La Corée avant les traités/Chapitre IV

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Texte établi par Ch. Delagrave, Institut géographique de Paris (p. 57-81).


CHAPITRE IV

À TORAÏ-FOU. — LE RETOUR. — UNE SOIRÉE À LA CONCESSION. — LE DÉPART. — QUELPORT. — SIMONOSEKI


Enfin la pluie cesse ; le soleil vient nous délivrer de notre prison ; les hirondelles, qui nous tenaient compagnie s’envolent à tire-d’aile ; mais elles ne reviennent point, comme les colombes de Noé, nous apporter un rameau d’olivier ; nous en concluons que le temps s’est rasséréné.

La cour du palais nous effraye ; elle est encore remplie d’eau, et si les rues de Toraï sont dans le même état, notre promenade sera bien plus aquatique que terrestre. Heureusement, dès que nous arrivons à la porte, nous sommes complètement rassurés. Certes la voie n’a point toute la propreté de notre avenue de l’Opéra ; on n’y voit aucun balayeur occupé à la nettoyer, ce qui fait que la poussière qui avait fort gêné nos yeux, lors de notre arrivée, a fait place à une couche de boue dont nos souliers ont peu à se louer. À cela près, le chemin est très praticable et présente seulement, çà et là, des défilés d’un passage difficile, lorsque plusieurs flaques d’eau barrent le passage, en ne laissant entre elles que juste la place nécessaire pour passer. Les Coréens, la robe retroussée jusqu’à la hauteur des genoux, vont et viennent ; ils semblent ignorer les avantages du parapluie, car aucun d’eux n’en porte ; seulement, pour préserver de la pluie leurs précieux chapeaux en crins tressés, ils le cachent, par le mauvais temps, sous un petit parapluie sans manche, en papier huilé, qui est fixé sur la tête à l’aide d’une jugulaire. En temps ordinaire, ce petit meuble se replie comme un parapluie, et est conservé, par son propriétaire, dans une de ses manches, ou même dans la tige de sa botte, d’où il le sort en cas de besoin.

Enfin je vais pouvoir un peu brocanter des choses neuves ! J’entre dans la première boutique venue, qui est celle d’un marchand de porcelaines. Son assortiment se compose d’une quantité de tasses, pots et assiettes japonais de fabrication très inférieure, et de poteries dont la grossièreté indique trop bien l’origine indigène. Quant à ces fameuses porcelaines coréennes, qui furent introduites pour la première fois en Europe, où elles excitèrent l’enthousiasme des collectionneurs, au xviiie siècle, avec les envois de porcelaines japonaises, il me fut impossible d’en découvrir même la trace dans les traditions des marchands coréens. J’eus beau visiter avec soin tous les magasins de terre cuite que je pus découvrir, depuis mon départ de Nagasaki jusqu’à mon arrivée à Simonoseki, je n’ai jamais eu le bonheur de rencontrer un seul de ces spécimens d’un art depuis longtemps oublié, qui s’en fut, aux belles époques de sa splendeur, chercher ses motifs d’ornementation jusqu’en Perse, ainsi que le prouve une magnifique potiche coréenne qui fait partie de la collection du plus grand maître dans la connaissance des produits céramiques, M. A. Jacquemart.

Au reste, je dois avouer bien franchement que du jour où il me fut donné de voir les Coréens chez eux, leur état de pauvreté, qui saute aux yeux de l’esprit le moins observateur, me fit douter qu’ils eussent été jamais, ainsi que l’on dit des savants, les maîtres des Chinois et des Japonais en quoi que ce soit. Cependant j’avoue, avec autant de franchise, que ma théorie est absolument en contradiction avec les historiens japonais et surtout avec ceux de la Chine. Ces derniers surtout me semblent fort dignes de foi, lorsqu’il s’agit d’attribuer à un autre peuple que le peuple chinois une découverte ou un talent quelconque. En outre, une autre preuve du fond de vérité de la tradition conservée sur les bords de la mer Jaune, qui veut que les Coréens aient été les premiers maîtres céramistes de l’Extrême-Orient, c’est que les faits rapportés par les annales de ces régions s’accordent à reconnaître à l’antique Corée un certain développement industriel qui lui avait permis de découvrir la fabrication de l’encre dite de Chine[1], et d’un papier spécial fort employé dans l’Asie orientale, où il est connu sous le nom de papier de Corée.

Justement, en face du magasin de porcelaine se trouve la boutique d’un marchand de papier. J’entre pour examiner les objets qu’elle renferme. J’y vois des pinceaux pour écrire, des encriers, de l’encre de Chine, quantité de mains de papiers chinois et japonais de toute grandeur et de toute couleur, et une cargaison de ce papier de Corée jaune clair, au tissu si résistant qu’on peut difficilement le déchirer. Grâce à cette qualité, il remplace, en Chine, nos verres à vitres ; après avoir été préparé dans un bain d’huile, il se transforme en un tissu, imperméable à la pluie, dont on se sert pour recouvrir les parapluies indigènes et faire les waterproofs chinois. Je demande au marchand si ce papier de Corée se fabrique dans les environs ; il me répond qu’il lui vient des régions du Nord, et qu’il tire sa solidité de ce qu’il est fabriqué avec de la pâte tirée de l’écorce du mûrier. Cette indication peut être vraie, mais un passage d’un ouvrage de M. Pietro Savio[2], très au courant des procédés industriels, que j’ai lu pendant un voyage que j’ai fait au Japon, serait de nature à me faire supposer que le papier de Corée doit ses qualités à un liquide, tiré d’une plante inconnue, qui sert à le coller.

Je continue mon exploration des boutiques, malgré le peu de succès de mes premières étapes. Au reste, la promenade fort lente que je fais pour rechercher des bibelots du cru est des plus propices pour me permettre d’étudier un peu les mœurs des Coréens chez eux. Cela m’est d’autant plus facile que, soit respect, soit indifférence, les passants s’inquiètent peu de notre présence, et nous pouvons nous mouvoir, nous agiter, sans être à moitié étouffés par un cercle de badauds, assez mal intentionnés en général pour les diables d’Occident, qui obsèdent le voyageur dès qu’il met le pied dans une ville chinoise. Les enfants eux-mêmes, au lieu de fuir à notre approche, comme le font les petits Chinois, continuent à prendre leurs ébats, sans avoir même l’air de nous remarquer ; seul le beau sexe nous tient rigueur ; dès que nous apercevons une forme s’enfuir devant nous, ou disparaître vivement derrière une porte, notre guide japonais se tourne vers nous en riant, et nous dit : c’est une pièce[3] de femme. Quant à notre guide coréen, il se garde bien de rire de la fuite précipitée de ses compatriotes. Il m’explique que, dans son pays, les femmes, surtout celles des hautes classes, vivent un peu comme leurs sœurs de Turquie. D’abord, comme elles, elles sont renfermées dans une partie séparée de l’habitation de leur seigneur et maître, qui peut en posséder autant que ses moyens lui permettent d’en entretenir ; puis, lorsqu’elles sortent, elles cachent leurs visages sous un grand voile appelé en coréen katsouki. Avant leur mariage, elles ne voient jamais les jeunes gens de leur âge, et après, elles n’ont que fort peu de relations avec leurs parents ou avec les amis de leur mari. Cependant, il paraîtrait que malgré leur isolement les jeunes filles coréennes exercent une grande influence dans les affaires domestiques de leur famille.

Bien entendu, polygamie et voile ne sont usités que dans les hautes classes ; quant à la femme du peuple, elle court par les rues, portant à la main un petit panier, et se livre aux plus rudes travaux, comme ses compagnes de la Chine, que j’ai vues quelquefois attelées à la charrue. Ces pauvres déshéritées portent le même costume que les hommes, et leurs traits accentués leur démarche alourdie, font qu’il nous est fort difficile de les distinguer de ces derniers.

