La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/15

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XV

L’EXPÉDITION FRANÇAISE EN CORÉE

Les officiers supérieurs de la marine française, qui pendant le règne de Louis-Philippe parcoururent les mers de Chine, furent tous les défenseurs dévoués, les amis sincères des missionnaires.

Favin-Levêque, Cécille, Lapierre et bien d’autres ne laissèrent échapper aucune occasion de rendre service aux apôtres.

En 1847, le commandant Lapierre, ayant sous ses ordres deux bâtiments, la frégate la Gloire et la corvette la Victorieuse, résolut de se présenter sur les côtes de la Corée pour savoir l’effet produit par la lettre que le commandant Cécille avait écrite l’année précédente à la cour de Séoul.

Il prit à son bord M. Maistre et le diacre coréen Thomas T’soi.

Le 10 août, les deux bâtiments s’avançaient de concert, au milieu d’un groupe d’îles, dans des parages où les Anglais avaient trouvé de soixante-douze à quatre-vingts pieds d’eau. On était par 35° 45′ de latitude nord et 124° 8′ de longitude est.

Rien n’annonçait la présence d’un danger lorsque tout à coup les deux navires touchèrent à la fois.

En vain prit-on immédiatement toutes les mesures possibles pour les remettre à flot ; on était malheureusement sur un banc de sable, la brise était fraîche, et, pour comble de malheur, la marée achevait de monter. Lorsqu’elle descendit, le corps des bâtiments se trouva presque tout entier hors de l’eau.

Il fallut attendre une nouvelle marée ; mais, quand le flot revint, les navires s’étaient enfoncés dans le sable, des voies d’eau se déclarèrent de toutes parts, et tout espoir de sauver la Gloire et la Victorieuse fut perdu.

Le 11, la brise tomba un peu, et on put employer la journée à retirer les provisions, les armes et les munitions. Dans la journée du 12, les marins français, au nombre de plus de six cents, opérèrent leur débarquement sur une île voisine, et le 13 au soir les deux commandants quittèrent les derniers leurs navires. On n’eut à déplorer que la perte de deux matelots de la Victorieuse, qui se noyèrent en allant porter au large une ancre destinée à relever la corvette.

L’île sur laquelle les Français débarquèrent se nommait Kotoum-to, ou Ko-Koun-san[1].

Les équipages s’y établirent sous des tentes, en attendant le retour de la chaloupe de la Gloire qu’on expédia à Changhaï, à cent cinquante lieues environ, pour trouver des moyens de sauvetage.

L’île fournissait de l’eau, et les naufragés avaient des vivres pour deux mois au moins. On travailla activement à sauver les débris des navires, mais en quelques jours la mer avait tout emporté.

Les Coréens habitants de l’île se montraient bienveillants pour les étrangers ; néanmoins ils craignaient d’avoir des relations avec eux. Bientôt arriva un mandarin de la cour ; il permit de vendre des provisions aux Français, et offrit, au nom du gouvernement coréen, de fournir des barques pour les reconduire en Chine. Cet envoyé n’était porteur d’aucune lettre en réponse à celle du commandant Cécille.

Dans toutes les conférences des Français avec les Coréens, Thomas T’soi servait d’interprète ; mais de peur d’être reconnu, il ne parlait pas coréen ; c’était à l’aide des caractères chinois qu’il conversait avec le mandarin. Il lui demanda un jour s’il y avait des chrétiens en Corée et si le roi les persécutait encore. Le mandarin répondit affirmativement aux deux questions, et ajouta qu’on était résolu d’en finir avec cette secte impie, en mettant à mort tous ceux que l’on rencontrerait.

Le temps, qui semblait bien long aux matelots, paraissait trop court à M. Maistre et à Thomas ; car ils craignaient de partir avant d’avoir pu s’aboucher avec des chrétiens et d’avoir trouvé le moyen de débarquer sur la presqu’île coréenne. Après tant d’années d’attente, après tant de voyages et de fatigues, un naufrage les avait jetés providentiellement sur le territoire de leur mission, et peut-être leur faudrait-il quitter cette terre si longtemps désirée.

