La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/01

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LES
MISSIONNAIRES FRANÇAIS


I

ORIGINE DE L’ÉGLISE CORÉENNE



L’Église de Corée a des origines très particulières, marquées d’un caractère spécial de sagesse humaine guidée par la sagesse divine. Elie n’a pas été créée par le zèle de missionnaires, comme les Églises de l’Annam, du Japon ou de la Chine ; deux jeunes gens de noble famille furent les instruments choisis dont Dieu daigna se servir pour éclairer cette pauvre nation. Adonnés à l’étude dès leur enfance, tous deux s’étaient acquis une grande réputation de sagesse et de science. L’un, nommé Seng-houn-i, avait à peine vingt ans. Il avait déjà passé plusieurs brillants examens, et conquis le grade de docteur. Son père avait successivement occupé des emplois honorables dans le gouvernement : le fils pouvait dès lors aspirer à de plus hautes dignités. L’autre, Piek-i, un peu plus âgé que lui de quelques années, n’était pas de famille aussi distinguée par les honneurs et les charges ; mais il était néanmoins d’égale noblesse. Sa réputation de savant était plus grande encore que celle de son ami, et il avait un inestimable désir d’étendre ses connaissances déjà si admirées.

Piek-i avait lu tous les écrits des philosophes, examiné tous leurs systèmes et étudié avec grand soin tous les livres sacrés de son pays. Son cœur toutefois n’était point satisfait, et son esprit naturellement droit le poussait sans cesse à chercher des réponses vraiment satisfaisantes aux doutes qui le préoccupaient. Aussi le voyait-on souvent solliciter, tantôt dans les épanchements intimes de l’amitié, tantôt dans des discussions plus solennelles, la lumière qui pût dissiper les obscurités dont son âme se sentait remplie.

Précisément à cette même époque, parmi les plus intelligents lettrés coréens, un certain mouvement religieux commençait à s’opérer. Quelques-uns d’entre eux avaient accompagné les ambassades annuelles à Pékin, d’où ils avaient rapporté différents livres de philosophie et de religion sur lesquels ils aimaient fort à discuter. Un jour de l’hiver 1777, Piek-i apprit qu’ils s’étaient donné rendez-vous à une pagode isolée dans les montagnes, pour y conférer tout à leur aise et, sans craindre les indiscrétions, débattre les grandes questions de l’âme, de sa nature, de sa destinée et examiner les différents systèmes de religion qu’ils connaissaient. À cette nouvelle, malgré la rigueur de la saison, Piek-i s’arme d’un bâton ferré, et, seul, il s’enfonce dans les sentiers remplis de neige de la montagne ; méprisant le danger des bêtes féroces et la dureté du climat de la saison, il finit, après bien des fatigues, par atteindre, au milieu de la nuit, une pagode habitée par des bonzes. Il avait fait fausse route dans l’obscurité, et l’autre pagode où étaient assemblés les lettrés se trouvait sur le versant opposé de la montagne. Sans songer à la fatigue de sa longue marche, après quelques instants de repos il se fait donner des guides, et, sur l’heure même, il continue sa route.

Ses amis ne l’attendaient guère à un moment si avancé de la nuit ; aussi son arrivée imprévue et subite les effraya-t-il un peu, car ils se crurent un instant surpris par la police. Une joie bruyante succéda bientôt à cette panique passagère, et l’aube naissante les trouva encore dans les épanchements du bonheur et l’entrain de leurs discussions amicales. Dix jours se passèrent ainsi à examiner et discuter soigneusement tous les systèmes connus de philosophie et de religion. Chacun, dans ces conférences, apportait ses arguments appuyés sur les livres où il les avait puisés. Par hasard il se trouva que, dans ces livres apportés de la Chine, étaient semés quelques fragments de la doctrine chrétienne, pillés sans doute dans nos livres de religion par les philosophes de la Chine. Ce fut la lumière pour ces cœurs droits, généreux. Ravis du peu qu’ils purent découvrir du christianisme, ils se promirent en se séparant de conformer désormais leur conduite aux préceptes de cette doctrine.