Malgré la polygamie, le divorce est permis par les lois coréennes. Il est des plus fréquents par suite d’incompatibilité d’humeur. Le lecteur n’en sera nullement étonné lorsqu’il aura lu le récit que me fit Zoï, — mon guide, — de son propre mariage.

« J’avais douze ans, me dit-il, lorsque mon père se mit en quête d’une famille d’une situation correspondant à la mienne, et ayant une fille de six ou sept ans qui pourrait devenir ma femme. Après bien des recherches et des réflexions, il se décida à faire faire des ouvertures, par un de nos amis, à un contrôleur d’impôts qui habitait une petite ville voisine de mon pays natal. Auparavant, ma mère, suivant la coutume du pays, avait été faire une visite à ma future belle-mère, afin de voir, par elle-même, si la femme qu’on me destinait n’était ni trop vieille, ni bossue ou bancale.

« C’est que, voyez-vous, chez nous, on considère comme un déshonneur, presque aussi grand que d’épouser une veuve, de prendre une femme difforme.

« Une fois que tout fut arrangé entre ma famille et celle de ma fiancée, mon père s’en fut chez un astrologue célèbre pour lui demander de chercher dans le calendrier un jour propice pour « essayer les talents » de ma future. L’astrologue, grâce aux présents que lui fit mon père, fixa une époque assez proche, et, ce jour venu, ma mère envoya à la jeune fille de superbes robes brodées qu’un de mes frères avait rapportées de Pékin, où il avait été avec les porteurs de tribut. À ces robes, elle joignit tout ce qui est nécessaire pour faire un costume d’homme complet. Quelques jours après « l’essai des talents » eut lieu la cérémonie que nous appelons dianghaïghanda. La veille, ma fiancée m’avait envoyé un habillement complet, fait de ses mains avec ce que lui avait envoyé ma mère. Cette dernière examina avec soin les vêtements, et déclara que la jeune fille était suffisamment bonne couturière pour pouvoir tenir une maison. Pendant la cérémonie, je reçus des mains d’un grand marchand, ami de mon père, une bande de papier rouge couverte d’écriture : je la coupai en deux, j’en donnai une moitié à ma femme et je gardai l’autre.

« Après mon mariage, je m’aperçus que ma femme, sans avoir aucun défaut, ne me plaisait pas. Je pris alors le parti de m’adresser à un vieux bonhomme, mon voisin, qui me procura pour une modique somme — 200 francs environ, — une jolie fille très gaie, qui savait jouer de la guitare. Maintenant, en outre de mes deux compatriotes, j’ai aussi trois femmes chinoises que j’ai achetées à Pékin lorsque j’y suis allé porter le tribut. »

Les paroles que je viens de rapporter sont loin d’être une citation très correcte ; d’abord j’ai supprimé pas mal de détails et de réflexions peu intéressantes ; puis j’ai passé sous silence les questions que je lui fis pour éclaircir son discours, car son langage était trop souvent d’une telle laconicité que, pour moi, qui n’étais point Coréen, j’avais peine à comprendre ses explications. C’est ainsi que, lorsqu’il me parla avec emphase de la fameuse bande de papier qu’il avait coupée en deux, je fus obligé de lui demander l’explication de cette cérémonie qui me paraissait sans importance. J’appris ainsi qu’elle constituait, en somme, la seule preuve écrite du mariage ; je dirai presque qu’elle tient lieu de maire et de registre de l’état civil, car lorsqu’un homme veut se remarier, il lui faut présenter les deux morceaux se raccordant du papier rouge, qu’ils soient arrivés en sa possession par suite de décès ou de divorce. Quant à la femme qui se trouve en possession des deux morceaux du papier, elle ne peut que regretter les bûchers qui mettent fin à l’existence des femmes du Malabar, à la mort de leur époux, puisqu’elle est condamnée, comme veuve, à mener une vie misérable ou à se remarier à un homme bien inférieur à elle dans l’échelle sociale.

Comment font les Coréens qui veulent se payer le luxe d’un harem, lorsqu’ils épousent d’autres femmes, tout en conservant celles qu’ils ont déjà ? Ils ne peuvent évidemment présenter les deux moitiés de papier exigées ? J’avoue que c’est là une objection qui ne s’est présentée à mon esprit que lorsque j’étais déjà bien loin de la terre de Corée, ce qui fait qu’il ne me reste rien de mieux à faire que de confier le soin d’éclaircir ce point obscur des mœurs de ce pays aux heureux du monde qui s’en iront le parcourir et l’étudier à leurs loisirs, sans avoir à compter avec la crainte de ses habitants, et la mauvaise volonté des fonctionnaires japonais.

Ce qui ressort bien clairement de la conversation de Zoï au sujet des femmes coréennes, c’est que les sujets de la cour de Séhoul ont pris aux Chinois jusqu’à leurs défauts. Comme eux, ils ont une conception barbare du rôle que joue la femme dans les sociétés. Il y a d’autant plus à s’en étonner que, quoique l’organisation sociale de la Corée soit un composé des théories chinoises et japonaises, les habitants de ce pays appartiennent bien certainement à la grande famille des Tatars. Je crois devoir prévenir le lecteur que cette opinion m’est toute personnelle. Mes connaissances en anthropologie se réduisant à zéro, il m’a été impossible de rattacher le rameau à une branche de l’espèce humaine à l’aide de l’angle facial, de la forme des cheveux et de leur longueur ; les bases de mes appréciations sont beaucoup plus simples. Les Coréens, — ceux que j’ai vus du moins, — sont très grands, de constitution sanguine, nerveux et bien plantés. Leur apparence rappelle plutôt la sauvagerie du Mongol, que l’astuce du Chinois ou la légèreté du Japonais. Dans les classes pauvres, cette apparence est même si accentuée qu’elle produit une mauvaise impression. Nos porteurs sont en guenilles, leurs cheveux roides et drus retombent de chaque côté du front, et donnent quelque chose de féroce à leur physionomie. Puis, ils sont courageux et réfléchis, qualités dont l’une est inconnue aux Chinois, tandis que l’autre est fort peu répandue parmi les Japonais.

Tous ces signes me portent à croire que les Coréens doivent être proches parents des Mongols, ce qui n’a rien de bien étonnant, si on se reporte à leur histoire, telle que vous la racontent les historiens chinois. Comment se fait-il qu’avec une semblable origine, les Coréens se soient laissé aller à imiter la façon barbare dont les sujets du Fils du Ciel traitent leurs femmes ? Il est bien difficile de se l’expliquer, puisque ces derniers, qui ont imposé à leurs conquérants du Nord toutes leurs habitudes : la queue, si gênante pour des cavaliers, le thé et bien d’autres choses, n’ont jamais pu cependant leur faire accepter de mutiler les pieds de leurs compagnes, et de les considérer comme des esclaves. Certes, dans les plaines immenses de la Mongolie, la femme se livre aux plus durs travaux, mais en somme l’homme est son compagnon de chaîne, et non point son maître, car lui aussi travaille. Au point de vue social, n’y a-t-il point un abîme entre l’oisiveté énervante d’une esclave et l’activité laborieuse d’une associée ?

Nous errons toujours, mon Coréen et moi, dans les rues de la ville, à la recherche de « souvenirs ». La monotonie des constructions, fort misérables en apparence, commence à me fatiguer. Je demande à mon guide s’il y a quelque curiosité à visiter, et pour me satisfaire il me conduit sur les remparts.

