La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/14

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XIV

PREMIÈRE INTERVENTION FRANÇAISE EN CORÉE. — MARTYRE DU PÈRE ANDRÉ KIM

L’intrépide Père André partit pour cette mission dangereuse sur un petit bateau avec quelques matelots chrétiens. C’était dans cette entreprise de zèle que Dieu attendait le saint jeune homme pour le récompenser de son courage et de sa bonne volonté. Il avait atteint le but de son voyage et s’apprêtait à venir rendre compte à son évêque des résultats de ses recherches, quand, un soir, des satellites exaltés par les fumées du vin et par la débauche, font le projet d’attaquer sa barque. Dans la journée ils avaient eu quelque léger soupçon qu’elle pouvait appartenir à des chrétiens, et que le Père André se faisait passer pour noble, simplement pour se cacher et se dérober aux perquisitions. La nuit venue, ils fondent sur la barque avec les hideuses compagnes de leurs débauches, qui les excitaient ; ils accablent de coups le Père André et l’emmènent devant le mandarin. Pendant ce temps les quelques matelots de la barque profitent de l’obscurité et s’enfuient avec le canot.

L’issue de cette malheureuse affaire n’était que trop évidente. Une fois entre les mains de ses compatriotes, le Père André ne pouvait dissimuler qui il était, ni conserver l’espoir d’échapper au supplice. Il se hâta de donner des nouvelles de son arrestation à Mgr Ferréol.

« … Arrivé sur le rivage, les satellites me dépouillèrent de mes vêtements, me lièrent les mains et me frappèrent de nouveau. Ensuite m’accablant de sarcasmes, ils m’entraînèrent vers le tribunal, où s’était déjà rassemblé une grande foule.

« Le mandarin me dit :

« — Êtes-vous chrétien ?

« — Oui, je le suis, lui répondis-je.

« — Pourquoi, contre les ordres du roi, pratiquez-vous cette religion ? Renoncez-y.

« — Je pratique ma religion parce qu’elle est vraie. Elle enseigne à honorer Dieu et me conduit à une félicité éternelle. Quant à l’apostasie, inutile de m’en parler. »

« Pour cette réponse, on me mit à la question. Le juge reprit :

« — Si vous n’apostasiez, je vais vous faire expirer sous les coups.

« — Comme il vous plaira, mais jamais je n’abandonnerai mon Dieu. Voulez-vous entendre la vérité de ma religion ? Écoutez : le Dieu que j’adore est le créateur du ciel et de la terre, des hommes et de tout ce qui existe. C’est lui qui punit le crime et récompense la vertu. D’où il suit que tout homme doit lui rendre hommage. Pour moi, ô mandarin, je vous remercie de me faire subir des tourments pour son amour. Que mon Dieu vous récompense de ce bienfait, en vous faisant monter à de plus hautes dignités ! »

« À ces paroles, le mandarin se prit à rire avec toute l’assistance. On m’apporta ensuite une cangue longue de huit pieds. Je la saisis aussitôt et je la posai moi-même à mon cou, aux grands éclats de rire de tous ceux qui étaient présents. Puis on me jeta en prison avec deux des matelots qui avaient déjà apostasié. J’avais les mains, les pieds, le cou et les reins fortement liés, de manière que je ne pouvais ni marcher, ni m’asseoir, ni me coucher. J’étais, en outre, oppressé par la foule de gens que la curiosité avait attirés auprès de moi. Une partie de la nuit se passa pour moi à leur prêcher la religion. Ils m’écoutaient avec intérêt et m’affirmaient qu’ils l’embrasseraient si elle n’était pas prohibée par le roi.

« Les satellites ayant trouvé dans mon sac des objets de Chine, crurent que j’étais de ce pays, et, le lendemain, le mandarin me demanda si j’étais Chinois.

« — Non, lui répondis-je, je suis Coréen. »

« N’ajoutant pas foi à mes paroles, il me dit :

« — Dans quelle province de la Chine êtes-vous né ?

« — J’ai été élevé à Macao, dans la province de Kouang-tong ; je suis chrétien. La curiosité et le désir de propager ma religion m’ont mené dans ces parages. »


Le Père André Kim.
« Il me fit reconduire en prison. Cinq jours après, un officier subalterne, à la tête d’une escouade de satellites, m’emmena à Hai-tsou, métropole de la province. Le gouverneur me demanda si j’étais Chinois. Je lui fis la même réponse qu’au mandarin de l’île. Il me fit une foule de questions sur la religion. Je profitai avec empressement de l’occasion et lui parlai de l’immortalité de l’âme, de l’enfer, du paradis, de l’existence de Dieu et de la nécessité de l’adorer pour être heureux après la mort. Lui et ses gens me répondirent :

« — Ce que vous dites là est bien bon et très raisonnable ; mais le roi ne permet pas d’être chrétien. »

« Ils m’interrogèrent ensuite sur bien des choses qui pouvaient compromettre les chrétiens et la mission. Je me gardai bien de leur répondre.

