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La Corée avant les traités/Chapitre III

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Texte établi par Ch. Delagrave, Institut géographique de Paris (p. 33-56).


CHAPITRE III

EN CORÉE, FOU-SANG ET TORAÏ-FOU.


Le lendemain, à six heures, nous sommes tous sur pied ; le temps nous favorise, le soleil se lève sur un ciel sans nuage, et la brise de mer qui s’élève nous promet une température fraîche et agréable. Nous nous félicitons de notre escapade, et nous plaignons très sincèrement nos amis de Shanghaï et de Yokohama qui doivent déjà, à cette heure matinale, commencer à souffrir des chaleurs étouffantes de l’été. Au reste, pendant la semaine que nous avons passée à Fou-sang, en dépit de notre vie agitée, nous n’avons eu nullement à nous plaindre des ardeurs du soleil ; la température s’est maintenue fraîche, et des Japonais, qui résidaient dans le pays depuis plusieurs années, nous ont affirmé qu’ils n’avaient jamais été incommodés par la chaleur, même en plein été.

Avant de quitter le navire, nous nous décidons de passer la journée à visiter en détail la concession japonaise, pour donner le temps au Consul de prévenir les autorités coréennes, et obtenir d’elles la permission de nous laisser faire quelques excursions dans les environs de la baie. Le commandant du stationnaire japonais a mis gracieusement à notre disposition un de ses officiers qui parle assez bien anglais, et c’est lui qui doit nous piloter dans la concession. Au débarcadère, nous remarquons que les indigènes sont beaucoup plus nombreux que la veille, ce que nous n’hésitons pas à attribuer à la présence d’un navire étranger dans le port. Le lieutenant Maouaï, notre guide, nous apprend que nous ne sommes pour rien dans cette affluence des Coréens sur la concession ; ils y sont venus non pas poussés par le désir de nous admirer, mais tout simplement pour vendre leurs produits sur le marché qui se tient dans la grande rue.

En avançant, nous voyons en effet des marchands indigènes accroupis près de leurs marchandises étalées à terre ; nous examinons chaque boutique dans l’espoir d’y découvrir de petits objets peu coûteux, portant une trace de couleur locale, et dont nous pourrions emporter plusieurs exemplaires pour les offrir à nos amis, en souvenir de notre excursion. Nos recherches n’aboutissent malheureusement à aucun résultat ; tous les objets que nous voyons viennent directement de la Chine, et nous pourrions nous en procurer facilement de semblables à Canton et à Shanghaï, à bien meilleur compte ; cependant nous nous décidons à acheter des éventails en papier coréen, dont la monture très légère est faite en bambous ornés de dessins gravés au couteau. Certes ces objets n’offraient que bien peu d’intérêt, mais leur bas prix, — nous les payâmes environ dix centimes la pièce, — joint à l’absence complète de choix, nous obligea à faire contre fortune bon cœur, et à nous contenter de ces pauvres spécimens de l’industrie coréenne.

Avant d’arriver à la rue du Consulat, notre guide nous fait tourner à gauche ; nous nous engageons dans une voie qui longe la baie, et qui n’est que la continuation de la route de Fou-sang à la concession. Des deux côtés du chemin, des maisons, d’assez pauvre apparence, sont occupées par de petits trafiquants japonais qui vendent aux indigènes des ustensiles en porcelaine, des allumettes chimiques et d’autres menus objets. Au sortir de la concession, dont un poste de police japonais marque la limite, la route est bordée d’un côté par la mer, et de l’autre par la colline couverte de sapins, sur laquelle est construit le Consulat.

Arrivé au corps de garde, notre guide s’excusa, en appelant à son aide ces figures de rhétorique, dont les langues de l’Orient sont si riches, de ne pouvoir nous laisser aller plus loin. Mais les règlements sur ce sujet, nous dit-il, étaient strictement observés par ses compatriotes, et jamais un Japonais ne franchissait les limites de la concession sans être pourvu d’un passeport en règle. Force nous fut donc de nous engager dans un étroit sentier, au travers des sapins, qui nous conduisit, en contournant le bois, à un groupe de maisons de construction massive. Les murs en briques supportent de grands toits relevés aux angles, et formés par de grandes tuiles reposant sur une épaisse couche de terre destinée à rendre les habitations plus fraîches en été et moins froides en hiver. Tout, dans ces constructions, rappelle l’architecture du nord de la Chine et, sans le voisinage du bois de sapin qui les domine, on pourrait se croire transporté dans quelque coin paisible de la ville de Tien-tsin. Ces bâtiments, nous dit notre guide, remontent au temps du premier établissement japonais à Fou-sang, et servent aujourd’hui de domicile à la municipalité japonaise.

Nous continuons notre route par un chemin raboteux qui laisse cependant deviner de temps à autre qu’il deviendra, dans la suite, une des plus belles rues de la concession ; mais, à l’heure qu’il est, il n’est bordé que par des champs incultes où nous voyons des ouvriers coréens occupés à extraire de la terre argileuse pour la fabrication des briques. Après dix minutes de marche, nous arrivons dans le quartier habité ; de petites maisons à un seul étage, construites dans le style japonais, remplacent les champs ; on voit, çà et là, des chantiers de construction qui indiquent que la petite colonie est en voie d’accroissement, et au milieu d’un enclos s’élève un grand bâtiment, plus solide et mieux aménagé que ceux qui l’entourent, qui sert d’hôpital. Le service médical de cet hôpital est fait par deux médecins japonais, instruits d’après les méthodes de l’Occident, dont la principale occupation est de donner des consultations aux malades qui se présentent, sans distinction de nationalité. En dehors de ce service, l’hôpital reçoit fort peu de personnes à demeure ; les Japonais, ainsi que les Coréens, préfèrent se faire soigner chez eux. Quant au tarif des consultations, il est établi sur une base assez curieuse ; les malades payent 75 centimes lorsqu’il s’agit d’une affection interne, et 50 centimes seulement pour une affection externe. Il nous a été impossible d’obtenir des éclaircissements sur la méthode employée par les médecins japonais pour classer les maladies en internes ou en externes, ni de savoir dans laquelle de ces deux classes ils plaçaient la petite vérole.

« Dans le commencement, nous dit M. Maouaï, les Coréens n’avaient guère confiance dans nos médecins ; mais leurs préjugés ont disparu, petit à petit, devant les succès obtenus ; et aujourd’hui, ils consultent volontiers les docteurs de l’hôpital, dont la réputation s’est répandue dans les environs. L’année dernière, plusieurs charlatans indigènes sont même venus de Séhoul, la capitale, à Fou-sang pour y apprendre la pratique de la vaccination. En rentrant chez eux, ils ont vacciné un grand nombre de personnes, et ils sont revenus depuis lors, à plusieurs reprises, demander du vaccin à l’hôpital, qui n’a pas voulu le leur refuser, dans l’intérêt de la civilisation. Aussi, à l’heure qu’il est, nos médecins ont-ils été obligés de faire venir du vaccin de l’Académie de médecine de Tokio. »

Près de l’hôpital se trouve une école japonaise pour les enfants des habitants de la concession. Elle a été créée à l’aide d’une souscription organisée par ces derniers. Ceci nous montre combien les Japonais ont compris tous les bienfaits de l’instruction. Il est bien rare de rencontrer au Japon un homme, quelle que soit sa situation dans la société, qui ne sache au moins lire couramment, et même au besoin écrire, tant bien que mal, les mots les plus usuels. Il faut avouer, à la honte de notre civilisation, qu’on ne pourrait en dire autant des peuples de l’Europe et de l’Amérique ; et il est bon nombre de bourgs de l’Occident, bien plus populeux que la petite concession japonaise de Fou-sang[1], qui ne songeraient guère à entretenir une école de leurs propres deniers, si l’état tout puissant ne se chargeait de ce soin.