J’avoue qu’en réunissant nos connaissances il nous est impossible de nous orienter. Seulement, en nous penchant par-dessus les parapets, il me semble ne rien reconnaître du chemin par lequel nous étions arrivés le matin. Au pied de la muraille s’étend une immense mer de verdure ; ici c’est la teinte sombre des blés encore en herbe ; là la teinte plus jaune des champs de millet, la pomme de terre du nord de la Chine et de la Corée ; et, çà et là, sur ce fond vert se détache un point blanc qui va et vient. Ce sont des agriculteurs se livrant aux travaux des champs. À peu de distance de nous, deux bœufs labourent le bout d’un champ, tandis qu’à l’autre extrémité des hommes et des femmes arrachent et récoltent de magnifiques carottes.

À l’arrière-plan, comme fond de tableau, toujours des collines, sans un arbre ; sur le faîte, un bâtiment au toit relevé aux angles dessine sa silhouette sur un ciel napolitain, et aux alentours des bœufs broutent l’herbe maigre qui croît sur la colline. Ce sont là les troupeaux qui fournissent aux Japonais les peaux qui constituent, avec la poudre d’or et le riz, les principaux produits d’exportation du port de Fou-sang.

Le grand bâtiment qui domine tout le paysage est, paraît-il, un temple de Boudha. Les troupeaux qui paissent sur les pentes voisines appartiennent aux religieux qui l’habitent, et qui vivent tous de leur travail. Les Coréens, plus dénués encore que les Chinois de sentiments religieux, n’appellent jamais un prêtre pour assister aux enterrements ; ils ne leur font jamais d’offrandes. La seule rétribution que reçoivent ces derniers, pour les payer de la règle qu’ils s’imposent de vivre dans le célibat, de se raser la tête et de faire le service des temples, consiste dans les faibles sommes qu’ils recueillent en dansant devant la foule, dans les fêtes publiques.

Comme je paraissais étonné que le seul office rempli par les bonzes coréens fût justement un des exercices que nous considérons, en Occident, comme ayant un caractère beaucoup trop profane pour pouvoir être toléré dans des cérémonies religieuses, Zoï me proposa d’assister le soir même à une de ces danses. J’acceptai de grand cœur sa proposition ; puis nous redescendîmes dans la ville où il alla aux informations pour savoir exactement dans quel quartier de la ville il y aurait réjouissance dans la nuit.

Après un dîner servi aussi primitivement que le déjeuner, sans la pluie qui avait tenu place de dessert à ce dernier, nous nous mimes en route pour aller voir un ballet de bonzes.

Le soir, les rues de Toraï sont loin d’être propices aux promenades sentimentales ; la nuit est sombre, et point le moindre quinquet, ou même un simple rayon de lumière filtrant à travers les fentes d’une porte ou d’une fenêtre ne vient aider le promeneur à distinguer la terre ferme du domaine des eaux. Seul, le clapotement que produit la marche et la fraîcheur vous indiquent que vous passez de l’une à l’autre. La circulation est peu active, peut-être à cause de sa difficulté. Cependant lorsque nous approchons du but de notre expédition, les passants deviennent plus nombreux.

Comme fond du tableau, une scène construite d’une carcasse de sapin recouverte de branchages ; au-devant, un vaste carré de terre bien battue ; sur l’un des côtés du terre-plein, un orchestre composé de tambours en bois assourdissants et de flûtes criardes ; tout cela éclairé par les lueurs vacillantes et fumeuses d’innombrables lampions : voilà un théâtre coréen où l’on donne tout à la fois des concerts, des comédies, et des ballets. Il y avait foule : nous eûmes quelque peine à approcher de l’avant-scène. Les Coréens n’ont point ce caractère peureux de leurs voisins, les Chinois, qui cèdent respectueusement le pas à tout Européen, dès qu’ils ne sont pas sous l’empire de la colère ; ils ont plus de respect d’eux-mêmes, moins de crainte de l’inconnu, plus de hardiesse en un mot. Sur leur physionomie, aucune trace de malveillance ou de moquerie à notre endroit ; seulement, ils nous traitent absolument comme leurs égaux, ce en quoi ils ont fort raison à mon sens. Ils sont venus de très bonne heure pour avoir de bonnes places, et ils les gardent. Rien de plus naturel.

La musique, qui avait été jusqu’alors désagréable, menace de devenir insupportable ; les tambours battent de plus en plus vite sur la planche légère qui remplace la peau d’âne de nos instruments ; les flûtistes soufflent avec plus d’ardeur, et tout ce vacarme s’entend d’autant mieux que plus il s’élève et plus la foule devient silencieuse et attentive.

Dix bonzes et autant d’enfants, tous vêtus de robes rouges, semblables à celles de leurs collègues de Chine, formèrent un vaste cercle au milieu du terre plein ; ils avaient de grands chapeaux d’où pendaient quantité de bandelettes de papier. À un signal du chef, tous se mirent à tourner comme font nos enfants dans les rondes ; seulement ils ne se tenaient point par la main, et malgré cela le cercle qu’ils formaient conservait bien sa forme. Chaque danseur, par un habile mouvement des pieds, glisse de côté sans sauter, il agite en même temps la tête, ce qui fait voltiger les bandelettes attachées à sa coiffure.

Le mouvement de tourniquet fut d’abord lent ; il devint ensuite plus vif, et à un moment il devint si rapide que l’on avait peine à suivre des yeux un des danseurs ; lancés avec vitesse, ils avaient perdu forme humaine. On ne distinguait plus qu’un grand cercle rougeâtre qui semblait se rompre à certains endroits, mais qui se reformait aussitôt. Toutes ces illusions n’étaient que des effets d’optique fort simples, et les brisures temporaires du cercle étaient produites par les bandes de papier des chapeaux. Mais pour les Coréens, peu versés en connaissances physiques, le spectacle semblait un prodige ; plus les bonzes s’échauffaient de ce mouvement intense et plus la tête des spectateurs s’étourdissait à les regarder. C’étaient des exclamations incohérentes ; des regards fixes qui semblaient magnétisés par ce spectre rouge. Puis, tout à coup, le grand cercle se dédoubla et deux plus petits, concentriques l’un à l’autre, le remplacèrent.

Ce changement à vue fut exécuté si habilement qu’il me fut impossible de voir comment il s’était opéré, sans doute à cause de l’étourdissement où se trouve le spectateur au moment où il est exécuté. Il porta l’enthousiasme de la foule à son comble ; les danseurs, jugeant leur but atteint, ralentirent petit à petit leur mouvement, et finirent par s’arrêter. Ils formaient alors deux cercles dont le plus grand était formé des bonzes, et le plus petit des enfants ; chaque bonze avait devant lui un enfant qu’il plaça sur son épaule, et se mit à circuler, tout en dansant, au milieu des spectateurs, tandis que le bonhomme, perché sur son dos, faisait une quête parmi ces derniers. La générosité du public était, sans doute, proportionnée à ses moyens, mais elle nous parut représentée par un nombre fort restreint de sapèques, les Coréens employant eux aussi cette gênante monnaie de cuivre inventée par les Chinois. Ces derniers ont un dicton : « Il faut, disent-ils, dix familles pour entretenir un bonze » ; les Coréens font mieux, ils les obligent à s’entretenir eux-mêmes, comme ils l’entendent, leur réservant seulement le monopole des exercices chorégraphiques.

Après le ballet commence la représentation théâtrale ; c’est une comédie que l’on joue, mais nous n’y comprenons rien. Cependant, il y a certains jeux de scène enfantins qui sont les mêmes qu’en Chine, ce qui fait que, par ci par là, je saisis une bribe de l’action. Comme sur les planches de Pékin et de Canton, l’acteur montre qu’il est monté à cheval en se mettant à marcher les jambes écartées, tout en fouettant à tour de bras sa monture imaginaire. Puis viennent des sièges de ville représentés d’une façon tout aussi rudimentaire, le tout accompagné d’une musique si tapageuse que je ne puis entendre aucune des explications que le bon Zoï veut bien me donner.

