La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/02

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II

PREMIERS MARTYRS

Cependant, à cause des circonstances difficiles où l’on était, le besoin d’avoir de véritables pasteurs se faisait sentir chaque jour de plus en plus. Se voyant dans l’impossibilité de communiquer avec l’évêque de Pékin et comprenant la nécessité des pasteurs réguliers, sans se douter de l’origine surnaturelle du sacerdoce catholique, ils résolurent d’y suppléer selon leurs faibles moyens. Dans une grande assemblée, François-Xavier Kouen, qui s’était toujours montré le plus courageux dans la foi et le plus savant dans les questions de religion, fut nommé évêque ; Louis de Gonzague et quelques autres furent élus prêtres. Chacun reçut en partage un district à évangéliser, et dès lors ils commencèrent à exercer toutes les fonctions sacerdotales autant que pouvait le leur permettre leur science assez bornée des choses saintes. Ce clergé improvisé se mit donc à baptiser, à confirmer, à confesser et à célébrer les saints Mystéres. Ainsi, pendant plusieurs années, il s’acquitta de toutes ces fonctions sacrées avec un zèle désintéressé et à la satisfaction générale.

C’était merveille de voir même les nobles Coréens se soumettre, comme les derniers du peuple, à l’autorité et aux pénitences quelquefois très humiliantes que leur imposaient ces ministres prétendus. Il va sans dire que, à part le baptême, les autres sacrements administrés par des mains profanes n’avaient aucune valeur.

Qui cependant n’admirerait la simplicité et la ferveur de ces pauvres néophytes ? Qui ne serait touché à la vue des grands efforts que ces vaillants lettrés, sortis à peine des ténèbres du paganisme, tentaient avec tant d’énergie contre le mauvais vouloir des hommes et dans l’abandon universel où ils se voyaient réduits ? Leur ignorance de la nature divine et de la perpétuité hiérarchique du sacerdoce dut les excuser devant Dieu d’en avoir usurpé les fonctions sacrées. Ils n’avaient, du reste, que sa gloire en vue, et c’était pour lui plaire qu’ils échangeaient leur titre de maître de science avec celui de maître de religion.

Sur ces entrefaites, une nouvelle ambassade pour la Chine se préparait à quitter la Corée. Francois-Xavier Kouen, l’évêque de ce singulier clergé, avait depuis quelque temps des doutes sur la validité de son titre et de ses fonctions. L’étude plus attentive de certains passages des livres de religion l’avait plongé dans l’incertitude, et il résolut de s’éclairer à ce sujet. Il envoya donc à l’évêque de Pékin une longue lettre dans laquelle, après lui avoir exposé sa conduite passée, il lui demandait aussi la solution de plusieurs cas très embarrassants, vu l’ignorance des pasteurs et des ouailles.

Un jeune homme de noble famille, nommé Ioun, qui étudiait depuis peu la religion, s’offrit de porter la lettre de Xavier Kouen à l’évêque de Pékin. Élevé jusque-là dans la délicatesse une maison noble, Ioun, afin d’accomplir son dessein, s’abaissa jusqu’à solliciter l’emploi de domestique auprès d’un des membres de l’ambassade. Il suivit ainsi, au prix des plus grandes fatigues, la caravane à pied, malgré sa jeunesse, et trouva heureusement la maison des missionnaires de Pékin.

Au récit de ce bon jeune homme, l’évêque et ses missionnaires bénirent la miséricorde divine qui avait accompli en Corée de si grandes choses avec de si faibles moyens. Aux questions de la lettre de Xavier, l’évêque répondit en détail ; il le blâmait naturellement de s’être attribué l’autorité spirituelle, et il lui ordonnait de quitter les fonctions sacrées qu’il exerçait sans valeur.

Ioun fut récompensé à Pékin même de son dévouement à la cause de la foi. Il acheva de s’instruire pendant son séjour à la capitale, et y reçut les sacrements de baptême, de confirmation et d’eucharistie. Fortifié par la bénédiction de l’évêque et sa promesse d’envoyer un prêtre au plus tôt prendre soin de ces nouveaux fidèles, Paul Ioun reprit joyeusement la route de son pays. Les ordres si clairs de Pékin furent reçus avec soumission, et le clergé national de la Corée disparut devant la lettre du pasteur légitime.