Il existe aussi une école supérieure, établie par le gouvernement japonais, où l’on n’enseigne que la langue coréenne à des jeunes gens qui sont envoyés de Tokio par les ministères. Nous quittons la concession à cinq heures du soir, après avoir été chercher au Consulat nos passeports, car nous devons partir le lendemain de très bonne heure pour aller visiter la ville de Fou-sang.

La promenade à Fou-sang n’offrit rien de remarquable, au point de vue indigène. La route, qui conduit de la concession à cette ville, est celle que nous avions remarquée lors de notre arrivée, et qui côtoie, pendant la plus grande partie de son parcours, le bord de la baie. C’est à cette situation exceptionnelle sur un terrain plat que cette route doit d’être très praticable pour les piétons, on pourrait même dire pour les voitures si sa largeur leur en permettait l’usage. Quant à la ville, que nous nous étions promis de visiter, il nous fut impossible de la découvrir par la raison bien simple que Fou-sang est le nom d’une forteresse construite par les Coréens, sur les bords de la baie de ce nom, pour les protéger contre les incursions des étrangers. Seul, un pauvre hameau, composé de quelques maisons, dort, au pied du château-fort. Il nous fallut cependant y chercher de quoi déjeuner ; nous n’avions rien emporté avec nous, et nous ne pouvions songer à refaire à pied les trois kilomètres qui nous séparaient de la concession japonaise, sans avoir pris une collation, aussi légère et aussi peu appétissante qu’elle pût être. Enfin, après bien des hésitations, nous nous décidâmes à entrer dans une habitation délabrée, que notre guide décora du nom pompeux d’hôtel. Ce qui nous frappe surtout en approchant de la maison, c’est que nous n’apercevons aucune porte pour pénétrer dans l’intérieur ; les seules ouvertures que nous voyons sont des petites fenêtres, s’ouvrant à peu de distance du sol, et trop basses pour livrer passage à un être humain, même de la taille des minuscules japonais. Cependant notre guide franchit une de ces fenêtres, sans trop de difficulté, et nous invite à l’imiter pour arriver à la salle à manger. Nous nous rendons à son invitation, et une fois entrés, nous comprenons enfin que ce que nous avions pris pour des fenêtres sont des portes qui donnent accès dans des salles dont le sol en briques, recouvert de nattes, sert de lit pendant la nuit, et est préservé de l’humidité grâce à son élévation ; au-dessous des briques se trouve un espace vide dans lequel on allume un grand feu de charbon de terre pendant la saison froide, chaque pièce formant alors le dessus d’un poêle. Ce mode de chauffage, qui rappelle les immenses poêles de la Russie du Nord, est employé non seulement en Corée, mais aussi dans toutes les provinces du nord de la Chine.

Une fois installés dans notre salle à manger, qui ne possède ni chaises, ni table, l’aubergiste nous apporte des tasses, une petite boîte en laque remplie de thé, et place le tout sur les nattes. Notre guide, pour ne pas nous déconsidérer aux yeux des indigènes, veut bien se charger de remplir, en notre lieu et place, les formalités exigées par la politesse coréenne. Il met dans chacune des tasses une pincée de feuilles de thé, et dès qu’un domestique a rempli chacune d’elles d’eau bouillante, il les recouvre d’un petit couvercle.

Au bout de cinq minutes, l’un de nous, poussé par la curiosité et aussi par la soif, se hasarde à soulever le couvercle de la tasse placée devant lui ; mais sa physionomie trahit une désagréable surprise ; les feuilles de thé, imbibées par l’eau, nagent dans la tasse, et il n’est guère possible d’y boire sans avaler en même temps du solide et du liquide, perspective assez peu engageante. Heureusement Ikoura, notre excellent guide, a compris le désappointement de notre ami, et au lieu de se moquer de son ignorance, il s’empresse de nous tirer d’embarras, en buvant lui-même dans sa tasse pour nous montrer la manière d’arrêter au passage les feuilles qui viendraient gâter, par leur saveur acre, le nectar de l’Extrême-Orient. Il prend délicatement sa tasse des deux mains, la porte à ses lèvres, puis avec ses index il fait légèrement basculer le couvercle qui s’enfonce, du côté de la bouche, dans la tasse, ouvrant ainsi une fissure, entre le bord du couvercle et la paroi de la tasse, qui laisse passer le liquide et arrête les feuilles au passage.

Comme Ikoura est auprès de moi, j’ai suivi avec attention son petit manège, et j’essaie de l’imiter ; malheureusement la chose exige une grande dextérité, et le couvercle de ma tasse chavire complètement, en éclaboussant tout son contenu sur moi, à la grande joie de mes compagnons. Après cet essai infructueux, nous demandons un grand bol, et nous filtrons notre thé à travers le coin d’un mouchoir.

L’aubergiste revient, les mains vides cette fois ; il engage avec notre guide une conversation animée à laquelle nous ne comprenons rien, mais que nous pensons avoir pour sujet la carte du jour. En effet, on nous proposa une suite de mets plus mauvais les uns que les autres, et, après de longues discussions, notre menu fut ainsi composé : 1o œufs durs, 2o riz bouilli assaisonné avec de petits poissons salés assez semblables aux sardines, 3o poule bouillie, et 4o petits gâteaux ronds au millet.

Après le déjeuner, auquel nous fîmes autant d’honneur qu’à un somptueux festin servi dans un grand restaurant de Paris, nous allâmes nous rendre dans un pré, à peu de distance du château-fort. Le soleil brillait, dans un ciel sans nuages, et sa chaleur douce invitait au sommeil. Aussi plusieurs d’entre nous, insensibles aux beautés d’un paysage coréen, ne tardèrent pas à s’endormir profondément.

De l’endroit où nous étions installés, la vue s’étendait à gauche sur la baie de Fou-sang ; notre navire et le stationnaire japonais dessinaient nettement leurs légères mâtures dans une atmosphère d’une pureté sans égale, et par l’entrée de la rade, dans l’échancrure de la côte, on apercevait un coin tout ensoleillé de la pleine mer, où une jonque étalait sa grande voile d’une blancheur éblouissante. semblable à une gigantesque hirondelle de mer. À droite, un vallon bien cultivé s’enfonçait dans l’intérieur des terres ; et, juste en face, une ligne de collines arides, parallèles à la direction de la côte, arrêtait brusquement la vue, la forçant à se reporter avec plaisir vers les pentes vertes du vallon. Mais ce qui manquait à ce tableau, c’était un souffle de vie ; pas une barque ne bougeait dans la baie, les champs semblaient déserts, et le calme qui nous entourait nous rappelait un peu trop les immenses solitudes du far west américain.