« Chaque soir, écrivait plus tard Thomas, je regardais de tous côtés pour voir si quelque barque chrétienne ne viendrait pas vers nous, et je languissais dans la prière et dans l’attente. Un jour, j’étais allé dans un bourg voisin pour quelque affaire, et je revenais la nuit suivante dans une barque avec quelques Coréens. Je me mis à leur parler de religion en leur traçant dans la paume de la main des caractères chinois. Un d’eux me dit :

« — Est-ce que vous connaissez Jésus et Marie ?

« — Qui, repris-je ; et vous, les connaissez-vous ? leur rendez-vous un culte ? »

« Il me répondit affirmativement, et interrompit aussitôt la conversation de peur d’être remarqué des païens qui l’entouraient. »

Le lendemain, il fallut s’embarquer pour la Chine sur des navires anglais qui, à la première nouvelle du naufrage, étaient accourus porter secours aux Français.

Après ce départ le gouvernement coréen, craignant de nouvelles visites des barbares étrangers, résolut de répondre à la lettre du commandant Cécille.

Il envoya par Pékin une dépêche qui fut remise à M. Lapierre à Macao, et en même temps une proclamation royale fit connaître cette pièce dans tout le royaume.

« L’an passé, des gens de l’île d’Or-ien-to, qui fait partie du royaume de Corée, nous remirent une lettre, apportée, disaient-ils, par des navires étrangers. Nous fûmes tous étonnés à cette nouvelle, et, ouvrant la lettre, nous reconnûmes qu’elle était adressée à nos ministres par un chef de votre royaume. Or cette lettre disait :

« Trois hommes vénérables de notre pays : Imbert, Maubant et Chastan ont été mis à mort par vous. Nous venons vous demander pourquoi vous les avez tués. Vous direz peut-être que la loi défend aux étrangers d’entrer dans votre royaume, et que c’est pour avoir transgressé cette loi qu’ils ont été condamnés. Mais si des Chinois, des Japonais ou des Mandchoux viennent à entrer en Corée, vous n’osez pas les tuer et vous les faites reconduire dans leur pays. Pourquoi donc n’avez-vous pas traité ces trois hommes comme des Chinois, des Japonais ou des Mandchoux ? S’ils avaient été coupables d’homicide, d’incendie ou d’autres crimes semblables, vous auriez bien fait de les punir et nous n’aurions rien à dire ; mais comme ils étaient innocents, et que vous les avez condamnés injustement, vous avez fait une injure grave au royaume de France. »

« À cette lettre nous ferons une réponse claire.

« En l’année kei-haï (1839), on a arrêté en Corée des étrangers qui s’y étaient introduits, nous ne savons pas à quelle époque. Ils étaient habillés comme nous et parlaient notre langage ; ils voyageaient la nuit et dormaient pendant le jour ; ils voilaient leur visage, cachaient leurs démarches et étaient associés avec les rebelles, les impies et les scélérats. Conduits devant le tribunal et interrogés, ils ont déclaré se nommer : l’un Pierre Lo, autre Jacques Tsang. Sont-ce là les hommes dont parle la lettre de votre chef ?

« Dans l’interrogatoire, ils n’ont pas dit qu’ils étaient Français, et quand bien même ils l’auraient dit, comme nous entendions parler de votre pays pour la première fois, comment aurions-nous pu ne pas appliquer notre loi qui défend d’entrer clandestinement dans notre royaume ? Quand même nous aurions su que les hommes que nous avons fait mourir étaient Français, leurs actions étant plus criminelles que celles des homicides et des incendiaires, nous n’aurions pas pu les épargner ; à plus forte raison, ignorant leur nationalité, avons-nous dû les condamner au dernier supplice,

« La chose est très claire et n’a pas besoin de nouvelles explications.

« Nous savions que vous deviez venir cette année chercher une réponse à votre lettre ; mais, comme cette lettre a été remise sans les formalités requises, nous n’étions pas tenus d’y répondre. Ce n’est pas une affaire qui regarde un gouverneur de province. De plus, comme notre royaume est subordonné au gouvernement chinois, nous devons consulter l’empereur sur les affaires qui regardent les étrangers. Rapportez cela à votre chef, et ne soyez pas surpris que, pour vous exposer le véritable état des choses, nous ayons été conduits à vous parler comme nous venons de le faire. »

Dans la dépêche au commandant Lapierre, le gouvernement coréen témoignait aussi le désir qu’on n’envoyât pas de navire sur les côtes de Corée, pour recueillir les canons qui avaient été laissés dans l’île Ko-Koun-to.

