la richesse à sa vraie valeur, et à regarder l’accumulation et le monopole comme les sceaux du malheur, de l’injustice et du déshonneur » ; mais comment serait-il possible de les en détourner par la force ?
« Si un individu, par l’effet d’une plus grande ingéniosité ou d’une plus infatigable industrie, obtient une plus grande proportion des nécessités ou des agréments de la vie que son prochain, et, les ayant obtenus, décide de les convertir en moyens d’inégalité permanente, cette conduite n’est pas telle qu’on puisse entreprendre justement et sagement de la réprimer par des voies de coercition. Si, l’inégalité étant ainsi introduite, les membres plus pauvres de la communauté sont, ou assez dépravés pour vouloir, ou dans une situation assez malheureuse pour devoir se faire eux-mêmes les serviteurs salariés, les ouvriers d’un homme plus riche, cela non plus n’est probablement pas un mal qui puisse être corrigé par l’intervention du gouvernement. Mais, quand nous sommes parvenus à ce point, il devient difficile de mettre des bornes à la croissance de l’accumulation chez un homme, de la pauvreté et de l’infortune chez un autre. »
Et non seulement Godwin constate l’impossibilité d’arrêter par la loi cette évolution capitaliste qu’il déplore ; non seulement elle lui apparaît comme un fait profond qui, procédant de la liberté humaine égarée, ne peut être aboli que par la liberté humaine éclairée et redressée : mais il se refuse à troubler ce mouvement. Un moment il se demande s’il ne serait pas possible de le modérer en supprimant les lois qui garantissent l’héritage et la liberté de tester :
« Que devons-nous penser, dit-il, de la protection donnée à l’héritage et aux libéralités testamentaires ? Il n’y a aucun mérite, dans le fait d’être né le fils d’un riche, plutôt que le fils d’un pauvre, qui puisse nous autoriser à appeler tel homme à l’abondance et à condamner tel autre à une invincible détresse. Sûrement, nous avons le droit de nous écrier que c’est assez de maintenir des hommes dans leur usurpation (car n’oublions jamais que la propriété accumulée est usurpation) durant leur vie. C’est par la plus extravagante fiction que l’on étend encore l’empire du propriétaire au delà même de son existence naturelle, et qu’on lui donne le droit de disposer des événements, quand lui-même n’est plus dans le monde. »
Mais Godwin, soucieux de ne pas affaiblir le ressort de l’activité individuelle et de ne pas lier la volonté des hommes, même quand elle s’égare, résiste à l’idée d’abolir l’héritage.
« Les arguments, dit-il, qui peuvent être apportés en faveur de la protection accordée à l’héritage et aux donations testamentaires, sont plus forts
qu’on ne l’imaginerait d’emblée. Nous avons essayé de montrer que les
hommes doivent être protégés dans la disposition de la propriété qu’ils ont
personnellement acquise : soit qu’ils la dépensent pour les objets dont ils ont
besoin, ou pour les objets de luxe qui flattent leur pensée ; soit qu’ils la
transfèrent à d’autres hommes dans la proportion que dicte la justice ou que leur suggère leur jugement erroné. Essayer de leur enlever des mains cette
libre disposition, à la période de leur décès, serait une tentative manquée
et pernicieuse. Si nous les empêchons de donner sous la forme ouverte et explicite d’un legs, nous ne les empêcherons pas de transférer leurs biens
avant leur mort, et nous ouvrons la porte à des vexations et à des litiges
perpétuels. La plupart des personnes sont naturellement inclinées à donner leurs biens, après décès, à leurs enfants ; lorsque donc elles n’ont pas exprimé
leurs sentiments à cet égard, il est raisonnable de présumer ce qu’elles auraient fait, et lorsque la communauté dispose ainsi (au profit des enfants)
de la propriété, c’est l’intervention la plus douce et la plus justifiable. Et
lorsque le testateur a exprimé une partialité capricieuse, cette injustice doit,
le plus souvent, être protégée, car on ne pourrait l’empêcher sans s’exposer
à des injustices plus grandes. »
Godwin se borne donc à demander que les privilèges d’ordre féodal et aristocratique, qui aggravent le privilège de propriété, soient supprimés.
« Quoiqu’il puisse être vrai que l’héritage et le privilège de tester sont les conséquences nécessaires du système de propriété, dans une communauté dont les membres sont enveloppés de préjugés et d’ignorance, il n’est pas difficile de trouver des cas, dans tous les pays policés de l’Europe, où l’institution civile, au lieu de garantir seulement, dans les inégalités d’accumulation, ce qui ne peut être prudemment enlevé, s’est appliquée elle-même et de parti pris, à rendre ces inégalités plus grandes et plus oppressives. C’est par exemple, le système féodal, le système des rangs, des droits seigneuriaux, des amendes, des corvées de transport, des substitutions (entails) ; c’est la distinction dans la propriété foncière en franche tenure (freehold), tenure enregistrée (copyhold), et seigneurie (manor). Nous reconnaissons là la politique des hommes qui, s’étant créé une supériorité par les moyens que nous avons indiqués, en ont abusé pour monopoliser tout ce que leur rapacité peut saisir, en opposition avec l’intérêt général. »
Godwin ne veut procéder qu’avec ménagement à la suppression du système féodal, et ici encore le grand « utopiste » révèle un sens très net de l’histoire et de l’évolution.
