La Convention (Jaurès)/951 - 1000

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La Convention. La mort du roi et la chute de la Gironde
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prévaloir cette décision a préparé des maux incalculables pour la France… Je vois dans la sentence de mort le signal d’une guerre terrible, guerre qui coûtera prodigieusement de sang et de trésors à ma patrie, et ce n’est pas légèrement que j’avance ce fait ; non pas que la France ait à redouter les tyrans et leurs satellites, mais les nations, égarées par des calomnies sur le jugement de la Convention, se joindront à eux. »

Évidemment, il était alors en correspondance directe et constante avec Fox et ses amis. Ce serait un grand trésor pour l’histoire si on retrouvait des traces de cette correspondance. Lord Lansdowne, à la Chambre des Lords, parla de Brissot, en ces jours tragiques, comme d’un homme très capable et très honnête, dont il s’honorait d’être l’ami.

Je trouve dans un article un peu postérieur de la Chronique de Paris (5 février), signé de Condorcet et de Delaunay d’Angers, la trace des espérances que bien des révolutionnaires français avaient mises un moment dans l’Angleterre :

« Il n’est pas inutile d’observer que si quelqu’un a contribué volontairement et par un système suivi de perfidie politique à la mort de Louis, c’est ce même George qui fait semblant de le pleurer. Car celui qui pouvait séparer la Prusse de l’Autriche, exiger le dispersement des émigrés et empêcher la guerre ; celui qui pouvait, en reconnaissant la République française, en lui procurant à la fin de septembre une paix honorable et libre, lui donner la liberté de pouvoir, sans danger, n’écouter que sa clémence et qui ne l’a pas fait, n’a certainement regardé la chute et la mort de Louis que comme un événement favorable à ses desseins. »

Ce que, en janvier, quelques Conventionnels optimistes n’espéraient plus du roi d’Angleterre, ils s’obstinaient à l’espérer encore d’un retour de l’opinion anglaise, et c’est pour ménager ce retour qu’ils demandaient à la Révolution de « n’écouter que sa clémence ».

Évidemment, le groupe des opposants anglais avait supplié Brissot de lutter jusqu’au bout pour prévenir la condamnation à mort du roi. À ce prix, ils espéraient encore pouvoir empêcher la déclaration de guerre, et c’est sur ces assurances que Brissot luttait obstinément, non sans probité d’esprit et sans courage. Il ne se rallia pas à l’amendement de Mailhe dont il se peut que les origines lui aient paru suspectes. Il proposa une combinaison qui tendait en somme à reproduire l’appel au peuple. C’était la mort, avec sursis jusqu’à ce que la Constitution eût été approuvée par le peuple. Il est bien clair que les assemblées primaires, réunies pour examiner la Constitution et sachant que leur vote allait donner le signal de la mort du roi, auraient naturellement recherché s’il ne convenait pas de glorifier en quelque sorte, par un acte de générosité et de clémence, la Constitution nouvelle. C’est bien là d’ailleurs le sens que Brissot donnait à sa motion : « Cette suspension met votre jugement sous la sauvegarde nationale, elle imprime à votre jugement ce caractère imposant de désintéressement et de magnanimité dont je désirerais l’environner ; enfin elle associe à votre jugement la nation entière. »

Vaine combinaison qui reproduisait cet appel au peuple déjà écarté ! C’est chose remarquable comme ceux qui ne voulaient pas de la mort ne surent pas s’entendre pour adopter une formule et une résolution uniques. Sans doute ils auraient entraîné ainsi plus d’un hésitant, Brissot termine par un retour mélancolique et découragé sur lui-même :

« Mon opinion sera calomniée, c’était le sort réservé à mon opinion, quelle qu’elle fût. Je ne répondrai aux calomnies que par une vie irréprochable, car je défie ici mes adversaires de citer et de prouver un seul fait ; j’y répondrai par mon honorable pauvreté, que je veux léguer à mes enfants, et peut-être le moment n’est-il pas loin où ils recueilleront ce triste legs. »

Le pauvre Brissot, dont la famille logeait dans un modeste appartement d’une rue voisine du château de Saint-Cloud, était accusé de l’avoir installée dans le château, et cela l’assombrissait. Il avait une façon un peu geignante et puérile de repousser la calomnie, et le ressouvenir de ces polémiques misérables, à l’heure même où il juge un roi, a quelque chose d’un peu déplaisant. Mais, lui aussi, voyait venir l’ombre de la mort.

Gensonné lança un brûlot, mais qui devait bientôt se retourner contre la Gironde :

« Je demande que la Convention, afin de prouver qu’elle n’admet point de privilèges pour les scélérats, enjoigne au ministre de la Justice de poursuivre, par devant les tribunaux, les assassins et les brigands des 2 et 3 septembre. »

Thomas Paine, qui avait été envoyé par la ville de Calais à la Convention, dit que sa haine pour les rois était connue, et aussi sa compassion pour tous les infortunés, et que sachant que la condamnation à mort risquait d’aliéner à la France bien des âmes, il votait la détention jusqu’à la paix.

L’appel nominal avait duré jusqu’à jeudi soir sept heures, et avant que le résultat en soit proclamé, je veux joindre au témoignage que j’ai déjà donné du Patriote français, celui d’un autre journal dévoué aussi à Roland et à la Gironde, le Moniteur universel. Lui aussi atteste que c’est dans le plus grand calme, sans qu’aucune tentative de pression eût été faite sur un seul député, que la Convention rendit son jugement :

« Jamais, dit-il dans le numéro du 20 janvier, on ne vit moins de groupes, moins de motions et moins d’appareil pour les réprimer ou les contenir… Quelle délibération fut plus calme et aussi longue que le procès de Louis ? Quelle question tint plus directement aux opinions et aux passions opposées, aux affections et aux intérêts divers, enfin à toutes les causes naturelles d’agitation ? La force armée est à peu près inorganisée, et l’on circule sûrement, de nuit comme de jour, dans tous les réduits d’une ville immense. … Les tribunes ont cessé d’insulter à la nation entière, etc. »

Mais c’est dans la Convention même, pendant que les secrétaires dépouillaient le scrutin, qu’il y eut une émotion violente et effervescente. Le bruit se répandit que les suffrages étaient également partagés, qu’une voix suffirait à sauver Louis. Duchastel, malade, et qui n’avait pas pris part au premier appel, arriva en robe de chambre et demanda à voter. On savait qu’il était contre la mort. Allait-on l’admettre ? La gauche cria que les secrétaires l’avaient fait mander, qu’ils avaient abusé de ce qu’ils pouvaient connaître le résultat avant la Convention pour tenter ce dernier effort et faire pencher en faveur de Louis la balance immobile. Qui sait s’ils n’avaient pas profité aussi de l’incertitude et de l’ambiguïté de certains votes pour manipuler les suffrages ? Voilà justement Manuel qui sort de la Convention en emportant une liste. Que signifie cela ? Quoi ! une intrigue du bureau sauverait le tyran ! Quoi ! tous ses crimes seraient impunis ! Quoi ! le sang de ses victimes ne serait pas vengé, et l’Europe se rirait d’une Révolution débile qui n’ose pas frapper la trahison et qui restaure, par une fausse pitié qui est encore de l’adoration, l’idole de la monarchie ! Non, non, nous sauverons la liberté ! nous sauverons la patrie !

Cet émoi de la Montagne était vain, car la Majorité avait condamné Louis à mort sans condition et sans sursis. Le président (c’était Vergniaud) proclama à dix heures du soir le résultat, légèrement rectifié depuis.

En fait, et vérification faite, voici comment les votes s’étaient répartis : sur les 719 députés : il y avait eu 15 absents par commission, 7 malades, 5 s’étaient volontairement abstenus. Il y avait eu donc 721 votants et la majorité absolue était de 361. 2 avaient voté pour les fers, 286 pour la détention, 2 le bannissement à la paix, ou pour le bannissement immédiat, ou pour la réclusion (quelques voix ayant ajouté : la peine de mort conditionnelle, si le territoire était envahi), 46 avaient voté pour la mort avec sursis, soit après l’expulsion des Bourbons, soit à la paix, soit à la ratification de la Constitution ; 361 avaient voté pour la mort ; et 26 avaient voté pour la mort, en demandant une discussion sur le point de savoir s’il conviendrait à l’intérêt public qu’elle fût ou non différée et en déclarant leur vote indépendant de cette demande.

Ainsi, au total, il y avait, pour la détention ou la mort conditionnelle 334 voix, et pour la mort sans condition, 387. Absents ou non votants, 28. Quel intérêt a donc M. Dareste, historien conservateur et consciencieux, à négliger dans son calcul les 26 qui, tout en demandant qu’il fût statué sur le sursis, votèrent la mort sans condition ? Lui est-il agréable de constater que la majorité pour la mort fut tout juste égale à la majorité absolue, à 361 ? Mais le Girondin Salle lui-même reconnut en séance, le 17 au soir, que la majorité était d’au moins 40 voix ; en fait, elle fut de 53 voix. Plus de la moitié des 749 Conventionnels vota la mort. Mais en vérité, est-ce que c’est par une évaluation numérique que se jugent ces grands et terribles événements ?

À ce point de la Révolution, Louis ne pouvait échapper à la mort. Même si la majorité de la Convention avait d’abord écarté la peine capitale, Louis n’aurait pas tardé à être frappé à mort. Il est visible, par l’attitude de la Montagne au moment où elle crut à un vote de clémence, que ni la Montagne, ni Paris n’auraient accepté ce vote. Presque tous les représentants de Paris, 20 sur 22 avaient voté la mort. Seuls, Dusaulx et Thomas avaient demandé la réclusion. Philippe-Égalité lui-même, ou par l’entraînement du rôle révolutionnaire auquel il s’était condamné, ou par peur, avait voté la mort. Entre Paris et les départements, il y aurait eu donc un déchirement. Sous quelle forme le peuple de Paris aurait-il manifesté sa volonté ? Aurait-il marché sur le Temple pour « faire justice » lui-même, puisque les représentants de la France se dérobaient ? Et les massacreurs de Septembre auraient-ils, cette fois encore, visité une prison ? Tous les partis, depuis des semaines, ou craignaient ou affectaient de craindre que des forcenés ou des stipendiés ne se portassent au Temple pour égorger le roi. Louvet, qui se plaisait aux hypothèses dramatiques, avait souvent évoqué celle-là. Gensonné, quand il vota et prononça la mort, recommanda expressément que l’on veillât à la sûreté des enfants du roi. La Gironde allait répétant que l’impunité laissée aux massacreurs de Septembre les encourageait à un attentat plus illustre encore ; et elle concluait que si la France, si la Révolution étaient déshonorées par l’assassinat du roi, enlevé à ses juges par le poignard des meurtriers, ce serait la faute de ceux qui protégeaient l’anarchie.

La Montagne sentait bien qu’un coup terrible serait aussi porté à la Révolution : Marat, Robespierre, les orateurs des Jacobins, prodiguaient les avertissements au peuple. Mais si l’on pouvait redouter un coup de violence dans la période même où le roi était jugé et où les plus passionnés pouvaient espérer sa condamnation, que serait-ce après un vote de clémence ? Gouverneur Morris écrivait, le 10 janvier, à Washington :

« Le sort du roi doit être décidé lundi prochain, 14. Cet infortuné a examiné, avec ses défenseurs et sans sortir du plus grand calme, tous les chefs d’accusation dont on le charge, et il en a conclu que la majorité de la Convention voterait pour l’appel au peuple, et que conséquemment il serait massacré. Hélas ! au point où en sont les choses, il n’y a plus de moyen terme possible ; il faut qu’il remonte sur le trône ou qu’il périsse. »

Sans doute, si Louis XVI entrevit la mort par égorgement, il préféra la mort sur l’échafaud, suprême triomphe de la royauté martyre.

La Montagne, au lendemain d’un vote laissant la vie à Louis XVI, aurait sans doute continué ses efforts pour contenir la colère du peuple de Paris. Mais elle aurait cherché à peser sur la Convention pour lui arracher enfin, par mesure de salut public, un vote de mort. Peut-être l’obscure intrigue de Mailhe lui aurait fourni le prétexte nécessaire. Il eût été facile de l’accuser de connivence avec l’envoyé espagnol et, l’ayant décrété de trahison, la première sentence en faveur du roi était annulée. C’est sans doute de cette intrigue et de l’émotion du vote équivoque auquel il se prêta, que datent ces terreurs de Mailhe que Baudot a notées. Mais, en tout cas, quel que fût le mode adopté par la Montagne et Paris pour revenir sur le jugement, c’eût été la guerre civile entre les deux fractions de la Convention. Et, sans doute, la lutte qui éclatera en juin entre les départements, soulevés pour la défense des Girondins proscrits, et Paris, eût éclaté dès lors. La Gironde aurait eu, dans cette lutte, un malheur immense. Malgré elle, elle aurait apparu comme le parti du roi. L’humanité, la pitié, aurait été, sans qu’elle le voulût expressément, le point de ralliement de la contre-révolution.

Il est déjà significatif que les députés des quatre départements qui forment le cœur même et le dur noyau de la Bretagne : le Finistère, le Morbihan, les Côtes-du-Nord, l’Ille-et-Vilaine, aient presque tous voté contre la mort : 25 contre 9. Des treize députés du Calvados, qui jouera un si grand rôle bientôt dans la guerre girondine, un seul, Jouenne-Longchamp, vota la mort sans condition, et encore indiqua-t-il la possibilité d’un sursis. Les douze autres votèrent le bannissement. Dans la Mayenne, sur 8 députés, 2 seulement votèrent la mort sans condition, 4 votèrent le bannissement, et 3 votèrent la mort conditionnelle, expressément subordonnée à un sursis.

Chose curieuse ! En Vendée, au contraire, presque tous les représentants votèrent la mort, 7 contre 2. Mais dans les départements qui seront le refuge de la Gironde ou son point d’appui, dans cette partie de la Normandie qui est adossée à la Bretagne et dans la presqu’île bretonne, l’immense majorité des représentants est contre la mort. Pourquoi ? Ils n’étaient pas royalistes. Tous avaient déclaré, et en toute sincérité, Louis coupable. L’intrépide et obstiné Lanjuinais, quand il motive son vote, ne cherche pas à excuser le roi :

« Comme homme, je voterais la mort de Louis ; mais comme législateur, considérant uniquement le salut de l’État et l’intérêt de la liberté, je ne connais pas de meilleur moyen pour les conserver et les défendre contre la tyrannie, que l’existence du ci-devant roi. Au reste, j’ai entendu dire qu’il fallait que nous jugeassions cette affaire comme la jugerait le peuple lui-même. Or, le peuple n’a pas le droit d’égorger un prisonnier vaincu ; c’est donc d’après le vœu et les droits du peuple, et non d’après l’opinion que voudraient vous faire partager quelques uns d’entre nous, que je vote pour la réclusion jusqu’à la paix, et pour le bannissement ensuite, sous peine de mort au cas qu’il rentrât en France. »

Non, ils n’étaient pas royalistes. Mais sans doute dans l’Ouest, qu’ils représentaient et dont ils reflétaient la pensée, il se faisait dans les esprits un mélange confus de pitié, de résistance, de défiance. Ces hommes commençaient à dire : c’est assez. Ils avaient peur que la Révolution, en déracinant tout le passé, touchât à quelques fibres de leur cœur, à leur foi religieuse ; ils craignaient aussi que Paris absorbât un peu trop, dans sa fièvre, l’habitude plus lente de leur être et précipitât outre mesure le rythme de leur propre vie. La mort du roi était comme le symbole d’une politique d’anéantissement ; et ils voulaient retenir du passé tout ce qui n’était pas violemment inconciliable avec l’ordre nouveau.

Ainsi, à l’insu même des révolutionnaires de la Bretagne péninsulaire les mélancolies secrètes de leur cœur pouvaient se pénétrer de royalisme. Quand Marat appelait « royalistes », ceux qui ne voulaient pas la mort du roi, il les calomniait à coup sûr ; mais il pressentait aussi les rapprochements qui se produiraient un jour. Pour plusieurs, la pitié était un commencement de vertige, et une première tentation.