La représentation finie, nous reprenons le chemin du palais ou nous avons pris nos repas, et qui doit nous donner asile pour la nuit. Sur le chemin, les passants sont plus nombreux ; la foule des spectateurs, qui n’était arrivée que graduellement, se disperse d’un seul coup, et les rues prennent, pour quelques temps, une certaine animation. Dans notre gîte, deux gardes coréens nous attendent avec des lanternes japonaises ; ils nous conduisent dans un taudis, où nous ne pouvons pénétrer qu’à quatre pattes. Aucun mobilier, même rudimentaire ; la pièce ne contient d’autre objet qu’une vieille natte en poils de chameau qui recouvre le sol de briques, et sert tout à la fois de table, de siège et de matelas. À peine nous sommes-nous étendus à terre, avec la conviction que le mouvement de la journée va nous procurer un sommeil profond, que des armées microscopiques de parasites coréens se précipitent à l’attaque des diables d’Occident. Certainement ce sont là des ennemis redoutables dont les attaques, bien plus à craindre que celles des paisibles sujets du roi de Séhoul, n’ont point été prévues lors de notre départ de Nagasaki, ce qui fait que nous sommes absolument en leur pouvoir. L’un de nous, poussé par le désir de voir ses adversaires face à face, bat le briquet pour avoir de la lumière, mais le spectacle qui s’offre à lui est tellement effroyable qu’il souffle sa bougie, et nous dissuade de pousser aussi loin que lui l’amour de la science. Puis, après les fantassins, vinrent les escadrons ailés ; et nous passons notre nuit à pester sous les coups répétés d’innombrables insectes, de moustiques sanguinaires : seul notre guide coréen ronfle près de nous, sans avoir l’air d’être incommodé. Est-ce habitude, ou bien, poussés par l’attrait de la nouveauté nos ennemis préfèrent-ils la chair blanche ?

Une désagréable nuit suffit pour bouleverser tous nos projets ; nous nous décidons, pendant notre insomnie, à partir de fort bonne heure le lendemain. Dès que le jour commence à poindre, je me hâte de sortir pour essayer de prendre un peu de repos sous la vérandah. Déjà Zoï est levé ; adossé au mur, accroupi sur ses talons, la pipe à la bouche, il semble absorbé par la contemplation d’un ciel rougeâtre, précurseur de l’aurore. Je m’approche de lui, et comme déjà le corbeau de la séparation coassait au-dessus de nos têtes[4], je profite de notre tête-à-tête pour le remercier de sa complaisance, et lui souhaite, à la chinoise, beaucoup de bonheur et de richesses, des jours heureux, de l’avancement en grade, et des fils.

Il semble désolé de nous voir partir après un aussi court séjour dans son pays, et quand je prononce le mot de : au revoir, il hoche la tête, et me répond gravement : « L’Occident est encore bien loin de la Corée. » Cependant il tire de sa botte une sorte de portefeuille en toile bleue, y prend un morceau de papier, y trace quelques caractères fort gros, et me le tend ensuite en me disant que, si jamais je retourne dans son pays, je pourrai facilement le retrouver avec ce papier, sur lequel il a écrit son nom, celui de son pays natal, et son grade dans l’administration coréenne. Il ajoute naïvement qu’il a écrit très gros afin de me rendre plus facile la lecture d’une langue dont j’ignore le premier mot. Je prends sa carte, et avant de la serrer précieusement dans mon portefeuille, je l’examine. Les caractères qui y sont tracés forment une suite de jambages, où je ne retrouve, au premier abord, ni la complication des signes idéographiques chinois, ni les courbes gracieuses des alphabets mongols et mandchoux, ni les formes plus latines du tibétain. Je serais fort embarrassé de rattacher cette écriture à quelqu’une de ses contemporaines d’Asie, n’était le souvenir des savants enseignements de M. Alfred Maury (de l’Institut), qui m’avait appris qu’elle était une progéniture des caractères chinois, conçue sous l’influence de la connaissance d’un système alphabétique dérivé du phénicien[5].

Pour lui bien montrer que mon « au revoir » n’est point un simple euphémisme de politesse, je lui parle du Japon, qui était hier encore complètement fermé aux idées et aux hommes de l’Occident, et qui est aujourd’hui sillonné de chemins de fer.

Ma réflexion n’a point le don de le convaincre. Quoique je susse fort bien qu’il avait très paisiblement dormi, il était ce matin-là de bien plus méchante humeur que la veille ; il était dans une de ces périodes de malaise de l’esprit pendant lesquelles tout ce qui frappe les yeux et l’imagination se dessine en sombres couleurs.

« Voyez-vous, me dit-il, la situation du Japon n’est pas enviable ; je préfère encore celle de mon pays. Les Japonais, dès qu’ils ont vu les avantages de l’organisation occidentale, ont voulu aussitôt en profiter. Il ne leur est point venu à l’esprit que cette dernière n’avait sans doute pas été créée en un jour, et ils se sont mis à acheter toute espèce de machines, sans se donner le temps d’amasser l’argent nécessaire pour les payer. Maintenant, ils ont tant acheté qu’ils sont à peu près ruinés, et pour essayer de trouver un peu d’argent, ils sont venus nous dépouiller, plus ou moins honnêtement, de ce que nous avons. Les Chinois seuls ont su résister à la violence de l’Occident ; ils sont justes pour les faibles, les protègent et ne leur demandent point d’argent, ce qui tient à ce qu’ils sont généreux, comme doit l’être un peuple qui est supérieur en force et en civilisation à tous les autres. »

La justesse des théories émises par Zoï me frappa tellement que lorsque je retournais à la terre coréenne, nous étions déjà sortis de la ville. D’abord, l’idée de suprématie de la race chinoise, qui est enracinée chez tous ses vassaux explique comment un peuple des plus pacifiques a pu non seulement vivre paisiblement au milieu de voisins très entreprenants, mais quelquefois les soumettre à sa domination, bien plus par la diplomatie que par la force. Quant à ses idées au sujet de la situation économique du Japon, j’y retrouvai une théorie, toute récente en Europe, où elle doit le jour à un économiste de grand talent, M. Yves Guyot, sur les causes des crises que l’on attribue généralement à un excès de production, tandis qu’elles viennent, ainsi que l’a fort bien démontré ce savant écrivain, d’un excès de consommation. Où mon Coréen avait-il été chercher une solution aussi complexe d’un problème qui défie encore la sagacité de nos savants ? Bien certainement dans son bon sens d’homme rustique, car j’ai peine à croire qu’il eût jamais entendu parler de « la science économique » ce résumé de la science fort abstraite de l’économie politique qui devrait être entre les mains de tous les écoliers et élèves de nos écoles normales primaires.