« Il existe souvent, dans une communauté, des abus qui, quoiqu’ils ne soient à l’origine qu’une sorte d’excroissance, se sont à la longue tellement incorporés aux principes de la vie sociale, qu’ils ne peuvent être soudainement arrachés sans qu’on s’expose aux plus redoutables calamités. Les droits féodaux et les privilèges du rang n’ont, considérés en eux-mêmes, aucune légitimité. Les inégalités de propriété constituent peut-être un état par lequel il était nécessaire que nous passions, et qui a été l’excitant originaire au développement des facultés de l’esprit humain. Mais il serait difficile de montrer que la féodalité et l’aristocratie ont produit un excédent de bien. Oui, et pourtant, si elles étaient soudainement et instantanément abolies, deux maux suivraient nécessairement. D’abord, la réduction abrupte de milliers d’hommes à une condition qui est l’inverse de celle à laquelle ils ont été accoutumés jusqu’ici, qui est peut-être la plus favorable au bonheur humain et au mérite humain, mais dont l’habitude les a rendus entièrement incapables, serait une source continuelle de tristesse et de souffrance. On peut douter que la plus juste cause de réforme demande qu’en son nom nous condamnions des classes entières d’hommes à l’infortune. En second lieu, toute tentative brusque pour abolir des pratiques dont l’introduction ne peut en aucune façon se légitimer, serait interprétée comme une attaque à la société elle-même et accompagnée de convulsions redoutables et de pronostics sombres. »
Ainsi, c’est avec les révolutionnaires modérés de France, avec ceux qui s’appliquaient le plus à maintenir une indemnité aux droits féodaux supprimés, que Godwin aurait été d’accord. Quel contraste, semble-t-il, entre la hardiesse des principes, qui sont la négation même de toute propriété exploiteuse, et la modération, on peut dire la modicité des conclusions immédiates ! Il y a parfois, en ce grand penseur révolutionnaire qui conçoit une autre constitution du monde social et qui va bien au delà des montagnards les plus audacieux et des Jacobins les plus frénétiques, comme une nuance de modérantisme et presque d’esprit feuillant. Mais c’est ce contraste même qui donne aux spéculations hardies de Godwin toute leur valeur et tout leur sens. Il apparaît, précisément à son souci de ménager les transitions, qu’il n’est ni un chimérique, ni un fantaisiste. S’il était un romancier social, s’il se bornait à convertir en un vague idéal le vague regret d’une prétendue félicité primitive, ou s’il écrivait, lui aussi, a la mode de Mercier, son Paris en l’an 2000, que lui importeraient les obstacles ? Pourquoi se préoccuperait-il de heurter le moins possible, dans la plus grande et la plus profonde des transformations, les intérêts et les habitudes ? Mais il prend sa propre pensée au sérieux ; il veut vraiment, réellement, conduire la société humaine en mouvement à une forme nouvelle, d’où la propriété accapareuse et exploiteuse aura disparu ; il sait qu’il n’y peut arriver que par étapes, et il s’intéresse aux progrès prochains, quelque disproportionnés qu’ils paraissent à son suprême idéal, parce qu’ils y acheminent, parce que tout au moins ils ouvrent les voies.
C’est cet accent de sérieux, c’est cette couleur de réalité qui fait, à mes yeux, la valeur exceptionnelle de l’œuvre de Godwin. Son plan d’égalité sociale n’est pas une chimère abstraite : il s’assouplit et s’adapte au prodigieux mouvement que la Révolution française développa. Et dans la prudence, dans « l’opportunisme » de son programme immédiat, Godwin n’oublie pas un instant la haute lumière de justice, la grande idée d’égalité vers laquelle il se dirige.
Ah ! comme il a hâte de fonder enfin la société nouvelle, et de débarrasser l’humanité de toutes les tares que lui inocule le système de la propriété privilégiée ! Le premier effet, la première tare, c’est l’esprit de servitude, intrigue servile des courtisans à la cour, intrigue servile du pauvre auprès du riche dont il attend un bienfait ; abjection des valets devant le maître opulent dont ils devancent les caprices dont ils flattent les manies ; servilité mielleuse du marchand avec sa clientèle : servilité du candidat dans les élections populaires : partout des hommes pliés.
Et partout aussi, le spectacle et l’étalage de l’injustice, la richesse étant devenue la seule mesure de toute valeur et tout mérite vrai étant ravalé par elle. De là, un endurcissement égoïste des hommes à l’iniquité familière ; l’âpre convoitise de tous, parce que tous veulent se procurer la valeur fausse, mais souveraine, qui prime ou annihile toutes les autres.
Et encore, un troisième effet funeste du système actuel de propriété, c’est qu’il est niveleur : oui, il nivelle la nature humaine, il l’uniformise et l’abaisse. En rendant difficile et presque impossible l’affirmation sociale des valeurs qui ne sont pas la fortune, il détourne les hommes de déployer leurs facultés dans les sens les plus variés ; il ne leur assigne qu’un but, il ne leur ouvre qu’une voie ; et tandis que des sommets multiples auraient pu surgir du multiple effort humain, il n’y a là qu’une hauteur informe, disgracieuse et colossale, celle que forme la richesse accumulée, amas pesant qui barre l’horizon.
« L’esprit d’oppression, l’esprit de servilité, l’esprit de fraude, voilà les fruits immédiats du système actuel de propriété. »
Et il a si bien faussé et aveuglé les esprits que les hommes l’acceptent comme la forme du droit, qu’ils se plaignent d’inégalités et d’injustices superficielles, et ne songent pas à mettre en cause l’inégalité essentielle, l’injustice fondamentale.