Déjà les cris de colère des Girondins contre la Montagne et contre Paris, leurs combinaisons pour sauver le roi, trouvaient dans l’Ouest un écho redoutable, et les royalistes entraient à coup sûr, sans avouer leur but suprême, dans ces confuses agitations. Marat publie un « extrait d’une lettre de Quimper, le 14 décembre » qui est inquiétante ; c’est comme un prodrome de guerre civile, et d’une guerre civile où, par la force des choses, les révolutionnaires modérés seraient soutenus, enveloppés, débordés peut-être par les royalistes déguisés :

« Il y a eu ici, avant-hier, une fermentation ; les députés de ce département qui sont d’enragés Rollandins, entre autres Kervelegan, Gomaire et Maret ont écrit une lettre alarmante ; voici la substance de leurs impostures :

« Le parti Marat et Robespierre ne demande la punition du roi que pour élever l’Égalité au Trône. La Convention ne délibère pas librement, elle n’est même pas en sûreté à Paris. Ils finissent par inviter le département à tenir une force armée prête à se rendre à Paris au premier signal.

« En conséquence, le département a arrêté hier, dans une séance publique, qu’il serait levé dans son ressort un corps de 500 hommes, prêt à marcher le 25 de ce mois ; que copie de cet arrêté sera envoyée à tous les districts et municipalités. »

« Nous voilà donc menacés de la guerre civile par d’infâmes députés qui cherchent à armer tous les départements contre Paris, pour favoriser l’enlèvement du tyran ; par d’infâmes députés, peut-être tous complices de ses crimes, qui fomentent des divisions intestines. »

Comment les royalistes, auxquels les déclarations girondines fournissaient des arguments si aisés, n’auraient-ils pas songé à en tirer parti ? Et comment un jour les Girondins n’auraient-ils pas été inclinés à chercher un point d’appui dans ce fond de royalisme à demi inconscient qui subsistait en bien des cœurs, et que leurs véhémentes attaques contre la Révolution extrême avait flatté ? Mais ce n’étaient encore que d’obscures tendances, inaperçues de ceux mêmes en qui elles s’éveillaient.

Par le vote du 16 et du 17, le coup décisif était porté. La Convention repoussa aussitôt la requête des défenseurs de Louis, demandant l’appel au peuple, non pas comme une mesure politique, mais comme un appel judiciaire. Elle ne donna aucune suite à la lettre de l’envoyé espagnol, qui d’ailleurs n’avait fait aucune proposition ferme au nom de sa Cour, mais avait seulement demandé des délais pour qu’elle eût le loisir d’en faire, comme si elle avait été surprise par les événements !

SANTERRE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Enfin, la Convention, en un quatrième appel nominal, rejeta le sursis demandé encore par Buzot et par Brissot. Buzot avait cherché à enlever toute autorité au vote de mort et à l’empoisonner :

« Il n’y a qu’une majorité de cinq voix. Ce que je crains, c’est d’Orléans, qui, né sur le trône, c’est-à-dire dans la boue, doit nécessairement vouloir la domination… Je ne veux pas être l’instrument de ce parti… Ce parti ne veut la mort de Louis XVI que pour y placer un autre roi. »

Et c’est toute la Montagne qu’il enveloppait de ce soupçon. Brissot insiste encore longuement, presque désespérément, au nom de la paix, oubliant qu’il était trop tard, que le parti de la guerre était dès lors le maître en Angleterre, et que lui, Brissot, ne pouvait, sur la foi de quelques correspondances privées, apporter à la Convention une certitude et une garantie.

Par 380 voix contre 310, elle signifia sa volonté d’en finir. Vergniaud vota contre le sursis. Il avait sans doute entrevu la guerre civile, prête à surgir d’un vote de clémence ; et il s’était épouvanté de voir qu’en cette guerre civile la Gironde serait liée au roi. Ainsi la marche précipitée de la Révolution excluait les compromis éloquents, les vastes combinaisons un peu incertaines.

Baudot a dit : « Mirabeau a souvent entraîné, par son éloquence, l’Assemblée constituante. Je doute qu’il en eût été de même à la Convention. Les passions y étaient plus fortes que l’art oratoire. Vergniaud était grand orateur sur le char en course de la Révolution : voulait-il l’arrêter ou le faire rétrograder, il perdait tout son crédit. » Quand Vergniaud rejette le sursis, on dirait que, tombé en effet du char de la Révolution, il se met un moment à courir après lui. C’est en vain : il n’y remontera plus.

Le supplice fut fixé au lundi matin 21 janvier. Paris était tranquille. La municipalité avait ordonné que, la nuit, les maisons fussent éclairées afin de rendre la surveillance plus facile. La ville muette et dormante, avec ces innombrables lueurs immobiles et voilées, était comme le catafalque de la monarchie. Les royalistes songèrent-ils un moment à enlever le roi, à le délivrer pendant qu’il serait conduit du Temple à la mort ? C’est possible, car des appels à la clémence furent placardés çà et là. Mais ils y avaient sans doute renoncé dès le 20 janvier ; car, à ce moment, l’ancien garde du roi, Pâris, abordant dans un restaurant du Palais-Égalité le conventionnel Lepelletier de Saint-Fargeau, lui demandait : « Vous avez voté la mort ? » et le tuait. Si Pâris avait cru possible d’enlever le roi le lendemain, il se serait réservé pour cette entreprise, et il n’aurait pas éveillé les défiances par cet attentat. Il put s’échapper, mais il s’était exposé à être pris ; et il n’aurait pas couru cette chance si, le lendemain, un rendez-vous avait été donné, sur le passage du roi, aux royalistes les plus hardis. Ils ne purent sans doute, sous la surveillance active de la municipalité, se réunir et se concerter. À la nouvelle de l’assassinat de Lepelletier, un frisson de colère et de douleur, mais d’orgueil surtout, traversa le cœur des révolutionnaires, de ceux qui avaient voté la mort du roi. Qui osera dire maintenant que nous avons voté sous le coup de la menace et de la peur ? Le danger, il est pour les régicides. Et, en même temps, l’obscure réclamation de l’humanité se taisait en eux. Ils étaient délivrés d’un cauchemar. En donnant la mort au roi, ils s’exposaient à la recevoir. Ils allaient marcher désormais à travers la menace des poignards cachés. Et la veille même du jour où elle allait frapper le roi, la Révolution avait son martyr à elle. La mort avait réservé à la Révolution cette sublime priorité. Le 20 au soir, Louis fit ses adieux aux siens et recommanda qu’on ne les laissât point redescendre. Il voulait garder non seulement son courage, mais sa tranquillité d’âme, pour porter la mort sans défaillance. Il veilla avec son confesseur, un prêtre non assermenté, M. Edgeworth, jusqu’à deux heures du matin, puis s’endormit jusqu’à cinq heures.

« J’ai, dit-il, retrouvé mes forces ». Vers neuf heures, au moment de quitter le Temple, il remit à un officier municipal un papier, qui était son testament. C’est la voiture du maire qui le porta du Temple à la place de la Révolution. Dans le trajet, il lut les prières des agonisants et les psaumes de David.

Paris était calme, un peu morne. L’affluence dans les rues était médiocre ; la circulation peu active. La grandeur tragique de l’événement semblait avoir refoulé la vie extérieure de la cité dans la profondeur des cœurs. L’échafaud était entouré par plusieurs bataillons de la garde nationale que Santerre commandait. Le peuple était au delà Louis, remis aux mains de l’exécuteur, ôta lui-même son habit et son col. Il ne voulait point d’abord se laisser attacher les mains ; il s’y résigna sur un mot dit à voix basse par son confesseur. Tout à coup, il s’avança sur le côté gauche de l’échafaud, le visage très rouge, et se mit à parler au peuple. Avait-il gardé quelque espoir d’être délivré par la foule ? Avait-il cru que des fidèles le sauveraient à la dernière heure, ou que peut-être le peuple, ému, lui ferait grâce ? Plusieurs l’ont cru à ce moment, et Santerre l’a dit à Mercier du Rocher : ils ont conjecturé que si Louis s’adressait à la foule, c’était en effet dans l’espérance de l’émouvoir. Vaines hypothèses qu’il est à jamais impossible de vérifier. Il y a toujours des replis de l’âme humaine où la clarté de l’histoire ne pénètre pas. Il est certain que Louis s’était préparé à la mort ; et c’est sans doute au-devant de la mort qu’il croyait aller.

« Je meurs innocent, dit-il d’une voix très haute et très distincte ; je pardonne à mes ennemis, et je désire que mon sang soit utile aux Français et qu’il apaise la colère de Dieu ».

Mais les tambours de la garde nationale, sur l’ordre du général Berruyer, roulèrent et couvrirent sa voix ; il semble qu’il eût voulu parler plus longtemps encore. Il poussa un cri de colère. Il ne lutta pas cependant. À dix heures dix minutes, sa tête tomba. Le canon du Pont-Neuf, qu’un moment on avait songé à tirer pour annoncer l’exécution, resta muet. Il ne fallait pas, selon un de ces mots éloquents et terribles qu’improvisait alors la passion révolutionnaire, que la tête d’un roi fît en tombant plus de bruit qu’une autre tête.

Le corps fut porté au cimetière de la Madeleine, et enseveli dans une couche de chaux vive, « entre ceux qui étaient morts le jour des fêtes du mariage de Louis et ceux qui avaient été tués le Dix-Août ». Un pieux et courageux royaliste de Sens l’avait demandé pour l’enfermer dans la tombe du Dauphin son père. La Convention voulait que les restes mêmes « du dernier des rois » se perdissent dans la banalité de la sépulture commune.

Tout ce jour, il y eut comme un malaise dans Paris. Ces déracinements profonds ne vont pas sans d’innombrables meurtrissures, et il y a toujours quelque fibre du passé qui souffre dans les cœurs même les mieux renouvelés. Bien des femmes pleurèrent ; et une partie de la bourgeoisie avait peur. Qui sait à quelles audaces se porterait un peuple qui venait d’abattre la tête d’un roi ? Mais toutes les forces révolutionnaires avaient un trop grand intérêt à ce que cette journée restât solennelle et calme pour qu’aucun mouvement fût à craindre ; et les forces contre-révolutionnaires n’étaient ni assez grandes, ni assez organisées, ni assez audacieuses pour chercher à convertir en révolte l’émoi involontaire des cœurs.

La vie commune, à peine ralentie dans les premières heures du jour, reprit presque aussitôt son cours ordinaire. « Comme de coutume, disent les Révolutions de Paris, la laitière est venue vendre son lait, les maraîchers ont apporté leurs légumes et s’en sont retournés avec leur gaîté ordinaire, chantant les couplets d’un roi guillotiné. Les riches magasins, les boutiques, les ateliers n’ont été qu’entr’ouverts toute la journée, comme jadis les jours de petite fête. La bourgeoisie commença un peu à se rassurer vers les midi, quand elle vit qu’il n’était question ni de meurtre ni de pillage. » Le peuple était comme soulagé du fardeau de sa propre haine et de sa propre vengeance. Il ne voulait pas que le roi vécût, et la Convention, en le frappant « du glaive de la loi », avait dispensé le peuple de tuer.

Les Révolutions de Paris ont noté cela avec profondeur.

« La chute d’une tête royale a semblé le décharger d’un lourd fardeau ; il était temps de l’en délivrer et de prévenir un supplément du 2 Septembre. »

Il était libéré d’une obsession sanglante. Mais malgré tout, il y a dans la conscience de la Révolution, ce jour-là, je ne sais quoi de tendu et d’un peu morne. Et la Convention elle-même, siégeant en ce jour du 21 janvier, semble chercher dans l’éclat un peu théâtral des fêtes funèbres qu’elle prépare pour Lepelletier, une sorte de diversion révolutionnaire. S’était-elle donc trompée en décidant la mort ?

La sentence était juste, non seulement du point de vue révolutionnaire, mais du point de vue de Louis XVI qui, en acceptant la Constitution où la souveraineté populaire était inscrite, avait reconnu le droit nouveau. Aussi, tandis que les tristes massacres de Septembre furent désavoués à un moment ou à un autre par tous leurs auteurs ou inspirateurs, c’est avec un orgueil inflexible que les plus illustres régicides assumèrent devant les peuples et les siècles la responsabilité de leur verdict. Mais est-il vrai qu’en créant ainsi la légende, en surexcitant la pitié, les Conventionnels firent le jeu de la monarchie qu’ils voulaient abolir à jamais, et blessèrent la Révolution qu’ils voulaient sauver ? C’est l’opinion de Quinet comme de Louis Blanc, et quand Michelet dit que ces actes doivent être jugés « moins par leurs fruits que par la pensée courageuse qui les dicta », il avoue le doute qui se mêle en son esprit à son respect profond pour ces grands révolutionnaires qui ne donnèrent la mort avec sécurité que parce qu’ils étaient au-dessus d’elle.

En bien des points sans aucun doute, leur espérance fut déçue. Ils pouvaient croire que la solidarité de cette terrible sentence créerait au moins entre tous les régicides une fraternité indissoluble ; ils vont se déchirer les uns les autres, et, comme s’ils ne reconnaissaient pas le signe révolutionnaire dont les marqua tous au front le sang du roi, ils vont se calomnier et s’envoyer les uns les autres à l’échafaud où tous ensemble ils l’avaient porté.

Ils pouvaient croire aussi que, par la mort, ils créaient, entre la nation et la monarchie, de l’irrévocable, de l’irréparable ; que jamais la France et la royauté ne pourraient plus se regarder face à face ; des rois reviendront devant lesquels, au moins pour quelques jours, se prosterneront les foules.

Ils pouvaient croire que la mort, supplice suprême, donnerait la mesure du crime suprême commis par le roi, et que sa trahison apparaîtrait horrible, puisque l’échafaud seul en avait pu faire justice. Et voici que des cœurs se troublaient, et que les larmes silencieuses des femmes désavouaient la Révolution.

Il y a dans la mort une vertu puissante mais équivoque, une sorte de mysticité ambiguë qui exalte les forces contraires en des proportions que l’esprit de l’homme ne peut mesurer. Il y a des révolutionnaires qui donnaient à la mort de Louis je ne sais quel caractère sacrificiel et quel symbolisme auguste. Le journal de Prudhomme revêtait cette idée d’une forme un peu barbare : « La liberté ressemble à cette divinité des anciens, qu’on ne pouvait se rendre propice et favorable qu’en lui offrant en sacrifice la tête d’un grand coupable. Les Druides promettaient la victoire à nos ancêtres, partant pour une seconde campagne, quand ils rapportaient de la première une tête couronnée sur l’autel de l’Hercule gaulois. » Ainsi, par une contradiction inquiétante, la mort de Louis, signe d’un monde nouveau d’où seraient exclues la servitude et la douleur, semblait se rattacher dans le passé à la longue chaîne des superstitions sanglantes.

Fayau, le député de la Vendée, avait donné un sens plus noble à cette foi mystique en la vertu régénératrice de la mort :

« Il faut faire oublier le despote, il faut que nos neveux ignorent qu’il existe des rois ; il faut enfin que tout ce qui respire, meure et renaisse au moment où la tête du tyran tombera. C’est à vos soins qu’est confiée la génération d’un grand peuple. Oui, c’est par vous que le peuple français doit prendre un nouvel être, et qu’attendons-nous pour faire des heureux ? » C’est comme une transposition étrange de la croyance chrétienne : il semble que toute la vieille humanité s’associe à la mort de celui qui fut roi ; il semble qu’elle meure en lui avec son ignorance, ses préjugés, ses servitudes ! C’est un être nouveau qui va surgir ; et la source de sang qui a jailli sur la place de la Révolution est bien la fontaine de régénération, fons lavacri et regenerationis. Dangereuse mysticité qui, en frappant Louis, le grandissait et résumait en lui tout un monde ! Mais quelle sublime attente d’une humanité nouvelle !

A cette même source, à cette même fontaine de sang et de régénération, les hommes du passé viennent puiser aussi. Le supplice du roi subi avec une résignation sainte a effacé les fautes et les souillures de la monarchie, et la pitié s’exalte en une sorte de religieuse ferveur.

Le coup pourtant demeure, que la Révolution porta ce jour-là à la monarchie et au passé : coup profond et décisif, et les émotions de la pitié, les passagers retours de contre-révolution ne prévaudront pas contre la force de cet acte souverain. Les rois pourront un moment revenir. Quoi qu’on fasse, ils ne seront plus désormais que des fantômes. La France, leur France est éternellement régicide. Ce n’est pas, comme en Angleterre, à la suite d’un conflit de droits partiels, de prérogatives et de privilèges, que la tête d’un roi est tombée ; c’est parce qu’entre l’ancien droit monarchique et le droit nouveau de la souveraineté populaire, l’opposition a été irréductible.