Pour retourner à Fou-sang, nous prenons le plus long chemin ; nous sortons de Toraï du côté opposé à celui par lequel nous sommes arrivés, ce qui fait que notre route longe pendant un certain temps, à distance, les murs de cette ville. Nous cheminons au pied du temple que j’ai aperçu la veille du haut des murailles ; de l’endroit où nous sommes, un renflement de la colline nous cache ses murs, et son grand toit, aux angles allongés et relevés, semble reposer sur la terre. Ainsi vu, ce toit gris ressemble étonnamment à une tente, et je compris mieux alors combien l’attrayante théorie de Charles Blanc, qui veut que l’architecture d’un peuple soit une réminiscence, plus ou moins perfectionnée, des abris où reposaient ses ancêtres, paraît vraisemblable quand les circonstances ou la pensée dépouillent les édifices de ces mille détails qui cachent leurs grandes lignes[6]. Tous les peuples du nord de l’Asie ont vécu sous la tente, alors qu’ils étaient pasteurs nomades. Quelques-uns d’entre eux ont même conservé, jusqu’à nos jours, cette existence vagabonde, comme les Mongols et les Mandchoux. Puis, lorsqu’ils ont été amenés à apprécier les avantages de l’agriculture et d’une vie sédentaire, la tente s’est transformée, non point d’abord au point de vue de la forme, mais sous le rapport des matériaux employés à sa confection. La terre battue a rendu les parois de peau moins perméables aux intempéries de l’air. Des pieux solidement fixés en terre lui donnèrent plus de force pour résister aux ouragans, son toit devint aussi plus résistant, tout en perdant sa mobilité. Puis, lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles demeures, on supprima les peaux et la charpente légère qui constituaient la tente pour ne conserver que sa forme, et surtout les matériaux qui n’avaient été d’abord que des accessoires.

Les abris où se réfugient les habitants d’un pays sauvage tiennent bien certainement à la configuration géographique de son sol. Dans les bois, la hutte domine ; dans les pays montagneux, les grottes et les anfractuosités des rochers ; sur les immenses steppes de l’Asie centrale, la tente basse et légère. Puis, ces habitations primitives se perfectionnent à l’aide des productions du sol ; ici avec le bois, là avec le fer, dans un autre endroit par l’emploi de la terre cuite.

Voici donc l’architecture qui rentre, elle aussi, dans le cadre des belles conceptions de M. Ludovic Drapeyron, et son histoire ne deviendra vraiment instructive que lorsqu’on l’illustrera, pour ainsi dire, à l’aide de la géographie[7].

Notre retour s’effectue rapidement. Nous sommes pressés de rentrer dans notre maison flottante, pour prendre le repos que nous n’avons pu trouver à Toraï. Les champs sont plus verts que la veille, par suite de la pluie qui a aussi fort rafraîchi l’atmosphère, et une brise de mer gonfle comme des voiles les robes des Coréens que nous rencontrons.

Au niveau de Sorio, nous apercevons sur la route un personnage habillé à l’européenne. Lui aussi nous a vus, et il s’arrête pour nous donner le temps de le joindre. Il parle assez couramment l’anglais, et nous demande poliment de faire route avec lui. C’est un commerçant de la concession japonaise qui revient d’une tournée dans l’intérieur, où il a acheté une bonne quantité de poudre d’or, encore un des principaux produits d’exportation du port de Fou-sang. Il nous montre ce qu’il en a acheté, qu’il porte dans sa manche, soigneusement enveloppé d’un solide parchemin. Il y a là une bonne poignée d’une poudre qui ressemble un peu en apparence, quoique les grains en soient plus grossiers et plus inégaux, à la poudre dorée qui nous sert de papier buvard. Il va, nous dit-il, payer cet or à l’aide d’une cargaison — 6000 boîtes — d’imitation d’allumettes suédoises, fabriquées au Japon à la fabrique Sinchosha, et de quelques bouteilles de faux champagne fabriqué en Amérique.

Nous nous étonnons que le goût du roi des vins mousseux se soit déjà répandu en Corée ; ce à quoi notre marchand de faux répond que les Coréens sont les plus grands ivrognes de l’Extrême-Orient. Ils n’ont point encore l’opium pour troubler leur raison, mais l’eau-de-vie de riz leur suffit fort bien. Les distilleries coréennes absorbent de si grandes quantités de grains qu’aux époques de mauvaise récolte, le gouvernement a dû, à plusieurs reprises, faire fermer ces établissements, dans la crainte que leur consommation énorme de riz ne transformât la disette en une épouvantable famine.

Mouchachia, — c’est le nom de notre marchand, — nous avoue qu’il est fort aise de cheminer avec nous ; car, nous dit-il, ces sauvages Coréens ne lui inspirent que fort peu de confiance, surtout lorsqu’il porte sur lui un Pactole en miniature. Pour nous prouver que l’opinion qu’il se fait des habitants du pays n’est point malveillante, il nous décrit, en termes affreux, une séance de torture à laquelle il a assisté, dans le tribunal d’une petite ville coréenne. C’est là, au reste, un sentiment de dédain que nous avons retrouvé chez presque tous les Japonais qui habitent Fou-sang. Les sujets du Mikado oublient trop facilement qu’hier encore ils vivaient sous un régime féodal d’un absolutisme inconnu en Occident. Alors la torture était sans cesse appliquée par les seigneurs, et, d’un bout à l’autre de l’archipel japonais, leurs soldats se livraient de sanglants combats, tandis que leurs maîtres, sur l’ordre de leur suzerain, s’ouvraient le ventre selon toutes les règles du code de l’honneur japonais, qui n’était, après tout, ni beaucoup plus sot, ni beaucoup plus barbare que celui de la plupart des nations occidentales. La facilité avec laquelle les Japonais oublient leur passé n’aurait certes rien de bien dangereux si elle n’avait pour résultat de les amener à traiter les Coréens comme des êtres inférieurs. Dans les trois ports ouverts de la Corée, les sujets du Mikado ont pris, à l’égard des indigènes, une attitude fort peu d’accord avec leurs prétentions à la civilisation. Peu leur importent les lois immuables de droit naturel ! Dès qu’un Coréen se refuse à leur vendre ses marchandises, à un prix fixé par eux, vite ils vont se plaindre à leur consul qui, sous le prétexte que ledit Coréen s’est montré hostile aux étrangers, oblige les autorités coréennes à forcer leur administré à conclure un marché très onéreux pour lui. Dans certaines circonstances, les Japonais ont même forcé le gouvernement coréen à abroger des règlements temporaires qui avaient été promulgués dans le seul but d’assurer la tranquillité du pays, et cela parce que ces règlements apportaient quelque entrave aux relations commerciales des sujets du Mikado.

Les Japonais, dans leurs rapports avec les Coréens, se sont donc laissé entraîner dans une voie qui les éloigne de plus en plus de la civilisation, et qui pourra faire naître, dans un avenir plus ou moins éloigné, des complications fort graves. Et cela vient de ce que le Mikado, à l’imitation de plus d’un de ses cousins de l’Occident, oublie trop facilement que tout arrangement international par lequel une des parties contractantes est lésée d’une façon permanente ne peut avoir qu’une existence éphémère ; il disparaîtra du jour où la partie lésée, soit par son relèvement, soit à l’aide d’alliances, sera en état de reconquérir son indépendance. Les Japonais, après avoir refusé aux Coréens le droit de faire la police dans leur propre pays, ne tarderont sans doute pas à regretter ce chauvinisme mal placé qui leur enlèvera toute espèce d’influence à la Cour de Séhoul, le jour où cette dernière se sentira conseillée et protégée par des nations plus prudentes et mieux avisées que le pays du soleil levant, qui se contenteront de lui imposer des conditions compatibles avec son indépendance et les intérêts de ses sujets.

En nous quittant, à la concession, Mouchachia nous invita à aller le voir ; il a, nous dit-il, une charmante maison où nous pourrons agréablement passer la soirée car elle est située à peu de distance d’une Joroïa, — sorte de paradis de Mahomet japonais, où l’on trouve des danseuses et des musiciennes qui vont dans les maisons particulières pour y exhiber leurs talents. Une fois rentrés à bord, le sommeil nous fit vite oublier l’aimable invitation de notre compagnon de voyage. À notre réveil, la fatigue nous avait laissés dans un état d’engourdissement peu fait pour nous engager à descendre à terre ; et j’eusse été, sans doute, un des premiers à parier contre une expédition de ce genre, sans les nécessités du service qui m’obligèrent à abandonner le calme et la fraîcheur du pont de notre navire pour aller courir à travers l’obscurité qui couvrait la terre de ses plis les plus épais.

