La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/17

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XVII

Mgr BERNEUX ET SES MISSIONNAIRES. — LA GUERRE ANGLO-FRANÇAISE EN CHINE — LES TERREURS DES CORÉENS. — NOUVEAUX APÔTRES

La succession de Mgr Ferréol échut à un missionnaire de la Mandchourie, sauvé dix ans auparavant par le commandant Favin-Levêque des prisons de l’Annam. Mgr Berneux naquit à Château-du-Loir, département de la Sarthe.

Il fit ses études au petit séminaire de Précigné et se montra, dès le début, digne du portrait qu’un de ses missionnaires, M. Féron, devait tracer de lui quarante ans plus tard :

« À une piété angélique, à un zèle ardent pour le salut des âmes, Mgr Berneux joignait une connaissance profonde de la théologie et une capacité rare pour l’administration. Son activité ne lui laissait aucun repos. Je n’ai jamais pu comprendre comment il suffisait seul à ce qui eût occupé trois ou quatre missionnaires, comment il pouvait entrer dans le plus petit détail de toutes les affaires spirituelles ou temporelles. Il avait le district le plus vaste, une correspondance très étendue avec les missionnaires et les chrétiens ; il était le consulteur universel, le procureur de la mission ; il donnait à la prière un temps considérable ; et néanmoins, quand un missionnaire allait le voir, il semblait n’avoir rien à faire que de l’écouter, de s’occuper de lui, de le récréer par sa conversation pleine d’esprit et d’amabilité.

« Il n’était pas, ce semble, naturellement porté à l’humilité et à la douceur. On devinait que s’il n’eût été un saint, sa fermeté serait devenue aisément de la tyrannie, et sa plaisanterie du sarcasme. Mais la grâce avait tout corrigé.

« On pouvait le contredire surtout ; il savait mettre tout le monde à l’aise, et ses lettres à ses missionnaires contenaient toujours quelque mot d’affectueuse tendresse. Sa modestie était portée à un excès qui nous faisait quelquefois sourire, et dont le bon évêque riait le premier, mais sans en rien rabattre. Quant à sa nourriture, lorsqu’il était seul, un peu de riz et quelques légumes, c’était tout. Il s’était interdit le vin de riz dans ses dernières années.

« Jamais ni la viande, ni le poisson, ni même les œufs ne paraissaient sur sa table, sinon quand il recevait quelqu’un de nous.

« Alors il faisait tous ses efforts pour bien traiter son hôte, et lui, qui ne mangeait jamais de pain quand il était seul, attendu que les Coréens n’en font point, prenait plaisir à pétrir lui-même quelques pains pour les offrir à un confrère qui venait le voir, ou les lui envoyer en province par quelque occasion.

« Un fait vous donnera la mesure de sa mortification : les cruelles douleurs de la pierre, dont il souffrait habituellement, ne lui faisaient interrompre son travail que quand il était gisant à terre presque à l’agonie. Je l’ai vu passer vingt-quatre heures de suite au confessionnal, et comme je me permettais de le gronder :

« Que voulez-vous ! me répondait-il, ces douleurs m’empêchent de dormir. »

Mgr Berneux était entré en Corée accompagné de deux jeunes missionnaires, MM. Alexandre Petitnicolas, de Saint-Dié, et Antoine Pourthié, du diocèse d’Albi. Après avoir tout préparé pour ce voyage court, mais dangereux, sur la mer Jaune et leur entrée dans leur mission, les trois apôtres s’embarquèrent, le 17 janvier 1856, sur une jonque chinoise, qui devait les transporter en vue des côtes de la Corée, pour s’y rencontrer avec une barque de bateliers chrétiens.

Laissons M. Pourthié décrire agréablement les incidents de ce voyage de deux longs mois à fond de cale et les péripéties de leur entrée dans la Corée.

« … En montant sur le pont de notre jonque, je contemple, pour la première fois, cette monstrueuse fabrication de l’art chinois : une carcasse plate, informe, de la grandeur de nos petits cabotiers, un pont raboteux, à ouvertures multipliées, presque complètement occupé par les grossières machines du bord ou par une barque secondaire ; cinq mâts d’une seule pièce, parés chacun d’une toile retenue par des bambous, voilà ce qu’il m’est permis d’envisager au premier coup d’œil.