M. Lapierre répondit à cette dépêche par la voie du gouvernement chinois. Il disait en substance :

« Dans les premiers mois de 1848, un navire de guerre français ira en Corée pour chercher tout ce qui a été laissé sur l’île Ko-Koun-to. Quant aux raisons alléguées par le gouvernement coréen, pour se justifier du meurtre des Français, elles ne sont pas acceptables. Si à l’avenir un Français est arrêté en Corée, on devra le renvover à Pékin ; en agissant autrement, on s’exposerait aux plus grands malheurs. »

Telles furent les premières relations officielles de la France avec la Corée. Quand le commandant Lapierre rentra en France, la révolution de 1848 venait d’éclater et l’on ne songeait guère à la Corée.

Avant d’aller plus loin, nous devons payer un juste tribut de reconnaissance aux officiers français qui, à cette époque, représentèrent notre pays dans l’Extrême-Orient.

Avec des moyens d’action très limités, avec la crainte continuelle de dépasser leurs instructions et d’encourir un blâme sévère pour les actes du patriotisme le plus éclairé, ils surent se montrer dévoués à la sainte cause des missions et trouver les moyens de favoriser la prédication de l’Évangile. Leurs noms seront toujours chers aux Églises de l’Extrême-Orient, et, malgré tous les désastres qui ont suivi, la mission de Corée en particulier n’oubliera pas ce qu’ils ont fait ou voulu faire.

Le naufrage des vaisseaux français avait enorgueilli les Coréens, comme s’il eût été le fait de leur bravoure : ils affichaient le plus profond mépris pour les barbares d’Europe ; ils ne parlaient plus que d’exterminer tous les chrétiens. Cependant cette ardeur tomba peu à peu ; la mort du roi, des révolutions du palais tournèrent les esprits d’un autre côté, et les missionnaires purent accomplir en paix l’œuvre de Dieu. Malheureusement Mgr Ferréol, usé avant l’âge par les labeurs de l’apostolat, mourut le 5 février 1853 ; il n’avait que quarante-cinq ans.

Il fallait cacher cette mort aux païens du voisinage. M. Daveluy revêtit le corps du vénérable défunt des habits sacerdotaux, avec quelques insignes de la dignité épiscopale, et vers minuit on le transporta secrètement dans une autre maison plus retirée.

Le lendemain, le missionnaire célébra le saint sacrifice ; il plaça ensuite le corps dans un cercueil en bois de pin, qui fut recouvert extérieurement d’une couche épaisse de vernis, sur laquelle on inscrivit les noms et qualités de l’évêque de Belline.

Le tout fut enfermé, selon l’usage du pays, dans un autre cercueil plus léger destiné à protéger le vernis.

La neige et les glaces ne permettant pas de faire immédiatement l’inhumation, le cercueil fut confié à un bon chrétien qui en demeura chargé pendant deux mois, et ce ne fut que le 11 avril, pendant la nuit, que M. Daveluy put rendre les derniers devoirs à son évêque.

Mgr Ferréol avait témoigné le désir d’être enterré auprès de Mgr Imbert, son prédécesseur, ou auprès du prêtre indigène André Kim. L’opposition de quelques païens ayant rendu le premier endroit d’un accès difficile, c’est auprès du martyr André, au village de Miri-nai, à quinze lieues de la capitale, que fut inhumé le troisième vicaire apostolique de la Corée.

Au moment où il acceptait la charge épiscopale, il avait dit :

« Des deux premiers évêques envoyés en Corée, l’un meurt à la frontière sans pouvoir y pénétrer, le second n’y prolonge pas ses jours au delà de vingt mois. Qu’en sera-t-il du troisième ? »

Le troisième, après dix ans de voyages, de privations, de travaux et de souffrances, devait mourir dans la force de l’âge, épuisé de fatigues, laissant dans sa mission deux prêtres seulement : M. Maistre et M. Daveluy.

  1. Ces deux mots sont ici synonymes, car to signifie : île, et san : montagne.