« Rien, dit Godwin, n’a excité une désapprobation plus marquée que les pensions et la corruption à prix d’argent qui font que des centaines d’individus sont récompensés non pour servir le public, mais pour le trahir, et que les gains si rudes du travail sont employés à engraisser les serviles adhérents du despotisme. Mais le rôle des rentes des terres d’Angleterre est une liste de pensions bien plus formidable que ce qui est supposé être employé à obtenir les majorités ministérielles. Tous les riches, et spécialement les riches héréditaires, doivent être considérés comme les salariés d’une sinécure, dont les ouvriers et les manufacturiers fournissent les émoluments, et dont les puissants dépensent le revenu dans la paresse. »
Observez, en passant, que, quoique Godwin signale le mal de la propriété accapareuse dans toute l’étendue de l’activité sociale, aussi bien industrielle qu’agricole, c’est surtout encore sous la forme foncière que le privilège de propriété lui apparaît le plus odieux. Il oppose les « manufacturiers » en même temps que les ouvriers, aux landlords ; c’est qu’une grande partie de l’industrie anglaise était exercée encore par des artisans, par de modestes bourgeois qui fournissaient, comme ces pauvres industriels de Nottingham et de Sheffield dont j’ai cité la pétition, une grande quantité de travail. Mais surtout en alignant ce remarquable passage, j’ai voulu saisir sur le vif le procédé de Godwin : il rattache aux revendications déjà populaires et acceptées les revendications plus hardies de son propre système : il s’applique à montrer dans sa grande affirmation d’égalité sociale la suite logique, le complément nécessaire les trop timides projets de réforme qui sont déjà accueillis par l’opinion, et il insère ainsi son idée dans le mouvement général. Oui, vous avez bien raison les hommes, de vous plaindre de ces listes de pension qui dévorent, au profit de quelques oisifs, une large part du produit de votre travail. Mais la rente foncière, la rente de cette grande propriété anglaise qui entretient le luxe d’une autocratie paresseuse et dépensière, n’est-ce pas une liste de pensions formidable ? La propriété n’est-elle pas la sinécure par excellence, l’office de parade et d’exploitation ? Ainsi, par des analogies audacieuses, Godwin élargissait en une révolution sociale de propriété, le mouvement de protestation ou de réforme qui s’ébauchait partout dans le monde. Ainsi, sur l’arbre de la liberté et de la démocratie planté par la Révolution, il greffait le socialisme égalitaire Et comment cette splendide bouture ne prendrait-elle pas sur l’arbre révolutionnaire plein de vie et de sève montante ?
Godwin avait la conscience claire de ce qui le séparait de ses prédécesseurs, de ceux qui, avant lui, proposèrent aux hommes des systèmes d’égalité. Dans une curieuse note, où il donne ses références, les exemples et les autorités dont il se réclame, je vois bien qu’il parle de Sparte, de Crète, du Pérou et du Paraguay, et il peut sembler qu’il y a quelque enfantillage à rapprocher ces formes diverses de communisme vrai ou supposé, de ce que serait le communisme du monde moderne européen. Mais ce ne sont là à ses yeux que des indications, « des autorités pratiques », qui établissent qu’en fait il n’est pas impossible d’échapper au système de la propriété. Ce ne sont pas des modèles et, visiblement, la réglementation autoritaire du Pérou et du Paraguay est tout à fait contraire au communisme individualiste et libertaire de Godwin.
Je vois bien aussi qu’il se réfère à la République de Platon ; mais il se hâte d’ajouter :
« Il serait frivole d’objecter que les systèmes de Platon et autres sont pleins d’imperfections. Cela fortifie plutôt leur autorité, puisque l’évidence de la vérité qu’ils affirmaient était si grande qu’elle gardait ses prises sur leur intelligence, quoiqu’ils ne connussent pas encore le moyen d’écarter les difficultés qui y étaient attachées. »
Sans aucun doute, Godwin entrevoit bien le moyen d’écarter ces difficultés ; et ce moyen souverain, c’est la puissance d’éducation, de vérité et de sincérité que contient la démocratie absolue. Mais quelle phrase significative sur Mably :
« Mably, dans le livre de la Législation, a expliqué largement les avantages de l’égalité, et ensuite, il a abandonné le sujet, de désespoir, dans l’opinion que la dépravation humaine était incorrigible. »
Ce sujet, Godwin le reprend, et il ne désespère pas. Le vieux monde où vivait Mably s’est si soudainement écroulé, tant de vices anciens ont été déracinés, tant de vertus nouvelles ont apparu, un peuple tout entier s’est montré capable de tant de fermeté et de virile indépendance qu’il n’est plus raisonnable de douter et d’assigner des limites au progrès de la race humaine. Ainsi le souffle puissant de la Révolution soulevait la grande espérance socialiste. Ainsi, le système de légalité prétendait, dans le vaste mouvement du monde, à une croissante réalité. Et Godwin, en une formule magistrale, concluait :
« L’égalité des conditions ou, en d’autres termes, une égale admission de tous aux moyens de perfectionnement et de joie, c’est la loi que la voix de la justice impose rigoureusement à l’humanité. Tous les autres changements dans la société ne sont bons que s’ils sont des fragments de cet état idéal et des degrés pour y atteindre. »
La Révolution française, devenue en quelque façon la Révolution européenne, apparaissait à Godwin comme un fragment et comme un degré.
Et quelle objection peut-on faire à ce système d’égalité ? Peut-on lui opposer la fragilité de la nature humaine ?
Mais si elle est avide de prééminence et de distinction, c’est vers d’autres supériorités que la supériorité de richesse que peut se porter son désir.
Dira-t-on que cet état est absolument contraire à toutes les tendances présentes des hommes, et que, même réalisé un moment, il ne durerait pas ?
« Sans doute, il est très éloigné de tous les modes de penser et d’agir qui prévalent aujourd’hui. Une longue période de temps doit probablement s’écouler avant qu’il puisse être entièrement réalisé. Mais s’il est conforme aux lois de la raison, il aura des chances toujours plus grandes de se réaliser à mesure que la raison se développera : et le progrès de la raison est illimité… Oui, si le privilège de propriété était détruit par la force, ou même s’il était renoncé par la minorité privilégiée avant que l’humanité elle-même fût mûre pour un ordre nouveau, l’inégalité ne tarderait pas à renaître après une période de barbarie ; mais il ne s’agit pas d’abolir la propriété par la contrainte, ou de l’abdiquer un moment par l’effet d’un entraînement partiel : elle disparaîtra dans le progrès de l’éducation générale, c’est le sens même de la communauté qui préviendra, sans contrainte et sans répression, toutes les pensées d’accumulation égoïste, d’accaparement et de monopole. »
Dira-t-on que ce système d’égalité encouragera la paresse, qu’il endormira l’industrie des hommes ?