Il pouvait être neuf heures du soir lorsque nous fûmes tirés de notre dolce farniente par de fortes détonations accompagnées de fusées. Ce bruyant feu d’artifice était tiré sur le rivage. Notre brave commandant, toujours soucieux du sort de ses hommes et de son navire, ne tarda pas à monter sur le pont pour connaître la cause de ce tintamarre. On explora la baie à l’aide des jumelles ; mais la nuit était trop sombre pour permettre de rien distinguer. Cependant des lueurs étranges ne cessaient d’éclairer la rive. À ce moment, les prudents avertissements du consul du Japon, au sujet des façons peu hospitalières des Coréens, nous revinrent à l’esprit. La marée descendait ; rien n’eut donc été plus facile que de lâcher au fond de la baie quelques brûlots enflammés auxquels il nous eut été impossible d’échapper, tant à cause de l’obscurité de la nuit, qui ne nous eut pas permis de trouver le chenal de sortie, que par suite du manque de propulsion : nos feux étaient éteints depuis deux jours, et aucun souffle de brise n’arrivait jusqu’à nous.

Nous étions, en somme, livrés sans défense à la merci des Coréens qui pouvaient transformer la paisible baie de Fou-sang en une lugubre rôtissoire d’où pas un de nous ne fût sorti vivant. Ces suppositions ne laissent pas que de nous impressionner désagréablement ; aussi, pour essayer de nous fixer au sujet du sort qui nous attend, je me décide à aller explorer le rivage et à prendre langue avec quelque indigène. Si mon expédition fut fort prosaïque au point de vue de ses résultats, elle pécha peut-être par excès de pittoresque. La nuit était si noire que du banc du canot où j’étais assis il m’était impossible d’apercevoir l’eau ; de temps à autre, une rosée fine, qui me frappait au visage, m’annonçait que la mer était très houleuse. La concession japonaise, cachée par la digue, ne laissait voir aucun feu ; au milieu de cette obscurité profonde, je n’avais pour guider l’embarcation que deux points faiblement éclairés, l’un devant moi et l’autre derrière, qui montraient là où étaient l’échelle du bord du navire que je venais de quitter et celle du vaisseau japonais. J’essayai de suivre le contour de la côte, à partir du village japonais, en allant dans la direction de Fou-sang ; le bruit monotone et prolongé du flux, qui éparpillait ses ondes sur la surface unie de la plage, me permettait de me maintenir assez bien dans cette direction ; mais l’obscurité m’empêchait de distinguer quoique ce fût sur la terre ferme.

Après avoir couru quelques bordées à portée de la terre, je me décidai à aller accoster le stationnaire japonais pour y prendre langue. Au moment où j’en approche, une superbe gerbe de fusées surgit d’un point de la côte, s’élève avec un sifflement sourd, et va se résoudre en l’air en une pluie d’étoiles de toutes les couleurs. Grâce à cette lumière d’un instant, je vis bien la situation du navire japonais, et en quelques coups de rames, nous étions arrivés au bas de l’échelle du bord. Une lanterne en descend pour voir ce que nous voulons ; mais presque aussitôt une voix, partant du pont, me demande en anglais ce que je désire. Du canot même je réplique en demandant à cette voix s’il lui serait possible de satisfaire ma curiosité, et de me dire en l’honneur de quel saint on brûle, à terre, tant de poudre. Il m’est répondu que c’est une fête officielle japonaise que le représentant du Mikado célèbre de son mieux au consulat, où se trouvent réunis tous les officiers de marine ses compatriotes.

Ainsi renseigné et rassuré, je vire aussitôt de bord sans perdre un instant à bavarder avec mon informant. Mon plan d’action aussitôt conçu est mis à exécution. Je charge le quartier-maître de porter à bord la rassurante nouvelle, après m’avoir déposé à terre, où je vais profiter de l’invitation de Mouchachia. Seulement, quand je débarque, je ne rencontre point, comme à l’ordinaire, un policeman japonais qui, sous prétexte de me protéger, doit espionner mes faits et gestes. Mon arrivée à terre n’a point été prévue par les autorités, ce qui ne laisse pas que de m’embarrasser ; j’ai parcouru plusieurs rues sans rencontrer un agent de police qui puisse me renseigner au sujet de la demeure où je me rends. J’essaie de trois ou quatre passants qui ne me comprennent sans doute point, et me répondent par un torrent de paroles que je comprends encore moins. Enfin je me décide à frapper à la première porte venue, et cela faisant je n’ai aucune crainte de réveiller les habitants, car les nombreuses lumières que j’aperçois m’apprennent que, chose extraordinaire, à Fou-sang comme à Kobé, les Japonais sont très noctambules. Ma première tentative n’est point heureuse ; mais un petit Japonais, que je rencontre encore habillé du costume national, avec sa tête demi-rasée surmontée d’un échafaudage de petites nattes, est fort aimable ; il me prend par le bras et me conduit, après quelques détours, devant une grande maison qu’il me montre du doigt en me disant : Mouchachia. Je comprends sa pantomime, j’entre dans l’habitation. Une forme légère s’enfuit à mon approche ; un petit chien se met à aboyer avec fureur ; seul un grave personnage, accroupi à terre et tenant d’une main un abaque, — machine à calculer, — et de l’autre un livre de compte, conserve sa dignité. Sans même se donner la peine de se lever, il me demande, en anglais, ce que je désire, et ce n’est que lorsque j’ai prononcé le nom de Mouchachia qu’il semble faire quelque cas de moi. Il se lève à la hâte, dépose livre et machine à terre et disparaît, après m’avoir prié de l’attendre un instant.

Bientôt le maître de la maison arrive ; il me reconnaît dès l’abord, ce qui serait de nature à me faire supposer que les Japonais ont plus d’affinités de race avec nous que les Chinois, car ces derniers n’arrivent que bien difficilement à distinguer les Occidentaux entre eux. Quand on leur demande de décrire un Européen quelconque, ils ne peuvent que vous donner deux indications fort vagues : Il avait une grande barbe et un grand nez ; traits qui frappent beaucoup un peuple dont tous les représentants sont imberbes, et ont un nez dont la forme rappelle celle d’un pied de marmite.

Mouchachia, après les compliments d’usage, m’introduisit dans ses appartements privés. Une grande pièce, au parquet natté, avec des petits paravents à tous les coins et de jolis petits cabinets en laque, agrémentés d’ornements en bronze, qui font les délices de nos collectionneurs, formait ce qui correspond chez nous au salon. Comme dans toutes les habitations japonaises, la terre y tenait lieu de chaises, de fauteuils et de canapés. Dès que nous fûmes assis, on apporta entre nous une petite boîte, divisée en trois compartiments, contenant quelques petites pipes, un pot à tabac et un brasero en miniature destiné à fournir du feu aux fumeurs. Le thé ne tarda pas aussi à arriver ; et en attendant les danseuses et les musiciennes, que l’on était allé chercher à la maison voisine, nous nous mîmes à deviser, comme Pic de la Mirandole, de omni re scibili. Au bout d’une demi-heure, nous étions un peu à court de sujets de conversation ; cependant rien n’annonçait la venue des danseuses. J’en fis la remarque à mon hôte :

« Voyez-vous, me répondit-il, lorsqu’elles vont en ville, leur toilette est beaucoup plus longue à faire ; surtout la peinture de leur visage doit être bien plus solide que celle qu’elles mettent chez elles, car, dans les maisons particulières, elles n’ont point, comme dans leur maison, la ressource de passer dans une pièce voisine pour y réparer un peu les accrocs que la chaleur ou la trop grande admiration des spectateurs ont fait dans le tableau riant dont leur visage est recouvert (sic). »