Fidèle donc à sa résolution, Piek-i, de retour à sa maison, change complètement tous ses anciens usages religieux. Le voilà qui se prosterne, chaque jour, pour adorer le Créateur du monde ; il observe le septième jour de la semaine, fait pénitence, réforme ses mœurs ; en un mot, il tâche en tout de se conduire, d’après ce qu’il avait pu saisir dans les conférences de la pagode. Un tel genre de vie devait attirer l’attention de tous ; les uns blâmèrent, les autres apprécièrent différemment une conduite si extraordinaire. Tel était Piek-i avant sa conversion : âme vraiment d’élite et toute préparée à recevoir la divine lumière de la vérité.

La divine Providence, quelques années après, combla enfin ses ardents désirs d’une manière inattendue. C’était l’époque d’envoyer à Pékin l’ambassade annuelle. Cette année 1783, son ami, Ni Seng-houn-i, devait en faire partie. L’occasion tant désirée se présentait donc de tirer de la Chine, d’une manière tout à fait sûre, et les livres et les enseignements qui lui manquaient sur la vraie religion.

Dès qu’il eut appris cette bonne nouvelle, Piek-i accourut chez le futur ambassadeur pour le féliciter de son bonheur. Puis, lorsqu’il lui eut parlé avec entraînement de tout ce qu’il savait déjà du christianisme, il l’engagea vivement à mettre à profit son voyage pour s’instruire davantage.

« Vois donc, lui dit-il dans son ardeur, ton voyage à Pékin n’est-il pas providentiel ? Pour moi, j’en suis certain, le divin Maître du Ciel a enfin pitié de nous, puisqu’il te choisit entre tant d’autres pour que tu puisses t’éclairer toi-même, et nous instruire ensuite. Lorsque tu seras arrivé dans la grande ville, cours, je t’en prie, au temple des Européens ; ils possèdent, eux, la vérité. Interroge ces grands docteurs de l’Occident, approfondis toutes les questions, instruis-toi dans tous les détails de leur doctrine, et rapporte-nous aussi tous les livres nécessaires. Encore une fois, songes-y bien : la vie et la mort, la grande affaire de notre éternité, est entre tes mains. »

En quittant son ami, le zélé jeune homme ajouta encore :

« Va, mon cher, et dans cette circonstance, je t’en prie, n’agis pas à la légère. »

Cette dernière recommandation, faite sans doute d’un ton amical, dénotait chez Piek-i l’ardeur de ses désirs, mais aussi une certaine dose de méfiance que lui inspirait, assez légitimement, l’enthousiasme sincère, mais un peu à la surface, de son ami, que ne distinguait pas, du reste, une volonté ferme et persévérante.

De Séoul, capitale de la Corée, à Pékin, on compte trois cents lieues. Tous les ans, une ambassade solennelle, composée de grands personnages coréens, entreprend ce long voyage, pour transmettre les présents et les souhaits du roi de Corée à son suzerain. Autrefois, le tribut annuel payé par la Corée à la Chine était très considérable et très humiliant. Peu à peu elle a su s’en affranchir, en sorte qu’aujourd’hui le tribut annuel se réduit à un échange officiel de présents entre les deux souverains.

L’ambassade coréenne rapporte encore de Pékin le calendrier chinois, obligatoire pour tous les sujets et tributaires de l’Empire, sous peine de mort. Outre les nobles personnages qui font partie de ces ambassades, une suite très nombreuse d’interprètes et de domestiques l’accompagne, et même il y a toujours un certain nombre de marchands assez adroits pour acheter la permission de s’y adjoindre sous un prétexte ou sous un autre, mais, en réalité, pour faire un commerce très lucratif. Chacun est muni d’un passeport très détaillé, qu’il doit présenter à la frontière et sans lequel il n’est permis à personne de la franchir.