Mgr Berneux, martyrisé en Corée (1866).
« Mais les matelots, ayant à leur tête le capitaine, viennent révérencieusement saluer Sa Grandeur, et immédiatement on nous introduit dans un appartement qui s’élève à l’arrière de la jonque. À peine y avais-je pénétré, qu’une odeur peu suave et des bouffées de fumée me préviennent que j’entre dans la cuisine ; puis, à la lueur du foyer, voyant jonché sur le plancher un assortiment complet de tout le matériel qu’on peut supposer dans une barque, il ne me fut pas difficile de deviner que la salle servait tout à la fois de tabagie, d’arsenal, de vestiaire, de dépense et de dortoir.

« Cependant on me montre au milieu de la salle une petite trappe ; je comprends qu’il faut se glisser par là, et aussitôt engageant mon corps dans l’intérieur, mes pieds parviennent à rencontrer une échelle à peu près verticale, à l’aide de laquelle je m’insinue dans un petit réduit ménagé dans la cale. Quelques couchettes y étaient pratiquées sur les côtés pour dormir, et un petit autel pour dire la sainte messe était le seul meuble que pût comporter l’étroitesse du lieu. C’étaient là les appartements de Sa Grandeur, de deux missionnaires, de nos deux courriers et du patron de la barque.

« Comme les quelques rayons de lumière qui peuvent pénétrer dans la cuisine viennent expirer à l’entrée de la trappe, notre unique soupirail, le jour est remplacé par une lampe chinoise, qui, si elle éclaire peu, projette en revanche une épaisse fumée. Au reste, le tout serait sans inconvénient grave s’il nous était permis d’aller respirer sur le pont l’air bienfaisant et pur de la mer. Mais une infinité d’embarcations circulent autour de nous ; près de trois cents jonques stationnent à nos côtés, et il est plus que probable que plusieurs d’entre elles, corsaires déguisés, cherchent parmi leurs voisines une proie à leur rapacité. La tragique fin d’un de nos confrères jeté à la mer par ces pirates, l’an dernier, dans ces mêmes parages sonne trop haut pour que la prudence nous permette de laisser ébruiter notre présence. Nous nous condamnons donc à la reclusion dans notre sépulcre, et c’est là le côté le plus douloureux de notre position, car l’air, n’arrivant que médiocrement au fond de notre cale et après s’être chargé des vapeurs de la cuisine, ne peut être que lourd et morbide. Si vous ajoutez à cela que par le mauvais temps, ou même souvent avec la simple marée, les barques roulent de manière à imiter la danse de Saint-Guy, vous aurez une idée de notre félicité à bord.

« Cependant, comme le vent du nord souffle avec violence, il ne faut pas songer à partir ; il serait trop dangereux de s’engager en pleine mer sous de pareils auspices, Enfin, après de longs jours d’attente, la mousson favorable se fait sentir. Vous pensez avec moi qu’on va s’empresser d’en profiter. Mais, comme les pauvres marins se défient, et peut-être avec raison, de leur science personnelle, aucun d’eux n’ose trancher la question de l’arrivée du beau temps. On attend donc, jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un ait la hardiesse de hisser une voile. Aussitôt tout le monde se met à l’œuvre avec une activité incroyable. Il s’élève de toutes parts un tohu-bohu propre à terrifier quiconque n’est pas familiarisé avec les manœuvres des Chinois. On s’éloigne au plus vite du mouillage, on tend toutes les voiles ; c’est à qui devancera ses voisins. Nous courons ainsi et assez vite, pendant douze ou quinze heures ; les barques, dispersées au loin sur la mer, font les préparatifs d’un long voyage, quand soudain l’une d’elles croyant entrevoir l’arrivée prochaine d’un vent contraire, vire de bord et revient en toute hâte sur ses pas. Les voisins s’aperçoivent de la manœuvre et se hâtent d’en faire autant ; la contagion gagne de proche en proche ; en quelques instants on les voit toutes faire force de voiles pour prévenir les autres au mouillage, qui se trouve bientôt aussi peuplé qu’auparavant.