La légèreté du caractère des Japonais leur a fait donner en Occident le surnom de « Français de l’Orient ». Cette qualification, aussi peu flatteuse pour eux que pour nous, a bien un peu sa raison d’être. Il est incontestable que, comme l’enfant, le Japonais passe facilement de la tristesse à la joie ; il aime à s’amuser et s’inquiète peu de l’avenir ; cela frappe surtout lorsqu’on le compare à son voisin, le sujet du Fils du Ciel. Mouchachia, qui paraissait fort curieux des choses de l’Occident, me demanda surtout des renseignements sur nos théâtres, nos danseuses, nos courses, nos toilettes et nos vins qu’il connaissait, du reste, assez bien, autrement que par ouï-dire. Au contraire, tous les Chinois avec lesquels j’ai été en rapport, tout en se montrant aussi curieux que les Japonais de la vie européenne, s’inquiétaient surtout des choses pratiques de notre civilisation. Ils vous questionnent pendant des heures sur les chemins de fer, les télégraphes, la poste aux lettres, le prix des salaires et l’organisation de l’industrie. Quant aux plaisirs, ils semblent n’avoir cure de ceux des malheureux qui vivent au delà des limites du Royaume des Fleurs, qu’ils pensent être le Paradis du Mahomet de l’humanité.

Enfin les danseuses arrivent ; elles sont six et ont avec elles deux musiciennes qui jouent des airs monotones sur une sorte de guitare à trois cordes, au manche démesurément long, et avec une caisse harmonique carrée et microscopique, dont le dessus est fait de peau de requin, ce qui donne aux sons une aigreur et une faiblesse désagréables à nos oreilles occidentales.

Les deux musiciennes s’en furent s’asseoir dans un coin de la chambre, et se mirent à jouer une sorte d’ouverture, en attendant l’apparition des danseuses. Ces dernières ne tardèrent pas à arriver ; elles portaient un costume semblable à celui de toutes les femmes japonaises : une longue robe retenue par une large ceinture dont le nœud forme derrière la taille une proéminence qui rappelle, d’un peu loin il est vrai, les tournures de nos élégantes. Quant à leur visage, il disparaît complètement sous une couche uniforme de poudre de riz qui le couvre d’un masque plâtreux dont la monotonie sèche est traversée par le trait criard au carmin des deux lèvres. Et au milieu de ce dernier, un point d’un rouge plus sombre, placé là où finit le creux de la gouttière nasale. Sur la blancheur poudrée de leur teint, leurs yeux et leur chevelure, du noir le plus pur, tranchent trop vivement pour former un contraste agréable ; la tournure exagérée leur donne l’air d’être courbées en deux. Les Japonaises sont donc loin de posséder toutes les beautés dont les ont parées quelques voyageurs, et si ces derniers sont de bonne foi, leur illusion ne peut venir que de ce qu’ils les ont jugées par comparaison à l’être le plus disgracieux de la Création, la Chinoise.

Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois !!!

Elles s’accroupirent sur deux lignes de trois chacune, l’une en face de l’autre. La musique ralentit son mouvement, et la danse, ou plutôt le jeu de la Djonkina commença. Les danseuses d’une des rangées se mirent à mimer, avec leurs mains, certains actes, comme de coudre, de jouer de la guitare, de laver, en accompagnant cette pantomime d’un chant aussi monotone que la musique de l’orchestre.

DJONKINA, KINA-KINA, YOKOHAMA, HOKODATA, NAGASAKI, HOUEÏ !

Elles répétèrent ce couplet tout en minant avec volubilité, et, arrivées au mot Houeï, qu’elles jetèrent avec une aspiration aiguë, elles posèrent les deux mains sur leurs genoux et se reposèrent un instant.

Pendant qu’une rangée fait ces exercices, chaque danseuse de l’autre s’ingénie à trouver l’interprétation de la mime de sa vis-à-vis. Au fur et à mesure que son adversaire imite la couturière, la musicienne et la laveuse, elle crie : coudre ! jouer de la musique ! laver ! Tant que ses interprétations sont bonnes, ce jeu continue ; mais dès qu’elle se trompe sur la valeur d’un geste, elle prend la place de son adversaire qui l’oblige à abandonner une partie de son costume en gage. Dès qu’une des danseuses a été ainsi mise à l’amende, toutes se lèvent et commencent une ronde effrénée, en chantant :

Outchina-rino-ao-o-niéni-manarita-ouri-ni-ataréba-manarita.

Plus la danse se continue et plus les danseuses s’intéressent à leur jeu, plus aussi leur costume devient léger jusqu’au moment de la ronde finale qui se danse alors que les exécutantes, après avoir successivement abandonné en gage tous leurs vêtements, se trouvent dans un état que la pudeur nous défend de préciser.

Pendant la djonkina, qui avait diverti mon hôte encore plus que moi, on nous avait servi un tabéro, sorte de souper japonais, dont le menu présentait assez d’étrangeté pour que je me permette de l’énumérer. D’abord une profusion d’œufs durs comme entrée, puis des tranches minces de poisson cru, assaisonnées d’une herbe hachée menue, marinée dans un liquide qui doit être proche parent de notre vinaigre ; et enfin, pour clore, quelques gâteaux durs chinois, le tout arrosé de saki, eau-de-vie japonaise très forte.

Ce festin nous fut servi à terre ; les exécutantes, danseuses et musiciennes, vinrent se ranger autour de nous pour en avoir leur part, et je dois avouer qu’il me fut facile de leur abandonner presque toute la mienne. Cependant, pour ne pas trop chagriner mon hôte, qui se désolait de ne pouvoir, dans cette sauvage Corée y m’offrir de la cuisine occidentale, je dus goûter un peu à chaque mets ; ce qui fut une rude expérience pour mon pauvre estomac. Aussi en rentrant à bord, en dépit des fatigues de la journée et de la soirée, mon sommeil fut très agité ; pendant toute la nuit, la laborieuse digestion de mon souper japonais me fit promener en rêve dans son pays. J’entendais le chant nasillard des danseuses de djonkina, la voix plaintive des guitares ; je revis les gestes rapides des joueuses, la ronde effrénée qui suivait chaque défaite, leur teint blanc de riz rendu plus blafard encore par la lueur vacillante de mauvaises chandelles, dont il me semblait respirer les vapeurs fumeuses. Je ne fus tiré de ces illusions que par le bruit qui se faisait au-dessus de ma tête. Le jour se levait et l’on faisait les préparatifs de l’appareillage. Je montai sur le pont pour dire un dernier adieu à la terre coréenne endormie, et pour voir si la baie de Fou-sang cachait véritablement dans ses contours la puissante batterie dont on avait parlé.

Plus heureux que l’Américain notre devancier, nous sortîmes du port sans qu’une seule gargousse fut brûlée pour fêter notre départ. Une fois dehors, nous trouvons une mer unie comme un miroir ; pas un souffle d’air ne trouble le calme de l’atmosphère. L’été arrive vite dans ces régions sans printemps, et le soleil encore bas nous promet une chaude journée. Nous laissons le promontoire boisé de Tsousima à notre gauche ; nous nous lançons vers une mer qui semble ouverte. Il n’en est rien cependant ; nous entrons, au contraire, dans des parages qui sont déjà et qui seront toujours marqués d’un trait noir dans les annales de la navigation. Cet amas de rochers à fleur d’eau, qui a pris le nom d’archipel de Corée, est un des points les plus dangereux de la mer Jaune. Les îles qui le composent ne sont que des récifs toujours battus par la vague, souvent recouverts par elle, où le malheureux naufragé ne peut trouver un abri qui lui permette d’attendre du secours et un temps meilleur. Plus nous avançons dans cette mer perfide, et plus les remous et les points gris qui sèment çà et là le bleu clair de l’océan deviennent nombreux. À notre droite, le groupe des Hydrographes qui compte quelques îles véritables ; devant nous, l’île des Fleurs : celles de Maisonneuve et de Montebello rappellent l’expédition française en Corée, et à notre gauche une masse sombre nous indique la venue d’une terre importante. Pour mieux la voir nous mettons le cap dessus, afin de passer à peu de distance de sa côte nord.