« Nous voyons dans les pays commerçants les miracles qu’opère l’amour du gain. Leurs habitants couvrent la mer de leurs flottes, étonnent l’humanité par les raffinements de leur ingéniosité, tiennent sous la force de leurs armes de vastes continents dans des régions éloignées du globe, sont capables de défier les plus puissantes confédérations, et, accablés de taxes et de dettes, semblent acquérir une prospérité nouvelle sous l’accumulation des charges. »
Est-ce à cette puissante Angleterre capitaliste, dont Godwin déploie l’action et l’audace en un tableau qui rappelle celui de Pitt, que l’on peut proposer je ne sais quel système de désintéressement et d’inertie ?
« Pouvons-nous rompre à la légère avec des motifs d’action qui apparaissent si prodigieusement efficaces ? Une fois établi en principe dans la société qu’un homme ne peut appliquer à son usage personnel plus que ce qui lui est nécessaire, tout homme va devenir indifférent aux entreprises qui mettent maintenant en jeu l’énergie de ses facultés. Une fois établi en principe que tout homme, sans être obligé d’exercer ses propres facultés, a droit à une part du superflu des autres, l’indolence deviendra bientôt universelle. Une pareille société, ou sera languissante, ou sera obligée, pour sa propre défense, de retourner à ce système de monopole et de sordide intérêt, que des théoriciens raisonneurs accuseront toujours en pure perte. »
Et en réponse à cette objection comme en réponse à toutes les autres, Godwin dit :
« L’égalité pour laquelle nous plaidons est une égalité qui se réalisera dans un état de grande perfection intellectuelle. Une révolution aussi heureuse ne peut se produire dans les affaires humaines que lorsque l’esprit public sera arrivé à un haut degré de lumière. Et comment les hommes à ce haut degré de lumière ne reconnaîtraient-ils point eux-mêmes qu’une vie alternée d’agréable repos et de saine activité est infiniment supérieure à une vie de paresse abjecte ? Supérieure, non seulement en dignité, mais en joie. »
Dans la communauté égalitaire « aucun homme ne se considérera lui-même comme totalement dispensé de l’obligation du travail manuel, nul ne sera paresseux par situation ou par vocation. Il n’y aura pas d’homme assez riche pour se coucher dans une perpétuelle indolence et pour s’engraisser du travail de ses compagnons. Les mathématiciens, les poètes et les philosophes puiseront un surcroît de félicité et d’énergie dans ce travail des mains qui, revenant par intervalles, leur fera sentir qu’ils sont des hommes ». Dès lors, tous les métiers frivoles et vains ayant disparu, toute la procédure compliquée des sociétés où pullulent les conflits étant écartée, les armées de terre et de mer étant abolies, des forces innombrables, aujourd’hui détournées et gaspillées, deviendront disponibles pour la production abondante des objets utiles à tous. Et cette production, même abondante, répandue sur la totalité des citoyens, ne demandera à chacun d’eux qu’une faible part de son temps. Il n’y aura plus d’aristocratie égoïste et vaine, pour absorber une large part de la force du travail, comme jadis elle immobilisait, avec ses suites féodales, une large part des forces vives du pays.
« Aux temps féodaux, le grand seigneur invitait les pauvres à venir et à manger des produits de son fonds, à la condition de porter sa livrée et de se former en longues files pour faire honneur à leurs hôtes de noble naissance. Maintenant que les échanges sont plus faciles, le seigneur a renoncé à ce mode assez primitif, et il oblige les hommes qu’il entretient de son revenu à employer à son service leur habileté et leur industrie. »
De même que les seigneurs ont licencié leurs suites féodales, ils devront licencier leurs suites ouvrières, et c’est à la production d’une richesse solide et utile à tous que toute la main-d’œuvre sera réservée. Il n’y a guère aujourd’hui qu’un vingtième de la population qui se livre vraiment à un travail utile. « Si donc ce travail, au lieu d’être fait par un petit nombre des membres de la communauté, était réparti amicalement sur le tout, il n’occuperait que la vingtième partie du temps de chaque homme. Si nous comptons que le travail d’un ouvrier est de dix heures par jour, quand nous avons déduit les heures réservées au sommeil, à la récréation et aux repas, nous aurons calculé largement. Il suit de là qu’une demi-heure par jour, employée au travail manuel par chaque membre de la communauté, suffirait à procurer tout le nécessaire. Qui songerait donc à se soustraire à un travail aussi limité ? »
Perspective lointaine ? dira-t-on peut-être, quoique le progrès de l’esprit aille s’accélérant toujours, quoique « la pensée suscite indéfiniment la pensée ». Mais, en tout cas, perspective certaine. Et, ici encore, c’est dans la ligne prolongée du mouvement politique et social constaté par lui que Godwin situe sa société idéale : elle sera le terme d’une évolution dont le sens est déjà manifeste. On a pu le voir par ce qu’il dit des suites féodales. Mais, surtout, c’est la ferveur de l’espérance républicaine qui lui permet de présager la ferveur plus grande de l’espérance sociale. Si la superficielle égalité politique provoque dans le monde une si prodigieuse attente et un si prodigieux enthousiasme, que sera-ce de la grande et profonde égalité humaine ?