C’est donc la nation elle-même qui, avec la force de son principe nouveau, a frappé, et le coup porté par elle se prolonge à l’infini comme le principe même au nom duquel elle a frappé. Il y aura des heures étranges où il pourra sembler à des observateurs superficiels que toutes les institutions politiques de la Révolution, que tous ses souvenirs même sont abolis. Que signifie ou que paraît signifier en 1815 ou en 1816 le mot de République, de démocratie, de suffrage universel, de droit populaire ? Que signifient ou que paraissent signifier les survivants, maintenant dispersés, de la grande tourmente ? Et pourtant ils sont encore les hommes qui ont tué le roi, parce que le roi trahissait.

On dirait qu’un jour, au fond d’une obscure et lointaine forêt, ils ont participé à un mystère terrible. Mais, dans ce mystère, l’inviolabilité royale fut frappée à jamais. La royauté restaurée se meut, quoiqu’on fasse, dans l’ombre d’un échafaud ; et la terre même de France, qui n’a pas oublié ces choses et qui garde encore la tragique saveur du sang qu’elle a bu, ne prend pas tout à fait au sérieux les revenants de la monarchie. À l’heure même où la multitude frivole les acclame, elle sait qu’il fut un jour où, en la personne d’un roi jusque-là sacrée, elle les jugea tous. Le peuple a contracté avec la monarchie des habitudes de familiarité terrible et que rien n’effacera.

Même la légende pieuse qui enveloppa la mémoire du roi « martyr » a été, en un sens profond, funeste à la monarchie française. Elle la haussa, si je puis dire, aux régions surnaturelles, mais elle la détacha de la réalité. Le roi, presque béatifié par une mort sainte, emporta aux cieux la royauté : « Je vais échanger, disait-il, une couronne mortelle pour une couronne immortelle. » Ce fut un échange à peu près définitif, et qui valut pour ses descendants comme pour lui. Maintenant, c’est surtout à « la couronne immortelle » qu’ils peuvent prétendre. Le testament de Louis XVI était un adieu à la terre et à l’histoire, pour toute sa race. Pas un moment il n’y parle en représentant de la royauté, en souverain vaincu par la Révolution, qui a ou des revanches à prendre sur elle ou des malentendus à dissiper avec elle. Pas un moment il ne se demande par quelle série de fautes ou d’erreurs ou de méprises il a été conduit à cette extrémité terrible. Pas un moment il n’interroge l’avenir de la France, pour savoir ce qu’elle attendrait de son fils et ce qu’elle aurait le droit d’en attendre. À quelles conditions se pouvait faire la réconciliation de la Révolution et de la monarchie ? Il n’y songe pas, il semble que n’ayant pu résoudre le problème pour lui-même, il évite même de le poser pour son fils. Contre les hésitations d’une volonté obstinée tout ensemble et débile, il ne trouve de refuge que dans la certitude de la mort.

C’est bien, au fond, une pensée d’absolutisme qu’il lègue à son fils, et « le bon maître » est resté son idéal. Mais il lui lègue cet idéal comme un fardeau dont il semble souhaiter que l’accablement soit désormais épargné à sa race.

« Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve ; qu’il ne peut faire le bonheur du peuple qu’en régnant suivant les lois ; mais en même temps qu’un roi ne peut les faire respecter et faire le bien qui est dans son cœur qu’autant qu’il a l’autorité nécessaire, et qu’autrement, étant lié dans ses opérations et n’inspirant point de respect, il est plus nuisible qu’utile. »

À ces regrets du pouvoir absolu d’autrefois (car des lois qui ne lient pas les opérations du roi ne sont pas des lois), se mêlent, comme on l’a vu, des pensées de détachement absolu. Il recommande encore à ses enfants de ne « regarder les grandeurs de ce monde, s’ils sont condamnés à les éprouver, que comme des biens dangereux et périssables ».

Décidément la monarchie française est finie. Entre la fange de Louis XV et le renoncement dévot et débile de Louis XVI elle n’a pas su trouver le large chemin de la vie moderne et de la démocratie. Louis XVI affirme surtout sa fidélité à l’Église, il s’accuse d’avoir sanctionné la Constitution civile du clergé. Et tout son testament est un acte de foi envers cette Église qui l’a perdu, un acte de pénitence pour le concours forcé qu’il a prêté contre elle à la Révolution. Mais quoi ! si, dans le testament même du roi, la monarchie n’est presque rien et l’Église tout, c’est donc que la seule force historique du passé qui soit capable encore de résistance et de vie, c’est l’Église ; la royauté est bien morte, et ce testament, plus religieux que politique, et plus dévot que royal, est comme une croix sur la fosse de la monarchie.

La mort de Louis XVI fournit aux puissances européennes le prétexte qu’elles attendaient. Dès le 24 janvier, le ministère anglais ordonne au représentant de la France, Chauvelin, de quitter l’Angleterre. En Espagne, le roi remplace un ministre ami de la France, Aranda, par Godoy, amant de la Reine et soutien de la contre-révolution. En Italie, la reine de Naples, Caroline, sœur de Marie-Antoinette, décide le roi à entrer dans la coalition. La Convention répondit avec vigueur à ce soulèvement de l’Europe. Dès le 1er février, sur un rapport de Brissot, elle déclare la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, où un parti démocratique remuant appelait les armes françaises. Le 7 mars, sur un rapport de Barère, elle déclare la guerre à l’Espagne. Sa tactique était de paraître partout prendre l’offensive. Ainsi, au commencement de 1793, c’est contre une coalition de l’Autriche, de la Prusse, de l’Angleterre, de l’Espagne, de la Hollande, du Piémont, de l’État napolitain, que la France a à lutter ; coalition formidable, où le gros des peuples abusés secondera les efforts contre-révolutionnaires des gouvernements.

C’est la guerre qui devient dès maintenant la fonction suprême de la Révolution. La nation toute entière se hausse au suprême danger, et de même que le conventionnel David, grand et large peintre, n’a qu’à transporter en des sujets révolutionnaires l’héroïsme antique dont avant 1789 palpite son œuvre, de même tout le peuple de France semble s’élever en quelques jours aux plus hauts sommets de l’histoire, et retrouver le magnifique courage de la Grèce et de Rome en un combat bien plus vaste encore. La Convention, suivant un mot de Barère, dans ses Mémoires, est comme un canon énorme, dominant et foudroyant tout l’horizon. Mais de même que pour le service d’une pièce d’artillerie il faut une entente parfaite, une vigoureuse unité d’action, de même, au service de cette guerre colossale pour la liberté, il faudra que toutes les forces révolutionnaires se concentrent ; les partis hésitants ou critiques à l’excès, disputeurs et vains, disparaîtront, écrasés par les hommes de résolution et de combat. Dès maintenant, on peut dire : ou la Gironde renoncera à ses récriminations, à ses réserves, à ses hésitations et ses prétentions, ou elle périra.

Par une destinée étrange, elle semblait présider encore aux événements qu’elle aurait voulu empêcher. C’est Vergniaud qui, comme président, proclama d’une voix émue la sentence de mort contre le roi. C’est Brissot qui accepta de proposer à la Convention, comme rapporteur du Comité diplomatique, la guerre contre l’Angleterre, que plus qu’aucun représentant il aurait voulu empêcher. La Gironde assumait ainsi, par besoin d’agitation et d’éclat, je dirai presque par goût du théâtre, des responsabilités décoratives qui se changent aisément en responsabilités effectives. Un jour prochain, ce pauvre Brissot sera accusé d’avoir provoqué la guerre entre l’Angleterre et la France.

arrestation de Pâris, assassin de le Pelletier de Saint-Fargeau, à Forges-les-Eaux.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

Un moment cependant, dans la tragique émotion qui suivit la mort du roi, dans l’attente confiante et grave des grands événements européens qui allaient suivre, les partis parurent consentir une trêve. C’est au nom de toute la Convention, acceptant la responsabilité solidaire du fait accompli, qu’une adresse de Barère expliqua à la France la sentence de mort portée contre Louis.

Mais quelle politique la Convention allait-elle suivre à l’égard de la coalition ? Cette guerre universelle est comme un océan trouble, sans rivage et sans fond. La Révolution va-t-elle donc se livrer à une aventure indéfinie ? Luttera-t-elle, conformément à l’esprit du décret du 15 décembre, jusqu’à ce qu’elle ait renouvelé le monde, appelé à la liberté toutes les nations ? Ce serait une gageure de folie.

Mais déjà Condorcet faisait des réserves au sujet de ce décret du 15 décembre. Il disait que quelques-uns de ses termes pouvaient prêter à de dangereuses interprétations. Robespierre, dans une lettre à ses commettants publiée peu après la mort du roi, et au moment où il est visible que la Convention va être engagée dans une lutte formidable, formule, au sujet du décret du 15 décembre, des regrets. Il a peur qu’il entraîne la France à intervenir beaucoup trop dans la vie intérieure des peuples, dans leur évolution politique encore bien lente et bien incertaine.

« Elles sont séduisantes, elles sont magnifiques, sans doute, ces dispositions du célèbre décret du 15 décembre. Elles paraissent dictées par le génie de la liberté ; elles honorent celui qui, le premier, en a de bonne foi conçu ou adopté l’idée. D’un côté, il est vrai, elles semblent entamer le principe sacré de la souveraineté des peuples ; de l’autre, il est des circonstances impérieuses, où l’intérêt de l’humanité, comme celui d’un peuple en particulier, peuvent justifier quelques dérogations aux règles ordinaires. Mais c’est surtout dans ces occasions qu’il faut peser mûrement toutes les considérations politiques, et balancer l’empire des principes généraux avec celui de la nécessité. Je les ai examinés avec toute l’attention dont j’étais capable, et j’avoue que cette question délicate me parait mériter un examen beaucoup plus approfondi que celui qu’elle a obtenu. Combattu entre mes propres réflexions et l’ascendant d’une opinion adoptée par enthousiasme, il m’est resté le vif désir de voir l’exécution de cette grande mesure préparée et dirigée par une profonde sagesse et par la connaissance exacte du pays auquel elle doit s’appliquer. J’en suis le premier partisan, si je la considère comme un moyen d’aider la majorité à exprimer ses vues en faveur de l’égalité, mais si elle contrariait l’opinion générale, si elle rencontrait assez d’obstacles dans les préjugés, quels qu’ils soient, pour avoir besoin de les surmonter par une longue violence et par un combat incertain, je ne pourrais m’empêcher de la trouver impolitique et dangereuse ; je serais forcé de déplorer la précipitation avec laquelle elle aurait été adoptée. Je désire donc que vos commissaires commencent par sonder la disposition générale des esprits, et par calculer toutes les circonstances avec une sévère impartialité, pour éclairer votre sagesse sur les avantages et sur les inconvénients de cette disposition. Jusque-là, je désire qu’elle soit regardée plutôt comme invitatoire que comme coactive ; que la persuasion et la vérité président à leur mission ; que la force et l’autorité ne puissent être déployées que contre les factieux qui s’opposeraient à la volonté générale, mais qu’elles respectent le vœu du peuple. Si le système contraire prévalait, qui pourrait calculer les suites funestes d’une guerre déclarée à un peuple puissant et courageux, exalté par le fanatisme, dans le temps où nous avons à dompter et ses propres tyrans et tous les tyrans de l’Europe !Ce n’est point le moment, si je ne me trompe, de recommencer avec les Belges cette lutte pénible et sanglante que nous avons eu à soutenir contre nos propres prêtres, fût-il vrai que le nouveau combat ne dût pas être plus sérieux que le premier. Mais que l’on considère la différence du peuple français et du peuple brabançon, que l’on considère les causes particulières à la France qui avaient avancé parmi nous l’opinion sur les affaires religieuses et celles qui l’ont retardée dans la Belgique ; que l’on considère l’empire de leurs préjugés politiques appuyés par leurs préjugés religieux, et l’on sentira la nécessité de montrer, dans cette grande affaire, autant de prudence que d’énergie. À notre arrivée à Bruxelles, nous fûmes reçus avec des transports de joie par le peuple ; pourquoi ces dispositions ont-elles changé ? Il importe d’en approfondir la cause ; elle nous fournira peut-être une leçon utile pour régler notre conduite.

« Nous allons entrer en Hollande, il ne faut donc pas laisser derrière nous un peuple ennemi ou mécontent. Comment pourrons-nous déployer toutes nos forces contre le stathouder et ses alliés, s’il faut les employer à contenir la Belgique ?

« Il faut aussi prendre les mesures nécessaires pour nous concilier la bienveillance des Bataves. C’est ici qu’il faut réaliser la manière de faire la guerre au gouvernement, mais non au peuple. Or pour choisir ces moyens, il faut considérer la situation particulière des peuples de cette contrée. Ici nous ne trouverons pas les obstacles que la superstition oppose, dans la Belgique, aux progrès de nos principes ; mais nous y rencontrerons l’aristocratie des richesses, le culte de l’or et l’esprit mercantile. Nous y trouverons un très grand parti, plus disposé à renverser le trône stathoudérien qu’à chérir d’abord les principes de l’égalité. Il n’est même pas prouvé que les sans-culottes bataves soient aussi avancés dans la connaissance de leurs droits, et aussi jaloux de les exercer que ceux de Paris et de la France entière. On sait même que le peuple de la Haye a été un des plus fermes appuis de la puissance du stathouder. D’après ces données, la saine politique doit nous conseiller, ce me semble, de commencer par renverser l’empire stathoudérien, de concert avec le parti qui lui est opposé, de publier nos principes de liberté, de fraternité universelle, et de laisser au surplus la nation batave maîtresse de délibérer sur la nouvelle Constitution qu’elle voudra se donner, en nous contentant de l’éclairer par nos instructions et par nos exemples, et de faire avec elle une alliance solide et utile aux deux peuples. »

Ainsi Robespierre reprenait le langage qu’il avait tenu au printemps de 1792. Il signalait l’insuffisante préparation des peuples à la Révolution, et il voulait que la France tînt le plus grand compte de leurs préjugés ou religieux ou mercantiles. À vrai dire, c’était sous des formes discrètes, le désaveu complet du décret du 15 décembre, dû à la dangereuse initiative de ce même Cambon qui avait proposé la suppression du budget des cultes, et qui, selon Robespierre, ameutait partout, en Belgique comme en France, les prêtres et les croyants contre la Révolution.

Robespierre, de septembre à janvier, a évidemment manqué de courage. Serré de près et menacé par la Gironde, il n’a pas voulu recommencer la difficile prédication de paix, de prudence, de modération qu’il avait risquée six mois plus tôt. Il n’a pas osé, dans l’éblouissement de Valmy, de Jemmapes, de la Savoie, reprendre le rôle de censeur morose. Et il a laissé, par ménagement de sa popularité et de son repos, des fautes irréparables peut-être s’accomplir.

Maintenant encore, sous l’apparente précision des derniers conseils relatifs à la Hollande, la pensée reste vague. Que veut-il, en somme, que l’on fasse en Belgique ? Là est le point délicat. On ménagera les préjugés catholiques du peuple, c’est entendu. On ne pèsera pas sur lui pour en faire une démocratie toute révolutionnaire et laïque. À la bonne heure. Mais va-t-on annoncer au monde que la France évacuera la Belgique aussitôt qu’elle ne sera plus contrainte de l’occuper par des nécessités d’ordre purement militaire ? La conclusion nette, logique, de la pensée de Robespierre serait de dire à la coalition, et en particulier à l’Autriche :

« Nous ne voulons pas plus révolutionner les Pays-Bas que nous ne voulons révolutionner le reste du monde. Nous sommes prêts à faire la paix, et à évacuer la Belgique même, à la seule condition que vous reconnaîtrez la République française et que vous n’interviendrez point par la force dans les délibérations du peuple belge rendu à lui-même, et se donnant librement un gouvernement de son choix et une Constitution à sa mesure. »

Oui, voilà l’application précise des principes de Robespierre. Mais pas plus qu’il n’osa combattre le décret du 15 décembre qui heurtait toutes ses conceptions, mais qui enivrait le génie révolutionnaire de la France, il n’osa donner une conclusion nette aux prémisses posées par lui. Il n’était certes pas incapable, à certaines heures décisives, de sortir des formules vagues, et même bien souvent ces formules très générales servent chez lui à couvrir une politique précise. Mais souvent aussi il se réservait, il ne se compromettait pas à fond, et il gardait le droit de tirer parti des événements, quels qu’ils fussent, pour sa popularité et son influence.