Paul Ioun retourna cette année encore à Pékin à l’occasion d’une autre ambassade, afin de solliciter plus vivement l’évêque d’envoyer des prêtres en Corée. On était malheureusement à l’époque de la Révolution française, en 1790. Les bouleversements politiques avaient tué dans leur germe bien des vocations apostoliques et tari les aumônes destinées aux missions. À Pékin, le gouvernement chinois persécutait la religion, et il était impossible à l’évêque, malgré ses désirs, d’aller à la conquête d’une nouvelle mission, quand il ne pouvait plus fournir de prêtres à ses anciens chrétiens. Toutefois Paul Ioun, comme un gage de la bonne volonté du prélat, reçut des ornements sacrés et tout ce qui était nécessaire au saint sacrifice, avec l’ordre de tout tenir prêt pour l’entrée secrète d’un prêtre. Bien grande fut la joie de ces pauvres néophytes à la vue de ces objets, et ils bénirent Dieu d’avoir pris leur sort en pitié.

Avant de leur accorder la faveur tant désirée d’un prêtre, Dieu leur envoya encore une terrible épreuve. En Corée, il y a plusieurs religions reconnues ou du moins tolérées par le gouvernement. Confucius et Bouddha ont des temples, ainsi que d’autres philosophes en honneur parmi les lettrés, qui, du reste, suivent aveuglément toutes les erreurs du Céleste Empire. Quant aux gens du peuple, dans la pratique, leur religion se réduit à quelques superstitions puériles et au culte des ancêtres. L’amour des parents pendant leur vie et la vénération pour leur mémoire poussés jusqu’à l’exagération : telle est la perfection proposée à tous les enfants, et telle est aussi à peu près toute la religion des Coréens. Aussi, à l’occasion de l’enterrement de leurs parents, il n’est point de dettes qu’ils ne contractent, point de dépenses qu’ils ne fassent pour relever la pompe de leurs funérailles et leur donner tout l’éclat possible. À la mort d’un parent, on s’empresse de fabriquer une planchette dans laquelle est censée venir résider lame du défunt. Cette tablette sacrée doit être faite d’un bois tout spécial. « Avant d’avoir été coupé, il ne doit avoir entendu ni le chant du coq, ni l’aboiement du chien. » Faite de ce bois extraordinaire, la tablette peinte en blanc reçoit les noms, titres et qualités du défunt. De petits trous pratiqués sur les côtés permettent à son âme d’y entrer et d’y séjourner. Une salle de la maison est destinée à ces tablettes des ancêtres, devant lesquelles, tous les jours, on vient se prosterner et offrir un peu de riz, du tabac ou de l’encens. À la quatrième génération seulement on enterre toutes ces tablettes, et leur culte cesse définitivement.

Dans l’été de 1791, un courageux néophyte, Paul Ioun Tsi-t’siong-i, perdit sa mère. En bon fils, il la pleura sincèrement ; mais, en courageux chrétien, il se refusa à toutes les superstitions païennes qui accompagnent les funérailles. L’évêque de Pékin avait clairement réglé cette grave question dans sa lettre à Xavier Kouen. Les tablettes des ancêtres et d’autres pratiques superstitieuses y étaient sévèrement prohibées par le prélat. C’était imposer un sacrifice bien pénible aux Coréens ; c’était les toucher, pour ainsi dire, à la prunelle de l’œil que de condamner des usages si universels et consacrés par la pratique des siècles passés. Aussi plusieurs chrétiens, jusque-là peu instruits, furent atterrés par cette défense de l’évêque. Mais Paul était trop fervent pour hésiter un instant dans cette circonstance, et, en dehors de funérailles dignes du rang de la défunte, il s’abstint de toute pratique superstitieuse sans se soucier de l’opinion.