À quatre heures, nous nous remîmes en marche, et nous étions rentrés à bord avant le coucher du soleil.

Le lendemain, un dimanche, fut consacré au repos, non pas par suite des fatigues passées, mais en prévision de l’avenir. Nous étions résolus à tenter une excursion lointaine jusqu’à la préfecture de Toraï-fou, ville importante située à 4 lieues environ de Fou-sang. C’est une véritable expédition que nous allons entreprendre. Le Consul nous conseille de coucher à Toraï-fou, pour ne pas nous fatiguer outre mesure, en faisant notre excursion en une seule journée, et aussi pour pouvoir passer la nuit dans une ville coréenne. Nous nous sommes facilement rendus aux excellentes raisons de l’aimable représentant du Mikado ; seulement ce nouveet programme nous oblige à un surcroît de préparatifs, car maintenant que nous avons acquis de l’expérience à nos dépens, lors de notre promenade au château-fort de Fou-sang, nous sommes bien résolus à emporter une ample provision de conserves, de viandes froides et de vin ; il nous faut ajouter à ces bagages des couvertures et des matelas. Mes futurs compagnons de voyage, en braves guerriers qu’ils sont, s’indignent bien un peu, lorsque j’émets la prétention de joindre ces objets encombrants à nos vivres, mais mon expérience des hôtelleries chinoises, — expérience que je crois pouvoir utiliser encore en Corée, sans grande crainte d’erreur, — me donne une ténacité dont je me serais guère cru capable. Je tiens bon contre les boutades et les moqueries de ces loups de mer, et je les décide à me laisser emporter au moins deux matelas : un pour deux, puisque nous sommes quatre.

Le lendemain matin, à quatre heures, le matelot de garde descend nous éveiller, mes compagnons de route et moi. Comme j’ai peu dormi, je suis le premier paré comme disent les marins, et lorsque la cloche du bord sonne le cinquième quart, je suis déjà en train d’avaler une tasse de café bouillant pour me réchauffer. Tandis que mes compagnons s’habillent avec peine, encore à moitié endormis, je monte sur le pont pour jouir du spectacle d’une terre coréenne au point du jour.

Il fait déjà grand jour. Cependant le soleil est encore caché derrière les collines qui s’élèvent au-dessus du château-fort de Fou-sang, et qui m’empêchent d’apercevoir Toraï-fou, le but de notre excursion. Sur la route qui borde la rive, de blanches formes, vont et viennent et indiquent que la vie coréenne est déjà éveillée ; seulement les Coréens ressemblent moins à des fantômes à l’aurore qu’au crépuscule ; on distingue leur chapeau conique et leurs pieds chaussés de noir, ce qui permet de suite de voir que l’on a affaire à des humains et non à des revenants. Dans la concession japonaise, tout paraît encore endormi et seul, du haut de son mât, le pavillon du Mikado, — un drapeau blanc avec un grand soleil rouge au milieu, — couvre encore de son ombre les sujets de son maître, même pendant leur sommeil. Quant au croiseur japonais, il n’a nullement l’air de s’inquiéter outre mesure du voisinage des féroces Coréens, et le calme qui règne à son bord me porte à penser que les intentions malfaisantes de ces derniers, au sujet desquelles le représentant du Mikado a dépensé avec nous les plus beaux trésors de son éloquence asiatique, ne prennent point volontiers pour point de mire les habitants du pays « du soleil levant ». Seul un marin japonais, tout de blanc habillé, bat son quart à la fraîcheur du matin, sur le gaillard d’avant ; il y est seul, et l’absence d’un officier sur le pont montre que le commandant du navire ne redoute ni les attaques du perfide océan, ni celles des sauvages indigènes.

Voici le canot qui va nous porter à terre. Il accoste l’échelle du bord. On y descend nos bagages, et nous nous embarquons, emportant avec nous les meilleurs souhaits de ceux d’entre nous qui sont retenus à bord par les nécessités du service. La marée qui monte forme dans la baie un léger remous, insensible à la vue, mais qui suffit pour faire danser notre embarcation très chargée, et d’habitude fort volage, à ce qu’affirme l’un de nous. Un autre, devant cette affirmation, prétend au contraire que notre esquif est le plus stable de la canonnière, et sur ce, une longue discussion technique s’engage au sujet des aptitudes nautiques des quatre embarcations que porte le ***. Quant à moi, profane en matières de constructions navales, je n’ai qu’à écouter ces savantes dissertations, dont je ne comprends que fort peu de chose, mais qui m’apprennent cependant un nouveau sens, tout scientifique celui-là, du mot volage, qualification que messieurs les marins donnent à toutes les chaloupes qui se laissent aller facilement à ce mouvement de balançoire, appelé roulis par les gens du métier, si pénible aux estomacs délicats. Si je crois devoir faire ici le pédant et apprendre aux autres ce que j’ai appris moi-même, c’est pour éviter au lecteur de s’en aller, comme on dit, chercher midi à quatorze heures, en entendant un marin parler d’un bateau volage car nous doutons qu’il trouve, dans le dictionnaire de l’Académie française, à ce dernier mot : « chaloupe qui roule facilement. »

Heureusement que, pendant cette discussion, j’ai pour me distraire le charmant spectacle du lever du soleil sur la baie. Au moment où nous avions quitté le bord, l’astre du jour éclairait seulement le sommet de la petite île du Daim, dont le pied restait plongé dans l’ombre ; plus nous avançons, et plus la lumière se fait sur l’îlot désert. La ligne de démarcation entre le vif éclat du jour et la teinte indécise de l’aurore descend, descend toujours, ainsi que la limite des neiges s’abaisse vers les vallées, sur le flanc des montagnes, avec la venue de l’hiver.

Au débarcadère, nous trouvons deux agents de police japonais, un guide interprète, une douzaine de porteurs coréens pour nos bagages, et huit petits chevaux pour nous tous, agents interprètes et touristes. D’abord le débarquement de nos, colis, leur chargement sur le dos des coolies coréens nous retient pendant une grande demi-heure. Ces derniers placent leur fardeau sur un crochet, fait en bambou, fort semblable à ceux de nos commissionnaires ; seulement, au lieu de le porter avec deux bretelles passant sur les épaules, ils ne le maintiennent sur leur dos qu’en penchant le haut du corps en avant, et à l’aide d’une courroie qui part du haut du crochet et vient passer sur le front du porteur.

En sortant de la concession, nous prenons la même route, qui borde le bord de la baie, et que nous avons déjà parcourue pour nous rendre à Fou-sang. Seulement, comme nous voyageons, cette fois, sérieusement, nous abandonnons les rênes sur le cou de nos montures, afin de ne perdre aucun détail de la contrée que nous traversons. Au reste, en agissant ainsi, nous faisons un peu contre fortune bon cœur. Nous sommes tous très grands et nos chevaux sont si petits que, lorsque nous essayons de les mettre au trot, nous courons grand risque de nous démettre les jambes, car nos pieds touchent terre à la moindre inégalité du sol.