Ce qu’il est curieux de noter, ce qui prouve que Robespierre, s’il eût été moins préoccupé de lui-même, et moins absorbé par sa lutte contre la Gironde, aurait pu, dans les premiers mois de 1792, donner à la politique extérieure de la Révolution, flottante, incertaine et téméraire depuis Valmy, une direction plus sage, c’est que Marat ne craignait pas de soutenir une politique de prudence. Pendant tout le mois de décembre, tout ce qu’il écrit sur les affaires extérieures de la France est contraire à l’entraînement révolutionnaire du décret du 15. Il écrit, le 27 décembre :

« La guerre dont l’Angleterre semble nous menacer… vient uniquement du tort que l’ouverture de l’Escaut fera au commerce de ces insulaires ; ainsi, chez eux comme chez nous, l’hypocrisie s’empresse de couvrir du manteau de l’humanité le désespoir de l’avarice… Je crois être le seul député de la Convention qui n’ait pas voté, pour la réunion de la Savoie à la France ; non que je n’en fusse enchanté au fond, mais parce que le moment n’était pas encore venu ; je voyais la chose en politique, et je savais avec quelle adresse les ennemis de la Révolution s’en serviraient pour accuser les Français d’ambition, et soulever contre eux beaucoup de puissances qui n’auraient pris aucune part à leurs dissensions intestines. C’est ce prétexte qu’ont fait le plus valoir dans le Sénat britannique les ennemis de la liberté, pour exciter le Parlement à déclarer la guerre à la France. »

Et pour les choses de Belgique, Marat allait beaucoup plus loin que Robespierre dans le sens conservateur. Il y avait en Belgique ce qu’on pourrait appeler le parti clérical de l’indépendance. Ce parti détestait la domination étrangère, surtout parce que les souverains d’Autriche avaient troublé les habitudes, bouleversé les traditions, et notamment porté atteinte à l’influence traditionnelle du clergé. Ces conservateurs nationaux ne voulaient nullement fonder une société démocratique et laïque analogue à la société révolutionnaire française. Ils dénonçaient et calomniaient le petit groupe des démocrates, des vonckistes, qui voulaient introduire en Belgique le droit révolutionnaire. Or, pendant tout le mois de décembre, Marat accueille complaisamment les communications de ces réacteurs.

Chose curieuse, et qui prouve à quel point ces hommes étaient éloignés de la Révolution : Dumouriez, qui sera bientôt accusé par les révolutionnaires de France de trop ménager les préjugés et le fanatisme des Belges afin de se créer parmi eux une clientèle, est accusé par les cléricaux de Belgique de trop favoriser la Révolution et de violenter les esprits. Dans son numéro du 3 décembre, Marat dit :

« Ce n’est pas tout : Dumouriez s’est déclaré ouvertement contre les partisans de Vandernoot, les mortels ennemis de la maison d’Autriche, et pour les vonckistes, tous partisans des ordres privilégiés. »

C’est sous ce jour étrange que Marat voyait les partis. Dans son numéro du 18 décembre, trois jours après le vote du décret, il insère une lettre de Belgique, toute conservatrice :

« Voilà bien du grabuge dans la Belgique. D’où vient tout cela ? Du despotisme des généraux qui veulent donner des lois à un peuple, à qui ils ne devaient donner que la liberté ; les Flamands sont bons, mais on ne doit pas les heurter de front, et on ne doit pas croire qu’ils ont désiré l’expulsion des assassins autrichiens pour recevoir la loi d’un parti qu’ils ont chassé lors de la dernière révolution (les vonckistes démocrates), dont ils ne veulent plus, et qui ne s’y maintient que par la force des armées françaises. Est-ce donc là l’intention des Français ? Ont-ils envoyé leurs armées pour conquérir les Belges, ou pour chasser leurs tyrans ? Si, comme l’ont déclaré les représentants des Français, la France ne veut point faire de conquêtes, ni s’immiscer dans le gouvernement des peuples où ils iront porter la liberté, de quel droit leurs généraux prétendent-ils forcer les Belges à accepter des lois dont ils ne veulent pas, et qu’une poignée d’agitateurs veulent leur donner ? Ces agitateurs auraient-ils promis aux généraux, surtout à l’ambitieux Dumouriez, de le faire duc de Brabant s’il réussit à terrasser le véritable parti du peuple, que ces mêmes agitateurs traitent de fanatique ? Avouez que si les Belges sont libres, c’est le peuple qui est souverain, c’est lui qui peut conserver son antique Constitution ou la changer, sans y être contraint par la force des armes. Il est de l’intérêt des Français d’avoir les Belges pour amis et pour alliés, c’est un rempart pour la République française, et vos généraux emploient tous les moyens pour opérer le contraire. Gare la bombe ! si elle vient à crever dans la Belgique, ses éclats pourraient bien faire brèche en France. Veillez donc sur les généraux qui commandent, leurs vues ne sont pas pures. »

Ainsi le parti catholique belge menaçait la France révolutionnaire de défection, si on touchait aux privilèges des prêtres. Pour ouvrir à leurs doléances l’Ami du Peuple, ces cléricaux habiles flattaient la haine de Marat contre Dumouriez, sa défiance à l’égard des généraux, et l’instinct de prudence conservatrice qui se mêlait presque toujours en lui à l’exaspération révolutionnaire.

Mais quelle confusion d’idées, dans le parti révolutionnaire français, au sujet de la politique extérieure ! Au moment où la guerre va s’élargir, le décret du 15 décembre subsiste, il n’est pas révoqué et officiellement désavoué, mais il est discrédité par les réserves de Brissot, de Condorcet, de Robespierre, par la politique toute contraire de Marat. Que veut vraiment la Révolution, et comment de ce chaos débrouiller un plan de politique extérieure ? Ce plan, Danton l’apportait, très net et très réaliste. Jamais il ne fut plus maître de sa pensée, jamais il n’eut plus de confiance en lui-même. Au dedans, il voulait réconcilier les partis de la Révolution. Il voulait obtenir des uns et des autres, dans l’intérêt de la liberté et de la patrie, les sacrifices nécessaires. Aux Girondins il demandait de se séparer de l’affolé Roland, qui semait la panique et la calomnie. Aux Montagnards, il demandait de remplacer au ministère de la guerre Pache, brouillé avec Dumouriez dont Danton croyait avoir besoin, et peut-être incapable de conduire une administration aussi vaste. Dès le 21 janvier, le jour même de la mort de Louis XVI, il faisait appel à la concorde, et donnait l’assurance que lui-même saurait soumettre à la raison l’énergie de son tempérament.

Il veut, lui aussi, être un homme d’État, non pas boudeur et timide, non pas à côté de la Révolution, mais en pleine action révolutionnaire. Voilà sa politique intérieure ; et au dehors il veut, après avoir fait sentir aux tyrans la force de la France, limiter l’expansion dangereuse et indéfinie de la propagande révolutionnaire. Pas de faiblesse ; pas de négociations prématurées. Les rois refusent de reconnaître la République française : elle leur répond par le plus terrible défi : « elle leur jette le gant, et ce gant c’est une tête de roi. » En Belgique, la situation est inextricable. Si l’on pèse sur le peuple belge pour lui imposer, en vertu du droit de conquête, une constitution démocratique dont son fanatisme s’alarme, il se soulèvera. Si l’on se retire, en laissant aux Belges le soin de choisir eux-mêmes leur Constitution et de fixer leurs destinées, ils élimineront les démocrates, et ils allumeront tout près de la France un foyer de fanatisme catholique dont le rayonnement pourra être dangereux. Il est impossible que la France laisse la Belgique à elle-même : il est impossible aussi qu’elle la gouverne du dehors. Il n’y a donc qu’une solution : c’est de l’annexer, c’est de l’incorporer à la France. Ainsi les complications de la politique de propagande armée aboutissaient à la politique de conquête. Il est vrai que Danton se flattait d’obtenir un vote favorable de la Belgique elle-même, des demandes d’annexion. Mais que valaient ces votes, rendus sous la pression de la Révolution armée ? C’était la rupture complète avec la politique de la Constituante, qui avait répudié toute conquête. Au demeurant, Danton ne cachait pas qu’il n’avait pas seulement en vue l’application vigoureuse de la Révolution à un peuple disputé entre des forces contraires, mais qu’il se proposait l’agrandissement de la France.

Il formulait la théorie des limites naturelles, théorie de droit national et non de droit révolutionnaire, ou plutôt il essayait de confondre le droit révolutionnaire et le droit national. Le 31 janvier, le jour même où la Convention « accepte le vœu librement émis par le peuple souverain du ci-devant comté de Nice réuni dans ses assemblées primaires et décrète, en conséquence, que le ci-devant comté de Nice fait partie intégrante de la République française », Danton demande que le vœu de réunion du peuple de Liège soit accepté aussi. Il amorçait par là toute la question de la Belgique.

« N’avez-vous pas déjà préjugé cette réunion quand vous avez décidé que la Belgique serait constituée provisoirement suivant les lois françaises ? Où serait donc la politique d’un grand peuple si, donnant la liberté à un autre peuple et le constituant selon le mode de cette liberté, il l’abandonnait ensuite à lui-même ? Cette politique serait criminelle, elle serait meurtrière

« Je dis que c’est en vain qu’on veut faire craindre de donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre points de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance au monde ne pourra nous empêcher de les atteindre. »

Quelques semaines après, Carnot, dans son rapport du 11 février sur la réunion de la principauté de Monaco, et d’une partie du bailliage de Schambourg, adjacent au département de la Moselle, faisait écho aux paroles de Danton : « Les limites anciennes et naturelles de la France sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; les parties qui en ont été démembrées ne l’ont été que par usurpation : il n’y aurait donc, suivant les règles ordinaires, nulle infraction à les reprendre : il n’y aurait nulle ambition à reconnaître pour frères ceux qui le furent jadis, et à établir des liens qui ne furent brisés que par l’ambition elle-même. »

Il est vrai que Carnot ajoute aussitôt : « Mais, ces prétentions diplomatiques, fondées sur les possessions anciennes, sont nulles à, mes yeux comme à ceux de la raison. Le droit invariable de chaque nation est de vivre isolée, s’il lui plaît, ou de s’unir à d’autres si elles le veulent, pour l’intérêt commun. Nous Français, ne connaissant de souverains que les peuples eux-mêmes, notre système n’est point la domination mais la fraternité. » Comment, en cas de conflit, se concilierait la conception des limites naturelles avec le droit révolutionnaire de tous les groupements humains à rester indépendants ? Ni Carnot, ni Danton ne se le demandent, et, à vrai dire, le problème est insoluble. Mais il leur paraissait que, dans les limites naturelles indiquées par eux, il ne se poserait pas. Tous les peuples compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées demanderaient spontanément à faire corps avec la France. Danton savait que, si cet agrandissement territorial devait effrayer les puissances de l’Europe, en revanche il les rassurait contre l’expansion indéfinie de la propagande. La France révolutionnaire irait jusqu’à ce qu’elle appelait ses limites naturelles, c’est-à-dire, en fait, qu’après avoir incorporé la Savoie et Nice, elle incorporerait les pays allemands cis-rhénans, la Belgique et une partie de la Hollande. Mais au delà, son action cessait. Une agitation révolutionnaire illimitée se précisait et se fixait en un agrandissement révolutionnaire et national, mais défini et limité. Carnot, comme pour entrer dans toute la pensée de Danton, démontrait que la France avait le droit de refuser les demandes d’annexion qui se produiraient, quand ces annexions auraient pour effet de déformer la France, de la pousser hors des barrières naturelles qui devaient la protéger. Et c’est au nom du droit national, c’est au nom de la souveraineté nationale que Carnot marquait des limites à l’entraînement et à la sollicitation révolutionnaires des peuples. Les peuples n’avaient pas de droit sur la France : ils n’avaient pas le droit de s’unir à elle malgré elle. Il n’y a pas une République universelle qui puisse, dans l’intérêt de l’universelle liberté, adjoindre à la France tel ou tel peuple ; il y a une République française qui a le droit de se protéger elle-même contre les agrandissements dangereux aussi bien que contre les démembrements.

ancienne Église de la Madeleine.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Dans le système de la République universelle, cette réunion pourrait paraître exister de droit ; mais, sans énoncer aucune opinion à ce sujet, j’observerai qu’en supposant démontrée la possibilité de cette République universelle, le moyen le plus simple d’y parvenir serait sans doute moins de nous étendre de toute part avec précipitation et sans assurer notre marche que d’établir dans le cercle que la nature nous a tracé, entre les fleuves et les chaînes de montagne, une prospérité dont le tableau pût fixer le désir des peuples circonvoisins et les entraîner à l’imitation par le charme de la félicité publique !

« Dire que la souveraineté réside dans l’universalité du genre humain, c’est dire que la France n’est qu’une portion du souverain, qu’elle n’a pas le droit, par conséquent, d’établir chez elle les lois qui lui conviennent, et nous avons pour principe, au contraire, que tout peuple, quelle que soit exiguïté du pays qu’il habite, est absolument maître chez lui, qu’il est égal en droits au plus grand, et que nul ne peut légitimement attenter à son indépendance, à moins que la sienne propre se trouvât visiblement compromise.

« En nous faisant une loi d’admettre ainsi à réunion tous ceux qui le désireraient ou paraîtraient le désirer, nous nous exposerions à voir bientôt venir siéger parmi nous nos plus implacables ennemis ; car après avoir obtenu leur incorporation, et, par conséquent, le droit de représenter à la diète française, par les démonstrations d’une fraternité peut-être simulée, rien ne pourrait les empêcher d’apporter dans le sein du Corps législatif une masse d’opinions anti-populaires, qui replongeraient la République dans le chaos et la confusion des principes. »

Mais quel temps que celui où la France révolutionnaire croyait avoir à se défendre contre l’empressement excessif des peuples à se réunir à elle ! Elle faisait savoir à tous qu’au delà de ses limites naturelles elle n’accepterait pas même les demandes spontanées d’incorporation. Ainsi la théorie des limites naturelles rendait possible la paix avec l’Europe. Avec la propagande révolutionnaire universelle, non seulement la paix était impossible, mais elle était inconcevable. Qu’aurait signifié en effet un contrat qui pouvait être bouleversé dès le lendemain par le mouvement d’une partie des peuples avec lesquels la France aurait négocié ? Au contraire, s’il était bien entendu qu’en aucun cas la France ne sortirait des limites une fois fixées, une base précise s’offrait aux négociations. L’idée de Danton devait agir aussi comme un calmant sur le monde : car les minorités révolutionnaires disséminées en Europe contiendraient leur impatience, et accorderaient leur marche avec l’évolution plus lente de l’ensemble, si elles savaient qu’en aucun cas la France révolutionnaire ne consentirait à les annexer. L’annexion était, en somme, la seule protection constante et certaine, comme Forster le répétait aux Mayençais. Ainsi le refus d’annexion était une invitation à la prudence.

Voici donc que, dans ce système, la France révolutionnaire se dresse, fière, inflexible, héroïque, jusqu’à ce qu’elle ait obtenu de tous la reconnaissance de son large droit au soleil et à la vie. Ce n’est pas dans une posture humble qu’elle sollicite les tyrans : elle ne veut pas avec eux d’un accommodement où une partie de sa liberté serait compromise : et c’est pourquoi elle est allée jusqu’au bout de son droit, en frappant son roi à mort.

Ainsi ce n’est pas une Révolution timide et embarrassée d’elle-même que l’Europe et le monde accepteront et comme il faut qu’elle donne aux peuples et aux souverains l’impression qu’elle a été grandie et non affaiblie par la crise révolutionnaire, elle s’étendra jusqu’à ses limites naturelles. Elle sera la nation libre, puissante, glorieuse, dont la grandeur mesurée, mais visible et sensible à tous, attestera que la Révolution est un principe de force : la grandeur nationale ainsi entendue sera encore un hommage à la Révolution.

Mais en même temps qu’elle marquera sa large place dans le monde, la France cessera d’être pour les autres peuples une menace ou une énigme. Elle ne prétendra pas bouleverser incessamment, au nom du droit révolutionnaire, les rapports intérieurs et extérieurs des nations. Elle entrera dans le système général de l’Europe, se liera par des traités, affermira la paix. Alors les luttes des partis, exaspérés maintenant en France par la violence de la crise, s’y atténueront, s’y convertiront en fécondes rivalités. Une démocratie généreuse et ouverte, toujours occupée à soutenir et à élever les humbles sans abattre les énergies altières et les entreprises hardies, développera dans le calme ses passions réglées et fortes. Voilà le grand rêve qui emplissait à cette heure le front de Danton.