La conduite du courageux jeune homme fut un scandale pour tout le pays. En voyant son mépris des coutumes reçues, les païens poussèrent de telles clameurs contre ce fils dénaturé, que le mandarin se vit obligé d’examiner cette grave affaire, C’était une occasion favorable pour le ministre des crimes d’assouvir enfin sa haine si longtemps comprimée contre les chrétiens. Dès qu’il eut entendu parler du crime de Paul, il le fit arrêter avec son cousin Jacques Kouen. Une visite domiciliaire mit au jour un autre attentat non moins abominable des deux cousins. La boîte où devaient être renfermées toutes les tablettes de leurs ancêtres était vide, et on disait qu’ils les avaient brûlées. Les derniers châtiments ne devaient-ils pas punir la froide impiété de ces fils coupables ?

Laissons ici Paul nous raconter lui-même le détail des interrogatoires qu’il eut à subir. Ils feront connaître assez bien les idées du peuple coréen sur le culte des ancêtres et leurs absurdes préjugés contre la religion chrétienne.

Vers le soir du vingt-sixième jour de la dixième lune (1791), Paul Ioun Tsi-t’siong-i arriva à la préfecture de Tsin-san, et, aussitôt après le souper, il fut cité devant le mandarin.

« En quel état te vois-je ! s’écria-t-il, et comment en es-tu arrivé là ?

— Je ne comprends pas très bien ce que vous me demandez, répondit-il.

— Je dis qu’il circule contre toi des bruits étranges. Se pourrait-il qu’ils soient fondés ? Est-il vrai que tu sois perdu dans les superstitions ?

— Je ne suis nullement perdu dans les superstitions ; il est vrai que je professe la religion du Maître du ciel.

— Et n’est-ce point là une superstition ?

— Non, car c’est là la véritable voie.

— Dans ce cas, tout ce qui s’est pratiqué de tout temps jusqu’à ce jour par les plus grands hommes, tout cela n’est donc que mensonge ?

— Dans notre religion, un de nos commandements défend de juger et de condamner autrui. Pour moi, je me contente de suivre la religion du Maître du ciel sans faire de comparaison et sans songer à critiquer personne.

— Mais tu refuses d’offrir des sacrifices aux ancêtres, tandis que même certains animaux, dit-on, savent faire des sacrifices et manifester de la reconnaissance envers les auteurs de leurs jours. À plus forte raison, l’homme doit-il en agir ainsi. N’as-tu point lu le passage de Confucius, où il est dit : « Celui qui, pendant la vie de ses parents, les a servis selon toutes les règles ; qui, après leur mort, a fait leurs funérailles et offert les sacrifices prescrits par les rites, celui-là seulement peut dire qu’il a de la piété filiale. »

— Tout cela, dis-je alors, n’est point écrit dans la religion chrétienne.

— Quel dommage ! Depuis tant d’années ta famille jouissait d’une réputation sans tache, qui est arrivée jusqu’à toi : la voilà entièrement ruinée ! Toi-même n’avais-tu pas la réputation d’un lettré plein de talents ? Mais ton esprit frondeur et léger t’a poussé à abandonner le culte de tes ancêtres. Toutefois tout n’est pas encore absolument perdu. De grands hommes, dans le passé, sont revenus de leurs erreurs. Si donc tu le veux, dès maintenant songe à marcher sur leurs glorieuses traces.

— S’il y avait possibilité pour moi de changer, je ne serais point venu jusqu’ici.

— Il n’y a donc rien pour te faire changer de sentiments ?

Pour moi, je ne veux ni décider de ton sort, ni t’interroger davantage. Arrivé devant le tribunal criminel, tu auras à rendre compte de ta conduite. Ce corps que tu as reçu de tes parents, tu veux donc follement lui faire subir des supplices et la mort !

— Pratiquer la vertu au prix des supplices et de la mort, est-ce donc la manquer de piété filiale ? Vous aviez arrêté mon oncle, comme caution pour moi ; dès que j’ai appris son arrestation, ne suis-je point venu me livrer de moi-même entre vos mains ? Encore une fois, est-ce là manquer à la piété filiale ? »


Chrétiens assistant à la messe.

