La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre VIII

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VIII

MŒURS ET PRINCIPAUX USAGES CORÉENS



La vie de famille. — Cette législation originale, coréenne, très nettement distincte des enseignements du Premier Livre de l’Enfant, n’a pas plus résisté que l’importation chinoise à l’usure du temps et à la pression lente des passions humaines qu’elle comprimait.

Aujourd’hui, en apparence, le rôle de la femme cloîtrée et étroitement tutelée est nul. On ne la consulte ni ne l’écoute. Sauf dans les classes basse ou marchande, elle ne sort jamais, et une fois mariée, c’est-à-dire à partir de dix-huit ans, ne voit plus du ciel que le carré découpé par les toits de sa cour intérieure. Le mari vit à part, dans l’aile opposée à la porte d’entrée, où elle n’est jamais ni admise ni appelée. Elle reste avec ses femmes, à tisser, à surveiller la cuisine, et surtout à préparer le fameux vêtement blanc des Coréens. Pour le laver, elle le défait entièrement ; puis une fois sec, elle prend les pièces une à une, et pendant sept heures en moyenne les bat avec deux bâtons de bois rond sur un rondin de granit, dont on voit des centaines en vente dans les rues. Cela seul donne à l’habit le poli presque métallique sans lequel un homme de quelque importance serait disqualifié… De là, le bruit de galop qui constamment, jusque très avant dans la nuit, de presque toutes les maisons. Quand elle a fini, elle prend les morceaux glacés et les recolle, car, heureusement, ces vêtements ne pourraient être cousus. Dès sa petite enfance, on l’habitue à ce travail qui l’hébête ; mieux même, on lui attache au dos un paquet de chiffons ou d’étoffe ; plus tard, elle portera sans peine ses enfants.

Le mariage étant la règle, la population augmenterait énormément, sans une mortalité infantile formidable et les ravages d’épidémies, assez à leur place dans un milieu pareil ; d’autant plus que la médecine coréenne en est au même degré d’avancement que l’hygiène et la salubrité publique ou privée.


SÉOUL. — FAUBOURG DE LA PORTE EST.



La médecine. — À Séoul, les disciples d’Esculape habitent presque tous le quartier de Kori-Kaï, non loin de la porte Sud. Leurs maisons sont reconnaissables à des fenêtres faites d’un carré de papier au milieu duquel de petites baguettes maintiennent ouvert un vasistas.

Ils sont à la fois médecins, pharmaciens et herboristes.

Ils étudient pendant plusieurs années, sous la direction de leur père d’abord, puis sous un praticien de haut renom. Leurs livres sont un classique du xviiie siècle en 19 volumes, écrit par Yi-Youn, et une compilation de thérapeutique faite par Ouhang-Haï-An et publiée en 1869.

On exige d’eux la rapidité et l’acuité de l’observation, la sûreté du diagnostic.

Beaucoup de « rebouteurs », « guérisseurs », et autres charlatans, leur font concurrence. J’allai les voir opérer plusieurs fois, avec mon interprète, et je recueillis diverses observations.

On ne trouve parmi eux que deux catégories de spécialistes : les uns pour les maladies infantiles, les autres pour les piqûres à l’aiguille. Aucune distinction n’est faite d’ailleurs entre chirurgiens et médecins, par l’excellente raison qu’ils ignorent absolument la médecine opératoire.

Ils tâtent le pouls des malades au poignet et à l’endroit de la jambe où l’artère dorsale du pied se sépare de la tibiale. Ils auscultent un homme à gauche, une femme à droite.

Cette observation est faite en deux fois, la première, sans serrer l’artère, en comptant seulement ses pulsations pendant trois respirations du malade ; la seconde en serrant fortement et en notant si, dans cet état, l’artère bat ou non.

Au lieu d’employer les bains froids contre les fièvres, les médecins font suer le malade aussi abondamment que possible, au moyen de décoctions chaudes ou froides, dans lesquelles ils font entrer jusqu’à trente espèces d’herbes.