Michelet se trompe lorsque, sous l’impression de l’erreur commise par lui à propos du procès du roi, il croit que Danton, à cette date, est découragé et inquiet : « Il se vit, lui Danton, avec sa force et son génie, asservi à la médiocrité inquisitoriale et scolastique de la société jacobine, condamné à perpétuité à subir Robespierre comme maître, docteur et pédagogue, à porter l’insupportable poids de sa lente mâchoire, jusqu’à ce qu’il en fût dévoré. »

Non, certes : il n’eut jamais plus de confiance en lui-même et en l’avenir qu’en ces premiers jours de 93. Il croyait que, par le génie militaire de Dumouriez, la France allait être maîtresse de la Hollande, comme de la Belgique, et obliger à la paix l’Angleterre menacée dans son commerce. La paix avec l’Europe, il en dessinait déjà les conditions : il se voyait par la seule puissance de son génie, par la force de son vouloir et la précision de sa pensée, le chef de la Révolution belliqueuse, et bientôt le chef de la France pacifiée, l’organisateur et le guide d’une démocratie puissante et heureuse. Ce n’est point par découragement qu’il pèche à cette heure, mais par excès de confiance en lui-même.

Son plan était admirable de netteté : mais il y a deux choses qu’il n’avait point prévues : la défaite de Dumouriez, et l’impuissance de la Révolution à supporter, sans se déchirer elle-même, des revers passagers. Il était soulevé par un grand espoir. Ce qu’il dira quelques jours plus tard à Guadet qui l’attaquait : « Tu ne connais pas ma force », il le disait toujours en sa pensée aux événements et aux hommes. Sans doute, quoiqu’il vécut surtout de l’action immédiate et des joies présentes de la vie, il n’était pas insensible à la gloire de sauver tout ensemble et d’ordonner la Révolution. Et quand il levait les yeux, il voyait « le Panthéon de l’histoire ».

La démission de Roland, qui se retira le 31 janvier et fut remplacé par Garat, et celle de Pache, qui fut remplacé par Beurnonville, ami de Dumouriez, répondirent à la pensée de Danton. Roland s’en allait, usé, découragé, et la retraite du vieillard chagrin, vaniteux et funeste permettait d’espérer une réconciliation des partis. Pache, lui, n’était pas un homme fini. Il est malaisé de juger son œuvre au ministère de la guerre. Il l’avait reçu en pleine désorganisation. Les anciens commis, expérimentés, mais suspects de tendances contre-révolutionnaires, avaient été écartés, et tout un nouveau personnel, souvent dévoué, parfois tapageur et brouillon, avait pris possession des bureaux. Il avait fallu à Pache une patience infinie, un sens révolutionnaire familier et tenace, pour ne pas se rebuter et pour tirer de ce mécanisme irrégulier des effets en somme très grands. L’hostilité de Dumouriez, qui voulait être maître de tout dans son armée, avait encore rendu la tâche du ministre plus difficile. La démocratie parisienne avait le sentiment de tout cela, et bientôt elle élèvera Pache à la mairie. Mais, par le choix de Beurnonville, un gage de bon vouloir était donné à Dumouriez, et on pouvait se figurer que l’accord rétabli entre le ministère de la guerre et les généraux allait donner un nouvel élan à la victoire.

Mais la Révolution, en guerre avec l’Europe, avait tout de suite besoin de deux choses : de beaucoup d’argent et de beaucoup d’hommes. Les ressources, c’est encore Cambon qui les procure par la création de 800 nouveaux millions d’assignats. Terrible surcharge !

Cambon avait beau assurer que le gage territorial des assignats était encore surabondant, l’inquiétude se répandait. Des patriotes vinrent proposer d’agrandir ce gage. Une section de Paris offrit ses propriétés immobilières comme hypothèque aux assignats. La même motion fut faite aux Jacobins et appuyée par l’ensemble des sections. Elle atteste l’admirable dévouement révolutionnaire. La nation semblait disposée à engager tout son actif dans la Révolution : c’était, contre l’étranger, la levée en masse des fortunes en attendant la levée en masse des hommes.

La proposition était d’aspect grandiose, mais elle était inacceptable. D’abord, elle changeait complètement le caractère de l’assignat. Celui-ci, au lieu d’être la représentation des biens appartenant aux puissances du passé, aurait été gagé sur les biens de la puissance nouvelle, de la démocratie bourgeoise et révolutionnaire. Tant que l’assignat ne reposait que sur les biens d’église nationalisés et sur les biens des émigrés, il n’entamait pas les ressources de l’avenir ; il opérait au contraire le transfert des domaines du passé aux hommes libres de demain. Mais à chaque assignat nouveau émis sur les propriétés individuelles, la Révolution se serait dévorée elle-même, et cette impression aurait appesanti le cours des assignats plus que l’agrandissement apparent du gage ne l’aurait soutenu.

Nul n’aurait pu savoir d’avance quelle charge, au jour de la liquidation finale, pèserait sur les propriétés individuelles ainsi hypothéquées ; et cette indétermination aurait paralysé toutes les transactions ; comment acheter et vendre, quand les biens immobiliers sont grevés d’une hypothèque aléatoire et que ni l’acheteur, ni le vendeur ne peuvent calculer ? C’eût été jeter dans l’agiotage toute la fortune immobilière de la France. Et quel embarras au jour du règlement ! Comme toutes les propriétés des patriotes seraient hypothéquées, et que ceux qui n’auraient pas de ressources disponibles pour couvrir la valeur des assignats à rembourser auraient été obligés, tous ensemble, de mettre leurs biens en hypothèques, la dépréciation de tout le domaine foncier aurait été formidable.

Enfin, à moins de faire de cette hypothèque générale une hypothèque légale et forcée s’imposant à tous les domaines en proportion de leur valeur, il n’y aurait eu que les biens des meilleurs patriotes qui auraient été hypothéqués ; et les contre-révolutionnaires ou les indifférents, ou les tièdes, n’auraient pas offert leurs biens en gage. Ainsi, c’est sur les défenseurs les plus dévoués de la Révolution, et sur eux seuls qu’aurait pesé toute la charge. Et l’opération aurait abouti, à quoi ? à l’expropriation des révolutionnaires.

Mais si la combinaison proposée était en effet inadmissible, elle marquait du moins que la France commençait à craindre d’être arrivée à l’extrême limite du crédit de l’assignat. Il faudra, pour soutenir celui-ci, chercher des ressources complémentaires. Et au lieu d’accepter le sacrifice exclusif des patriotes, il faudra imposer ce sacrifice à tous les riches. De là l’idée de l’emprunt forcé selon une règle progressive, idée qui apparaîtra bientôt et dont l’offre téméraire des patriotes est une sorte d’ébauche.

Les forces militaires dont pouvait disposer la Convention étaient bien diminuées ; partout, en Allemagne, en Belgique, par l’effet du froid, du dénûment, et aussi par la retraite des volontaires qui ne s’étaient engagés que pour une campagne, les armées avaient fondu de plus de moitié ; et pour reconstituer l’effectif nécessaire de cinq cent mille hommes, il fallait faire une nouvelle levée de trois cent mille. Le Comité militaire et son rapporteur Dubois-Crancé voulurent profiter de cette nécessité pour réorganiser l’armée. Elle était formée, on le sait de deux éléments. Il y avait des bataillons de troupes de ligne, et il y avait des bataillons de volontaires.

Il y avait environ deux bataillons de volontaires pour un bataillon de ligne. Ces deux éléments n’étaient pas soumis au même régime. La durée de service des troupes de ligne était fixe ; celle des volontaires était variable. La solde des volontaires était plus élevée que celle des troupes de ligne. Les officiers des troupes de ligne étaient nommés par le pouvoir exécutif ; les officiers de volontaires étaient élus par les soldats. La discipline, le Code pénal n’étaient pas les mêmes.

De plus, il y avait surabondance d’officiers de cadres dans les troupes de ligne, malgré la désertion, l’émigration ou la démission d’un grand nombre d’officiers aristocrates. Cela tenait à ce que le recrutement des soldats des troupes de ligne était arrêté depuis que la Révolution avait aboli la milice et constitué son armée par des appels de volontaires.

Les officiers et bas officiers restants auraient pu encadrer une armée plus nombreuse. Au contraire, les volontaires ne savaient parfois où trouver, parmi eux, des officiers capables de les commander. Enfin, l’esprit de tous les soldats, à quelque élément qu’ils appartinssent, était excellent. Les volontaires, peu habitués à une discipline exacte, étaient capables pourtant de se l’imposer à eux-mêmes, en face du danger et sous l’inspiration de chefs en qui ils avaient confiance ; et les soldats de ligne, plongés depuis des années dans la vie ardente de la Révolution, soutenus et encouragés par elle dès le début contre les officiers nobles et factieux, avaient au cœur l’amour de la liberté et le respect de la loi.

À Jemmapes comme à Valmy, il y avait eu une admirable coordination des efforts, une fusion complète des volontés et des courages. Pourtant, il n’était pas bon qu’un chef intrigant et habile pût jouer, en quelque sorte, de la diversité des éléments qu’il avait en main, inoculer peu à peu aux soldats de ligne un esprit de corps, et faire d’eux les clients du chef plutôt que les serviteurs de la patrie.

C’est pour toutes ces raisons que Dubois-Crancé et le Comité militaire proposèrent, dans la séance du 7 février, ce qu’on appelle l’amalgame. Dans leur système, l’unité de régime devait être réalisée : deux bataillons de volontaires et un bataillon de ligne seraient groupés en une demi-brigade. L’uniforme, la solde, la discipline seraient les mêmes. Le mode de nomination des officiers serait le même. Le principe général était celui-ci : Dans tous les grades, sauf celui de chef de brigade et de caporal, l’avancement devait avoir lieu de deux manières, savoir : le tiers par ancienneté de grade roulant sur toute la demi-brigade, et les deux tiers au choix. Le choix devait être fait par chaque bataillon intéressé. Mais le bataillon pouvait désigner les candidats sur toute la demi-brigade. Ils devaient être pris dans le grade immédiatement au-dessous de celui qui devait être pourvu.

« Les électeurs seront, dans le bataillon où l’emploi sera à nommer, tous les membres subordonnés au grade qui sera vacant ; l’appel sera fuit en présence du commandant par le sergent-major de chaque compagnie, et ils nommeront à haute voix par appel nominal de chaque compagnie. L’élection sera faite par les individus présents au drapeau ; ceux qui seront de service pourront envoyer leur élection signée d’eux ou de deux témoins. »

Les électeurs doivent, pour chaque grade, proposer trois candidats ; et le choix entre ces candidats est fait par les individus de grade égal à celui qui est vacant et de même bataillon.

Voici, par exemple, la première demi-brigade d’infanterie : elle est formée du 1er bataillon du 1er régiment d’infanterie et des deux bataillons de volontaires qui sont le plus à sa portée. Supposons qu’il faille pourvoir à trois vacances de lieutenant. Un des trois postes sera donné à l’ancienneté sur toute la demi-brigade ; c’est-à-dire que si les vacances sont dans un bataillon, ce n’est pas le sous-lieutenant le plus ancien de ce bataillon, c’est le sous-lieutenant le plus ancien de toute la demi-brigade qui sera nommé. Restent deux postes à pourvoir au choix. Ici, ce sont seulement les électeurs du bataillon intéressé qui interviennent : par exemple, s’il faut nommer un lieutenant dans le deuxième bataillon de volontaires, les propositions seront faites à haute voix et sur appel nominal, par tous les sous-lieutenants, sergents-majors, sergents, caporaux fouriers, caporaux et soldats du bataillon. Mais ils pourront prendre leurs candidats parmi les sous-lieutenants de toute la demi-brigade. Et quand ces trois sous-lieutenants, candidats à la lieutenance, auront été ainsi désignés, le choix définitif sera fait sur cette liste par tous les lieutenants du bataillon.

On voit que ce système offrait aux officiers de ligne, dont la Convention voulait reconnaître la fidélité et le dévouement, des garanties très sérieuses. Ils étaient, en général, plus anciens dans leur grade que les officiers des volontaires, car ceux mêmes qui avaient été promus depuis la Révolution l’avaient été, pour la plupart, avant la fin de 1791, c’est-à-dire avant l’appel des premiers volontaires, l’émigration des officiers nobles ayant commencé bien plus tôt. Par conséquent, ils étaient assurés d’avoir d’abord à peu près le tiers des promotions réservé à l’ancienneté ; et comme l’ancienneté portait sur toute la demi-brigade, les emplois vacants même dans les deux bataillons de volontaires devaient dans une assez large mesure revenir aux officiers du bataillon de ligne. En outre, quand un officier d’un bataillon de ligne était connu par son mérite, par ses services, par son dévouement à la Révolution, les volontaires d’un bataillon voisin de la même demi-brigade étaient tout naturellement portés à l’appeler parmi eux, et à lui conférer même les grades au choix.

Observez, en outre, que dans ce système, très étudié, il y avait une combinaison très habile et un très ingénieux équilibre de l’élection par les subordonnés et de la cooptation par les égaux. Ce sont tous les subordonnés, des sous-lieutenants aux soldats, qui présentent une liste de trois noms pour un emploi de lieutenant ; et ce sont tous les lieutenants qui sur ces trois noms font un choix. Et le dernier mot, après une série déterminée d’épreuves, reste à la puissance élective, au suffrage du bataillon : en effet, quand un candidat a été présenté trois fois de suite, à une quatrième présentation il est nommé de droit. Ainsi les choix téméraires, ceux qui résulteraient de la vile complaisance de la troupe pour un chef corrupteur qui sèmerait l’argent ou flatterait l’instinct d’indiscipline, peuvent être ou écartés, ou longtemps ajournés, et cependant la volonté prolongée du soldat finit toujours par prévaloir.

Pour le grade tout à fait inférieur, celui de caporal, et pour les grades tout à fait supérieurs, le règlement est autre. Pour les caporaux (cela est tout naturel) aucune part n’est faite à l’ancienneté. Ils sont nommés à la majorité absolue parmi tous les soldats du bataillon et par tous les soldats de la compagnie. Ici le principe de l’élection joue seul. Au contraire, pour les grades et emplois supérieurs, l’élection intervient peu ou point. L’emploi du chef de brigade (celui qui s’appelait naguère colonel et qui est, en réalité, le commandant de la demi-brigade) doit être donné à celui des chefs de bataillon qui est le plus ancien par date de commission en cette qualité. Ainsi, en fait, le chef de la demi-brigade a bien été désigné en quelque mesure, puisque c’est un des bataillons de la demi-brigade qui, en le nommant chef de bataillon, lui a par là même ouvert éventuellement le commandement de la demi-brigade. Mais ce n’est pas l’élection directe, et la désignation, ainsi automatiquement faite par l’ancienneté entre des officiers recrutés d’ailleurs jusque-là selon la loi dominante du choix, ne permet aucun intervalle, aucune hésitation et aucune intrigue entre la disparition du chef ancien et l’apparition du chef nouveau. Au-dessus du grade de chef de brigade, c’est-à-dire pour les généraux de brigade, pour les généraux divisionnaires et pour les généraux en chef, c’est le pouvoir exécutif, représentant l’ensemble de la République, qui intervient. Pour les généraux de brigade et les généraux divisionnaires, un tiers est donné à l’ancienneté, deux tiers au choix, par le ministre de la guerre pour les généraux de brigade, et par le Conseil exécutif pour les généraux de division. Les généraux en chef sont choisis par le Conseil exécutif parmi les généraux divisionnaires sous la ratification expresse de l’Assemblée nationale ; et c’est encore l’élection, mais par la nation toute entière concentrée en ses représentants.

Chose curieuse ! Aujourd’hui, au commencement du vingtième siècle, les réacteurs militaires, ceux qui veulent remplacer, par une armée hybride et semi-prétorienne où domineraient les rengagés et les stipendiés, l’armée nationale et démocratique évoluant lentement vers le système des milices, ceux-là osent faire appel, en faveur de leur thèse, aux conceptions de Dubois-Crancé, aux souvenirs de l’amalgame. C’est devenu maintenant la tactique de la contre-révolution d’invoquer les formules de la période révolutionnaire. Les réacteurs invoquent les Droits de l’homme, c’est-à-dire l’affirmation souveraine de la personne humaine, pour maintenir les institutions théocratiques qui en sont la négation. Ils évoquent les principes de la Révolution française pour sauver les congrégations, que la Révolution supprima, et pour leur livrer l’enseignement d’où elle les exclut. Et ils invoquent de même l’œuvre admirable des Conventionnels de 1793, nationalisant et démocratisant l’armée, pour instaurer une armée d’oligarchie et de métier qui serait pour la démocratie et pour la nation un péril mortel. Par quelle prodigieuse dénaturation et sophistication, il est à peine besoin de l’indiquer. Ils demandent qu’une masse de soldats rapidement instruits soit encadrée dans une armée plus stable de rengagés avec primes. Et ils disent : Qu’était-ce que l’amalgame, sinon une combinaison pour appuyer les volontaires, soldats de passage, à la solidité des troupes de ligne ?