« Les jours suivants, dit M. Pourthié, la même manœuvre se répète toujours avec le même dénouement. Enfin, après un mois d’attente et d’essais, on se hasarde encore, et cette fois on courut la bordée si loin, qu’on n’eut plus envie de rebrousser chemin. Pendant quelques jours, nous allons très lentement, mais enfin nous allons vers notre but.

« Comme on n’aperçoit que quelques barques éparses dans le lointain de l’horizon, nous nous hâtons de sortir de notre réduit et de monter sur le pont, quand tout à coup le vent du nord vient nous donner le spectacle d’une de ces tempêtes effrayantes partout, mais qui sont bien autrement terribles à contempler du haut d’une faible barque que le choc des flots menace d’engloutir à chaque instant. Une rade de la province de Chan-tong nous reçoit fort à propos ; car, quelques heures après, l’ouragan redouble de fureur, et le froid devient si intense, qu’au milieu de la rade nous sommes entourés par la glace.

« Cependant, en entrant dans la rade, il faut se remettre aux arrêts, tout en disant au bon Dieu, comme action de grâces : « Anima nostra sicut passer erepta est de laqueo venantium. « Notre âme a échappé au danger, comme le passereau aux filets du chasseur. » C’est qu’en effet nous avons passé, nous dit-on, près d’une trentaine de barques de pirates qui stationnent dans les environs du port, et la Providence n’a pas permis qu’ils nous vissent.

« Selon l’habitude des Chinois, qui ne peuvent aborder à un port sans y passer huit jours, nous voilà encore condamnés à une captivité d’autant plus étroite qu’une multitude de païens vient à chaque instant monter à notre bord. Plût à Dieu que ce fût la dernière station ! Mais non, notre barque doit visiter tous les ports de la côte. On s’éloigne de quelques lieues pour aller séjourner de nouveau une huitaine à un autre ancrage. Oh ! qu’ils sont lourds, qu’ils sont accablants, ces jours passés au fond d’une cale ! Il me paraît qu’on pourrait supporter, sans succomber, quelques mois d’une captivité assez dure, et pourtant quelques semaines passées dans notre chambre nous abattent complètement. Monseigneur est si faible, qu’il ne peut écrire quelques mots ; mon confrère paraît sans force, comme s’il avait été meurtri de coups ; pour moi, quoique moins maltraité, je sens à ma salive noircie par l’air, à ma poitrine haletante, oppressée, irritée, qu’un tel genre de vie serait bientôt mortel.

« Le bon Dieu nous arrache enfin aux rivages chinois ; nous nous dirigeons directement vers la Corée, dont nous ne sommes éloignés que de quatre-vingts lieues. Corée ! Corée ! Ce seul nom, qui résonne si bien à tout cœur ardent pour le salut des âmes ; ce nom, qui n’a retenti en Europe que pour annoncer des persécutions et des martyres, ce nom nous ranime et nous fortifie. En un instant le passé est oublié ; toutes nos pensées, tous nos désirs sont pour cette terre qui renferme jusqu’ici les tombes de sept missionnaires seulement, et, sur ces sept, cinq ont donné leur vie pour Jésus-Christ.

« … Le 19 mars apparaît la côte de Corée. Six jours de recherches infructueuses fatiguent déjà notre équipage. Nous visitons tous les mouillages du littoral, mais sans succès. Nous commençons déjà à nous persuader de l’inutilité d’autres recherches, lorsque, le vendredi saint, on tire un coup de canon pour attirer l’attention de nos gens. À peine cette détonation mesquine mais inaccoutumée a-t-elle fait grouper les Coréens sur le rivage, que nous voyons arriver de la haute mer une barque avançant avec peine, malgré les efforts des rameurs. Elle paraît se diriger insensiblement vers nous. Bientôt nous pouvons distinguer l’équipage, qui est composé de huit hommes. Tous se donnent beaucoup de mouvement, leurs gestes sont précipités. Malgré le calme plat, la barque a franchi un grand espace, et, passant aussi près de nous qu’il est possible de le faire sans se compromettre, l’un d’eux jette à la dérobée le nom de l’un de nos courriers, qui se hâte d’y répondre. Dieu soit loué ! Nous voilà au comble de nos vœux !