Ils soignent les fractures en appliquant deux éclisses d’écorce bien pelée de saule vert, et en faisant avaler au patient un rob fait de trois sortes d’herbes où trois pyrites de fer ont été pulvérisées.

Les piqueurs à l’aiguille soignent l’hémiplégie et les rhumatismes.

Pour l’hémiplégie, ils enfoncent d’un demi-pouce une petite aiguille à deux doigts au-dessous du sommet du gras du mollet et ensuite dans le devant de la jambe à trois longueurs et demie d’index au-dessous du genou.

Pour les rhumatismes, ils piquent le tendon au jarret, le sommet extérieur du muscle du mollet sur le devant de la jambe, et les trois dernières vertèbres sacrales.

Pour les fractures légères, les médecins appliquent un emplâtre de poisson cru pile dans du vinaigre.

Pour les contusions simples, ils pilent des escargots, les roulent dans un linge et les appliquent comme cataplasme.

Ils soignent les indigestions, dyspepsies et troubles intestinaux, très fréquents, par l’apposition au-dessous du nombril d’un moxa de feuilles pulvérisées qu’ils brûlent tantôt sur la peau, tantôt au-dessus, attaché à un morceau de calebasse.

Ils traitent l’hydrophobie en faisant avaler de la moelle de tigre pulvérisée, une poudre de mouches vertes pétries avec du musc et du miel, puis en plaçant sur la morsure un emplâtre de cette dernière pâte, puis en y brûlant une série plus ou moins longue de moxas et en replaçant l’emplâtre de mouches vertes, de musc et de miel.

Contre la dyspepsie chronique, ils emploient la pulpe intérieure du gésier d’un poulet pulvérisée ; des décoctions de graine de navet ; des piqûres à la racine des doigts et des orteils ainsi que sous les ongles.

Ils y ajoutent des doses d’eau salée.

Le goût des Coréens pour les gâteaux de pois leur délabre très rapidement l’estomac[1].

Les médecins administrent également beaucoup de râpures de cornes de jeunes daims, d’os de tigres et de ginseng.

Ils traitent l’eczéma par un emplâtre fait de poudres d’écorce de mûrier, de dattier, de saule et de pêcher, incorporées dans du miel ; ou encore par un compost de mica broyé, de granit désagrégé, de racines de réglisse et de saule, de peau d’oranges, d’écorce de mûrier, de cinabre, de racine de pin, de centipèdes, incorporés également dans du miel.

Aux cholériques, ils administrent une piqûre dans la région des secondes vertèbres lombaires, et une mixture de mûres et de gros sel marin.



Vie des rues. Oisiveté. Vices. — Les hommes, au moins dans la classe aisée, passent leurs journées à jaser chez eux ou dans les rues, ou sur les remparts, ou dans un des innombrables restaurants signalés par un panier d’osier long au bout d’une perche, et dont on voit, de la rue, frire dans des bassines, les petits pâtés à la viande, les poissons, ou rôtir sur des tiges de métal, les petits morceaux carrés de bœuf ou d’autre bête. Il y a également beaucoup de cabarets, et j’ai pu m’assurer, de visu, que les Coréens méritent leur réputation de gourmands et de buveurs. J’ai observé, au débouché de certaines allées, des dandinements et des incertitudes qui n’étaient imputables ni aux inégalités du pavé, ni à quelque tremblement de terre. Du reste, personne n’y faisait attention. D’autres fois, le joyeux vivant roulait bord sur bord, juché sur un tout petit poney ou bourriquet, ses jambes traînant presque à terre, malgré l’exhaussement que lui donnait la haute selle de bois nationale qui l’encastrait comme une gaine.