Un pain de sucre solitaire, dont la face qui nous regarde est creusée d’un profond sillon qui part de son sommet et va en s’élargissant jusqu’à sa base ; dans ce sillon des champs cultivés, quelques chaumières éparses qui forment Chelingfou, la capitale de l’île, voilà Quelport telle qu’elle nous apparut, éclairée par un soleil ardent. Ce ne fut point sans quelque émotion que nous aperçûmes ce lieu où bien des malheureux de notre race, échappés au naufrage, trouvèrent une sécurité relative au milieu d’une population chez laquelle l’amour du butin l’emportait souvent sur celui de l’humanité. Il y a bien longtemps que ce triste refuge est connu de nos navigateurs ; au xvie siècle, le capitaine d’un navire hollandais qui y fit naufrage, alors qu’il faisait route pour le Japon, publia une relation détaillée de sa captivité en Corée, avec de nombreux renseignements sur ce pays et sur l’île de Quelport, où son navire s’était perdu. C’est ainsi que l’Occident apprit l’existence de ce continent en miniature[8]. Depuis lors, les naufrages se sont succédé dans ces parages ; mais les épaves humaines que le destin jetait à Quelport n’étaient point aussi à plaindre que celles qui allaient s’échouer sur la côte coréenne. Les habitants de cette île se sont souvent montrés fort civilisés à leur égard, et il y a deux ans à peine, l’équipage d’un navire américain, la Mary, qui fit un séjour assez long à Quelport, après la perte de ce navire, n’a eu qu’à se louer des procédés de ses habitants[9].

Je n’ai pu découvrir d’où venaient les noms de Quelport, Quelpaert, Quelqueport, sous lesquels on désigne l’île que nous avons devant nous, car les indigènes l’appellent Anaichicin. C’est un exemple des deux difficultés que présentent les noms géographiques. D’abord le remplacement du nom indigène par une appellation qui peut donner lieu à des malentendus avec les habitants de certaines régions, puis les irrégularités dans l’orthographe des noms conventionnels chinois, irrégularités dont M. A. d’Abbadie a démontré les inconvénients en une savante étude publiée au Bulletin de la Société de Géographie, troisième trimestre de 1882. Il y cite l’exemple d’une petite ville d’Afrique, Massouah, dont le nom s’écrit de vingt façons différentes.

L’île de Quelport, — je prends l’orthographe de nos cartes marines — semble être formée par le cône d’un volcan éteint ; son sol fertile nous laisse voir en passant de riches moissons de céréales, de navets et de sarrasin. Nous apercevons même, sur une espèce d’embarcadère naturel formé par une roche, une paire de bœufs qui attendent, sans doute, quelque fardeau pour la ville. Les productions de l’île doivent être, du reste, assez considérables, car divers auteurs lui donnent une population de 10 000 âmes, répartie entre trois villes, ce qui est beaucoup pour un espace aussi restreint.

Le laïoncha, gouverneur de l’île, les prioncha, juges de district, et les deux commandants militaires sont les seuls fonctionnaires du pays qui soient nommés directement par la cour de Séhoul. Leurs subalternes sont des indigènes qui se transmettent leurs fonctions de père en fils. Chose curieuse à noter, le métier militaire constitue aussi, à Quelport, une fonction héréditaire.

Nous dépassons Quelport, et nous mettons le cap sur le sud-est, ce qui nous permet de voir encore deux côtés de l’île. Nous entrons dans la mer libre. Le sommet volcanique disparaît bientôt à nos yeux dans les rayons du soleil qui semble vouloir terminer sa carrière en se précipitant, comme Empédocle, dans un cratère.

Bientôt nous apercevons des silhouettes noires à l’horizon. C’est la côte japonaise. Nous approchons, et nous commençons à distinguer le feuillage qui les enfouit sous un dôme de verdure. Un phare, dont la lumière pâle lutte avec peine contre l’astre rayonnant du jour à son coucher, nous indique que nous voilà revenus, sains et saufs, dans les régions connues. Nous avons devant nous les passes de Simonosékie, qui servent d’entrée à la célèbre mer intérieure du Japon. Dans ces régions, parcourues en tous sens par les globe-trotters, il n’est possible de trouver des impressions fraîches que par un long séjour, et des disgressions tout aussi longues sur les hommes et les choses qui les peuplent ; aussi nous nous réservons de les décrire en d’autres lieux, en nous occupant de la mer Jaune. Il nous faut donc, bien à regret, dire au revoir à la solide coquille de noix qui m’a procuré les plus douces sensations de mon existence, le plaisir que l’on éprouve à parcourir, à l’aventure, des régions où l’homme n’a point encore tracé ces prosaïques sentiers dont il est défendu de franchir les limites sous peine d’amende. Bien d’autres iront après moi en Corée ; ils y voyageront à leur aise ; ils y feront de longs séjours, et tout cela leur vaudra, dans leur patrie, fortune et honneurs. Cependant, je ne changerais point ma place pour la leur : j’aime mieux encore être l’abeille qui dépense son existence à ramasser, dans les champs fleuris, un miel qu’elle ne pourra manger, que d’être le gourmet qui doit le savourer, enfermé entre les quatre murs d’une somptueuse prison !



FIN
  1. Voir ce que nous disons sur ce sujet dans l’introduction (p. 25) de notre livre : L’encre de Chine, son histoire et sa fabrication, ouvrage couronné par l’Institut de France. Paris, Leroux, 1882.
  2. La prima spedizione italiana nel intorno del Giappone di Pietro Savio. Milan, 1873. Travail remarquable pour les renseignements qu’il renferme au sujet de l’éducation des vers à soie au Japon.
  3. Dans le pidjin-english, mélange d’anglais, de portugais, de chinois et de japonais, que parlent tous les habitants des ports de l’Extréme-Orient, la particule numérale est toujours suivie du mot pici, pièce, qui fait corps avec elle, et qui tient lieu des particules que les Chinois employent devant les substantifs, dans leur langue.
  4. Belle expression persane qui résume fort bien la tournure poétique de l’esprit des Asiatiques.
  5. Ces enseignements ont été admirablement résumés par leur auteur, dans un remarquable travail : « L’histoire de l’écriture, les origines et les développements de l’alphabet. » Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1875.
  6. Il a exposé cette ingénieuse théorie dans sa Grammaire des arts et du dessin.
  7. Au reste, les applications du savant système du directeur de la Revue de Géographie se sont tellement vulgarisées, dans ces derniers temps, qu’il devient impossible de les énumérer. Hier encore, c’étaient deux naturalistes distingués, MM. Bonvalot et Capus, qui écrivaient une intéressante relation de voyage : De Moscou en Bactriane, Paris, Plon, 1884, dont le seul but est, disent-ils, dans leur préface, « d’expliquer l’histoire par la géographie ».
  8. Le récit de ce capitaine a été publié dans un ouvrage, aujourd’hui fort rare, qui contient une collection de documents du plus haut intérêt. En voici le titre : Recueil des voyages au nord, contenant divers mémoires très utiles au commerce et à la navigation. Amsterdam, J.-F. Bernard, 1731-1734. 7 volumes in-12.
  9. J’ai raconté les aventures de ces naufragés dans une étude sur « la Corée et les puissances européennes », publiée dans l’Économiste français du 26 août 1882.