Pour toute réponse, le mandarin fit mettre à la cangue le courageux confesseur. La cangue est une espèce d’échelle longue de sept à huit pieds, au travers de laquelle on fait passer la tête du criminel, et qui repose ainsi sur ses deux épaules. Quelquefois elle a la forme d’une table ronde ou à peu près ; on y pratique des trous pour y serrer le cou et les mains, ainsi condamnés à une immobilité très fatigante. Jour et nuit, le pauvre patient porte, sur ses épaules meurtries par le frottement continu, cet horrible instrument de torture qui l’incommode et le prive de repos dans toutes les positions de son corps.

Deux jours après, Paul était réuni à son cousin Jacques Kouen, dans la même prison. En vain le mandarin s’efforça de les surprendre dans ses interrogatoires et de les amener à ses idées :

« Quelle folie est donc la vôtre ! leur disait-il. Abandonner la doctrine des lettrés, fuir la voie des plaisirs et s’attirer ainsi à soi-même de grands malheurs, qu’est-ce donc que cela signifie ? »

Mais toutes ces exhortations furent inutiles, et le mandarin, d’après la loi, expédia les deux courageux cousins au tribunal des crimes de leur province.

Le 29, au chant du coq, ils étaient en route. À la chute du jour, ils rencontrèrent les satellites du tribunal criminel qui venaient les chercher. De nombreux valets du prétoire étaient sur pied et s’avançaient en poussant de telles clameurs et en faisant un tel vacarme, que la capture des deux confesseurs ressemblait à celle d’insignes voleurs.

On les conduisit à la préfecture, en dehors de la porte du Sud, et, comme les ténèbres étaient déjà complètes et la nuit avancée, on alluma des torches.

Le juge criminel, après leur avoir demandé leurs noms et prénoms, leur dit :

« Connaissez-vous le crime dont vous étés accusés ?

— J’ignore, répondis-je, ce dont il est question. Notre gouverneur nous ayant envoyés au juge, nous sommes venus sur son ordre, et, contre toute attente, nous avons été en route saisis comme des voleurs.

— Quelles sont vos occupations habituelles ?

— Je me livre à l’étude de la religion. »

Ensuite ils répondirent franchement à toutes les autres questions. Peu après, on leur passa au cou une cangue du poids de dix-huit livres ; on leur attacha de plus une chaîne au cou, et on fixa leur main droite sur un croc contre le bord de leur cangue.

Ils passèrent la nuit dans la chambre des gardiens de la prison, pièce chauffée et séparée des autres prisonniers, tantôt priant, tantôt sommeillant. À la pointe du jour on les changea de prison, et le gouverneur les cita à sa barre l’après-midi.

« Pourquoi, dit-il, allez-vous vous perdre dans les superstitions ?

— Nous ne sommes point perdus dans la superstition, répondit Paul.

— La religion que l’on appelle du Maître du ciel, n’est-ce point une superstition ?

— Dieu est le créateur du ciel et de la terre, des anges et des hommes, et de toutes les créatures. Le servir est-ce une superstition ?

— De qui as-tu reçu tes livres ?

— Je pourrais l’indiquer. Mais, quand je reçus ces livres, la défense du roi n’existait pas encore. Celui donc qui me les prêta n’était point coupable, Aujourd’hui qu’il y a défense rigoureuse, si je le désignais, il serait exposé, sans aucune culpabilité de sa part, à de cruels supplices. Comment pourrais-je le déclarer sans enfreindre le précepte qui nous défend de nuire à notre prochain ? Donc je ne puis, ni ne veux le dénoncer.

— Vous êtes tous coupables, vous autres chrétiens, d’un crime que le ciel et la terre ne pourraient contenir. Vous ajoutez follement foi à des paroles trompeuses ; vous infatuez le monde et débauchez le peuple ; vous détruisez et faussez les relations naturelles de l’homme. C’est une grande impiété. Cependant cette faute est relativement légère. Il est dit, en effet, dans la dépêche du roi, que vous ne faites plus les sacrifices et même que vous avez brûlé vos tablettes pour empêcher les visiteurs de venir rendre leurs devoirs aux défunts. Enfin vous ne rendez pas même à vos parents les honneurs de la sépulture, et cela sans rougir et sans vouloir revenir à de meilleurs sentiments. Cette conduite est digne d’une brute. Livrez vos livres et déclarez vos coreligionnaires. Voyons, déclarez tout, et sans rien déguiser. »

L’interrogatoire continua longtemps encore, mais sans qu’on pût rien arracher de compromettant aux vaillants confesseurs. Tous deux répondaient avec douceur et prudence à toutes les questions et réfutaient une à une toutes les charges de l’accusation.