Aussi, dans cette population paresseuse, les vices de toute nature fleurissent et fructifient. Malgré la réclusion des femmes, la dissolution des mœurs est complète. On vend publiquement, dans les rues, des objets qui ne laissent aucun doute à cet égard. La prostituée n’est nullement notée d’infamie. Les plus jolies sont les « Pyng yan girls » ou danseuses du roi, au moins aussi prisées et enviées que les « gaisha » du Japon. Le concubinage est légal et toutes les femmes l’acceptent comme au Japon, ce qui n’empêche d’ailleurs ni les adultères, ni les divorces, ni même les drames dus à la jalousie ou à d’autres chagrins d’amour.


À tous ces traits humains, la Corée joint un amour immodéré du fonctionnarisme. Ce goût dangereux et dispendieux a produit les deux ordres : le civil et le militaire (yang ban ou nyang pan). Leurs membres ont le privilège nobiliaire de ne pouvoir être arrêtés que sur ordre du roi ou du gouverneur de la province ; et d’être exempts de tout châtiment corporel, sauf pour crime de haute trahison. Ils peuvent punir sur-le-champ un manque de respect d’un « hanin » (non noble) : mais il leur est interdit de travailler pour vivre, autrement qu’en étant fonctionnaires ou membres de l’enseignement. Ils fourmillent littéralement. On peut, sans exagérer, évaluer leur nombre au dixième de la population. Ce détail seul explique en partie l’état social, l’isolement, la profonde misère et la décadence de la Corée.


Esprit d’association. Les ghildes. — Cependant, à côté de tant de critiques, dont j’ai moi-même vérifié l’exactitude, et de tant d’infirmités sociales et individuelles, il faut citer un trait qui n’est pas spécial aux Coréens parmi les peuples jaunes, mais qu’on ne retrouve pas identique ailleurs. Ils ont au plus haut degré l’aptitude à l’association, et appliquent cette méthode excellente à quelques-uns de leurs besoins essentiels.

Le commerce, par exemple, est entièrement organisé en « ghildes », qui fonctionnent absolument comme leurs analogues européens pendant le moyen âge, à quelques différences de détail près. Elles sont de deux sortes : ghildes du marchands et ghildes d’artisans.

UN GRAND MANDARIN CORÉEN EN COSTUME DE VILLE. DANS LE FOND LA LÉGATION DE RUSSIE.

Chaque ghilde de marchands comprend tous ceux qui achètent ou vendent un objet déterminé. Il y en a une pour les tissus de colon unis, une pour les tissus de colon colorés, une pour les tissus légers d’été ; et de même pour les soies unies, soies brochées, papier, chapeaux, riz, meubles, outils de fer, batterie de cuisine en fer, batterie de cuisine en cuivre, etc. Ces corps n’exercent pas la tyrannie et l’action stérilisante de nos anciennes corporations, maîtrises et jurandes, enfantées d’ailleurs pour répondre à des besoins inconnus ici. N’importe qui peut, en théorie, ouvrir boutique ; mais, au bout de quelques jours, il faut justifier de son affiliation à la ghilde de l’objet qu’on vend ou renoncer à vendre. Dans la pratique donc, la liberté du commerce et de la concurrence est restreinte ; mais le nombre des bénéficiants n’est pas limité.

Chaque corporation élit un « yong in », ou « mayeur », qui se tient en permanence dans un des grands « yamen » signalés dans l’avenue du Palais Neuf, et loués par le Roi pour cet usage expressément.

C’est ce « yong in » qui, après vote favorable des membres, reçoit du nouvel associé 20 piastres pour son droit d’entrée, et lui délivre un diplôme scellé du sceau de la « ghilde », qui lui donne toute latitude de s’établir et de commercer.