Tout en flânant et en devisant chemin faisant, nous arrivons, vers les neuf heures, à un grand palais en briques grises, à toiture en tuiles relevée aux quatre coins comme un chapeau chinois, entouré d’une sorte de vérandah garnie de grosses colonnes de bois peintes en rouge. En le voyant, je me crois encore dans la capitale du Fils du Ciel, tant il a l’aspect pékinois. Dans les détails de sa construction et dans son apparence générale, on retrouve même cet état de délabrement de toutes les constructions chinoises abandonnées, sans aucun secours humain, aux ravages du temps.

Nous mettons pied à terre, ou plutôt nous laissons nos poneys filer entre nos jambes, sans les retenir, et nous entrons dans le palais, accompagné de notre interprète qui commence alors à prendre son rôle de cicérone au sérieux, et nous explique, en un anglais plus pittoresque encore que tout ce qui nous entoure, que nous sommes arrivés à un grand lieu de pèlerinage renommé dans toute la Corée méridionale.

Nous entrons dans le temple, qui ressemble non pas à un temple chinois, mais seulement à un palais pékinois, avec son vestibule monumental, sa cour entourée d’une colonnade et au fond de laquelle se trouve le salon de réception. À la place de cette dernière pièce, nous trouvons un immense hangar aux murs nus ; seul, un grand tableau, portant quelques caractères baroques, vient rompre la monotonie de cette halle, ouverte à tous les vents, et où maintes hirondelles ont établi leurs nids dans les angles des solives apparentes, peintes en vert, qui forment le plafond.

« Ceci, dit notre guide, en nous montrant le tableau, c’est Denhaï ; faire bonjour au grand maître (j’essaye ici de traduire aussi littéralement que possible son anglo-japonais) ; sauvages Coréens viennent faire devant génuflexion aux grandes vacances et à la fête du roi ; caractères sont écrits par la sainte main de l’empereur de Séhoul. »

En me creusant bien la tête, et en rappelant mes souvenirs chinois, je comprends que notre homme veut dire que le tableau qui est là devant nous est couvert d’hiéroglyphes écrits de la main du roi de Corée, ce qui lui donne un caractère sacré aux yeux de ses sujets qui viennent s’agenouiller devant l’autographe de leur souverain le jour de sa naissance et lors des grandes fêtes populaires. L’explication du discours de notre cicérone, que je viens de donner, me paraît d’autant plus plausible qu’il existe aussi en Chine, dans toutes les villes importantes, des temples dédiés au Fils du Ciel, c’est-à-dire à l’empereur de Chine, où les mandarins se rendent en grande pompe, à certaines époques de l’année, pour assister à une cérémonie célébrée en l’honneur de leur maître. Puis ces mêmes Chinois qui, comme les Coréens, ne voient jamais leur souverain, portent, eux aussi, le plus grand respect pour tout caractère d’écriture tracé par son auguste main. Les plus grands fonctionnaires de la cour de Pékin ne reçoivent qu’à genoux les décrets signés par l’empereur. Il n’est donc point étonnant que les Coréens, qui ont emprunté presque tous leurs usages à leurs puissants voisins, aient aussi un culte pour leur roi, et traitent avec le respect dû à une sainte relique les caractères écrits par lui.

En quittant le temple, la route recommence à étendre devant nous sa monotonie poussiéreuse. Aussi, comme le respect des Coréens et des Chinois pour tout ce qui est écrit par leurs empereurs m’avait rappelé à la mémoire une anecdote assez plaisante, qui me fut contée à Pékin, je m’empresse de la répéter à mes compagnons de voyage, dans l’espoir de les empêcher de se laisser aller au spleen. Comme elle pourra paraître amusante aux lecteurs d’Occident, même sans l’accompagnement d’une route poussiéreuse et d’un soleil tropical, je vais la rapporter ici.

Il y avait une fois, dans la bonne ville de Pékin, une certaine Excellence qui y représentait, en qualité de ministre, une grande puissance occidentale. Sous le rapport de l’intelligence, il représentait, paraît-il, fort bien son pays. Quoiqu’il n’eût rien de commun avec la patrie de Racine, et encore moins avec la Picardie, on aurait pu mettre cependant fort justement aussi dans la bouche de cet envoyé extraordinaire la phrase de Petit-Jean dans les Plaideurs :

Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.

Notre homme, qui connaissait fort bien ses Chinois et qui, de plus, avait un tour d’esprit très pratique, savait d’expérience que chaque fois que l’on fait un cadeau à un mandarin, ce dernier, pour ne pas laisser échapper une aussi belle occasion de faire la charité à un officier barbare, s’empresse de vous envoyer dix fois sa valeur sous forme de thés délicieux, de soieries magnifiques et de superbes fourrures. Aussi, au moment de son retour en Occident, où le rappelait son grand âge, il voulut profiter une dernière fois de la générosité dédaigneuse des mandataires du Fils du Ciel. Dans ce but, il persuada à son gouvernement que le moment était on ne peut plus propice pour se conquérir les bonnes grâces d’un prince du sang, proche parent du Fils du Ciel. Bien sûr de persuader ses chefs, il joignit à sa dépêche un dessin représentant la forme ronde des tabatières chinoises, en proposant d’en faire faire une du même modèle, en or massif avec incrustation de pierres précieuses, par un joaillier d’Occident. Quelques mois après l’envoi de la missive qui accompagnait ce modèle, le courrier de Tien-tsin à Pékin apporta dans cette dernière ville un écrin orné de caractères chinois, et qui renfermait une magnifique petite bouteille d’or, toute étincelante des feux des rubis, des topazes et des diamants qui y étaient incrustés. C’était là ce que Son Excellence avait demandé, et quoiqu’il ne s’attendît nullement à un refus, il n’en fut pas moins émerveillé de la beauté de l’objet, qui avait été assuré contre les risques du voyage pour une grande valeur, qui représentait, pour notre rusé diplomate, une somme énorme de présents du prince auquel il était destiné, car jamais, depuis le temps des ambassadeurs porteurs de présents du siècle dernier, un pareil chef-d’œuvre n’avait été offert à un grand mandarin chinois, au nom d’une puissance occidentale.

Un mois avant son départ, notre ministre offrit le fameux présent au prince impérial qui le fit admirer par tout son entourage, preuve bien évidente de son admiration personnelle ; c’était peut-être agir un peu à la hâte, puisque le cabinet de Pékin ignorait encore le moment de la retraite de Son Excellence ; mais cette dernière en avait agi de la sorte afin de donner au potentat tout le temps nécessaire pour faire venir, des quatre coins de la Chine, les belles choses qu’elle devait recevoir pour elle-même, en échange d’un cadeau dont les frais avaient été faits par son gouvernement. Cependant, il attendit une semaine, puis deux, enfin trois, et, comme sœur Anne, il ne vit rien venir. Avec l’attente, ses espérances grandissaient ; le jour du départ fut fixé, et il s’en fut prendre congé du prince qu’il commençait déjà à traiter d’ingrat dans ses moments d’humeur. Deux jours après, Son Altesse impériale alla à son tour faire ses adieux au ministre ; l’entrevue fut des plus cordiales, car notre homme était trop bon diplomate pour ne point savoir cacher son dépit ; on parla de part et d’autre des excellentes relations que l’on avait eues, et on exprima le regret de les voir si vite interrompues. Son Altesse poussa même l’amabilité jusqu’à dire : « Votre Excellence m’est tellement sympathique que, la première fois que je la vis, il me sembla que je la connaissais depuis des siècles, et aujourd’hui, au moment de la séparation, il me semble que je n’ai eu le plaisir de la rencontrer qu’hier, tant j’aurais le désir de la voir encore. »

Après ce petit speech de clôture, bien oriental de tournure, Son Altesse prit des mains d’un de ses secrétaires un petit paquet, enveloppé de soie rouge, qu’il offrit au ministre, en y joignant quelques phrases un peu vagues sur la valeur extraordinaire du présent qu’il lui faisait.