« On a constaté, dit Godwin, que l’avènement d’un gouvernement républicain est accompagné d’un enthousiasme public et d’un irrésistible élan. Faut-il croire que l’égalité, qui est le vrai républicanisme, sera moins efficace ? Il est vrai que dans une république cet esprit, tôt ou tard, devient languissant. Le républicanisme n’est pas un remède qui aille à la racine du mal. L’injustice, l’oppression et la misère peuvent trouver place encore dans les demeures où il semble que réside le bonheur. Mais qu’est-ce qui peut limiter le progrès de la ferveur et la perfection de l’esprit, là où le monopole de la propriété est inconnu ? »
Ainsi, la pensée de Godwin utilise tout ensemble et domine les événements. Cette ferveur d’espérance républicaine et d’enthousiasme républicain, c’est le souffle chaud de la Révolution française. Godwin écrivait les derniers chapitres de son livre, ceux dont je viens de citer des extraits, juste à l’heure où la Convention proclamait la République : et la grande émotion humaine qui a saisi les multitudes est interprétée par lui comme un signe des prodigieuses facultés de renouvellement et d’espérance généreuse que contient le cœur de l’homme. Mais, en même temps qu’il respire cette âme ardente de la Révolution et de la République, il dit à la Révolution : « Tu n’es qu’une première figure, bien pauvre encore et étriquée, de la liberté et de la joie. » Il dit à la République : « Tu n’es qu’une apparence de République, puisque tu respectes encore cette aristocratie fondamentale qui réside dans le privilège de propriété. C’est dans l’égalité sociale seulement que tu trouveras l’accomplissement de les tendances, la réalisation de tes idées, la plénitude de ton être. »
Ainsi il se fait, pour ainsi dire, porter par l’histoire, sans la détourner
de sa route, mais en l’avertissant de hausser le front vers des buts plus lointains. Pas plus que la société nouvelle, née de la Révolution, ne pourra
réaliser pleinement la liberté, la justice et la paix, tant qu’elle n’aura pas
poussé jusqu’à l’abolition du privilège de la propriété, elle ne pourra assurer la paix entre les nations.
La Révolution française, avec la Constituante, avait
répudié toute guerre de conquête, annoncé le règne de la paix : et un moment les peuples avaient tressailli de joie. Mais la guerre était maintenant
déchaînée en Europe par l’égoïsme des privilégiés et des aristocrates : et ces guerres provoquées par l’aristocratie féodale, toute aristocratie de propriété
les provoquera.
« L’ambition est, de toutes les passions humaines, celle qui fait les ravages les plus étendus. Elle ajoute district à district et royaume à royaume. Elle verse le sang et la souffrance sur toute la face de la terre. Mais cette passion même, aussi bien que les moyens de la satisfaire, est le produit du système dominant de propriété. C’est seulement par une accumulation de propriété qu’un homme obtient un empire irrésistible sur une multitude d’autres. Rien n’est plus aisé que de plonger dans la guerre une nation ainsi organisée. Si, au contraire, l’Europe était peuplée d’habitants ayant tous le nécessaire et aucun le superflu, qu’est-ce qui pourrait engager en un état d’hostilité les différents pays ? Si vous voulez conduire les hommes à la guerre, vous devez les amorcer par certains appâts ; ou, à défaut de ces appâts, il faudrait décider par la persuasion chaque individu. Mais comment serait-il possible, rien que par de tels moyens de persuasion, de décider un peuple à égorger un autre peuple ? Il est clair que la guerre, avec tous ses maux, est le fruit de l’inégalité de propriété. Aussi longtemps que cette source de jalousie et de corruption demeure, il est chimérique (visionary) de parler de la paix universelle. Aussitôt que cette source sera séchée, la conséquence se produira nécessairement. C’est l’accumulation de propriété aux mains de quelques chefs qui fait de l’humanité une masse grossière, que l’on peut ployer et manier comme une machine brute. Écartez cette pierre d’achoppement, tout homme sera uni à son prochain par des liens d’affection et de mutuelle tendresse, mille fois plus qu’aujourd’hui : car alors chaque homme pensera et jugera par lui-même. »
Ainsi, le grand rêve pacifique de la Révolution naissante ne prendra corps que dans une organisation sociale égalitaire, et ici encore Godwin prend son élan du mouvement révolutionnaire pour le dépasser. Quelle était, en ces magnifiques visions d’avenir, la joie de son âme, Godwin l’a dit plus tard. Il avait touché dans son livre à la question de la population. Il avait assuré qu’il était possible à la terre, mieux aménagée, de nourrir un plus grand nombre d’hommes.
« Il a été calculé que la culture pourrait être assez perfectionnée en Europe pour nourrir cinq fois le nombre actuel de ses habitants. Il y a dans la société humaine un principe qui fait que toujours la population est ramenée au niveau des moyens de subsistance. Ainsi, parmi les tribus errantes de l’Amérique et de l’Asie, nous ne trouvons jamais, dans le cours des temps, que la population se soit assez accrue pour rendre nécessaire la culture de la terre. Ainsi, chez les nations civilisées de l’Europe, par l’effet du monopole territorial, les moyens de subsistance sont contenus dans certaines limites, et si la population excède, les classes inférieures ne peuvent plus se procurer les choses nécessaires à la vie. Il y a, à coup sûr, un extraordinaire concours de circonstances qui introduisent les changements incessants à cet égard : mais, ordinairement, le niveau de la population est resté stationnaire pendant des siècles. On peut considérer que le système dominant de propriété étouffe d’innombrables enfants au berceau. »
C’est ce passage de Godwin qui fut l’occasion du livre de Malthus sur La Population, et l’économiste s’applique à railler l’optimisme du grand penseur qui croyait que de plus de justice sortirait plus de richesse vraie. Et lorsque Godwin, tardivement, en 1820, se décide à répondre à Malthus, sa pensée se reporte avec émotion vers son livre sur la justice politique, vers cette époque heureuse où la ferveur de la Révolution faisait éclore dans les esprits et dans les âmes les plus beaux fruits, il parle avec amertume du long triomphe de l’œuvre de Malthus, qui depuis vingt ans domine les esprits, et il se reproche presque comme une faute d’avoir donné à ce livre l’occasion de naître.
« Lorsque j’écrivis mes Recherches sur la justice politique, je me flattais moi-même de l’espoir de rendre un important service à l’humanité. J’avais échauffé mon esprit de tout ce qu’il y avait de grand et d’illustre dans les républiques de Grèce et de Rome, qui avaient été pour moi des sujets favoris de méditation, presque depuis mon enfance. Je fus ensuite animé (animated) par la révolution d’Amérique, qui commença comme j’avais juste vingt ans, et par la Révolution de France (quoique je n’aie jamais approuvé le mode selon lequel celle-ci s’était accomplie et les excès qui marquèrent, à quelque degré, ses débuts) ; j’étais animé aussi par les spéculations des érudits et des philosophes qui m’avaient précédé en Angleterre et dans d’autres parties de l’Europe, et qui avaient, pour ainsi dire, accompagné chaque pas de ces événements.