Chacune des ghildes paie par son mayeur, et sur le fonds social, des impôts à la couronne. Elles sont d’ailleurs animées du meilleur esprit. Elles ont fait élever, il y a cinquante ans, près de la Grosse Cloche, un petit temple à Kouang-Tei, au moment où une grande dame faisait restaurer et agrandir celui du même dieu à Poung-Myo, près de la Porte Est. En 1894, elles ont donné une splendide bannière de soie brochée pour les funérailles de la Reine Douairière ; et depuis la guerre, elles ont versé, volontairement, des sommes proportionnées à leur fortune, de 10000 piastres à 1000, pour l’entretien et l’augmentation de l’armée. Chaque ghilde est surveillée par un officier que le gouvernement appointe au-dessus d’elles toutes. Il résume en lui le Tribunal de Commerce et l’ancien Prévôt des Marchand, jugeant les différends entre les membres de la même association, entre associations différentes, et, en général, toutes les espèces ressortissant au Code de Commerce.

Ces sociétés règlent le prix des objets, les conditions de vente, rendent la concurrence moins âpre et moins dangereuse qu’elle ne l’est parfois pour le bien général, en empêchant l’avilissement des marchandises pour atteindre au meilleur marché et distancer un concurrent. En même temps, elles sont de secours mutuel et soutiennent, après décès, les familles des membres les moins riches.

Néanmoins, pendant les cinq derniers jours de l’an qui finit, et les cinq premiers de l’an qui commence, le commerce est libre. C’est alors qu’il faut aller autour de Chong-No (la Grosse Cloche), acheter les beaux cuivres, les meubles plaqués de ce métal ou incrustés de nacre, ou ce curieux papier coréen dont les qualités diverses peuvent satisfaire aussi bien un fumeur de cigarettes ou un orfèvre qu’un couvreur, un charpentier et un maçon.

Les artisans, même les ouvriers agricoles, ont exactement cette organisation, mais à part.

La plus curieuse, sans contredit, est celle des « forains », qu’il ne faut pas confondre avec les marchands ambulants, rassemblés dans un groupe corporatif à eux, mais parfaitement semblable aux autres.

Dans la campagne coréenne, il y a peu ou pas de boutiques, sauf, de très loin en très loin, de petites exploitations analogues à nos bazars, mais où on ne trouve que des objets de toilette, quelques victuailles, l’attirait du fumeur. Bien des hangars signalés dans les grandes rues de Séoul, où plusieurs colocataires cohabitent et vendent chacun un objet seulement. Pour y suppléer, on a partagé toute la presqu’île en subdivisions telles que chacune contient cinq villes ou centres de population à peu près régulièrement espacés. Tous les cinq jours, un marché est ouvert, dans un ordre de succession invariable, dans chacune de ces places. Les « pou-syang-höï » (marchands forains) circulent de l’une à l’autre, portant leur pacotille, qui sur leurs crochets de bois (chi-kaï), qui sur un poney, qui sur le dos d’un de ces beaux grands bœufs, si forts et si doux qu’un tout petit enfant les dérange, avec la montagne oscillante qu’ils déplacent, en appuyant sa main sur leurs naseaux.

Le privilège commercial exclusif qu’ils ont leur coûte cher. Le gouvernement peut réquisitionner leurs services en toute occasion : pour renseigner la police, pour nettoyer la route quand le Roi va à dix milles de Séoul, sacrifier aux tombes de ses ancêtres, pour renforcer ou former un corps expéditionnaire. (Ils ont servi contre les Tong-Haks.)

Un ministère spécial, dont est titulaire le chef d’une des plus vieilles familles nobles de Corée, installé dans un des grands yamen de l’avenue du Palais, gouverne toute la ghilde au moyen de « provinciaux » de qui dépendent tous les ambulants de leur circonscription.

La plus étroite assistance mutuelle achève de montrer en ces ghildes de véritables « clans » féodaux. Elles ont d’ailleurs un chapeau spécial, et leurs réunions corporatives sont généralement tenues hors des villes dans des camps de tentes.