Une fois l’Altesse partie, notre diplomate s’empressa de développer le précieux paquet, ouvrit le couvercle d’une boîte, doublée de soie jaune, qu’il contenait, et y trouva : devinez quoi ? une simple feuille de papier rouge qui en garnissait le fond et sur lequel étaient écrits les deux fameux caractères longévité et bonheur tracés par la main du Fils du Ciel. Le prince impérial avait été si émerveillé de la tabatière qu’il avait reçue qu’il n’avait pas pensé qu’un tel présent pût être reconnu par de vulgaires fourrures ou du thé plus commun encore, et il n’avait rien trouvé de mieux que de procurer, à la chinoise, au diplomate européen, la plus grande faveur dont le Fils du Ciel puisse honorer un de ses sujets, faveur qui consiste à lui donner plusieurs caractères écrits par son auguste pinceau. On juge de la mauvaise humeur du pauvre ministre en voyant tous les superbes cadeaux qu’il avait rêvés se transformer en deux caractères, dont il ne comprenait même pas le sens, enfermés dans une boîte qui n’avait d’autre valeur que d’être chinoise de fabrication et de couleur. Aussi il quitta Pékin tant soit peu morose, en emportant dans sa retraite, comme dernière étape d’une honorable carrière, le souvenir d’une déception d’autant moins méritée que jamais, depuis 1859, l’Europe n’avait, dit-on, envoyé à Pékin un représentant aussi habile à défendre ses intérêts et aussi digne, par son intelligence, de la représenter.

Pendant que nos compagnons de voyage se délectent à la pensée de la tête que dut faire le vieux diplomate en apercevant ses deux caractères impériaux, le soleil monte sur l’horizon, et inonde la baie de clarté. Nos pauvres chevaux marchent de plus en plus lentement ; leur fatigue se traduit par de nombreux faux pas qui ne sont point sans inconvénient pour ceux qui les montent.

À ce moment le paysage devient tout à fait pittoresque. Devant nous, le petit village de Sorio, avec ses maisons grises ; derrière lui, une ligne de collines arides sert de fond au tableau, et à notre droite les champs étendent leurs vagues vertes, qui ne sont séparées des flots bleus de la baie que par une étroite bande de sable étincelante comme de l’or sous un soleil de midi. Après avoir traversé le village de Sorio, où nous ne faisons guère sensation, tant ses habitants ont vu passer depuis deux ans, de Japonais déguisés en européens, notre guide nous fait quitter le grand chemin pour nous conduire, à travers champs, par des endroits qu’il nous assure être beaucoup plus jolis que ceux que traverse la route royale de Fou-sang à Toraï-fou. Nous n’avons pu juger si, au point de vue du pittoresque, notre cicérone disait vrai, car nous parcourûmes l’autre voie pendant la nuit ; mais il avait bien raison pour ce qui est de l’accidenté, et nos pauvres membres eurent trop souvent l’occasion d’en juger par eux-mêmes. Nos poneys, qui tenaient à peine debout sur une route plate et presque bien entretenue, furent pris d’une belle ardeur lorsque nous les lançâmes au tout petit pas à travers un grand champ d’une verdure qui devait être quelque céréale en herbe ; chemin faisant, ils se régalaient d’une touffe de tiges tendres qu’ils mangeaient tout en marchant ; malheureusement cette attachante occupation leur enlevait toute prudence ; ils oubliaient de lever les jambes chaque fois que l’insidieuse verdure cachait sous ses feuilles un mouvement de terre ou une grosse pierre. D’abord ce fut moi qui ouvris la marche ; ma bête fit un faux pas si maladroit qu’elle s’étendit au milieu de l’herbe, entraînant avec elle son cavalier ; je me remis en selle, après m’être assuré que rien n’était gravement avarié dans mon individu, mais trois pas plus loin une nouvelle chute commença à me donner un certain dégoût pour l’équitation coréenne. Cependant, je continuai encore ma route sur mon poney, et ce ne fut qu’après deux ou trois chutes que je me décidai à continuer à pied, à la grande joie de mes compagnons qui se prélassaient sur leur monture.

Malheureusement les rôles ne tardèrent pas à être changés ; l’une après l’autre, les bêtes de somme de notre caravane durent passer à l’arrière-garde, après de nombreuses chutes, et être confiées aux soins des porteurs, leurs compatriotes, tandis que nos amis, un peu déconfits de la mésaventure, se voyaient forcés d’imiter mon exemple, et de faire aussi la route à pied.

Nous cheminons au pied de la ligne de collines qui s’élève derrière Sorio ; elles sont surtout pierreuses, et leurs flancs sont sillonnés d’innombrables rigoles qui laissent voir que le temps et aussi la pluie ne les ont guère épargnées, et ont laissé, en passant sur elles, la marque de leur passage sous forme de rides que la nature seule est impuissante à faire disparaître. Cependant il en est ici comme en Chine, et comme dans bien d’autres régions de l’Occident : la nature n’a point été prise en flagrant délit d’imprévoyance ; et si ces pauvres collines sont devenues stériles et désolées avec les années, c’est seulement le fait de l’homme. À l’origine, les hauteurs que nous suivons étaient couvertes d’un dôme de verdure, formé par les forêts de conifères qui les couvraient, ainsi que l’attestent encore quelques pins solitaires qui s’élèvent çà et là dans une anfractuosité de rochers, ou sur la lisière des champs qui nous servent de route. Une fois cet abri de feuillage enlevé par la hache de l’homme imprévoyant, la colline, livrée sans défense aux attaques des pluies, s’est vue peu à peu dépouillée de la terre végétale qui lui donnait la vie, et qui s’en est allée, entraînée par les eaux, remplir les vallées. Nulle part mieux que dans ces pays lointains de l’Orient, où l’on n’a encore rien fait pour rendre la fécondité aux hauteurs, on n’est aussi frappé des troubles dangereux que peut apporter l’imprévoyance de l’homme dans la vie de notre planète.

Nous passons à côté du village de Tomoou, où les Coréens ont établi une sorte de bureau des affaires étrangères chargé de traiter tout ce qui est relatif à la concession japonaise de la baie de Fou-sang ; et à peu de distance de cette bourgade, nous apercevons les murailles de Toraï-fou. Cette enceinte, qui peut avoir quatre mètres de hauteur, est construite d’après les méthodes des ingénieurs du Fils du Ciel, et son sommet est garni de créneaux où l’on n’aperçoit pas cependant les légendaires gueules de canons, peintes sur des planches, qui forment une partie intégrante de l’armement de toute fortification chinoise.