Aux approches de l’an 1784, Seng-hou-i se mit donc en route avec la grande caravane pour la Chine. Au bout de trois mois de marches très pénibles, sur les mauvais chemins de la Corée et à travers les plaines glacées de la Mandchourie, les voyageurs faisaient leur entrée solennelle dans la capitale de l’Empire du Milieu. Leur costume national et leur tête dépourvue de la longue tresse chinoise étaient, naturellement, des sujets d’étonnement pour les citoyens civilisés de la grande ville.

Seng-houn-i était de nouveau au milieu de ses amis en Corée, au printemps de 1784, et, avec l’enthousiasme d’un jeune voyageur, leur faisait une description détaillée des merveilles qu’il lui avait été donné d’admirer dans ce long voyage. Piek-i, accouru l’un des premiers, fut au comble de la joie en recevant de son ami les livres tant désirés de la religion chrétienne. Afin de les étudier plus à loisir, il se retira quelque temps dans la solitude. Là, le travail de la grâce s’achève dans son esprit et dans son cœur. Éclairé par la simple exposition des dogmes du christianisme, il n’eut bientôt plus qu’un désir : se faire baptiser et partager sa joie avec tous ses concitoyens en leur annonçant la bonne nouvelle.

L’exemple de son ami Seng-houn-i l’entraînait aussi. Profitant de son séjour à Pékin, le jeune lettré y avait visité l’évêque des missionnaires. Après de sérieuses réflexions, la grâce touchant son cœur, avec le consentement de son père il reçut le baptême. Saluant en lui les fondements d’une nouvelle Église, le prêtre lui avait donné le nom du premier des apôtres, la pierre fondamentale de l’Église de Jésus-Christ.

Transporté par la lecture de ces livres si simples et cependant si profonds, qui étaient le contrepoids des doctrines contradictoires et embrouillées des livres sacrés de son pays, Piek-i se mit à prêcher quelques-uns de ses amis. Ses raisonnements, puisés dans ces ouvrages sérieux, étaient clairs et inattaquables. Son éloquence naturelle embellissait ses discours, et son zèle pour la vérité lui gagnait peu à peu des disciples. Sûr du succès, s’il parvenait à convertir quelques puissants lettrés regardés comme des oracles par leurs concitoyens, il se tourna vers eux dans l’espoir de trouver en leurs personnes un appui décisif à la nouvelle doctrine. Plusieurs se sentaient déjà fortement ébranlés, presque convaincus même, et approuvaient la religion de Piek-i. D’autres, pour différents motifs, lui opposaient des objections sans valeur devant les réponses péremptoires de l’éloquent docteur, et se retiraient le cœur blessé à la vue de leur science et de leur réputation de sages mises en danger. Ils résolurent donc d’amener plusieurs docteurs des plus fameux à se mesurer avec Piek-i pour le retirer de ses nouveautés, qui séduisaient déjà beaucoup d’esprits droits. Pendant trois jours ils discutèrent avec lui dans une conférence très solennelle ; mais ce fut pour le triomphe de la vérité, car toute leur science et leur ardeur n’aboutirent qu’à montrer à tous la supériorité de Piek-i. « Lui, en effet, ajoutent les relations coréennes, toujours d’accord avec lui-même, dans ces joutes de l’esprit, n’avançait rien sans le prouver. Sa parole claire et lucide portait partout la lumière ; son argumentation brillait corme le soleil, frappait comme le vent et tranchait comme le sabre. »

Il y avait alors un célèbre docteur nommé Kouen, l’aîné de cinq frères tous remarquables par leur grande science. C’était lui qui avait été le promoteur des fameuses conférences de la pagode, dont nous avons parlé plus haut. Piek-i désirait vivement le gagner. Il alla donc le trouver chez lui et fit briller avec tant de charmes la vérité aux yeux du célèbre docteur, qu’il le laissa convaincu complètement. Celui-ci toutefois, craignant l’opinion sans doute, ne voulut pas encore se déclarer ouvertement pour la nouvelle doctrine. Son troisième frère fut plus courageux, et se décida à mettre sur-le-champ sa conduite d’accord avec ses convictions. Il demanda donc le baptême et résolut de se dévouer, avec Piek-i, à la prédication de l’Évangile.