« Je pensais qu’il était possible de réunir tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus libéral dans la science de la politique, de le condenser, de l’ordonner plus fortement en un système, et de le pousser plus loin que n’avaient fait les écrivains antérieurs. »
C’est donc bien de la pensée du xviiie siècle, animée par la grande action révolutionnaire de la France, qu’est sorti le socialisme de Godwin : il est, si l’on peut dire, la synthèse de la philosophie du xviiie siècle et de la Révolution française. Il trouve sans doute que celle-ci est allée vers un but trop humble, par des moyens trop violents ; mais précisément parce qu’il ne se livre pas à elle sans réserve, il peut la dépasser : il s’anime (c’est le mot décisif qu’il emploie) aux ardentes et admirables énergies qu’elle développe, mais ces énergies, il les applique à une formule sociale plus vaste. Et telle était l’ardeur des esprits et des âmes autour de lui, que ce livre étrange qui déconcertait les révolutionnaires eux-mêmes excita la plus vive attention.
Ce livre parut, pendant quelque temps, répondre pleinement à ce que j’en pouvais attendre de plus favorable, je ne puis me plaindre qu’il soit tombé de la presse, comme un enfant mort-né et qu’il n’ait pas éveillé une grande curiosité chez mes concitoyens. Je n’avais pas la faiblesse de supposer qu’il balaierait immédiatement toute erreur devant lui, comme un flux puissant des vagues de l’océan ; je saluai l’opposition qu’il rencontra, directe ou indirecte, d’arguments ou de facéties, comme un symptôme non équivoque du résultat que je désirais si passionnément. »
Et maintenant que la réaction est venue, maintenant que l’économie capitaliste triomphe, maintenant que le silence et l’oubli se font sur ce qu’on appelle, dit amèrement Godwin, les « spéculations visionnaires » de la grande époque créatrice, Godwin semble leur jeter, avant de mourir, un regard d’adieu. Il ne les mêlera pas à son livre sur la population, qui a un objet distinct ; mais il leur réserve, au plus profond de son âme et de sa pensée, une place de prédilection.
« Je me suis à peine permis, dit-il, de rappeler les belles visions (si toutefois elles doivent s’appeler des visions), qui enchantaient mon âme et animaient ma plume quand j’écrivais cet ouvrage (the beautiful visions which enchanted my soul and animated my pen). »
Comme de l’océan chauffé par le soleil montent des nuées d’or, de la vaste et chaude Révolution mouvante les premiers rêves socialistes montaient. Rêves féconds comme la nuée qui va au loin susciter la vie.
Mais quoi ! Godwin, par l’âpre condamnation du luxe, par le niveau spartiate passé, semble-t-il, sur les joies de la vie et la puissance inventive de l’industrie raffinée, ne se sépare-t-il point de la vie elle-même ? Ne rompt-il pas avec le monde moderne ? Il semble parfois déclarer la guerre à la civilisation même, et rêver une simplification de l’existence qui en serait l’appauvrissement :
« L’objet, de la société présente est de multiplier le travail, l’objet de la société future sera de le simplifier. »
Mais qu’il n’y ait point de méprise : ce que combat Godwin, c’est le luxe aristocratique, luxe de vanité et de privilège ; ce n’est pas le luxe délicat, sobre et sévère auquel toute l’humanité pourra s’élever d’un effort collectif après avoir assuré à tous le nécessaire du corps et de l’esprit :
« On m’oppose — et la vérité de cette maxime ne sera pas contestée —
que le raffinement vaut mieux que l’ignorance. Il vaut mieux être un homme
qu’une brute. Par suite, les attributs qui séparent l’homme de la brute sont
les plus dignes d’affection et de culture. Élégance de goût, délicatesse de sentiment, profondeur de pénétration, étendue de science, sont parmi les plus
nobles ornements de l’homme. Mais tout cela, dit-on, est lié à l’inégalité ; tout
cela est une conséquence du luxe. C’est le luxe qui a construit les palais et
peuplé les cités. C’est pour obtenir une part de ce luxe, qu’il constate chez
ses riches voisins, que l’artiste développe tous les raffinements de son art !
C’est à cela que nous devons l’architecture, la peinture, la musique et la poésie. Les arts n’auraient jamais été cultivés si un état d’inégalité n’avait pas
permis à quelques hommes d’acheter, et n’avait pas excité d’autres hommes
à acquérir le talent de produire pour vendre. Dans un état d’égalité nous serions tous riches, et, si l’égalité est rétablie, nous redeviendrons tous des barbares. Ainsi, nous voyons (comme dans le système de l’optimisme) que le désordre, la misère, tout ce qui semble discordant,
contribue à l’harmonie admirable et à la magnificence du tout. Le progrès
intellectuel, l’élargissement de science et d’art que nous constatons et que
nous espérons plus grand encore, valait vraiment d’être acheté au prix d’une
injustice et d’une misère partielles. »
Si cela est vrai, dit Godwin, si les progrès de la civilisation humaine doivent être achetés par la misère et la dégradation du plus grand nombre des hommes, Rousseau avait raison de préférer l’état sauvage. Mais heureusement, il n’en est pas ainsi : l’humanité n’est pas soumise à cette déplorable alternative, ou d’être inculte, ou d’être injuste.
Il se peut (et ici encore s’affirme le sens de l’évolution de Godwin) « qu’un tel état de luxe et d’inégalité ait été un stage par lequel il ait été nécessaire de passer pour arriver au but de la civilisation. La seule garantie que nous ayons enfin de l’égalité des conditions, c’est une persuasion générale de l’iniquité de l’accumulation et de l’inutilité de la richesse dans la poursuite du bonheur. Mais cette persuasion ne peut être établie dans un état sauvage : et elle ne peut être maintenue si nous retombons dans la barbarie. Ce fut le spectacle de l’inégalité qui, tout d’abord, excita la grossièreté des barbares à un effort continu, en vue d’acquérir. Et ce fut cet effort continu qui procura les loisirs d’où se développèrent la littérature et l’art.