D’autres associations ou « Kyei » pourvoient à d’autres besoins. Leur trait général est de réunir des cotisations, de les prêter à un intérêt qui varie de 20 à 30 pour 100 pour dix mois, et parfois atteint un dixième de la somme formée par le capital et l’intérêt calculé à 20 pour 100. Avec le produit de cette spéculation, on constitue une tirelire. Tantôt on égalise absolument les chances, et alors, un membre qui a gagné le lot unique est exclu des tirages futurs, tout en payant sa quote-part, jusqu’à ce que tous ses collègues aient gagné à leur tour. Tantôt on handicape les concurrents, en donnant à l’un 1 000, à l’autre 100 chances, etc. Quelques « Kyei » sont purement amicales, leur objet étant assistance aux mariages funérailles, etc. D’autres aident leurs membres à acheter à l’entrée de l’hiver les légumes dont les femmes font les conserves de ménage ; d’autres à venir à Séoul passer les examens dans le jardin derrière le Palais Neuf ; d’autres à faire des pique-niques au mois de mai, quand fleurissent les azalées.



L’almanach coréen. — Le système coréen, pour supputer le temps, est un des traits de mœurs les plus curieux de ce pays si étrange. Ce soin incombe au dernier, hiérarchiquement, des Ministères, l’observatoire astronomique, Kouang-Sang-Kan, dont l’unique travail est d’enregistrer les années à mesure qu’elles passent, d’indiquer le commencement et la fin des saisons et de publier l’almanach. Il le met en vente tous les ans, deux mois avant le premier jour de la nouvelle année. On l’achète aisément dans les rues de Séoul ; seulement, je n’en ai acheté qu’un exemplaire, et mon interprète, après me l’avoir traduit, a jugé bon de le conserver. Je ne m’en suis aperçu qu’en ne le retrouvant pas dans le paquet de mes documents et de mes notes.

Cet almanach ne rappelle que par le nom le lot de recettes culinaires, médicales, vétérinaires, agricoles, d’anas moisis, de proverbes centenaires, de contes plus ou moins « folkloristes », de prédictions et autres calembredaines qui ont assuré chez nous la vogue des « Nostradamus », « Mathieu Lansberg », « Mathieu de la Drôme », et du « Bourguignon Salé ». Il n’a d’autre intérêt que de nous initier un peu aux connaissances astronomiques et météorologiques des Coréens et aux emprunts qu’ils ont faits à la Chine pour cette science comme pour toutes les autres.

Au lieu de compter comme nous par siècle, les Coréens, appliquent le système duodécimal, divisent la durée en tranches de soixante ans. Chaque année, au lieu d’un millésime, reçoit un nom où se combinent deux idéogrammes empruntés, le premier aux douze chiffres des heures, le second aux dix constellations.

Dans chaque soixantaine, les années répètent exactement leurs correspondantes de la période antécédente et sont à leur tour répétées, sans changement, par celles de la période suivante.

L’année est divisée en lunaisons. Celles-ci sont exactement observées dans leurs phases :

Nouvelle lune. Sang Hyeun ; premier quartier, Pan Ouol ; pleine lune, Mang Ouol ; dernier quartier, Ha Yeun.

Les mois ou lunaisons sont de durée inégale, comme on le verra, et à chacun est consacrée une notice particulière, dont l’ensemble rappelle nos calendriers agricoles d’autrefois.

Pour corriger l’erreur commise sur le temps solaire par l’adoption des révolutions lunaires, l’observatoire ajoute tous les trois ans, ou tous les cinq ans, un mois intercalaire, Toun Oueol, à l’année qui compte alors treize mois.

Depuis la proclamation et la reconnaissance de l’indépendance de la Corée, en août 1894, les Coréens ont abandonné la computation chinoise. Taï-Chosen ou Taï-Han (Taï étant le signe de la pleine souveraineté) a adopté un système indépendant.

L’année où j’ai visité la Corée, qui aurait dû être la 21e année du règne de Kouang-Hsou, a été la cinquantième de la dynastie de Taï-Chosen.