Leur ami commun, Pierre Seng-houn-i, versa lui-même l’eau sainte sur la tête des deux nouveaux apôtres. Piek-i, comme un autre précurseur, avait préparé l’œuvre de la conversion de la Corée : il prit le nom de Jean-Baptiste au baptême. Kouen, qui désirait se donner tout entier à la prédication de la vérité, prit saint François Xavier pour son modèle et son patron. Leur exemple, appuyé des plus vives sollicitations auprès de leurs parents et de leurs amis, fut bientôt suivi d’un grand nombre. La vérité se répandit de proche en proche ; les nouveaux disciples, devenus apôtres à leur tour, annonçaient à tous la bonne nouvelle avec la double autorité de leur noblesse et de leur grand renom de lettrés et de savants.

Parmi ceux qui furent baptisés par Xavier Kouen, était un jeune homme venu de la province de Naï-po pour étudier sous un si savant maître. Après avoir reçu de lui, avec le bienfait de la science, celui de la religion, Louis de Gonzague Ni, le nouveau converti, partit aussitôt pour travailler à la conversion de sa propre famille et de ses concitoyens de Naï-po. Ainsi fut fondée dans cette province une belle chrétienté qui devait plus tard s’illustrer par sa ferveur et le grand nombre de ses martyrs. Comme l’étincelle dans la paille, la nouvelle doctrine faisait de rapides progrès, et en peu de temps gagna toutes les provinces voisines de la capitale, suscitant partout de vives oppositions, mais trouvant aussi partout la sympathie des âmes droites.

Dieu permit en ce temps que la religion annoncée par ces zélés néophytes fût en butte à de violentes contradictions, pour montrer à ceux qui réfléchissaient que cette œuvre n’était point de l’homme, mais la sienne. L’arbre de la foi, dès qu’il a pris racine, a besoin, pour grandir et se développer rapidement, d’être secoué et agité par le vent des persécutions. Alors seulement il enfonce plus profondément ses racines dans le cœur des peuples et défie la fureur des passions des hommes.

À la cour on avait parlé déjà depuis longtemps de la nouvelle religion. Le roi assis alors sur le trône de Corée aimait beaucoup les lettres et la science ; aussi, bien qu’il fût très attaché aux superstitions nationales, il n’avait pas voulu cependant condamner le christianisme sans aucun examen. Mais en Corée, plus que dans d’autres pays même civilisés, le roi n’a d’autorité que celle que lui laissent de tout-puissants ministres ; aussi de la cour partent souvent des ordres qui sont loin d’être l’expression de la volonté royale.

Dès le début, plusieurs grands personnages avaient disputé avec Piek-i et ne s’étaient pas tirés avec honneur des arguments serrés du vaillant défenseur du christianisme. Leur vanité de savants en avait été froissée ; nulle part l’homme n’est insensible à la moquerie ou au rire. Des rancunes politiques et des rivalités de familles aidant, il n’en fallait pas davantage à ces puissants adversaires pour condamner, dès lors, la doctrine nouvelle et surtout ceux qui la prêchaient. Ensuite le christianisme faisait trop bon marché des traditions des ancêtres, ne voulait tolérer aucun culte avec celui du vrai Dieu, pas même celui du grand philosophe chinois Confucius, ou ceux des autres sectes approuvés ou rejetés indifféremment par les lettrés. Une semblable intolérance, un si grand mépris à l’endroit de tant de préjugés, précieux héritage de leurs ancêtres, froissait trop les esprits étroits pour qu’elle n’excitât bientôt la haine et la rancune de pareils ennemis.