« Mais, quoique cette inégalité ait été nécessaire comme prélude à la civilisation, elle n’est pas nécessaire pour la maintenir. Nous pouvons abattre l’échafaudage quand l’édifice est achevé. »
Ainsi, selon Godwin, l’histoire n’est pas une longue décadence. Elle n’est pas tombée d’un régime primitif d’égalité dans une inégalité éternelle, Elle est un progrès constant vers la civilisation et l’égalité vraie ; et même l’inégalité brutale qui a sévi sur toute une période de l’histoire humaine n’est qu’un moyen de réaliser une égalité supérieure.
Ce n’est point, en effet, une grossière égalité de misère et d’ignorance qui est proposée aux hommes. La suppression du luxe n’est, au fond, que la suppression du privilège ; mais toute l’humanité peut et doit se développer dans la joie.
« Si nous entendons par luxe les jouissances qu’un individu se procure à l’exclusion des autres, affligés de privations imméritées et de fardeaux accablants, le luxe ainsi compris est un vice. Mais si nous entendons par luxe (et c’est souvent le cas), des conditions d’existence qui ne sont point absolument nécessaires à nous maintenir en santé, ce luxe, s’il est susceptible de se communiquer à tous les hommes, est vertueux. La fin de la vertu, c’est d’ajouter à la somme des sensations agréables. Or, la vraie règle de la vertu, c’est l’impartialité qui nous interdit de consacrer au plaisir d’un seul individu des efforts qui doivent être employés au plaisir de tous. Mais dans ces limites, chaque homme a le droit et le devoir d’ajouter à la somme des plaisirs. »
Et ce grand luxe égalitaire, la société humaine pourra aisément se le donner.
« Nous avons vu que le travail d’une demi-heure par jour fourni par chaque membre de la communauté suffirait probablement à procurer tout ce qui est nécessaire à la vie. Par suite, cette quantité de travail, quoiqu’aucune loi ne la prescrive et qu’aucune pénalité directe ne l’impose, s’imposera d’elle-même aux forts par la puissance de l’intelligence et aux faibles par le sentiment de la honte. Après cela, comment les hommes dépenseront-ils ce qu’il leur reste de temps ? Ce n’est pas probablement dans la paresse, et tous les hommes n’emploieront pas non plus le plein de leur temps à des travaux intellectuels. Il y a bien des choses, fruit de l’humaine industrie, qui, sans être nécessaires à la vie, contribuent à la joie… Une grande partie du temps disponible sera donc consacrée par une société éclairée à la production de ces choses. Un travail de cette sorte est conforme aux plus hautes exigences du bonheur. Le travail est aujourd’hui une calamité, parce qu’il est imposé par la nécessité de l’existence et parce qu’il est trop souvent exclu de toute participation aux moyens de savoir et de progrès. Quand il sera volontaire, quand il cessera d’entraver le perfectionnement des hommes, et qu’il en sera, au contraire, devenu une part, ou tout au moins converti en une source d’amusement et de variété, il sera non une calamité, mais un bienfait. »
Il n’y a donc aucun ascétisme dans la conception de Godwin ; il semble n’arrêter un moment le courant du génie humain que pour en former une masse qui puisse se répandre sur tout. Ainsi se précisent les lignes de l’organisation sociale désirée et rêvée par Godwin. Aucune contrainte, aucun acte d’autorité : c’est le progrès de la raison et de la conscience qui fera tomber les privilèges ; il sera intolérable aux hommes de songer à leurs jouissances individuelles et égoïstes avant d’avoir contribué à assurer l’essentiel de la vie à tous. Ainsi, tout d’abord, tous les hommes fourniront une part égale de travail pour créer les produits nécessaires à tous ; puis ils s’appliqueront à créer un luxe communicable à tous ; ils utiliseront pour cela les mécanismes toujours plus perfectionnés ; mais ils ne songeront pas à se les approprier pour en faire à leur profit un moyen d’accumulation et de domination.
Mais comment Godwin se figure-t-il la production ? Il répugne à la concevoir sous la forme de la coopération, du travail collectif. Cet égalitaire, ce communiste, est un individualiste ombrageux : il veut épargner le plus possible à l’être humain le contact prolongé, la lourde pression continue de la masse humaine. Ne pouvoir travailler qu’avec les autres, quelle servitude ! Il faut que l’individu participe à la vie commune, par là seulement il apprend à connaître, et en lui-même et dans les autres, l’humanité. Mais il faut que ce soit une libre communication et que l’individu puisse se retirer toujours à volonté dans sa solitude intérieure : Godwin ne veut ni des repas en commun, ni, s’il est possible, du travail en commun. Va-t-il donc rétrograder jusqu’au travail parcellaire et médiocre de l’artisan, qui commence à être éliminé par le travail collectif des manufactures et par la puissance compliquée des mécanismes ? Non, mais il lui paraît, au contraire, que l’extrême progrès du mécanisme sera de rétablir l’individualité du travail.
« Toute coopération surérogatoire doit être évitée avec soin, le travail commun et les repas communs.
« Mais n’y a-t-il pas une coopération dictée par la nature même du travail à accomplir ? Elle doit aller en diminuant. Le concert forcé du travail produit plus de froissements que de sympathies. À présent, à coup sûr, la considération des maux de la coopération cède à sa nécessité. Mais une telle coopération sera-t-elle toujours commandée par la nature des choses ? Nous n’avons pas compétence pour le décider. À présent, pour abattre un arbre, pour creuser un canal, pour manœuvrer un vaisseau, le travail de plusieurs est nécessaire. Mais le sera-t-il toujours ? Quand nous songeons aux machines compliquées qu’a créées l’ingéniosité humaine, aux diverses sortes de moulins, de machines à tisser, de machines de navires, ne sommes-nous pas étonnés de l’économie de travail qui en résulte ? Qui peut dire où s’arrêtera ce progrès ? À présent, ces inventions alarment la partie laborieuse de la communauté, et elles peuvent produire une détresse temporaire, quoique dans la suite elles procurent les plus grands avantages à la multitude humaine. Mais, dans une société fondée sur le travail égal leur utilité n’est pas contestable.