Après avoir dépassé Fou-sang, une courte étape nous mène en vue de Toraï-fou. Avant d’arriver à l’entrée de la ville, nous traversons un beau pont en pierre, qui a au moins cent cinquante pas de longueur. J’interroge notre guide pour savoir le nom du cours d’eau qu’il traverse ; il me répond que c’est te Senheïbachi ; mais après plus amples informations, prises à la concession japonaise, je crois que ce nom s’applique au pont et non point au cours d’eau sans importance, qui sert de fossé aux murailles de la ville du côté sud.

Sur le pont, le mouvement est très actif et présente un aspect curieux. Voici d’abord grand nombre de petits mendiants avec leur désagréable boîte à musique, qui font un tintamarre si effroyable que nos pauvres poneys, malgré leur fatigue et l’habitude qu’ils devraient avoir d’entendre semblable concert, se refusent d’abord à s’engager sur le pont ; ils se mettent à s’agiter, à ruer au milieu de la foule des portefaix qui entrent et qui sortent de la ville. Ces derniers qui portent leur fardeau avec des crochets, marchent à moitié courbés en deux, ce qui les empêche de voir devant eux ; aussi n’ont-ils pas le temps de se garer des gambades de nos ex-montures. Quelques-uns d’entre eux sont culbutés ; ils se relèvent furieux et se mettent à crier très fort, en s’adressant à ceux de nos porteurs coréens qui faisaient fonctions de grooms, dans notre caravane. Nous ne comprenons pas un mot à ce qu’ils disent ; mais le ton dont ils débitent leur chanson nous laisse deviner qu’elle n’est point à la louange de nos hommes ; ces derniers, peu flattés, s’arrêtent à leur tour, déposent leur fardeau, et se mettent à répondre, sans doute sur le même air, à leurs adversaires.

Peu rassurés sur le sort de nos bagages, nous faisons halte sur le pont, et nous prions les deux agents de police et notre interprète de s’interposer entre les deux partis, pour mettre fin à la dispute ; mais à ce moment ce dernier fait la sourde oreille, et semble avoir oublié tout à coup son peu d’anglais. Assez ennuyés de ce retard, nous nous consultons pour savoir s’il n’allait pas bientôt être nécessaire de dégager nos porteurs, à l’aide de nos fouets de chasse, afin de sauvegarder notre garde-manger, lorsque nous voyons arriver, dans la direction d’où nous venions nous-mêmes, un gros Coréen monté sur un poney tenu en bride par un domestique. Ce cavalier était, comme tous ses compatriotes, vêtu de blanc des pieds à la tête ; cependant, des deux côtés du plastron de sa robe, pendaient deux longues bandes de soie bleue. Comme la dispute, en se généralisant, avait fini par former un rassemblement qui interceptait le passage, il s’en fut avec sa monture au beau milieu du groupe des disputeurs, sans faire aucune attention à leurs pieds et à leurs bras. Ces derniers, au lieu de se formaliser de cette intervention assez brutale, se turent aussitôt ; quelques-uns même esquissèrent une génuflexion en guise de salut. Une fois le silence rétabli, notre homme adressa quelques questions à deux ou trois porteurs, puis suffisamment renseigné, sans doute, il fit à la foule une petite harangue, et tout le monde se dispersa.

Après avoir ainsi apaisé un orage qui menaçait, avant son intervention, de se changer en tempête, notre homme traversa le pont avec une respectable lenteur, passa auprès de nous, sans avoir même l’air de nous remarquer, sans doute pour ne point compromettre sa dignité en se laissant aller à un mouvement de curiosité, et disparut à nos yeux, dès qu’il eut franchi la porte sud. Pendant toute cette scène, ce pacificateur avait montré qu’il possédait une des qualités saillantes du caractère asiatique : le calme. Lorsqu’il avait questionné les porteurs, il leur avait parlé lentement, sans élever le ton de sa voix, et sans qu’aucune pantomime vint en aide à ses paroles. De même, lorsqu’il avait mis la paix entre les deux camps, il ne s’était point départi un seul instant de son calme tout asiatique.

Intrigué de la morgue de ce personnage et de son influence sur la populace, quoiqu’il me parût jeune encore, j’interrogeai mon guide qui, pour faire oublier son peu de zèle pour nos bagages, au moment où ils avaient couru un si grand danger, me répondit par un long discours que je reproduis ici aussi in extenso que mes souvenirs me le permettent.

« L’homme que vous venez de voir, me dit Ynamoura, est ce que les Coréens appellent un Tsochi, c’est-à-dire un étudiant qui a passé avec succès le premier examen qui a lieu tous les ans dans chaque chef-lieu de district. Tous les trois ans, les tsochis se rendent à Séoul pour y passer leur second examen et ceux qui y sont admis ont alors droit au titre de Djincka. Quant aux tsochis qui ne peuvent se faire recevoir au second examen, ils perdent, par suite de cet échec, ce titre, et ils ne peuvent reconcourir à la capitale qu’après avoir obtenu de nouveau le grade de Tsochi. »

Le récit de mon cicerone m’avait vivement intéressé. L’obligation où sont les étudiants, qui échouent au second examen, de se représenter au premier avant de pouvoir reconcourir pour le titre de Djincka, me semble en effet indiquer, chez les hommes d’état coréens, des idées fort pratiques en fait d’instruction publique. Le système qu’ils ont adopté me paraît des mieux combinés pour éviter les préparations trop rapides, et les succès dus bien plus à la chance qu’au mérite. Quoique bien moins compliqué que les réformes qui ont été faites récemment, dans les modes d’examen, en France et en Allemagne, à seule fin d’atteindre ce même but, il ne doit cependant pas être moins efficace qu’elles, et il y aurait peut-être avantage à les implanter en Occident.

Dans l’espoir de découvrir encore quelque chose d’ingénieux dans l’organisation de l’Université coréenne, j’interrogeai mon guide. J’appris ainsi qu’au-dessus du Djincka, il y a un troisième titre universitaire : celui Oou-djiau, qui donne droit à ceux qui l’ont obtenu à une fonction publique soit dans l’armée, soit dans l’administration civile. Nous retrouvons encore, dans ce mélange de deux carrières si différentes, la trace de l’influence chinoise, grâce à laquelle on voit, dans l’Empire du Milieu un grand dignitaire, comme Li-Hong-tchang, exercer successivement, dans le cours de sa longue carrière, des fonctions judiciaires, financières, administratives, militaires et maritimes. De même, à Séoul, comme à Pékin et en bien d’autres lieux, la faveur l’emporte souvent sur le mérite dans le choix des futurs administrateurs. Il paraît même que les grands dignitaires du royaume acceptent des postes qu’ils se transmettent de père en fils, et qui sont devenus, avec le temps, des charges héréditaires.