Afin d’arrêter tout court la doctrine chrétienne dans ses progrès, le précepteur du roi lança une circulaire violente dans laquelle ce savant homme démontrait la fausseté du christianisme et le condamnait solennellement. Il terminait cette pièce en exhortant chacun à rompre avec ces êtres corrompus qui venaient attaquer le culte des ancêtres pour y substituer cette religion perverse et contre nature. Dès lors, le puissant philosophe aurait bien voulu pouvoir ajouter à tout cela des arguments plus péremptoires et user de moyens plus radicaux à l’égard des nouveaux convertis. Il n’osa pas cependant aller plus loin pour le moment : la puissante influence et la haute considération dont la plupart d’entre eux jouissaient auprès du peuple le firent incliner vers la modération à leur égard, du moins pour le moment.

Mais bientôt, changeant de conduite, il résolut de sonder l’opinion publique en même temps que d’effrayer les néophytes par un coup d’éclat.

Il y avait un an à peine que l’Évangile avait pénétré en Corée, quand, sur l’ordre du ministre des crimes, qui secondait les vues hostiles du précepteur du roi, on arrêta pour motif de religion un interprète de la cour, nommé Thomas. Cet homme courageux, converti récemment, ne cachait sa foi à personne, ne se gênait point pour proclamer publiquement la nécessité de devenir chrétien.

Amené devant le tribunal, on le somme de renoncer à ses coupables erreurs ; on lui applique même la torture, et il est frappé cruellement. Mais rien n’ébranle le courageux Thomas. Soutenu par la grâce, il résiste à toutes les sollicitations aussi bien qu’aux mauvais traitements des bourreaux. Dans le même temps, Francois-Xavier Kouen apprend ce qui se passe ; il accourt au prétoire avec d’autres chrétiens et prend hautement la défense du pauvre néophyte :

« Quel est donc le crime de cet homme ? s’écrie-t-il en s’adressant aux juges ? Est-ce parce qu’il est chrétien que vous l’avez ainsi traité ? Dans ce cas, nous aussi, nous méritons les mêmes châtiments, car nous sommes chrétiens comme lui. »

Le juge sut cependant se contenir ; il recula devant François-Xavier Kouen et ses puissants amis. Mais, au fond du cœur, il leur voua une haine implacable. Thomas, roué de coups, fut envoyé en exil, où il succomba bientôt à ses blessures. Telle fut la fin de ce vaillant chrétien, premier anneau de cette longue chaîne de martyrs qui devait unir d’une manière impérissable l’Église naissante de Corée à la mère spirituelle de tous les chrétiens, la sainte Église catholique !

La fin cruelle de Thomas produisit jusqu’à un certain point effet que se proposait le ministre et glaça d’effroi les cœurs faibles. Habitués à regarder les ordonnances royales comme des oracles, les Coréens ne purent s’empêcher, sinon d’approuver la conduite du ministre, du moins d’en redouter la colère. Les parents et les amis des nouveaux chrétiens, par un sentiment d’affection naturelle, s’efforcèrent par les prières et par les menaces de les retirer d’erreurs si fatales et si pleines de périls pour les personnes. Si alors la petite Église de Corée put être fière du courage d’un certain nombre de ses enfants, elle eut malheureusement aussi à déplorer bien des faiblesses et même de scandaleuses défections.

Jusqu’à ce temps, Piek-i et Seng-houn-i avaient travaillé tous deux avec beaucoup de zèle pour la propagation de la religion et apparaissaient aux yeux de tous comme les deux colonnes de l’Église de Corée. Et cependant tous deux ils faiblirent les premiers, juste punition d’un secret orgueil, dit-on, ou d’une misérable ambition. Égaré par la crainte de voir son fils enveloppé dans la persécution qui menaçait tous les chrétiens, le père de Piek-i vient le supplier de rompre avec eux, le menaçant en cas de refus de se donner la mort sous ses yeux. Piek-i se troubla devant ce spectacle si affligeant pour son amour filial ; et lui, autrefois si courageux et si ardent dans ses opinions, il hésita et balbutia quelques paroles d’apostasie. Sans doute son cœur n’était point d’accord avec ses lèvres, car aussitôt il tomba dans une tristesse mortelle. Pour accroître ses remords, il put voir ceux qu’il avait convertis s’éloigner de lui, et quelques années après, abandonné de tous, il mourut misérablement de la peste.