« — Si vous ne nous dites la vérité, reprirent-ils d’un ton irrité, nous vous tourmenterons par divers supplices.

« — Faites ce que vous voudrez. »

« Et courant vers les instruments de torture, je les saisis et les jetai aux pieds du gouverneur en lui disant :

« — Me voilà tout prêt ; frappez, je ne crains pas vos tourments. »

« Les satellites les enlevèrent aussitôt. Les serviteurs du mandarin me dirent :

— C’est la coutume que toute personne parlant au gouverneur s’appelle So-in (petit homme).

« — Que me dites-vous là ? Je suis grand, je suis noble, je ne connais pas une telle expression. »

« Quelques jours après, le gouverneur me fit comparaître de nouveau et m’accabla de questions sur la Chine. Quelquefois il me parlait par interprète, pour savoir si réellement j’étais Chinois. Il finit par m’ordonner d’apostasier. Je haussais les épaules et me mis à sourire en signe de pitié. Les deux chrétiens pris avec moi, vaincus par l’atrocité des tortures, dénoncèrent la maison que j’habitais à la capitale, trahirent Thomas Ni, serviteur de Votre Grandeur, Matthieu son frère et quelques autres. Ils avouèrent que j’avais communiqué avec les jonques chinoises et que j’avais remis des lettres à l’une d’entre d’elles. Aussitôt une escouade de satellites fut dirigée vers les jonques et en rapporta les lettres au gouverneur.

« … On nous gardait avec une grande sévérité et chacun dans une prison séparée ; quatre soldats veillaient jour et nuit sur nous. Nous avions des chaînes aux pieds et aux mains et la cangue au cou. Une longue corde était attachée à des chaînes, et trois hommes la tenaient par le bout, chaque fois qu’il nous fallait satisfaire aux exigences de la nature. Je vous laisse à penser quelles misères j’eus à supporter. Les soldats, voyant sur ma poitrine sept petites cicatrices qu’y avaient laissées des sangsues qu’on m’avait appliquées pendant mon séjour à Macao, disaient que c’était la constellation de la Grande Ourse, et se divertissaient beaucoup à mon sujet.

« Dès que le roi sut notre arrestation, il envoya des satellites pour nous conduire à la capitale ; on lui avait annoncé que j’étais Chinois. Pendant la route, nous étions liés comme dans la prison. De plus, nous avions les bras garrottés d’une corde rouge, comme c’est la coutume pour les voleurs et les grands criminels, et la tête couverte d’un sac de toile noirâtre. Chemin faisant, nous eûmes à supporter de grandes fatigues. La foule nous obsédait. Je passais pour étranger, et on montait sur les arbres et sur les maisons pour me voir.

« Arrivés à Séoul, nous fûmes jetés dans la prison des voleurs. Les gens du prétoire, entendant mon langage, disaient que certainement j’étais Coréen. Le jour suivant, je comparus devant les juges. Ils me demandèrent qui j’étais.

« — Je suis Coréen, leur répondis-je ; j’ai été élevé en Chine. »

« On fit venir des interprètes de langue chinoise, pour s’entretenir avec moi.

« Pendant la persécution de 1839, le traître Je-saing-i avait déclaré que trois jeunes Coréens avaient été envoyés à Macao pour y étudier la langue des Européens. Je ne pouvais rester longtemps inconnu, et d’ailleurs un des chrétiens pris avec moi leur avait dit qui j’étais. Je déclarai donc au juge que j’étais. André Kim, l’un de ces trois jeunes gens, et je leur racontai tout ce que j’avais eu à souffrir pour rentrer dans ma patrie. À ce récit, les juges et les spectateurs s’écrièrent ;

« — Pauvre jeune homme ! dans quels terribles travaux il est depuis son enfance ! »

Sa grandeur d’âme et son intelligence séduisirent les ministres eux-mêmes, qui prièrent le roi de lui conserver la vie.

« Il a commis, lui dirent-ils, un crime digne de mort en sortant du royaume et en communiquant avec les étrangers, mais il l’a expié en rentrant dans son pays. »

Ils présentèrent ensuite la copie d’une mappemonde traduite par le prisonnier. Le roi, satisfait de ce travail, était sur le point d’accorder la grâce demandée, lorsqu’il reçut une lettre de l’amiral français Cécille, qui, des Liou-Kiou, venait d’arriver sur les côtes de la Corée.

Cette lettre était écrite en chinois, et en voici la traduction :

« Par l’ordre du ministre de la marine de France, le contre-amiral Cécille, commandant l’escadre française en Chine, est venu pour s’informer d’un attentat odieux qui a eu lieu le 14 de la huitième lune de l’année kei-hai (21 septembre 1839).

« Trois Français, Imbert, Chastan et Maubant, honorés dans notre pays pour leur science et leurs vertus, ont été, on ne sait pourquoi, mis à mort en Corée.