Malgré le peu de cas que l’on fait à Séoul des mérites littéraires des étudiants, lorsqu’il s’agit de les pourvoir de places au détriment de courtisans ignorants, la population n’en a pas moins pour eux le plus grand respect, et à leur sens tout ce que dit l’homme qui a le droit de porter sur sa robe les deux longues ailes bleues qui constituent le bouton des lettrés coréens, équivaut aux arrêts d’une puissance infaillible. Ce respect des masses pour le savoir, même sans qu’il ait pour accompagnement la puissance, nous semble indiquer, chez les populations coréennes, une indépendance d’idées qui contraste singulièrement avec la tendance déplorable que nous avons, en Occident, à ne considérer la science que comme un meuble inutile, si elle n’a, pour la faire valoir, l’éclat des honneurs qui ne s’obtiennent le plus souvent que par l’intrigue. Au reste, le peu que j’ai eu à faire aux Coréens m’a donné une haute idée de leur caractère. Ils ont cette rudesse et cette simplicité d’instinct qui, mise au service d’une honnêteté dépourvue d’artifices, cache souvent une grande délicatesse de sentiments sous des dehors presque sauvages. Là encore, j’ai trouvé une excellente application de la méthode de mon savant maître en géographie, M. Ludovic Drapeyron. L’aspect rude et âpre du sol laisse deviner le caractère de ses habitants ; puis, cet effet et cette cause, agissant et réagissant tour à tour l’un sur l’autre à travers les siècles, forment l’histoire du peuple coréen, et nous expliquent pourquoi il a passé sa vie à jouer le rôle d’une proie débonnaire que l’astuce chinoise et japonaise se sont disputée sans trêve ni merci, et cela, alors que le courage sauvage des Coréens semblait plutôt les destiner au rôle de conquérant qu’à celui de conquis.

Pour trouver une porte plus belle que celle du sud, à ce que nous dit notre guide, il nous faut longer la muraille pendant un assez long trajet ; sur son sommet une foule de Coréens, réunis là par la nouvelle de la venue d’étrangers, nous regardent cheminer dans la poussière, d’abord avec curiosité, puis avec dédain, et enfin leurs sentiments à notre égard finissent par se traduire en un feu roulant de pierres. Heureusement pour nous, les hommes sont peu adroits et les pierres très petites ; mais ce qui nous étonne, c’est la masse de projectiles dont ils nous accablent, sans nous toucher. Ce n’est que plus tard que nous sûmes comment nos assaillants se les procuraient aussi facilement, perchés qu’ils étaient sur une muraille dont la plate-forme en grosses briques ne pouvait les leur fournir. Les troupes coréennes se composent, en grande partie, de frondeurs fort habiles, dit-on ; aussi, dans chaque place forte ou château-fort, on voit toujours de distance en distance, sur les remparts, des tas de petites pierres, afin que les frondeurs, qui forment la garnison, puissent trouver sous la main les munitions dont ils ont besoin pour charger leurs armes en cas d’attaque subite. C’était de ces réserves que nos ennemis tiraient leurs munitions. Par un hasard heureux pour nous, parmi la foule qui saluait notre arrivée à Toraï d’une façon aussi peu courtoise, il n’y avait aucun frondeur, car nous ne nous serions point tirés aussi facilement d’affaire si les projectiles qu’on nous envoyait avaient été employés selon les règles de l’art militaire coréen.

Enfin nous voici à l’entrée de la ville, avec plus de peur que de mal. Nous passons une première porte voûtée, et nous nous trouvons dans une espèce de place d’armes, entourée de toutes parts par la muraille. Deux portes placées l’une en face de l’autre donnent accès d’un côté dans la ville et de l’autre dans la campagne. Nous sortons de la place d’armes, et nous voici dans la ville proprement dite.

Une longue rue étroite s’étend devant nous, fermée au fond par une muraille et une porte semblable à celles que nous venons de traverser. Des deux côtés, des boutiques qui rappellent un peu celles de Pékin, quoique moins bien. Il ne faut chercher ici, ni ces devantures curieuses en bois finement sculpté, ni ces immenses enseignes où la vivacité des couleurs rivalise avec les termes pompeux de la réclame, et qui constituent la partie la plus pittoresque de la couleur locale de la capitale des Fils du Ciel. Ici, au contraire, les devantures sont pauvres d’apparence ; rien n’y indique le genre de commerce des occupants, et à travers les portes basses j’aperçois des fouillis de marchandises de toutes sortes qui me rappellent ces bizarres magasins que l’on trouve encore de nos jours, dans les villages retirés de la Normandie, et où l’on débite, sous le nom d’épicerie, tout ce qui est susceptible de trouver des acquéreurs parmi nos campagnards. Ce qui me désole surtout dans l’inventaire fort sommaire que je fais du contenu des boutiques qui se trouvent sur notre passage, c’est que j’y retrouve encore ce mélange d’objets de rebut chinois et japonais sans aucune valeur. Et moi qui m’étais bercé de l’espérance de trouver enfin à Toraï-fou un souvenir de Corée, qui portât en lui-même un cachet authentique indiquant sa provenance !

Nous traversons une seconde porte qui semble donner accès à la ville officielle, car, dès que nous l’avons franchie, le style de l’architecture change. Les boutiques basses sont remplacées par de longues façades grises, percées çà et là de portiques massifs d’un aspect sévère. Ce que nous dit notre guide vient confirmer cette opinion ; il se met à nous énumérer une suite de noms coréens, qui paraissent des phrases baroques pour ceux qui ignorent cette langue ; mais l’important, c’est qu’il les qualifie tous de public offices, c’est-à-dire bureaux du gouvernement.

Nous nous arrêtons devant la porte d’une maison plus petite que les autres ; c’est le choumon-kau, salle des gardes, où l’on doit nous délivrer un permis de circulation, et nous donner un interprète avec une escorte.

Devant la porte deux Coréens se tiennent, l’un couché à terre, et l’autre assis sur un escabot ; ils fument leur pipe, et certes un habitant de Paris les prendrait pour de bonnes gens qui prennent l’air sur le seuil de leur demeure ; pour moi, qui ai déjà quelque expérience des mœurs militaires des Asiatiques, je crois reconnaître, à leur air endormi, ces fameuses sentinelles que l’on rencontre au coin de chaque rue de Pékin. J’appris dans la suite que je ne m’étais point trompé sur leur compte, et que nos deux fumeurs étaient chargés de défendre, sans autres armes qu’un tuyau de pipe et un éventail, la ville contre les malfaiteurs.

À notre approche, un gros homme court, dont le costume différait de celui de tous les Coréens que nous avions vus jusque-là, sortit du corps de garde et prit langue avec notre guide. Pendant leur entretien, il me fut possible d’examiner le costume du chef des gardes ; il était vêtu d’une longue robe d’un blanc légèrement bleu, comme tous les mandarins ses collègues ; seulement, autour de la taille, il portait une espèce de cuirasse jaune dont la surface était travaillée de façon à imiter des écailles de poisson, et par-dessus cette arme défensive, une longue ceinture de soie rouge faisait plusieurs fois le tour de sa volumineuse personne et retombait, en deux longues traînes, qui flottaient derrière lui dès qu’il se mettait à marcher.