« Dès lors, il n’est pas démontré du tout que les opérations les plus étendues ne seront pas à la portée d’un seul homme, et qu’une seule charrue ne pourra suffire à tout un champ et accomplir son office sans qu’il soit besoin de surveillance. C’est en ce sens que le célèbre Franklin considérait que « l’esprit serait un jour le maître de la matière ».
« La conclusion du progrès qui a été esquissé, est qu’enfin le travail manuel cessera d’être nécessaire. Il peut être instructif à cet égard d’observer comment le sublime instinct des âges précédents a anticipé ce qui nous apparaît comme la perfection future de l’humanité. C’était une loi de Lycurgue qu’aucun Spartiate ne pouvait être employé à un travail manuel. Dans ce but, et avec ce système, il était nécessaire que les Spartiates eussent des esclaves voués à de dures besognes. La matière, ou pour parler plus exactement, les lois certaines et permanentes de l’univers seront les Ilotes de la période que nous considérons. Nous finirons ainsi, ô législateur immortel, au point par où vous avez commencé. »
Quelles vues sublimes ! Mais c’est la magnifique puissance de rénovation attestée par la Révolution française qui suggère à Godwin ces espérances illimitées. La crise que traverse le monde est terrible ; mais elle peut enfanter de grandes choses.
« La condition de l’espèce humaine en ce moment est critique et alarmante. Mais nous avons des raisons sérieuses d’espérer que l’issue de cette crise sera exceptionnellement bienfaisante. »
Et pourquoi l’évolution humaine s’arrêterait-elle à l’ordre nouveau qui va naître ? Elle ira au delà. Godwin espère que le mouvement sera sans violence.
« Il est faux, dit-il, qu’il n’y ait que les classes inférieures qui souffrent
de l’inégalité, et que dès lors, elles seront obligées de recourir à la force. »
Toutes les classes en souffrent : et quand elles en auront conscience, elles se prêteront toutes à des transformations bienfaisantes. C’est là le sens évident du mouvement humain.
« Il n’est pas difficile de marquer, dans le progrès de l’Europe moderne de la barbarie à la civilisation, une tendance vers l’égalisation des conditions. Dans les temps féodaux, comme maintenant dans l’Inde et d’autres parties du monde, les hommes naissaient en un degré déterminé, et il était presque impossible à un paysan de s’élever au rang de noble. Excepté les nobles, personne n’était riche, car le commerce intérieur ou extérieur existait à peine. Le commerce fut comme un engin qui abattit ces barrières qui semblaient imprenables, et renversa les préjugés des nobles, qui étaient assez portés à croire que leurs serviteurs n’étaient pas de la même espèce qu’eux. L’instruction fut un autre et plus puissant engin. »
Peu à peu, la condition de l’homme pauvre, mais instruit, s’est relevée : il a cessé de se considérer comme l’humble client des nobles, et une fierté nouvelle dresse une nouvelle hiérarchie des valeurs de la vie. Au terme de ce mouvement, la richesse perdra la prééminence que la noblesse a perdue.
Ainsi, au feu de la Révolution française, la grande espérance socialiste de Godwin s’anime. Ainsi le vaste mouvement révolutionnaire qui, en France par Lange, Dolivier et Babeuf, suscite les premiers germes et les premières formes du communisme et du fouriérisme, qui, en Allemagne, passionne Fichte et l’auteur inconnu du livre qu’admirait Forster, donne l’essor, en Angleterre, à ce magnifique communisme de Godwin, tout imprégné de liberté. C’eût été manquer à la Révolution française et en rétrécir misérablement le sens que de ne pas montrer les rayonnements et prolongements multiples de sa pensée. Mais que de forces de conservation et de réaction s’opposaient encore, en Allemagne, en Angleterre, à l’action révolutionnaire ! Et comme les imprudences et les outrecuidances de la Révolution avaient animé contre elle le juste orgueil national et la profonde défiance des peuples !
L’Italie était moins prête encore que l’Allemagne et l’Angleterre à la recevoir : malgré le génie de quelques-uns de ses penseurs, malgré Beccaria, malgré Filangieri, malgré Verri, elle était endormie dans une superstition indolente.
Qu’on lise Gorani, qui a tracé de la vie napolitaine et romaine de si vivants tableaux, on verra que le peuple était complice d’un despotisme à la fois familier et dégradant. Est-ce le sentiment de cette impuissance italienne qui irrita contre la France de la Révolution l’orgueil maladif d’Alfieri ? Il se vante, dans ses Mémoires, quand il est passé en France en 1791, d’avoir fermé les oreilles et les yeux, pour ne rien voir, pour ne rien entendre des hommes et des choses de la Révolution. C’est pour la noble Italie qu’il avait rêvé un grand rôle d’émancipation, la gloire d’une seconde Renaissance plus profonde et plus humaine. Et sans doute, il souffrait, jusqu’au désespoir et jusqu’à la haine, de voir qu’elle n’y était point préparée, et que les Barbares prenaient les devants.
Partout, en cette fin de 1792, le monde organisait sourdement ses forces de résistance contre la Révolution. Il en était ébranlé, mais il luttait pour étouffer par la force les pensées et les élans admirables qu’elle éveillait en lui. La conscience universelle, un moment séduite et entraînée, se resserrait, se repliait, s’armait de défiance, de jalousie, d’orgueil et de crainte ; les peuples subissaient une crise profonde à l’heure où s’ouvrait, en France, le tragique procès du roi.