« À peine la voix de notre courrier a-t-elle été entendue, que, par une manœuvre subite, les Coréens déploient les voiles entre eux et le rivage, et, protégés par elles, ils font ensemble un grand signe de croix ; puis, joignant leurs mains sur leur poitrine, ils se prosternent devant la bénédiction de leur évêque ; après quoi ils se relèvent, font quelques démonstrations de joie et se dirigent vers la terre, en attendant qu’ils puissent nous emmener avec eux.

« La nuit du samedi saint, la barque coréenne se détache du rivage, passe près de nous pour que nous puissions l’apercevoir et prend la route de la pleine mer. Notre jonque ne tarde pas à la suivre, et malgré le calme plat, et après beaucoup d’efforts des matelots des deux bords, nous nous joignons. En moins d’une heure tout est transbordé, nous avons fait nos adieux à la jonque chinoise, nous sommes installés dans notre nouveau logement, et nos pauvres chrétiens font force de rames pour être au point du jour un peu éloignés de l’endroit où la contravention a eu lieu.

« … On a besoin de temps en temps de nous recouvrir d’une natte, sur laquelle on étend une épaisse couche de paille, et cela afin qu’en passant tout près des autres barques, ou en recevant la visite du mandarin, — ces messieurs font de fréquentes apparitions sur les barques, — on ne puisse pas soupçonner qu’un être vivant est enseveli sous un tel tas de paille foulée.

« … Une barque nous conduit en quatre jours dans le fleuve de la capitale, à dix lieues de cette ville. Le moment de sortir de notre retraite approche. Chacun se revêt d’un habit coréen tel que le portent les nobles en deuil. La pièce la plus remarquable de notre costume, en toile grossière et un peu rousse, est un énorme chapeau en bambou tressé, dont la forme imite parfaitement les abat-jour de vos lampes à modérateur, mais si grand que, le haut du cône s’élevant au-dessus de la tête, le limbe inférieur vient entourer les épaules et la poitrine et cache ainsi admirablement nos visages européens. On a, au surplus, une toile fixée à deux petits bâtons, de manière à former un éventail, que l’on place devant sa figure. Un indiscret cherche-t-il à voir vos traits, vous vous empressez de lui opposer votre toile, et vous vous enveloppez la figure dans votre éventail. Personne n’est offusqué de ce soin que vous prenez de vous rendre invisible ; car plus on se soustrait à tout regard, et mieux on garde le deuil, qui est un devoir strict et sacré dans ce pays.

« … Affublés de nos précieux abat-jour et descendus dans un esquif, nous profitons de l’obscurité de la nuit pour nous élancer sur la rive, et nous nous engageons dans les rizières. La marche est pénible au commencement : pas un chemin tracé. Nous franchissons des fossés et des canaux remplis d’eau ; nous côtoyons des précipices et des mares. Force nous est de nous accrocher et des pieds et des mains. Enfin nous grimpons, nous sautons, nous plongeons aussi parfois, jusqu’à ce que nous ayons atteint le chemin qui conduit à la capitale.

« … Toute la nuit est employée à courir ; mais nous nous en acquittons si bien, qu’au point du jour nous sommes en vue de la ville. Les portes étant fermées, il fallut attendre dans la maison d’un chrétien des faubourgs. Quelque temps après nous nous remettions en route, et nous entrions dans la place au moment même où les ministres du roi, accompagnés d’un certain nombre de mandarins civils et militaires et escortés d’un grand nombre de satellites ou de soldats, accouraient au-devant de leur roi qui allait rentrer.