Le chef des gardes, après avoir bien interrogé notre guide au sujet de nos intentions pacifiques, nous donna cinq soldats comme escorte et un interprète, Dokouso, qui, à ma demande expresse, parlait chinois et japonais, ce qui me permettait de lui parler sans avoir à passer par l’entremise, souvent peu fidèle, de notre cicérone.

Tout ici se fait avec une lenteur asiatique, et lorsque nous nous trouvons enfin dans Toraï-fou, munis d’un passe-port d’une escorte et d’un interprète, nous nous apercevons que nos estomacs ne nous laisseront pas même le temps de nous orienter dans la ville. Je demande alors à notre guide coréen s’il connaît une auberge où nous pourrions déjeuner, mais il me répond franchement que jamais les hôteliers de l’endroit ne consentiront à recevoir chez eux, des diables comme nous parce que cela leur ferait perdre leur clientèle, qui croirait que nous avons jeté un mauvais sort sur leur établissement. Force nous est donc de nous laisser conduire par lui dans un palais officiel où nous finissons, vu la malpropreté des chambres mises à notre disposition, par dresser notre table dans la cour. Nous avons pour siège la terre et nos genoux pour table.

Une fois notre appétit un peu satisfait, l’endroit nous paraît moins triste et moins ruiné que lorsque nous y sommes entrés. C’est une grande cour entourée de lourdes bâtisses à un seul étage ; une vérandah, soutenue par de grosses colonnes de bois peintes en rouge, en fait le tour ; de chaque côte de la porte d’entrée deux vieux arbres, qui ressemblent fort à des mélèzes, ne projettent autour d’eux qu’un ombrage fort sénile ; aussi, pour fuir les rayons d’un soleil de printemps, nous avons été obligés de dresser notre table en partie sous la vérandah. Notre guide coréen parle fort bien le chinois avec ce pur accent des gens du nord que j’affectionne plus particulièrement, sans doute parce qu’il fut celui dans lequel je fis mes premières études sinologiques. Fort content de montrer sa connaissance approfondie de l’idiome de l’Empire du Milieu, il se montre des plus bavards, et ne manque aucune occasion de me faire des discours aussi longs qu’instructifs. C’est ainsi qu’il m’apprend que le Palais où nous nous trouvons sert chaque année aux examens des Tsochis ; à ce propos, l’un de nous fit remarquer que les candidats malheureux avaient sans doute pris l’habitude de s’enraciner dans le lieu témoin de leur défaite, puisque la seule verdure qui garnissait le sol de la cour consistait en quelques pieds de cornichons sauvages qui étaient parvenus à se frayer une issue au travers du dallage qui recouvrait le sol. Je traduisis tant bien que mal à mon savant coréen le sens de cette plaisanterie ; il s’en amusa fort. Il nous déclara que les admis n’étaient guère plus malins que les refusés, et cependant lui-même portait les deux queues bleues qui montraient qu’il appartenait à cette classe des lettrés dont il faisait si peu de cas.

Mis en gaieté par notre plaisanterie, il tint à nous montrer que dans son pays on connaissait aussi fort bien l’art de se divertir en devisant, et voici l’historiette qu’il nous conta, pendant que nous dévorions d’excellentes langues fumées, venues en droite ligne de Chicago :

« Il y avait autrefois, il y a bien longtemps de cela, sous le règne de la dynastie chinoise des Tang[2], dans les régions occidentales, — Chinois et Coréens désignent sous ce nom l’Asie centrale, — une principauté dont le chef, Dié-tsou, accablait ses sujets d’impôts ; il en était arrivé à obliger les pauvres cultivateurs à lui payer une redevance sur chaque paire d’œufs que pondaient leurs volailles ; il leur concédait à prix d’argent la permission de faucher les céréales sur leurs propres terres, et leur faisait payer beaucoup d’argent pour le balayage des routes, qui n’en étaient pas moins aussi poudreuses qu’auparavant. Sur ces entrefaites, une sécheresse affreuse s’abattit sur la principauté de Dié-tsou ; tout mourait, arbres plantes et bestiaux, sous les rayons d’un soleil implacable, et aucun nuage n’apparaissait sur un ciel de plomb qui couvrait les campagnes comme un linceul.

» Cependant, au milieu de toutes ces calamités, des caravanes de marchands, qui venaient de traverser les monts, arrivèrent dans la principauté et furent étonnées de la voir ainsi ruinée par la sécheresse, car, disaient-ils, à peu de distance de là, les récoltes étaient superbes, grâce aux pluies chaudes qui abreuvaient la terre. Le prince, frappé du récit de ces marchands, fit venir son premier ministre, Kien-Kao, et lui dit : « Comment se fait-il que les régions voisines aient de l’eau en abondance, alors que nos terres sont ruinées par la sécheresse ? » Ce ministre, qui était un homme juste et compatissant pour tous, saisit avec bonheur cette occasion pour donner une leçon à son maître, même au risque de sa vie ; il lui répondit : « C’est que la pluie n’ose tomber dans votre principauté dans la crainte que vous ne l’obligiez à payer un droit d’entrée. » Cette témérité de Kien-Kao lui fut pardonnée ; elle porta ses fruits, et les impôts, qui écrasaient le peuple, furent supprimés. »

Pendant que notre Coréen nous racontait cette histoire, une surprise désagréable se préparait pour nous dans les hautes régions de l’atmosphère ; le soleil se voila, et bientôt la pluie tomba à torrents, sans que les bâtiments qui nous entouraient nous eussent permis de voir venir cet hôte désagréable. Force nous fut de chercher un abri dans ces hangars, peuplés de nids d’hirondelles et d’insectes sans nombre, que nous avions dédaignés un instant auparavant, et ce déluge fut accompagné d’un refroidissement si rapide de l’air, que nous fûmes très heureux de pouvoir nous y enfermer tant bien que mal.

Cette pluie et le changement brusque de température qui l’accompagnait étendirent une teinte de mauvaise humeur sur notre réunion ; chacun s’en fut se blottir dans un coin pour s’y abandonner à ses réflexions. Il n’y avait cependant dans tout cela rien de bien extraordinaire ; quoique l’Europe fût déjà en plein été, l’extrême Orient du nord, moins vieux que cela, en était encore à cette saison incertaine durant laquelle le froid et la chaleur, la pluie et le beau temps semblent se disputer l’empire des airs. Nous étions arrivés en Corée pendant cette période aux allures déréglées, dont un aimable poète a si bien chanté l’inconstance, car

Le plus capricieux des mois que l’on connaisse
Est bien celui de mars ! et, si le dieu vaillant,
Dont il porte le nom glorieux et galant,
Était aussi divers, j’admire sa prestesse.

Heureusement pour nous, la pluie est si forte qu’elle ne peut durer bien longtemps ; aussi plus ses gouttes se pressent et transforment la cour du palais en un grand bassin, plus nous nous reprenons à espérer une fin de journée aussi belle que son commencement.

  1. La concession comptait, nous a-t-on dit, 2000 habitants japonais en 1880.
  2. Cette dynastie, qui compta vingt-trois souverains, régna de 618 à 805 de notre ère. Elle marque, dans l’histoire du Céleste Empire, une période de grande prospérité et de paix intérieure et extérieure.