Honneurs rendus à la mémoire de Le Pelletier de Saint-Fargeau.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

Mais d’abord, il s’en faut de beaucoup que même pour les troupes de ligne, les hommes de la Révolution aient cru à la nécessité du service à long terme et d’un long encasernement. Toutes leurs lectures au contraire, toutes leurs habitudes d’esprit tendaient à détourner le moins possible le soldat de la vie civile. C’est cette inspiration civile qu’ils avaient reçue d’œuvres comme celle de Servan, « le soldat citoyen, » qui recommandait le service universel, mais à très court terme et sur place. C’est cette inspiration qui se dégageait pour eux de l’ancienne histoire de Rome si puissamment commentée par Montesquieu, de Rome qui demeura forte et libre tant que le soldat resta citoyen et ne s’éloigna de ses foyers que pour une campagne, qui perdit ses mœurs et sa liberté, quand la longueur des guerres créa les armées professionnelles séparées de la nation.

Mais même les hommes de métier, les écrivains techniques de l’ancien régime avaient tourné les esprits dans le même sens. Je vois par exemple dans l’Essai général de tactique, de M. de Guibert (édition de Londres, chez les libraires associés, 1772), qui eut un si grand retentissement, de fortes pages qui recommandent surtout l’éducation militaire sur place. Il veut que l’exemple de l’éducation militaire, des exercices du corps, soit donné de haut, et se propageant ainsi peu à peu dans toutes les classes, aille jusque dans les plus pauvres villages former des soldats. « Le goût des armes et des exercices militaires ramené dans la noblesse, passera bientôt chez le peuple ; la bourgeoisie ne regardera plus l’état de soldat comme un opprobre ; la jeunesse des campagnes ne craindra plus de tomber à la milice ; elle s’assemblera, les dimanches et fêtes, pour disputer des prix de sauts, de course et d’adresse. Ces prix que le gouvernement fonderait dans chaque paroisse, vaudraient mille fois mieux que la stérile et coûteuse assemblée annuelle des milices ; car ayez des paysans vigoureux, lestes, déjà accoutumés au bruit des armes et à les manier ; ayez en même temps une bonne discipline et des officiers, vous formerez bientôt des soldats. Qu’on ne croie pas, au reste, qu’une révolution pareille dans les esprits et dans les mœurs fût funeste ni à l’agriculture, ni à la tranquillité du royaume. Une nation ainsi constituée n’en serait que plus portée et endurcie aux travaux. Ce sont les peuples laborieux qui sont les plus guerriers. Qu’on se rappelle les Romains dans leurs beaux jours, qu’on voie les Suisses ! L’État y gagnerait la réforme d’une partie de ces années nombreuses qu’il entretient sur pied…

« Si enfin l’on ne veut pas que le royaume entier devienne une école de travaux de la guerre, il faudrait du moins que lorsque les soldats sont enrôlés, les exercices du corps fissent une partie considérable de leur instruction. Il est étrange qu’uniquement dressés à manier un fusil et à garder pendant trois heures des attitudes pénibles et contraires au mécanisme du corps, ils n’aient, quand la guerre arrive, aucune habitude des travaux qu’elle exige…

« Si l’on me dit que les exercices actuels les occupent déjà assez, je répondrai que c’est parce que nos manœuvres sont compliquées, nos méthodes d’instruction mal entendues, notre prétention de précision et de perfection sur beaucoup de points minutieuse et ridicule. Je répondrai que la preuve que nos soldats ne sont pas assez occupés, c’est que pour remplir, dit-on, leur temps, on les surcharge de règles de discipline inquiétantes et odieuses. C’est qu’on a créé une tenue qui leur fait passer trois heures par jour à leur toilette, qui en fait des perruquiers, des polisseurs, des vernisseurs, tout, en un mot, hormis des gens de guerre. Et que résulte-t-il de cette vie fainéante et pourtant pénible, de ces travaux qui se font la plupart assis et à l’ombre ? C’est qu’un soldat qui a servi dix ans, ayant perdu toute souplesse, toute aptitude aux travaux du corps, est contraint de se faire artiste, laquais ou mendiant. Qu’arriverait-il de l’échange de ces occupations frivoles en travaux durs et pénibles ? C’est qu’un laboureur serait plus propre à être soldat ; c’est qu’un soldat quittant ses travaux, reprendrait sans peine la bêche et la charrue. »

Quand déjà, sous l’ancienne monarchie, les écrivains militaires discréditaient à ce point le régime de la caserne, comment les révolutionnaires auraient-ils eu quelque goût pour lui ? J’ai déjà cité le rapport de Carnot à la Législative où il proposait une organisation analogue à celle des Suisses. C’était, avec l’accent démocratique et révolutionnaire, la reprise des idées de Guibert. Et que dit dans l’introduction à ses Mémoires le maréchal Gouvion Saint-Cyr qui, jeune, a pris part aux guerres de 1792 et de 1793 ? Comment caractérise-t-il les troupes de ligne et les volontaires ?

« Les régiments de ligne ne manquaient pas absolument d’instruction ; mais ils n’avaient que celle nécessaire à la parade et dans les évolutions de la paix ; ils étaient extrêmement faibles, ayant beaucoup perdu par la désertion. Le recrutement ne pouvait les compléter. Les jeunes gens préféraient d’entrer dans les bataillons de volontaires.

« En général, la troupe de ligne était favorable à la Révolution qui l’avait soustraite à la discipline allemande, introduite si impolitiquement sous le ministère de M. de Saint-Germain : cet esprit était soutenu par les sous-officiers devenus officiers ; cependant quelques corps, surtout ceux qui étaient composés d’étrangers, laissaient apercevoir des dispositions moins favorables, qui diminuaient la confiance qu’on aurait dû avoir sur l’ensemble. Cette troupe était d’un physique faible, comme le seront toujours celles qui auront longtemps habité les casernes. Le soldat n’y reçoit qu’une nourriture insuffisante ; les vices qu’il y contracte à la suite de l’oisiveté et les maladies graves qu’ils amènent, ont bientôt détruit la santé du plus robuste, et le mettent hors d’état de supporter les fatigues de la guerre. Il n’en était pas de même des deux cents bataillons de volontaires ; sous les rapports du complet, de la vigueur et de l’esprit patriotique, ils ne laissaient rien à désirer, et pouvaient être cités pour modèle. »

Ce n’est donc pas pour encadrer les volontaires dans les troupes de ligne que Dubois-Crancé proposait l’amalgame. Au demeurant, les bataillons ne se confondaient pas : ils étaient simplement rapprochés et coordonnés dans une même demi-brigade. La troupe de ligne ne fournissait pas ses cadres aux volontaires. Si ceux-ci élisaient un officier de ligne, c’était par un libre choix ; et l’officier élu était par cela même pénétré d’un esprit nouveau, l’esprit de démocratie et de Révolution dont les volontaires étaient animés. Le but de la Révolution à ce moment était, au contraire, de faire entrer les troupes de ligne, sans blesser leur amour-propre et leurs intérêts, dans le système général des volontaires. Ainsi (ce n’est qu’un détail, mais bien significatif), c’est l’uniforme des volontaires qui devenait l’uniforme commun de l’armée. Ainsi surtout, c’est par le principe de l’élection appliqué jusque-là pour les volontaires seuls, que devaient se faire désormais toutes les promotions. L’amalgame n’avait pas pour objet de créer une organisation militaire distincte de la nation où l’on verserait la cohue des forces improvisées. Il avait au contraire pour but d’assurer l’unité de l’armée dans un commun esprit de démocratie et de liberté, et de faire en réalité des bataillons de lignes de véritables bataillons de volontaires servant un peu plus longtemps. C’est pour cela que dans la demi-brigade deux bataillons sur trois sont de volontaires. Les paroles de Dubois-Crancé sont décisives :

« Hé ! bien ! a-t-on dit, égalisez les forces, égalisez les droits ; amalgamez un bataillon de volontaires avec un bataillon de ligne.

« Je réponds qu’en suivant ce système, au lieu de détruire, ainsi que se l’est proposé votre comité, tous les vestiges de l’ancien régime, on les fortifierait, on en doublerait l’action et les dangers. Si un bataillon de ligne est tellement dans la main de ses officiers qu’il soit susceptible du mouvement qu’ils commanderaient, nul doute que le bataillon de volontaires qui y serait amalgamé, ayant moins d’ensemble, moins d’esprit de corps, étant mélangé d’hommes qui n’ont pas toujours le patriotisme pur pour guide, ne fût complètement subjugué par l’esprit de la troupe de ligne. Ce ne serait donc plus des volontaires que vous feriez des soldats de ligne ; mais ce serait des soldats de ligne que vous feriez de nos volontaires ; personne n’en serait la dupe et dès lors plus de recrutement, ni pour les volontaires, ni pour la ligne.

« …Si les deux lignes ne sont pas détruites, s’il existe un point de démarcation quelconque, si la troupe de ligne n’est pas fondue dans les volontaires nationaux (c’est Dubois-Crancé qui souligne), si enfin l’esprit différent, quant au régime intérieur de ces corps, marche de front sous quelque forme, sous quelque dénomination que ce soit, il ne reste aucun espoir pour le recrutement de la troupe de ligne, aucun moyen d’anéantir les préjugés, de rétablir les principes. Ce serait, dit-on, détruire la discipline. De quelle discipline parle-t-on ? Est-ce de cette obéissance aveugle que Lafayette commandait à ses sbires ? Il y a longtemps qu’on sait que je me suis élevé contre cette monstruosité. Ah ! si elle eût existé cette discipline, si elle n’eût pas été violée, que de sang eût coûté la Révolution ?

Lettre de J. Penjon.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


«…On craint l’ascendant des volontaires dans la nomination aux emplois : eh ! tant mieux, car il est temps d’écarter jusqu’au soupçon d’aristocratie. Mais doute-t-on que ces volontaires feront alliance avec les soldats de ligne ? Que par le plus puissant des intérêts, ils ne donnent la préférence à ceux qui, aussi braves et plus instruits, seront les dépositaires de leur vie et de leur honneur devant l’ennemi ? Si un volontaire a du talent, sans doute il sera choisi, et c’est un acte de justice, mais si un sous-officier ou un soldat de ligne en montre davantage, nul doute qu’il aura la préférence. Parcourez nos bataillons et vous verrez que tous ceux qui avaient une teinture de l’art militaire, ont été choisis pour officiers ; vous verrez des commandants de bataillon, qui n’étaient que de simples soldats. Ce ne sont pas des honneurs que nos volontaires recherchent, c’est l’honneur. »

Et Saint-Just insistait sur la nécessité de l’élection, dans les limites marquées par Dubois-Crancé ; elle porterait jusque dans l’armée l’esprit démocratique sans compromettre le droit supérieur et central de la République.

« Je ne prétends pas dissimuler le danger des élections militaires si elles pouvaient s’étendre à l’état-major des armées et au généralat ; mais il faut poser les principes et les mettre à leur place. Les corps ont le droit d’élire leurs officiers parce qu’ils sont proprement des corporations. Une armée ne peut élire ses chefs, parce qu’elle n’a point d’éléments fixes, que tout y change et y varie à chaque instant ; une armée n’est point un corps : elle est l’agrégation de plusieurs corps qui n’ont de liaison entre eux que par les chefs que la République leur donne ; une armée qui élirait ses chefs serait donc une armée de rebelles… L’élection des chefs particuliers des corps est le droit de cité du soldat… L’élection des généraux est le droit de la cité entière. Une armée ne peut délibérer ni s’assembler. C’est au peuple même ou à ses légitimes représentants qu’appartient le choix de ceux desquels dépend le salut public. »

Et Saint-Just donne à la Convention un avertissement qui recevra bientôt de la trahison de Dumouriez une confirmation singulière. « Si vous éprouvez des revers, réfléchissez quels hommes, dans l’état actuel, doivent les premiers abandonner la République. Si vous êtes vainqueurs, l’orgueil militaire s’élève au-dessus de votre autorité ; l’unité de la République exige l’unité dans l’armée ; la patrie n’a qu’un cœur, et vous ne voulez plus que ses enfants se le partagent avec l’épée. »

En fait, comme nous le verrons, ce sont les bataillons de volontaires qui firent échouer le plan de trahison de Dumouriez, que les troupes de ligne fascinées auraient suivi jusqu’au bout, jusque dans le crime. C’est pour assurer la Révolution contre ces surprises de l’esprit de corps que la Révolution projetait l’amalgame et nationalisait l’armée.

C’est dans le même esprit que Jean Bon Saint-André proposait à la Convention, le 5 février, une réorganisation démocratique de la marine. De larges emprunts devaient être faits à la marine marchande pour remplacer les officiers aristocrates démissionnaires ou émigrés. Et là aussi, le principe électif et populaire devait prévaloir. « C’est par des élections que le peuple exerce le droit qui lui appartient de nommer les représentants et les magistrats. Vous avez donné aux bataillons des gardes nationaux la faculté de nommer leurs officiers ; des militaires ont cru voir des inconvénients dans cette méthode, mais le principe n’en est pas moins bon. C’est aussi une élection que je vous propose. Elle n’aura pas le désavantage de celles des bataillons de volontaires ; elle ne sera pas faite par les équipages des vaisseaux que ces officiers devront commander, mais par les assemblées des marins de chaque département des classes réunis dans le chef-lieu de la classe. Ces assemblées n’auront que le droit de désigner le nombre des sujets qui leur seront demandés ; et le ministre de la marine décidera s’ils remplissent les conditions prescrites par la loi, et ne pourra leur délivrer de brevet qu’autant que ces conditions seront remplies. »

C’est le 24 février que la Convention adopta le projet de Dubois-Crancé sur l’amalgame et sur le mode de promotion. Les dispositions de la loi nouvelle vont se heurter, naturellement, pendant des mois encore, à bien des difficultés et à bien des résistances. Il n’est pas aisé de transformer en pleine guerre l’organisation d’armées immenses dispersées sur toutes les frontières, tiraillées entre la guerre extérieure et la guerre civile, et formées de recrues pour lesquelles il était difficile de trouver immédiatement les cadres nécessaires. Pendant sept ou huit mois il y aura du flottement.

Dans la grande et admirable instruction adressée en mai 1793 par le Comité de salut public aux représentants de la Convention en mission dans les départements, on voit tout ensemble la préoccupation du Comité d’organiser l’armée selon la loi du 24 février et les difficultés auxquelles il se heurte :

« Les armées se recrutent, elles seront bientôt au grand complet de guerre. Le citoyen Beurnonville a publié, lorsqu’il était ministre de la guerre, une instruction relativement au recrutement des quatre armées, à l’exécution de la loi du 24 février, et au renouvellement des volontaires destinés à compléter chaque armée. C’est dans les lieux de rassemblement indiqué par cette instruction que chaque armée doit trouver son complément. On ne peut trop accélérer l’incorporation des volontaires. Il faut s’empresser de compléter les cadres des armées.

« Il est nécessaire de faire disparaître les inconvénients trop sensibles d’une distribution inégale des forces des armées, de la difficulté de compléter tous les cadres dans quelques-unes et de l’insuffisance des cadres dans quelques autres. Le Comité de salut public a pensé que, dans les armées du Nord et de l’Est, où se trouvent presque tous les cadres des armées, il convient de porter au plus grand complet le plus grand nombre de cadres que l’on pourra remplir.

« On pourvoira au complément des autres cadres, en les faisant passer dans les autres armées, ou en leur faisant passer les volontaires réunis dans les autres lieux de rassemblement. Ce mouvement sera déterminé par les circonstances et la nécessité d’augmenter ou de diminuer la force des armées. »

Si j’ai anticipé sur la marche des événements en citant, dès maintenant, une instruction du Comité de salut public qui n’existe pas encore, c’est pour marquer avec précision l’immensité de l’effort que supposait la loi d’organisation du 24 février. C’eût été peu de chose s’il avait suffi de grouper deux bataillons de volontaires constitués et encadrés avec un bataillon de soldats de ligne, et de soumettre, à l’intérieur de chaque brigade ainsi formée, l’avancement au mode fixé par la loi. Mais les éléments mêmes de ces brigades étaient très dispersés. Et la proportion des cadres à la force de chaque armée était si variable qu’il fallait d’abord transporter une partie des cadres d’une armée à une autre. Et encore ce transport n’était pas toujours possible parce que les armées n’étaient pas homogènes. Il y avait, par exemple, des volontaires spéciaux à destination de la Vendée et qui s’étaient engagés exclusivement pour cette guerre. Ceux-là ne pouvaient être versés dans la masse.