Elle est précisément une de celles où le Bureau Astronomique a inséré un mois intercalaire. Il lui a donné le nom de Yeul Mi ; elle était la quarante et unième du soixantième cycle, et a reproduit toutes les années Yeul Mi des cycles sexagénaires antérieurs. Commencée le 26 janvier 1893, elle a fini le 14 février 1896.

1re lune. — Du 26 janvier au 24 février : vingt-huit jours.

Pendant cette lune, la vertu du ciel se concentrera dans le sud, qui deviendra ainsi une direction et un emplacement favorables pour toutes les affaires.

Le vent d’est fondra la glace. Les moustiques et les insectes ressusciteront ; les poissons, dans leurs bonds de joie, heurteront la glace de leur dos. La loutre offrira, comme tous les ans, le sacrifice d’un poisson au pouvoir surnaturel. Les oies traverseront le ciel en volant vers le nord ; l’herbe reverdira et les arbres pousseront de nouvelles feuilles.

2e lune. — Du 24 février au 25 mars : vingt-neuf jours.

Le pêcher fleurira et le loriot recommencera à chanter. Le faucon se transformera en ramier ; les hirondelles reviendront de leurs mystérieux hivernages ; le tonnerre ébranlera le ciel, et les éclairs le déchireront.

3e lune. — Du 26 mars au 24 avril : vingt-huit jours.

L’arbre O-dong fleurira, et les mulots seront changés en oiseaux Tëu. L’arc-en-ciel reparaîtra, en même temps que les châtaignes d’eau. Le ramier subira sa mue et l’oiseau Taï-Seoung reviendra dans les mûriers.

4e lune. — Du 25 avril au 23 mai : vingl-huit jours.

La poule d’eau chantera, et le ver de terre sortira de son trou. Les plantes médicinales amères et l’orge sortiront de terre et l’herbe de l’an dernier mourra.

5e lune. — Du 24 mai au 22 juin : vingt-huit jours.

Les scarabées courront, et l’oiseau Kyeuk se fera entendre. Le loriot avalera sa langue et ne chantera plus. Les cornes du daim tomberont. Les herbes seront hautes et les sauterelles y sauteront.

Toun oueol. — Mois intercalaire du 23 juin au 21 juillet ; vingt-huit jours.

L’almanach ne lui consacre aucun commentaire.

6e lune. — Du 22 juillet au 19 août : vingt-sept jours.

Vents chauds. Les grillons entreront dans les murailles. Le faucon chassera ; l’herbe de l’an passé pourrira et donnera naissance aux mouches à feu (lampyres). La terre deviendra humide et la saison pluvieuse commencera.

7e lune. — Du 20 août au 18 septembre : vingt-huit jours.

Les vents fraîchiront, et on verra des gelées blanches. La cigale (Ch’On) chantera dans les arbres et le faucon sacrifiera, comme chaque année, un oiseau à la puissance surnaturelle. Le ciel et la terre balanceront et le riz se formera en épis.

8e lune. — Du 19 septembre au 17 octobre : vingt-huit jours.

L’oie sauvage reviendra du nord et l’hirondelle s’envolera vers son hivernage mystérieux. On n’entendra plus le tonnerre. Tous les insectes entreront dans leurs terriers et les ruisseaux tariront.

9e lune. — Du 18 octobre au 16 novembre : vingt-huit jours.

Les oies sauvages se visiteront, et les passereaux se changeront en glu. Le chrysantème ouvrira ses fleurs glorieuses ; le loup sacrifiera une bête au pouvoir surnaturel ; toute végétation sera desséchée et mourra. Les insectes trembleront dans une humble obéissance.

10e mois. — Du 17 novembre au 15 décembre : vingt-huit jours.

L’eau gèlera ainsi que la terre. Les faisans se réfugieront dans la mer et deviendront de grosses huîtres. Toutes les grenouilles s’enfonceront dans la vase. L’essence céleste s’évaporera, l’essence terrestre descendra ; toute chose suspendra sa vie et l’hiver nous étreindra.