« Dans ces contrées de l’Orient, le contre-amiral, ayant pour devoir de protéger les hommes de sa nation, est venu ici s’informer du crime qui a mérité à ces trois personnes un sort aussi déplorable.

« Vous me direz peut-être : « Notre loi interdit l’entrée du royaume à tout étranger ; or, ces trois personnes l’ayant transgressée, ont subi la peine de la transgression. »

« Et le contre-amiral vous répond :

« Les Chinois, les Mandchoux et les Japonais entrent quelquefois témérairement chez vous. Loin de leur faire du mal, vous leur fournissez les moyens de retourner en paix au sein de leurs familles. Pourquoi n’avez-vous pas traité ces Français comme vous traitez les Chinois, les Mandchoux et les Japonais ?

« Nous croyions que la Corée était la terre de la civilisation, et elle méconnaît la clémence du grand empereur de France. Si vous voyez des Français s’en aller à des milliers de lieues de leur patrie, ne vous imaginez pas qu’ils cessent pour cela d’être Français et qu’on ne se soucie plus d’eux. Il faut que vous sachiez que les bienfaits de notre empereur s’étendent sur tous ses sujets, en quelque lieu du monde qu’ils se trouvent. Si parmi eux se rencontrent des hommes qui commettent dans un autre royaume des crimes punissables, tels que le meurtre, l’incendie ou autres, et qu’on les châtie, notre empereur laisse agir la justice ; mais si, sans sujet et sans cause, on les met tyranniquement à mort, alors, justement indigné, il les venge de leurs iniques oppresseurs.

« Persuadé que, pour le moment, les ministres ne peuvent promptement me répondre sur le motif qui m’a amené dans ces parages, savoir : la mort infligée par les Coréens à trois docteurs de notre nation, je pars.

« L’année prochaine, des navires français viendront chercher la réponse.

« Seulement je leur répète qu’ayant été clairement avertis de la protection bienveillante que notre empereur accorde à ses sujets, si par la suite une pareille tyrannie s’exerce de la part des Coréens sur quelques-uns d’entre eux, certainement la Corée ne pourra éviter d’éprouver de grands désastres ; et quand ces désastres viendront fondre sur le roi, sur les ministres et les mandarins, qu’ils se gardent bien de les imputer à d’autres qu’à eux-mêmes ; ils seront punis, et cela pour s’être montrés cruels, injustes, inhumains.

« L’an 1846 du salut du monde, le 8 de la cinquième lune (1er juin). »

« Si l’on vient, écrit à l’occasion de cette lettre Mgr Ferréol, si l’on vient l’année prochaine, et qu’on exige la réparation de la mort de nos confrères, il nous est permis d’espérer une ère moins cruelle pour la religion ; mais si l’on s’en tient à des menaces, le peuple coréen méprisera les Français, et le roi n’en deviendra que plus furieux contre les chrétiens. Déjà cette lettre a été l’occasion de la mort du P. Kim, ou du moins l’a accélérée. »

En effet, voyant les chrétiens soutenus par les étrangers, le roi avait donné l’ordre de frapper les prisonniers, de relâcher ceux qui apostasieraient, et de mettre immédiatement à mort ceux qui resteraient fidèles à leur foi.

André Kim garda son invincible fermeté ; il fut décapité le 16 septembre 1846. Sa mort fut belle et sainte, elle fait honneur au clergé indigène, qui dans toutes les missions récompensait si largement la société des Missions étrangères des sacrifices qu’elle s’impose pour lui.

Pendant les préparatifs du supplice, André parlait avec ses bourreaux :

« De cette manière, suis-je placé comme il faut ? leur disait-il. Pouvez-vous frapper à votre aise ?

— Non, tournez-vous un peu, voilà qui est bien.

— Frappez, je suis prêt. »

Alors commença autour du martyr une sorte de danse guerrière, exécutée par une douzaine de soldats, qui, le sabre au poing, déchargeaient leur arme en passant sur le cou de leur victime. La tête ne tomba qu’au huitième coup de sabre.

Le Père André avait à peine vingt-cinq ans. Ses travaux, son zèle, son intrépidité dans le danger et tant d’autres précieuses qualités, tout promettait à la Corée, pour de longues années, un fervent apôtre. Sa vie fut celle d’un vaillant soldat du Christ, son martyre glorieux fut le digne couronnement d’une telle vie.

Mgr Ferréol pleura amèrement son cher André, prémices empourprées du sacerdoce en Corée, alors qu’il fondait sur lui de si légitimes espérances. Dans les circonstances actuelles, cette perte semblait irréparable. Il était aisé de prévoir de quelle utilité eût été pour la prédication de l’Évangile cet ardent jeune homme élevé dans les travaux et les souffrances de l’exil et de l’apostolat. Du P. André, au jour de son triomphe, l’on peut dire avec la même admiration et les mêmes regrets que fait naître la mort des jeunes saints : « Consummatus in brevi, explevit tempora multa. Enlevé de ce monde à la fleur de son âge, il a fourni cependant une longue carrière. »