« … Comme le peuple accourt en grandes masses, la foule est si compacte qu’il n’est plus facile de la traverser. Imaginez-vous donc votre serviteur faisant tous ses efforts pour se frayer un passage et se rallier à ses compagnons, s’embarrassant dans la foule, coudoyant un petit mandarin piéton, allant se jeter par ricochet sur l’épaule d’un satellite ou celle d’un soldat, et se contentant pour toutes ces mésaventures de leur dire tout bas, de peur qu’ils ne l’entendent :

« — Si tu savais qui je suis, tu ferais plus que me coudoyer. »

« … Notre courrier et le chrétien chez lequel nous sommes descendus au faubourg nous précèdent pour nous indiquer la route à suivre. Nous les serrons de près, mais rangés à la file, comme les canards. Notre énorme chapeau nous soustrait à tout regard ; mais en même temps il borne tellement notre horizon, que nous pouvons tout au plus voir les pieds de nos conducteurs ; encore faut-il pour cela les talonner de bien près. Or, comme tous les pieds se ressemblent, ne voilà-t-il pas qu’au milieu de la bagarre je me mets à la suite de deux autres Coréens qui me précédent, et, croyant bien ne pas manquer mon coup, je m’attache scrupuleusement à leurs pas. Mes nouveaux conducteurs me font couper plusieurs rues, m’engagent dans des ruelles, jusqu’à ce qu’enfin j’arrive à un cul-de-sac. Là, ils se détournent de mon côté pour entrer dans une maison : je soulève mon chapeau, je les regarde, et à leurs traits, qui me sont complètement inconnus, je m’aperçois que je suis bien loin de mes compagnons et de mes guides. Vite je baisse ma visière, et, tout en feignant de considérer les maisons voisines, je me hâte de battre en retraite. Mais où aller ? Seul au milieu d’une capitale que j’aborde pour la première fois, sous l’anathème d’une législation cruelle et inhospitalière, n’étant pas capable de fabriquer une phrase coréenne, essayerai-je de m’aboucher avec quelqu’un dans la rue ? Mais, au premier mot de mon jargon, ne se hâtera-t-on pas de me faire arrêter ? Et puis, que demanderai-je ? La maison d’un chrétien ? C’est comme si, à Paris, on s’enquérait au hasard, près d’un passant, de la retraite d’un de ces hommes malfaisants que poursuit la justice humaine. Telles étaient les premières pensées qui se heurtaient dans mon esprit. Mais, comme j’avais déjà éprouvé qu’il y a une bonne Providence pour les missionnaires, je me jetai dans ses bras par une courte prière. Avec un sans-souci que le bon Dieu permit alors que maintenant je ne puis concevoir, je revins sur mes pas. J’eus le bonheur de retrouver la grande rue, où je m’étais séparé de mes compagnons. Là, je circulai du côté où je présumais que l’on s’était dirigé, et bientôt j’arrêtai au passage le courrier, qui, tout effaré, courait à ma recherche.

« … Je vous laisse à penser les appréhensions de Sa Grandeur et des autres missionnaires au moment où, entrant dans la maison et pouvant enfin regarder autour d’eux, ils ne m’avaient pas vu. Heureusement, après un quart d’heure d’anxiété, j’arrivai pour y mettre fin, et, de concert avec M. Daveluy, nous célébrâmes tout bas, de peur d’être entendus par les voisins,’heureuse issue de notre expédition. »

Tel fut ce voyage si long, si pénible et si dangereux de Mgr Berneux et de ses deux compagnons. Dieu les avait protégés et conduits comme par la main à travers ces épreuves si nombreuses et si difficiles. Le zèle qui les animait leur fit bientôt oublier fatigues et dangers.

Bien grande fut la joie en Corée à l’arrivée du prélat. Missionnaires et néophytes, tous louèrent la miséricorde de Dieu qui leur avait envoyé un évêque, et leur joie redoubla bientôt quand il leur fut donné de voir de près la vertu, le zèle, l’oubli de lui-même de leur pasteur.

À cette époque, la Corée ne jouissait pas sans doute d’un calme parfait. Cependant les missionnaires n’étaient point recherchés ; le gouvernement paraissait laisser dormir pour le moment les anciens édits de proscription, et c’était par accident que le motif de religion attirait des désagréments et quelque persécution locale aux chrétiens. La situation était donc relativement bonne ; mais, de temps en temps encore, une alerte venait rappeler les missionnaires à la prudence. C’est ainsi que, dans une de ses visites pastorales, Mgr Berneux fut recherché directement et dut son salut à une fuite prompte qui le mit en lieu sûr. Plusieurs chrétiens furent saisis à cette occasion, mis en prison, torturés, puis enfin relâchés.