11e mois. — Du 16 décembre au 15 janvier : vingt-neuf jours.

L’oiseau Aldani ne chantera plus. Les tigres s’accoupleront ; les lis entreront en fleurs et les vers de terre se rouleront en boules. Les cornes des daims tomberont et l’eau des sources le long des chemins les traversera en bouillonnant.

12e mois. — Du 16 Janvier au 14 février : vingt-huit jours.

L’oie sauvage s’envolera vers le Nord, et la pie bâtira son nid. Le faisan chantera sur le penchant des collines, les poules se nourriront de lait, et le suc de la laque deviendra solide.



Les Coréens croient tous, très solidement, que la vie est soumise à l’influence d’un être surnaturel, Taï-Chang-Koun, dont le prototype est non pas Satan, mais le Diable des contes de nos nourrices. Toute leur vie morale et matérielle est orientée d’après cette foi à la chance et à la malaventure. Il fallait s’attendre à trouver trace de ces dispositions dans l’almanach.

Il porte en tête un frontispice.

Celui-ci figure la section de la calotte céleste. Elle est divisée en cinq zones : une au centre, et une autour de chaque point cardinal. Chacune d’elles est habitée par des démons et détermine des directions et des emplacements néfastes pour certains actes particuliers.

De fondation, la zone centrale est affectée à Taï-Chang-Koun, et, naturellement, elle est absolument funestée. Mais, comme Belzébuth, Taï-Chang-Koun vagabonde. D’année en année il se déplace, et la zone céleste où il émigre est immédiatement funestée. Pendant toute cette année, Yeul Mi, ce Diable résidait dans la zone Est. Pour rien au monde, un Coréen n’aurait entrepris quelque chose où l’idée d’Est fût intéressée.

L’almanach contient en marge des explications des conseils pour chaque jour du mois, le tout en idéogrammes chinois extrêmement compliqués. Seuls, les devins géomanciens, sorciers, médecins, sont capables de les expliquer. Tous les actes que l’on peut tenter avec chance de succès, et les jours où on ne risque pas trop à le faire, sont énumérés dans une espèce de liste.

Le jour de l’an est le plus favorable de tous les jours de l’année. La veille ou le lendemain le sont beaucoup moins ; mais, ce jour-là, un Coréen sait qu’il peut entreprendre n’importe quoi, et qu’il a des chances pour que la fortune lui sourie.


On peut imaginer la surexcitation cérébrale entretenue chez un Européen par le défilé ininterrompu des scènes si originales et si variées que peut offrir, à chaque pas, un milieu semblable, où les plus étranges contrastes se coudoient ou se heurtent, sans jamais laisser plus de quelques heures une impression absorber les autres.

Dans un coin de la ville de Séoul, tous les jours, les clairons du poste du Consulat américain saluaient l’aurore des notes de notre diane française, si vives, si gaies, si légères, si pleines du courage à l’effort quotidien, et le soir, la chute du soleil, le ciel froid de la nuit et le bienfait divin du sommeil, de l’exquise mélancolie de notre couvre-feu.

La Grosse Cloche n’élevait plus « la voix grave des heures », et le clairon japonais la remplaçait par des airs si lents et si funèbres qu’ils semblaient porter le diable en terre et faisaient penser à la chanson de Jean Gibeleu menant… pleurer les poules.

Et aucune de ces sonneries militaires n’éveillait la virilité qui paraît endormie pour toujours dans le cœur des citoyens du Pays du Matin Calme. Ils détestent depuis trois siècles, et profondément, ces Japonais qui s’imposent en libérateurs ; ils les maudissent, mais ne seraient jamais capables de secouer seuls le joug exécré qu’on emploie des trésors d’astuce à leur imposer.

  1. Les Japonais partagent ce goût et le satisfont avec le to fou, fabriqué avec des haricots. L’hôtel Nakamura, à Kyoto, était autrefois renommé pour ses to fou.