« Voyons, parmi vous, s’écria à la fin le grand mandarin, il y a certainement des maîtres avec lesquels on discute et que l’on interroge : qui sont-ils ?

— Dans notre religion, répondit Paul, il n’y a ni maîtres, ni disciples, comme vous l’entendez ici. À plus forte raison dans ce royaume, où personne n’a pu faire autre chose si ce n’est lire et étudier quelques livres. Quel est celui qui oserait se vanter d’avoir approfondi la doctrine et voudrait se donner comme maître ?

— Quel être étonnant es-tu donc alors pour savoir tant de choses sans avoir appris ?

— Comme je connais quelques caractères, j’ai lu quelques-uns de nos livres, voilà tout.

— On prétend aussi que, dans votre religion, vous vous réjouissez de la mort et des souffrances et que vous aimez même la mort violente du glaive : est-ce croyable ?

— Désirer de vivre et redouter la mort, sont des sentiments naturels et communs à tous les hommes. Comment pourrions-nous être comme vous le dites ? »

Quelques jours après, Paul écrivit, dans sa prison, une longue défense de sa conduite et de celle de son cousin. Il faisait en même temps, dans cette lettre, l’apologie de la religion et réduisait à néant les calomnies dont les païens l’accablaient. Le gouverneur appela de nouveau les deux prisonniers à sa barre et les somma vivement de déclarer si, oui ou non, ils avaient brûlé ou enterré les tablettes des ancêtres. Jacques déclara qu’il les avait enterrées, Paul répondit au gouverneur :

« Je les ai brûlées et enterrées.

— Si tu les avais honorées comme tes parents, reprit le gouverneur, passe encore de les enterrer ; mais les brûler ! Cela peut-il jamais se faire ?

— Si j’avais cru, répondit Paul, que c’étaient mes parents, comment aurais-je pu me résoudre à les brûler ? mais, sachant bien qu’il n’y a rien de mes parents, je les ai brûlées. Au reste, qu’on les enterre ou qu’on les brûle, n’est-ce point la même chose, puisque, enterrées ou brûlées, elles retournent aussi bien en poussière.

— Si tu étais en Europe, tes paroles pourraient être justes ; mais, dans notre royaume, tu dois être puni selon la loi.

— Dans notre pays, après cinq générations, tous, même les nobles, enterrent leurs tablettes : les punissez-vous pour cela ?

— D’après la décision des saints, c’est à ce terme de cinq générations que finissent pour l’homme les devoirs des parents. »

À ces mots, le gouverneur fit asseoir les deux confesseurs sur la planche à supplice et commanda aux satellites de battre Paul.

Il reçut d’abord dix coups.

« Comment, lui dit alors le gouverneur, toi qui es noble, ne souffres-tu pas ?

— Et pourquoi ne souffrirai-je pas ? répondit Paul ; ne suis-je point de chair et d’os comme vous ? »

On continua à le battre jusqu’au trentième coup, nombre fixé par la loi. Le gouverneur expédia alors son rapport au roi, afin de savoir la peine qu’il fallait infliger à ces endurcis.

Tsieng-tsong était alors sur le trône de Corée depuis quinze ans. Il aimait beaucoup ses sujets, et son caractère assez doux ne le portait pas à la sévérité. Aussi le rapport du gouverneur de Tsien-Tsiou le laissa-t-il assez indifférent. Mais ses ministres lui forcèrent la main, en lui présentant des pétitions et des adresses où l’on suppliait le roi de sévir contre ces dangereux novateurs. Bien que le ministre Tsoï eût des amis parmi les chrétiens et que par lui-même il ne leur fût point hostile, il craignit toutefois de perdre sa popularité en méprisant toutes ces manifestations répétées. Il poussa donc le roi à faire un exemple terrifiant en condamnant les deux cousins au dernier supplice. Le roi résista longtemps à ces conseils de la haine ; puis, fatigué, il finit par signer la sentence de mort de Paul et de Jacques. À peine était-elle signée qu’un courrier se hâta de la porter à Tsien-Tsiou.