Les obstacles provenant de la malice des hommes et les grandes fatigues d’une administration si difficile en de pareilles circonstances, au lieu de modérer le zèle du prélat, semblaient au contraire l’exciter, et sa vie se consumait dans des travaux apostoliques tels qu’aucun de ses missionnaires n’eût pu l’imiter. Écoutons-le nous donner lui-même le détail de l’emploi de son temps, dans une lettre au Séminaire de Paris :

« … C’est ordinairement vers le mois de septembre que commence la mission. Cette époque est attendue avec impatience par les chrétiens. C’est le seul temps de l’année où ils peuvent recevoir les sacrements dont ils sont saintement avides, la seule fois aussi qu’ils peuvent voir le missionnaire pour lequel ils ont une vénération toute filiale. Lorsque les catéchistes ont déterminé les maisons où doivent se faire les réunions et qu’ils ont indiqué à chacun le jour et le lieu, je me rends à la maison où la mission doit s’ouvrir, et où m’attendent trente ou quarante néophytes.

« Une chambre à peine assez haute pour que je puisse me tenir debout se convertit en chapelle, dont un crucifix et une image de la sainte Vierge forment tout l’ornement. L’examen du catéchisme auquel tous sont soumis, le vieillard octogénaire comme l’enfant de dix ans, une instruction sur les dispositions qu’il faut apporter à la réception des sacrements, puis trente ou quarante confessions avec les extrêmes-onctions et les baptêmes m’occupent toute la journée et une partie de la nuit. Le lendemain, le lever à une heure ; à deux heures, la messe où se fait la communion ; enfin une instruction sur la nécessité et les moyens de persévérance, après laquelle je passe, avant le jour, dans une autre maison où les chrétiens m’attendent et où se répètent les mêmes exercices que la veille.

« Voilà les occupations du missionnaire à la capitale pendant quarante jours. C’est à en perdre la tête de fatigue. Plus d’une fois il m’est arrivé de tomber de sommeil au milieu de ma chambre, et de me réveiller le lendemain un bas dans la main et l’autre encore au pied, »

Il y avait à peine un an que Mgr Berneux était en Corée, lorsque, songeant aux besoins de sa mission, à sa mauvaise santé et à l’incertitude des temps, il résolut, pour prévenir tous les inconvénients d’une telle situation, d’user des pouvoirs que lui avait donnés le saint-siège et de choisir un coadjuteur.

Son choix se fixa sur M. Daveluy, homme vraiment pieux et rempli de sagesse, que son zèle et ses vertus désignaient pour cette haute dignité.

La consécration du nouvel élu se fit le 25 mars 1857, à huis clos, dans la maison de Mgr Berneux, pendant la nuit, en présence seulement de quelques chrétiens et des principaux catéchistes. La crainte d’une surprise de la part des satellites força les missionnaires à exclure, à leur grand regret, les pauvres néophytes coréens d’une cérémonie si touchante.

Deux des principaux travaux de Mgr Daveluy furent de publier divers ouvrages importants pour instruction des néophytes et recueillir de nombreux documents sur l’histoire du catholicisme en Corée, sur la vie et la mort des martyrs.

Pour éclairer quelques-unes des obscurités, combler plusieurs lacunes de l’histoire de la grande persécution de 1801 et des temps qui l’avaient précédée, il fit dans les parties les plus éloignées de la chrétienté un voyage de trois mois, afin de retrouver et d’interroger en personne, sous la foi du serment, tous les témoins qui pouvaient lui donner quelque renseignement utile.

Il envoya à M. Albrand, supérieur du Séminaire des Missions étrangères, la traduction des documents qu’il avait recueillis. Ce fut une heureuse inspiration, car au printemps de l’année suivante le feu prit à la maison épiscopale, en absence du prélat, et consuma une grande caisse où étaient réunis en sept ou huit volumes les titres originaux de l’histoire des martyrs en chinois et en coréen, avec différents travaux sur l’histoire du pays, une quantité de livres coréens très précieux.