« L’armée de la Vendée sera composée de deux éléments que les circonstances ne permettront pas de confondre. Ils (les commissaires) feront effectuer l’incorporation des recrues levées en exécution du décret du 24 février, mais ils maintiendront en bataillons séparés les citoyens qui ne se rendent à l’armée que pour terrasser le fanatisme et dissiper les rebelles, et ils permettront à ces bataillons de se retirer, lorsque la tranquillité publique sera complètement rétablie. »

Comment ces bataillons spécialisés, qui ne pouvaient être appliqués à un autre objet, auraient-ils pu être incorporés dans une demi-brigade, et liés à des troupes, qui, elles, pouvaient être dirigées sur tous les points de la guerre ? Voici encore, à titre d’exemple, une difficulté de détail. Quand Mayence capitulera, les troupes françaises auront permission de sortir avec leurs armes, mais sous la promesse de ne plus combattre contre les alliés. Elles ne pouvaient donc plus être utilisées que contre les ennemis de l’intérieur, contre les factieux. Elles furent envoyées en Vendée, mais comment celles-là aussi, n’ayant qu’un champ d’action restreint, auraient-elles pu être associées dans une organisation permanente à des forces qui pouvaient être portées partout ? Mais la difficulté essentielle était l’inégale distribution des cadres selon les armées.

De plus, comme il était impossible de communiquer d’emblée un mouvement réglé et des habitudes strictes de discipline à une masse recrutée d’hier, sans instruction militaire et sans cadres, comme les officiers ne pouvaient conquérir sur ces levées une autorité morale immédiate, plus d’un observateur fut d’abord tenté d’imputer au principe électif, qui semblait mettre les officiers dans la dépendance des soldats, les premiers désordres inévitables. Ainsi, à l’armée de l’Ouest, les commissaires de la Convention, Goupilleau de Fontenay, et Jard-Panvillier, frappés du surcroît de difficultés qui semblait provenir de l’indiscipline de soldat, ne craignent pas de demander à la Convention d’abolir le système électif (18 juin 1793).


Brissot mettant ses gants.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Lorsque la ville de Niort se trouva menacée, il s’y rendit un assez grand nombre de recrues des départements voisins. Si, au moment de leur arrivée, nous avions eu des cadres pour les y placer, la loi eût été exécutée sans difficulté, et déjà les volontaires encadrés pouvaient être d’un très grand service. Mais il n’en est pas ainsi. Des troupes sans chef arrivaient, ne connaissant aucune règle, aucune discipline. L’ennemi était à nos portes. Il fallait bien ordonner une organisation provisoire pour que les généraux sussent à qui ils devaient transmettre leurs ordres, et que chacun sût qui devait commander et qui devait obéir. Qu’eût-il arrivé ? C’est que cette organisation provisoire, que les circonstances commandaient impérieusement, a pris trop de consistance. Les uns ont pris l’habitude de commander, les autres ont déjà placé exclusivement leur confiance dans ceux qu’ils se sont choisis. Il en résulte qu’aujourd’hui que nous voulons, conformément à l’un de vos arrêtés approuvés par la Convention nationale, doubler les compagnies qui viennent de l’armée du Nord (c’est-à-dire doubler le nombre des soldats dans les compagnies qui avaient des cadres surabondants), nous éprouvons les plus grandes difficultés. Les officiers, jaloux de conserver une autorité qui leur échapperait si leur troupe était encadrée, ont travaillé l’esprit de leurs soldats. Ils ne leur ont pas dit que le seul désir de conserver leurs épaulettes et leurs appointements les animait. Mais ils leur ont fait entendre que, confondus avec les soldats de ligne, ils seraient vexés par eux et qu’ils éprouveraient toutes sortes de mauvais traitements. Les bons habitants des campagnes, dont l’intelligence malheureusement n’égale pas le patriotisme, les ont crus, et leur entêtement à ne pas vouloir être encadrés nous met dans la cruelle alternative d’user de sévérité ou de laisser la loi sans exécution. Ce matin, un ou deux bataillons étaient assemblés sur la place. On a donné des ordres pour qu’une partie se réunît à tel corps et le reste à tel autre. Ç’a été en vain. On a éprouvé la résistance la plus formelle, et l’adjudant-général Dufour a été forcé de faire mettre en prison tous les officiers. Cette mesure qu’on croyait devoir produire quelque effet a été inutile. Enfin, il nous a fallu commander le régiment de hussards et la gendarmerie, et que nous nous rendissions sur la place… »

Et voici maintenant, à côté de cette insubordination spéciale des volontaires, l’insubordination générale des « trois classes », c’est-à-dire des anciens corps, des hommes de recrutement et des garnies nationales requises.

« On se plaint généralement, dans toute l’armée, de la plus grande insubordination, que rien ne peut justifier et qui, jusqu’à présent, il faut le dire, a causé nos défaites. Les commandants des corps n’obéissent qu’en apparence aux généraux, et les officiers ne trouvent pas de soldats soumis. Qu’arrive-t-il ? D’abord, c’est que, dans les marches, un bataillon occupe quelquefois deux ou trois lieues de terrain. Deux ou trois cents brigands se présentent et mettent en fuite mille ou douze cents hommes. Il en résulte encore qu’on se répand dans les villages, que les malheureux cultivateurs sont pillés, sans qu’on puisse reconnaître les coupables : ce qui est un grand malheur. Car déjà plus d’un habitant des campagnes a été autorisé à prendre pour des brigands ceux qui ne devaient venir que pour empêcher le brigandage. …On aura de la peine à le croire. Un jour que les généraux étaient assemblés avec les représentants du peuple, nous avons vu le chef d’un corps venir déclarer que lui et ses camarades ne marcheraient pas contre quatre mille brigands, à moins qu’ils ne fussent six mille… Le mal est grand, nous en avons cherché la cause. Nous avons cru la trouver dans la longueur des formes qui doivent être observées pour punir les coupables et dans la dépendance où la loi tient l’officier qui désire d’être choisi devant le soldat qui doit faire le choix. Ce qui se passe sous nos yeux est si funeste que si l’on ne trouve pas le moyen de rendre l’officier tout à fait indépendant des soldats, il faut que vous renonciez à avoir des armées. Bientôt elles ne seraient plus qu’un ramassis confus d’hommes qui, ne reconnaissant pas d’autre loi que la force, jetteraient le plus grand trouble dans la République…

« L’insubordination entraîne après elle une foule d’abus. Le soldat qui ne remplit pas ses devoirs avec exactitude se trouve nécessairement désœuvré. Il ne sort d’un cabaret que pour entrer dans un autre, et en peu de temps il a dépensé sa solde. Une fois au dépourvu, il cherche des expédients, et le premier qui se présente à lui est la vente de ses effets. Il se trouve bientôt manquer de tout. Alors il vient faire des demandes et, comme il est indiscipliné, il vomit des imprécations quand on lui fait éprouver un refus ; heureux encore quand il ne se porte pas à d’autres excès… »

Les commissaires de Belgique signalent aussi cette indiscipline et ces excès. Je ne note qu’un passage entre bien d’autres :

« Il est un autre mal très grand que l’on aura beaucoup de peine à détruire, c’est le pillage et les excès auxquels les troupes se livrent. La discipline s’anéantit dans l’armée et les peuples s’indisposent contre les Français. »

Ainsi la Révolution ne s’aveuglait pas sur les vices de l’organisation militaire dans cette période de transition qui va de février 1793 à la fin de l’été de la même année. Elle n’ignorait pas les fâcheux effets que pouvait avoir, pour un temps, le principe de démocratie introduit par elle dans l’armée et qu’elle y voulait développer par l’assimilation presque complète du régime de la ligne au régime des volontaires. Mais elle eut assez de génie, assez de confiance en elle-même et en sa propre pensée pour ne pas se rebuter aux premiers obstacles et aux premiers mécomptes. Elle ne chercha pas le rétablissement de la discipline ébranlée dans le retour à une organisation oligarchique et autoritaire de l’armée. Elle comprit, au contraire, qu’elle devait y affermir l’esprit de démocratie, animer tous les officiers d’un civisme si évident, si ardent, qu’aucun soldat ne pût prétexter, pour excuser son insubordination, le mauvais vouloir ou les louches desseins des chefs.

« C’est du civisme des généraux et des officiers, dit l’instruction du Comité de salut public, qu’il faut attendre le rétablissement et le maintien de la discipline militaire. »

Il y a lâcheté d’esprit à abandonner un haut idéal parce qu’il ne se réalise d’abord que péniblement et convulsivement. Il y a illusion enfantine et meurtrière à s’imaginer qu’il suffit de proclamer cet idéal, de le mettre en formules. Plus il est haut, plus il exige, pour être vraiment réalisé, un immense effort de volonté bonne, une généreuse patience, une infatigable activité. Puisque l’armée est à la fois la sauvegarde et l’image de la République, puisqu’en elle la volonté nationale s’affirme par la souveraineté de la loi, et puisque les volontés individuelles s’y manifestent par la pratique du principe électif, il faut qu’il y ait de la République à l’armée une communication incessante d’ardeur, d’enthousiasme. Il faut que l’obéissance commune et joyeuse à la loi librement consentie, aux chefs élus et fortement contrôlés, soit le lien des citoyens et des soldats.

« L’un des devoirs les plus essentiels des représentants du peuple est de se concilier la confiance des généraux. Les moyens de se la concilier doivent être grands, élevés comme le caractère dont ils sont revêtus. Les généraux ne doivent pas apercevoir dans la surveillance des représentants du peuple des motifs de défiance et d’inquiétude ; ils ne doivent voir en eux que des citoyens investis de grands pouvoirs pour les seconder puissamment, pour les soutenir de leur influence et augmenter la confiance publique.

« Plus la surveillance doit avoir un grand caractère, plus elle doit être active. Les représentants du peuple doivent observer le caractère des généraux ; ils doivent étudier leurs principes, leur tactique, leurs mouvements, leur conduite. L’âme d’un héros républicain s’ouvre à la confiance et dédaigne la dissimulation et la politique.

« Il est nécessaire qu’un général soit investi d’une grande confiance, qu’il en ait le sentiment et la conviction ; il faut qu’il ait une grande liberté, une grande indépendance, si l’on veut qu’il conçoive de grands desseins et d’heureux plans.

« La conduite des représentants du peuple envers les généraux secondera la hardiesse et l’élévation de leurs desseins et de leurs entreprises ; ils observeront tout ce qui peut être grand, utile et soutenu, et ce qui ne serait qu’audacieux et téméraire.

« …S’il se trouve encore parmi les officiers généraux et les officiers et sous-officiers de tout grade des Français indignes de porter ce nom, qui ne se dévouent pas sans réserve au maintien de l’égalité et de la République, ils les suspendront, ils les feront aussitôt remplacer selon le mode prescrit par la loi du 24 février, et, si les circonstances ne permettent pas de les remplacer suivant ce mode, ils commettront, pour quinze jours seulement, à l’exercice des fonctions, des militaires d’un grade inférieur connus pour leur civisme.

« Ils ordonneront la répression de tous les officiers suspects, et leur enjoindront de se retirer à vingt lieues des frontières et des armées.

« Ils fraterniseront avec les soldats de la patrie ; ils les visiteront fréquemment ; ils enflammeront leur zèle ; ils leur feront sentir les avantages de la discipline, qui rend les armées invincibles, qui les rend redoutables aux ennemis, qui leur apprend à profiter des succès, qui leur enseigne à se rallier dans les revers, qui soutient le courage, qui lui fait connaître sa force et ses ressources et prévient les déroutes et les défaites ; ils les entendront ; ils recevront leurs plaintes ; ils les éclaireront ; ils s’informeront de leurs besoins. Ils leur diront avec quelle sollicitude la Convention s’occupe de tout ce qui concerne l’armée…

« Ils entretiendront les soldats des travaux de la Convention nationale, des sources qu’elle ouvre à l’industrie, à la prospérité publique. Ils les entretiendront dans les principes de l’égalité, du républicanisme et de la discipline militaire…

« Ils donneront tous leurs soins aux hôpitaux, ils les visiteront ; ils iront consoler les honorables victimes de la liberté ; ils ne quitteront pas ces asiles sans avoir connu le régime, sans s’être assurés si le service se fait avec ce dévouement que l’humanité exige… Il est inutile d’observer que les lits, les matelas ne doivent plus manquer dans les hôpitaux, tant qu’il y en aura dans les maisons des citoyens. »

C’est par cet esprit d’humanité et de vaillance, de discipline et de liberté, communiqué sans cesse aux armées, que la Révolution réalisera, dans les institutions et dans les mœurs, les principes de la loi du 24 février. N’a-t-on pas, pour le dire en passant, reconnu dans la belle instruction dont j’ai cité quelques fragments, la manière noble et douce, grande et persuasive de Barère ? C’est le vivant commentaire moral de la loi d’organisation proposée en février par Dubois-Crancé. Dès le mois d’août 1793, cette loi sera entrée partout en application.

Mais, en février, il ne suffisait pas de régler l’organisation future de l’armée ; il fallait créer ou plutôt compléter cette armée. Une autre loi du même jour, 24, prescrivit la levée de 300,000 hommes. Ce n’était plus, comme sous la Législative et la Constituante, un simple appel à la volonté libre ; les volontaires, quel que fût l’élan du pays, n’auraient pas suffi à constituer les armées puissantes dont la patrie révolutionnaire avait besoin. Ce n’était pas non plus encore la conscription, l’universelle obligation du service militaire. Dubois-Crancé, Aubry, devançant un peu les nécessités prochaines, n’avaient pas craint d’émettre cette idée, effrayante d’abord pour la Révolution, que le service militaire était la première obligation légale de tous les citoyens.

La Convention s’arrêta à un système intermédiaire qui, à vrai dire, contenait en germe la conscription universelle. Le contingent de 300,000 hommes devait être réparti entre tous les départements au prorata de la population. Les directoires de département devaient répartir ensuite le contingent départemental entre les districts, et ceux-ci entre les communes. C’est donc finalement en chaque commune que devait se faire le recrutement. Il était tenu compte à chacune des volontaires déjà fournis par elle. Aussitôt que les officiers municipaux avaient reçu notification de l’état des hommes que leur commune devait fournir, ils devaient en donner connaissance aux citoyens qui étaient convoqués à cet effet. Pendant les trois premiers jours qui suivaient cette première notification, il était ouvert un registre sur lequel se faisaient inscrire volontairement ceux qui voulaient se consacrer à la défense de la patrie.

Dans le cas où l’inscription volontaire ne produisait pas le nombre d’hommes fixé pour chaque commune, les citoyens étaient tenus de le compléter sans désemparer, et pour cet effet ils adoptaient le mode qu’ils trouvaient le plus convenable, ou le sort ou le scrutin à la pluralité des voix. Quel que fût le mode adopté par les citoyens assemblés pour compléter leur contingent, le complément ne pouvait être pris que parmi les garçons et veufs sans enfants, depuis l’âge de 18 ans jusqu’à 40 ans accomplis.

Tout citoyen appelé à marcher à la défense de la patrie avait la faculté de se faire remplacer par un citoyen en état de porter les armes, âgé au moins de 18 ans, et accepté par le conseil général de la commune. Ceux des citoyens qui se faisaient remplacer étaient tenus d’armer, d’équiper et d’habiller à leurs frais les citoyens qui les remplaçaient, et ils en étaient responsables jusqu’à ce qu’ils fussent reçus au corps qui leur était désigné.

C’est, comme on voit, une combinaison de l’engagement volontaire et du recrutement forcé. Au fond, sauf la faculté du remplacement, la conception était démocratique et égalitaire. Pourquoi la Convention admit-elle les citoyens à se faire remplacer ? Est-ce un reste de ménagement pour « l’aristocratie des richesses » ? une faveur à la bourgeoisie ? Ou bien pensa-t-elle que beaucoup de bourgeois, assez peu habitués à la vie difficile et dure de la guerre, seraient de moins bons soldats que les robustes gaillards qu’ils pouvaient se substituer à prix d’argent ? Le calcul fut en ce cas bien médiocre, car de pauvres hères, débilités et presque infirmes, se présentèrent au remplacement. Plusieurs mêmes, par fraude et pour cumuler plusieurs indemnités, s’offrirent dans plusieurs communes, ou, à Paris, dans plusieurs sections, et il y eut de ce chef un assez notable déchet. Très probablement, la Convention avait été séduite par la pensée de faire contribuer les riches aux frais de la guerre, puisqu’ils devaient équiper et armer ceux qui les remplaçaient. Mais ce système, discrédité par les fraudes et les abus, se heurtera bientôt à l’esprit d’égalité.