Les deux confesseurs furent aussitôt conduits au supplice pour ne point donner au prince le temps de revenir sur cette sentence qu’on avait extorquée à sa faiblesse. Une foule immense les accompagnait. Le cortège avançait lentement : Jacques Kouen, épuisé par les souffrances, avait peine à se traîner. De temps en temps il prononçait les saints noms de Jésus et de Marie, montrant ainsi la ferveur intérieure qui l’animait. Paul, plus robuste, s’avançait, au contraire, plein d’allégresse, allant à la mort comme à un festin. Il ravissait par sa joie les chrétiens et les païens, qui ne pouvaient contenir leur admiration devant un spectacle si singulier d’un homme souriant à la mort.

Quand ils furent arrivés au lieu de leur supplice, on leur demanda encore s’ils voulaient renoncer à leur religion. Sur leur réponse négative, un officier leur présenta leur sentence. Paul, suivant l’usage, la prit et la lut à haute voix. Il posa alors sa tête sur le billot, et après qu’il eut redit encore les saints noms de Jésus et de Marie, il fit signe au bourreau qu’il était prêt. Sa tête tomba au premier coup. Son cousin Jacques lui succéda immédiatement et reçut aussi la mort avec le même courage. Il était trois heures de l’après-midi du 8 décembre 1791. Paul avait alors trente-trois ans et son cousin Jacques quarante et un.

Comme l’avaient prévu les ennemis des chrétiens, le roi s’était promptement repenti de sa faiblesse passagère, et il avait fait partir à la hâte un nouveau courrier pour faire surseoir à l’exécution. Il était trop tard. Quand ce courrier arriva, les deux martyrs venaient de consommer leur sacrifice. Le roi Tsieng-tsong le regretta vivement, car il prévoyait le mal qui pouvait résulter d’un précédent si cruel. Il savait qu’à l’avenir, grâce aux abus de pouvoir, on invoquerait cette rigueur exceptionnelle pour en faire une loi de l’État et s’en servir contre les disciples de la nouvelle religion.

Tel fut donc le baptême de sang que reçut, d’après une sentence officielle, l’Église de Corée ! Ainsi moururent noblement les premières et glorieuses victimes de la rage satanique qui animait les ennemis du christianisme ! À la grande joie des méchants, le sabre du bourreau s’était enfin abattu sur la race maudite des chrétiens ! Hélas ! depuis ce jour, malgré des torrents de sang répandu, il n’a point encore terminé son œuvre homicide !

Les deux têtes furent exposées en public pendant cinq jours pour effrayer les chrétiens. Alors seulement on permit aux parents des martyrs de donner la sépulture à leurs restes. Ils trouvèrent leurs corps flexibles et sans aucune trace de corruption. Le sang qui avait arrosé le billot était frais et vermeil comme s’il venait d’être récemment répandu. Le froid était cependant si rigoureux à cette saison de l’année que tous les liquides gelaient même dans les vases mis à l’abri. Ce prodige étonna tout le monde : les païens se récrièrent eux-mêmes contre la barbarie des juges qui avaient condamné des hommes justes, et plusieurs d’entre eux se convertirent sur-le-champ. On trempa avec respect des linges dans le sang des martyrs, et des guérisons inattendues justifièrent la confiance des chrétiens dans leur intercession.

Quelques jours après, par ordre du gouvernement, on publiait partout la sentence de mort de Paul et de son cousin Jacques afin d’arrêter ainsi par la frayeur le progrès de la religion. Cette mesure inspirée par la malice des persécuteurs tourna à leur confusion : il n’y eut, en effet, bientôt plus un seul petit village, dans tout le royaume, où par ce moyen on ne connût l’existence de la religion du Maître du ciel. Des conversions nombreuses suivirent de près la mort des glorieux martyrs, confirmant ainsi une fois de plus la parole de Tertullien : « Sanguis Martyrum, semen christianorum. Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. »