Le provicaire, M. Pourthié[1], dans les courts instants que lui laissait le soin du séminaire, continuait le grand dictionnaire commencé par Mgr Daveluy, pendant que M. Petitnicolas[2], son collègue au séminaire, s’occupait de la paroisse voisine, et que M. Féron faisait ses débuts dans le ministère apostolique.

Outre les travaux ordinaires de |’administration des chrétiens, le prêtre indigène Thomas T’soi, qui était sur le bord de la tombe, achevait la traduction des principaux livres de prières, préparait une édition plus complète et plus exacte du catéchisme et les renvoyait à la capitale, où s’organisait une imprimerie.

Quatre jeunes missionnaires, Landre, Joanno, Ridel et Calais, débarquèrent en Corée en 1862.

« Maintenant, s’écriait Mgr Berneux en annonçant leur arrivée à M. Albrand, que le travail vienne, et les ouvriers ne manqueront pas. »

Hélas ! combien furent tristes les beaux jours que l’évêque croyait entrevoir !

La Chine venait alors de subir d’humiliantes défaites ; les Français et les Anglais avaient battu ses troupes, pénétré dans Pékin et dicté des lois à son empereur. Quand les missionnaires apprirent ces nouvelles, ils regrettèrent vivement qu’un vaisseau de guerre français ne parût pas dans la rivière de Séoul, car il eût obtenu pour la France et pour le catholicisme toutes les concessions qu’il eût demandées.

En effet, dire la terreur folle, la consternation profonde qui se répandirent de la capitale dans tout le royaume, serait chose impossible.

Toutes les affaires furent suspendues, les familles riches ou aisées s’enfuirent dans les montagnes. Les ministres, n’osant eux-mêmes quitter leurs postes, firent partir en toute hâte leurs femmes, leurs enfants et leurs trésors. Des mandarins du haut rang se recommandaient humblement à la protection des néophytes, et faisaient des démarches afin de se procurer des livres de religion, des croix ou des médailles pour le jour du danger ; quelques-uns même portaient publiquement à leur ceinture ces signes du christianisme. Les satellites, dans leurs réunions, se disculpaient à qui mieux mieux de toute coopération aux poursuites dirigées contre les chrétiens et aux tortures qu’on leur avait infligées. Profondeur des desseins de Dieu ! Si à ce moment un navire français, une simple chaloupe, se fût présenté exigeant pour la religion la même liberté qui venait d’être stipulée en Chine, on se fût empressé de tout accorder, heureux encore d’en être quitte à ce prix. Cette paix aurait été troublée peut-être comme en Chine et au Tonkin par des émeutes populaires, par de sourdes intrigues, par des incendies d’églises ou des assassinats de missionnaires ; mais elle aurait donné des années de tranquillité comparative, favorisé l’essor des œuvres chrétiennes et la conversion des gentils ; elle aurait fait une large brèche à ce mur de séparation qui existe entre la Corée et les peuples chrétiens et hâté le jour où il tombera pour jamais. Dieu ne l’a pas voulu !

Les navires qui, de la pointe du Chang-ton où ils séjournèrent des mois entiers, n’étaient pas à quarante lieues des côtes de Corée, partirent sans y faire même une courte apparition.

Quand les Coréens furent certains du départ de la flotte anglo-française, la panique générale se calma peu à peu, et le gouvernement, revenu de sa frayeur, songea à faire quelques préparatifs de défense pour le cas où les barbares d’Occident seraient tentés de revenir.

Mais les missionnaires ne furent pas inquiétés ; les chrétiens eurent à subir seulement des vexations sans importance, qui cessèrent bientôt par suite d’émeutes populaires que le gouvernement dut réprimer, et Mgr Berneux, confiant en l’avenir, écrivait au Souverain Pontife en lui annonçant le baptême de huit cents néophytes :

« Le gouvernement de ce pays sait parfaitement bien ce qui s’est passé en Chine, et comme il tremble de voir les Européens lui déclarer la guerre, nous avons pour l’avenir une espérance sérieuse de paix, de tranquillité et par conséquent de succès abondants. »

  1. Du diocèse d’Albi, d’un hameau du canton de Valence-en-Albigeois. Parti en 1855, mort le 11 mars 1866.
  2. Du diocèse de Saint-Dié. Parti en 1853, mort le 11 mars 1866.