Daigne la divine miséricorde, qui avait opéré de si grandes choses par cet infortuné, lui avoir touché le cœur avant sa mort, comme plusieurs l’attestèrent et comme son désespoir peut le laisser aussi présumer !

Pierre Seng-houn-i eut un sort encore plus lamentable. Il avait un frère qui l’avait toujours persécuté dans sa foi, et qui alors redoubla ses sollicitations pour la lui faire abandonner. D’un autre côté, l’ambition et le désir de hautes dignités tentèrent ce caractère déjà si inconstant de sa nature. Lorsqu’il vit que les faveurs de la cour s’éloignaient des chrétiens, il renonça publiquement au christianisme. Puis il retourna auprès de Francois-Xavier Kouen pour le quitter de nouveau, et, afin de consommer son apostasie, il brûla ses livres et ses objets de religion. Il alla plus loin ; car, pour se laver aux yeux des païens du crime d’avoir été chrétien, il publia partout sa lâche désertion.

Et cependant Dieu, dans sa miséricorde infinie, lui tendit une dernière fois une main secourable. Quoi qu’il eût fait pour se disculper, certains ennemis implacables ne lui avaient point pardonné sa foi et son zèle passés pour la religion chrétienne. Quinze années après ils saisirent l’occasion d’une persécution générale pour se venger de lui, et obtinrent qu’il fût arrêté sous prétexte de religion. Confondu malicieusement par ses ennemis avec de fervents chrétiens, il fut jugé avec eux et condamné pour le même crime.

Magnifique et dernière occasion, que Notre-Seigneur offrait encore à cette âme faible, de réparer par un mot ses apostasies réitérées, et de regagner ainsi d’un seul coup tous ses mérites perdus ! Chrétien ou non, il lui fallait mourir inévitablement. Un regret sincère, un simple acte d’amour de Dieu, à ce moment suprême, tournait en triomphe l’horrible supplice auquel il lui était impossible d’échapper. Hélas ! lui, le premier chrétien de Corée, lui qui avait apporté la foi à ses frères, il marche à la mort avec les martyrs, sans être martyr ; condamné et exécuté comme chrétien, il mourut en renégat.

Mort épouvantable, qui fit trembler les païens eux-mêmes ; fin désastreuse qui doit nous rappeler à tous que notre foi, si elle ne s’appuie sur Dieu, est renfermée dans des vases bien fragiles, et que même ceux que Dieu choisit pour annoncer sa parole doivent toujours partager humble frayeur du grand Apôtre : « Ne forte, postquam aliis predicaverim, ipse reprobus efficiar ! Que je ne devienne pas moi-même un réprouvé, après avoir prêché aux autres ! »

Ainsi, pour implanter la foi en Corée, en se servant de voies si merveilleuses, Dieu nous montre admirablement que tous les moyens sont bons à sa toute-puissance pour exécuter les desseins de sa miséricorde, tandis que personne ne doit se regarder comme un instrument nécessaire à ses œuvres divines. Il se sert de païens pour prêcher l’Évangile dans ce pays, revêt leurs discours de l’éclat de la science et de la sagesse humaines, et leur prête, pour un temps, l’appui des nobles et des puissants. Au lieu de rapporter à l’Auteur de tout don parfait l’honneur de leurs succès, à peine ces apôtres d’un jour ont-ils jeté un regard de vaine complaisance sur ce qu’ils croient leur œuvre, que Dieu se retire d’eux. Ils tombent avec ignominie, et de plus humbles qu’eux prennent leur place. Libre désormais de l’appui de ces bras de chair qui se croyaient ses soutiens nécessaires, l’œuvre de Dieu multiplie ses progrès, et, forte dans son apparente faiblesse, elle gagne plus aisément les petits et les pauvres, qui sont plus près du royaume des cieux ! « Infirma mundi elegit Deus, ut fortia quæque confundat. Dieu a préféré se servir de ce qu’il y a de plus faible dans ce monde, afin de confondre les puissants. » (I Cor., i. 27.)