Il est assez curieux que la Convention ait permis à chaque commune de désigner, par la voie du scrutin, ceux qui devaient partir. Il se pouvait qu’un clan de village, abusant de sa supériorité numérique sur le clan adverse, désignât celui-ci. Il se pouvait encore que, dans une commune la majorité contre-révolutionnaire envoyât aux armées la minorité patriote ou réciproquement. Enfin (et un peu plus tard cela se serait certainement produit en plus d’un point si le système avait duré), il était possible que les pauvres, les prolétaires s’entendissent pour envoyer à l’armée les riches, les bourgeois, les possédants de la commune, dont les biens seraient ainsi livrés sans contrôle aux incursions des sans-propriété. Est-ce pour obvier à cette manœuvre que la Convention avait prévu le remplacement ?

Ce qui est curieux, c’est que, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, la bourgeoisie riche préféra, dans beaucoup de communes, le régime du scrutin au régime du sort. En bien des points l’influence de la fortune, de la propriété était encore dominante, et les riches pouvaient espérer que les pauvres n’oseraient pas les désigner. En tout cas, par une conséquence assez imprévue, ce fut la faculté du remplacement qui suggéra bientôt l’idée d’un emprunt forcé sur les riches. Puisqu’ils pouvaient ne pas partir, puisqu’il leur était permis de s’exempter par leur fortune du service militaire et de la défense personnelle de la patrie, ce n’était pas assez qu’ils y contribuassent par les frais d’armement et d’équipement de leur remplaçant. À défaut de leur personne, leur fortune devait le service à la patrie.

Comment la Convention espéra-t-elle entraîner le pays aux armées ? Par quels moyens stimula-t-elle le zèle des volontaires ? C’est d’abord par cette organisation démocratique et populaire de l’armée qui assurait aux soldats dans les camps les droits et les garanties des citoyens, et qui ouvrait aussi à tous l’accès vers les grades donnés par la volonté de tous. Puis la Convention offrait aux soldats des avantages positifs, d’ordre matériel, assez tentants. Elle leur assurait ou des pensions ou des gratifications, et leur permettait même, par une combinaison ingénieuse, de devenir acquéreurs de biens nationaux.

« Pas un officier, pas un soldat, dit Dubois-Crancé, ne craindra la réforme ; pas un ne craindra de vivre estropié ou misérable ; pas un ne mourra sans emporter la certitude que la nation essuiera les pleurs de sa famille. Le Comité propose davantage. Une pension est une récompense fugitive, qui meurt avec le titulaire, qui ne dispense pas de l’ennui d’une grande inaction, et que le caprice d’une Assemblée ou des besoins pressants de la nation peuvent suspendre ou détruire. Il vous propose d’accorder aux pensionnaires la faculté d’acheter un bien national et de donner en paiement la pension qui lui appartiendrait sur le pied du rachat à 10 %. Il donne le même avantage aux veuves et aux enfants d’un soldat mort des coups de l’ennemi. Or il ne peut appartenir à un soldat estropié moins de 240 livres, c’est donc une propriété de 2.400 livres dont la nation le gratifie, s’il la préfère à une pension. Où est maintenant l’individu qui, ayant consacré sa vie au service de la nation, croira pouvoir encore conserver dans son cœur des sujets d’inquiétude ou de murmure ? »

Ainsi la Révolution faisait coup double : elle aidait au recrutement en assurant l’avenir des soldats, et elle multipliait les points d’attache par lesquels la nation tenait à l’ordre nouveau. Les soldats emportaient aux camps la vision du champ, du pré, de la vigne qu’à leur retour ils recevraient de la patrie. Et les hommes de ce temps, nourris de souvenirs antiques, disaient : « C’est comme les vétérans romains qui recevaient un lot de terre. » C’était mieux que cela ; car ce lot de terre n’était pour le vétéran de Rome qu’une garantie de bien-être, mais c’est un fragment d’une terre libre, c’est un fragment de liberté que recevait le soldat de la Révolution.

La loi précisa qu’une somme de 400 millions serait réservée sur les biens nationaux à vendre, pour assurer le service des pensions aux soldats.

Mais c’est surtout par l’ardeur d’un souffle héroïque que la Révolution suscitait des armées. La Convention oublia un moment ses divisions et ses haines pour résumer en un magnifique appel toute l’âme de la patrie nouvelle. C’est Isnard qui, « dans un accès d’enthousiasme patriotique », écrivit cette page immortelle adoptée, acclamée par toute la Convention. Jamais la passion de l’universelle liberté et de la gloire impérissable ne vibra en paroles plus éclatantes et plus exaltées. En phrases courtes, rapides, amples par la continuité du mouvement et comme entraînées d’un élan de victoire, Isnard anime au combat tous les citoyens de France. Oui, la coalition est formidable, oui « la France libre doit lutter seule contre l’Europe esclave. » Mais « la fortune sourit à l’audace et la victoire au courage. Nous en appelons à vous, vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Jemmapes. »

Qui donc pourrait supporter la pensée que la liberté peut disparaître ? Qui donc pourrait tolérer le retour de l’ancien régime ? Non, non : « toute la France sera un camp, toute la nation sera une armée. Que l’artisan quitte son atelier, que le commerçant suspende ses spéculations ; il est plus pressant d’acquérir la liberté que la richesse. Que les campagnes ne retiennent que les bras qui leur sont nécessaires : avant d’améliorer un champ, il faut l’affranchir. »

Ce n’est pas pour elle seule que lutte la France : elle porte l’avenir et les destins du monde.

« Jamais cause pareille n’agita les hommes et ne fut portée au tribunal de la guerre. Il ne s’agit pas de l’intérêt d’un jour, mais de celui des siècles, de la liberté d’un peuple, mais de celle de tous. »

Quelle tristesse infinie, quelle chute de toute la race humaine si la Révolution libératrice est vaincue ! Et quelle honte pour la France si elle n’a pas su la sauver !

« Votre défaite couvre la terre de deuil et de larmes. La liberté fuit ces tristes contrées, et avec elle s’évanouit l’espérance du genre humain… Longtemps après que vous ne serez plus, des malheureux viendront agiter leurs chaînes sur vos tombeaux et insulter à votre cendre. Mais si vous êtes vainqueurs, c’en est fait des tyrans ; les peuples s’embrassent, et honteux de leur longue erreur, ils éteignent à jamais le flambeau de la guerre. »

Que la France proportionne donc son effort à l’immensité du devoir et de l’espérance ! Que toutes les divisions secondaires s’effacent pour que tout l’effort de la patrie sauve l’avenir :

« Quelles que soient vos opinions, votre cause est commune : nous sommes tous passagers sur le vaisseau de la Révolution ; il est lancé, il faut qu’il aborde ou qu’il se brise. Nul ne trouvera de planche dans le naufrage. Il n’est qu’un moyen de nous sauver tous. Il faut que la masse entière des citoyens forme un colosse puissant qui, debout devant les nations, saisisse d’un bras exterminateur le glaive national, et le promenant sur la terre et les mers, renverse les armées et les flottes. »

Robespierre à l’âge de 24 ans.
(D’après une peinture du Musée Carnavalet.)


C’est une ivresse extraordinaire de guerre et de paix, de destruction sainte et de création sacrée, de liberté et de force, de colère et de douceur. Le flambeau de la guerre, en une suprême et prodigieuse lueur, révèle au loin l’étendue des horizons pacifiques.

Un frisson souleva la France ; en bien des communes le nombre des volontaires dépassa le contingent fixé. Parfois les jeunes gens se disputèrent la gloire de partir. En une commune, ils plantèrent une lance dans un champ, et les quatorze qui l’atteignirent les premiers à la course, furent désignés pour aller représenter le village sous les drapeaux de la liberté.

Cet élan était soutenu par la force de la science et par d’admirables progrès techniques qu’accélérait l’enthousiasme. J’ai déjà dit de quelle artillerie puissante et habile la Révolution avait hérité. Gouverneur Morris, à la fin de décembre 1792, en avait constaté la force.

« Elle est, sans contredit, la meilleure qu’il y ait en Europe, et ne cessera pas de l’être, pour deux motifs. Premièrement, le Français est de nature meilleur artilleur qu’aucun autre, attendu qu’il est dans son caractère et, si je puis m’exprimer ainsi, dans son sang, d’agir spontanément et sans délibération. De là, il est très habile dans les choses qui doivent s’exécuter d’un seul regard et d’un seul coup… Deuxièmement, ces dispositions naturelles ont été cultivées. Les hommes habiles qui se sont trouvés autrefois à la tête des affaires militaires en France, ont eu le mérite de connaître le caractère qu’ils avaient à manier. Ils ont donc cherché la perfection là où les Français pouvaient l’atteindre. Ils ont renoncé à former ces colonnes imposantes d’infanterie, marchant avec la froide précision de la discipline allemande. Il en résulte que l’armée française actuelle diffère moins qu’on ne le supposerait de ce qu’étaient autrefois les armées françaises. Le même esprit d’enthousiasme, le même mépris du danger, la même impétuosité courageuse et la même impatience distinguent encore la nation qui habite ce qui fut autrefois l’ancienne Gaule. »

Or, en mai 1793, Barère dit aux représentants en mission :

« Ils observeront, ils encourageront les étonnants progrès de l’artillerie française. »

Ainsi, dans l’armée qui se formait au commencement de 1793 pour lutter contre l’Europe coalisée, la force de la Révolution, qui s’accordait merveilleusement avec l’impétuosité du génie national, était complétée par la force de la science. Non, les despotes n’auront pas raison de la liberté, et même si la Révolution doit s’épuiser enfin par l’effort prolongé de la lutte et par les déchirements intérieurs, elle aura assez vécu, assez combattu, assez créé, assez rayonné pour qu’on ne puisse plus désormais la séparer de la vie humaine.

Isnard disait dans sa sublime adresse aux Français :

« On vous dit que nous sommes divisés, gardez-vous de le croire. Si nos opinions diffèrent, nos sentiments sont les mêmes. En variant sur les moyens, nous tendons au même but. Nos délibérations sont bruyantes ; eh ! comment ne pas s’animer en discutant d’aussi grands intérêts ? C’est la passion du bien qui nous agite à ce point ; mais une fois le décret rendu, le bruit finit et la loi reste. »

C’était une magnifique illusion de concorde, car tout annonçait de grands et prochains déchirements. La mort de Louis XVI avait exalté la passion révolutionnaire. Elle avait fait goûter à la Révolution la saveur amère de la mort. Sous le coup des périls amoncelés par la guerre extérieure et les dissentiments intérieurs, quelques-uns commençaient à se dire que la guillotine était une solution, et qu’elle n’avait pas épuisé dans la mort du roi sa vertu pacifiante. C’est en février que les Jacobins entendent sans protestation la sinistre parole : « Il faut promener en France le rasoir national. » Pourtant la guillotine n’était pas encore à l’ordre du jour. Mais l’idée vague d’en finir avec la Gironde commençait à se préciser. Le procès du roi avait fourni contre les Girondins un argument terrible : « Ils avaient voulu sauver le tyran. »

Les groupements révolutionnaires qui avaient été si actifs de la fin de juillet à la fin de septembre 1792, pendant toute la période du Dix-Août, et qui avaient été amortis ensuite par l’autorité souveraine de la Convention se réunissaient de nouveau et s’agitaient. Ils se proposaient de peser sur la Convention, d’obtenir d’elle des mesures plus énergiques dans l’ordre économique et social comme dans l’ordre politique.

Avant le Dix-Août, la force révolutionnaire avait été formée par des délégués des sections et par des fédérés appelés à Paris. Cette force révolutionnaire dirigée surtout contre la royauté, contre les Tuileries, avait eu à l’égard de la Commune une attitude compliquée et habile. Elle l’avait tout ensemble dominée et utilisée. Elle s’était servie de la popularité subsistante de Pétion, sans se lier à sa faiblesse. Il y avait eu une sorte de Commune extra-légale, fonctionnant à côté de la Commune légale, et s’en servant avant de la remplacer. Un moment, la Commune révolutionnaire du Dix-Août avait été la maîtresse de Paris, et une des forces principales de la Révolution.

En décembre 1792 et janvier 1793, la Commune provisoire héritière de la Commune révolutionnaire du Dix-Août, avait gardé encore une action assez grande ; par son procureur Chaumette et son substitut Hébert, elle était en communication avec les éléments populaires. Elle n’avait plus pourtant assez de vigueur, assez d’audace pour se dresser contre la Convention et pour lui imposer une politique plus hardie. Elle était un peu gênée par le maire à tendance girondine, Chambon. Surtout, elle avait tourné peu à peu, comme tous les pouvoirs qui durent, à la légalité. Elle avait été prise dans le formidable engrenage de la Convention. Appelée souvent à la barre pour rendre compte de l’état de Paris, un peu troublée par le souvenir des journées de septembre qui étaient désavouées de toutes parts, elle n’était plus capable d’un grand effort spontané de Révolution. Hébert, Chaumette pouvaient bien se livrer à un mouvement populaire, ils n’avaient ni assez de décision pour le susciter, ni assez d’esprit de suite pour l’organiser persévéramment. Si donc la portion la plus ardente et la plus impatiente du peuple de Paris voulait obtenir l’élimination des Girondins, la taxe sur les denrées et la guerre aux riches, si elle voulait pousser en ce sens et même violenter la Convention, elle ne pouvait pas compter sur l’action propre et directe de la Commune de Paris.

C’est ailleurs qu’était la force d’impulsion. Elle était dans les sections et dans les fédérés. Ceux-ci, quand ils étaient venus à Paris à la fin de juillet 1792, n’avaient eu qu’un but : sauver la liberté en combattant le roi. Ils n’avaient pas pris parti dans la querelle entre Robespierre et Brissot. Ils ne distinguaient pas entre Girondins et Montagnards. Leurs sympathies auraient été plutôt pour la Gironde parce qu’elle était alors au premier plan de la Révolution, et parce que les fédérés marseillais avaient beaucoup de sympathie pour Barbaroux. Mais ils ne firent aucune difficulté à aller loger tout près des Cordeliers, à se lier avec Danton ; et bientôt l’esprit de Paris, de plus en plus hostile à la Gironde, les pénétra. Barbaroux lui-même, dans une lettre adressée le 30 janvier à ses amis de Marseille, note avec chagrin, presque avec désespoir, le changement qui s’est fait dans les dispositions des fédérés…

« Alors le ministre Pache changea de système et voulut gagner par la flatterie et la séduction des militaires qu’il avait d’abord maltraités, et auxquels il avait refusé, pendant plus d’un mois, deux pièces de canon… Vous savez qu’il s’était formé une société de fédérés dans la caserne des Marseillais. On a dit que c’était mon ouvrage. J’atteste que je n’y ai jamais mis le pied que quinze jours après sa fondation, et que je fus enchanté de l’ordre et du bon esprit qui y régnaient ; vous en aurez jugé de même par les lettres qu’elle vous a écrites et les adresses qu’elle vous a transmises ; bientôt une foule de patriotes se réunirent à cette société, qui prenait ainsi des accroissements rapides. Les tentatives de séduction se firent dans la société même. Je crois vous avoir raconté dans le temps que nous avions trouvé dans une de ses séances la veuve Pache, la tante Pache, la demoiselle Pache, Hassenfratz, Meunier, Audoin, Lemaire et plusieurs autres commis de la guerre qui, dans un moment où les besoins de l’armée les demandaient dans leurs bureaux, à sept heures du soir, travaillaient nos Marseillais. Ceux-ci ne furent pas dupes de ces manœuvres, et c’est alors qu’on imagina d’autres moyens. Je n’en sais pas tous les détails ni ne veux savoir des choses qui font frémir ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y eut beaucoup de dîners donnés à nos canonniers, c’est que le commandant même eut la faiblesse de se prêter à ces séductions, lui qui connaissait pourtant la trame ourdie contre la chose publique, puisqu’on lui avait proposé de tomber sur la Convention nationale. Le résultat de ces fêtes fut que nos Marseillais se trouvaient liés avec tous ceux qui les avaient maltraités. Je dis nos Marseillais, quoiqu’il y ait