La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/18

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XVIII

LES RUSSES. — ARRESTATION ET MARTYRE DE Mgr BERNEUX, DE MM. DE BRETENIÈRES, BEAULIEU, DORIE

La société des Missions étrangères, escomptant ce bel avenir entrevu par Mgr Berneux, fit partir de nouveaux prêtres pour la Corée. Ce furent, en 1863, M. Aumaître, un des rares prêtres que la Charente ait jamais donné aux Missions ; en 1864, Martin-Luc Huin, le doux et pieux enfant de Guyonvelle, au diocèse de Langres ; Louis Beaulieu, figure sympathique et charmante dont le Bordelais garde le souvenir ; Dorie, un fils de la Vendée, à l’âme vaillante comme ses ancêtres qui moururent pour Dieu et le roi ; Just de Bretenières, l’ardent praticien dont Mgr d’Hulst a fait revivre la mémoire dans une biographie de tous points admirable.

Mais, hélas ! à peine ces nouveaux apôtres étaient-ils arrivés sur la terre coréenne, que le ciel devenait gros d’orages et que la tempête éclatait.

Quels étaient donc les événements qui avaient si brusquement changé la face des choses ?

Les voici brièvement résumés.

La mort du roi, arrivée en 1864, avait rendu l’influence au vieux parti des persécuteurs. L’une des quatre veuves couronnées, la reine Tcho, s’empara par surprise de son sceau royal, et, sous le nom du défunt, transmit le trône, suivant la coutume coréenne, à un prince de son choix. C’était un enfant de douze ans.

Pour accomplir ce coup d’audace, elle s’était appuyée sur une faction, qui était précisément celle des pires ennemis du christianisme. Aussi, bien que personnellement elle ne fût pas portée aux mesures de violence, elle dut prendre pour ministres les partisans de la persécution. Ainsi se préparaient les terribles événements qui devaient accabler de maux l’Église coréenne.

Un incident de la politique étrangère en précipita la réalisation.

Depuis plusieurs années, les Russes faisaient en Tartarie des progrès inquiétants pour l’indépendance de la Corée. D’annexions en annexions, ils s’étaient rapprochés de la frontière septentrionale de ce royaume, et touchaient au petit fleuve qui forme la limite de la province de Ham-Kieng[1]. En janvier 1866, un navire russe se présenta à Ouen-san, port de commerce sur la mer du Japon ; de là le commandant envoya à la cour de Séoul une lettre impérieuse réclamant la liberté du commerce et le droit pour les marchands russes de s’établir en Corée.

L’émoi fut grand à la cour et dans tout le royaume. Le zèle malencontreux de quelques chrétiens tourna contre l’Église le mouvement qui agitait le pays. Convaincus que de la démarche des Russes pouvait enfin sortir l’émancipation religieuse de la Corée, ils écrivirent au régent pour lui persuader que l’unique moyen d’éloigner leurs puissants voisins était de contracter une alliance avec la France et l’Angleterre, et que le négociateur né de cette alliance était l’évêque catholique.

Le régent reçut la lettre sans manifester son sentiment. Partageait-il la manière de voir de ceux qui l’avaient écrite ? En tous cas, il s’informa de Mgr Berneux, et exprima le désir de lui parler.

Celui-ci venait de quitter Séoul pour commencer l’administration en province, et jamais ses travaux apostoliques n’avaient été aussi féconds. L’invitation du régent lui ayant été transmise, il se hâta d’y déférer. Quatre jours après, le 25 janvier, il était de retour à la capitale. Mais le régent, informé de son arrivée, négligea de l’appeler, et cette abstention laissa planer un doute terrible sur ses véritables dispositions. Dans l’intervalle, il est vrai, il avait eu avec un des auteurs de la lettre un long entretien sur la religion chrétienne, en avait admiré la doctrine morale, mais s’était plaint de l’interdiction qui proscrit les sacrifices aux ancêtres. En réalité, le régent gagnait du temps : il voulait s’inspirer des événements.

Malheureusement, une fois de plus, les menaces des Européens avaient été vaines, et le navire russe s’était éloigné ; le parti de l’intolérance triompha. Le régent, à supposer que ses sentiments intimes fussent favorables, n’était pas homme à s’exposer pour protéger les catholiques.

Les mesures de violence et d’injustice ne répugnaient pas à son caractère. Il céda au courant, et la perte des missionnaires fut résolue.

Pendant ce temps Mgr Berneux, las d’attendre inutilement, avait de nouveau quitté Séoul et repris ses travaux, mais sans s’éloigner beaucoup. Il revint le 5 février.

Quelques jours plus tard, il ne pouvait plus se faire d’illusions sur le sort qui l’attendait. Des satellites se présentèrent pour faire une perquisition chez lui, sous un prétexte fiscal. L’évêque comprit qu’on voulait s’assurer de sa personne ; mais il crut d’abord qu’on se proposait seulement de le garder à vue, et dès lors il refusa de changer de retraite, craignant que, pour le découvrir, la police n’étendît ses investigations à toutes les maisons des fidèles et que les vexations ne devinssent générales.

La perfidie de son domestique, assez mauvais chrétien, amena précisément le résultat que, dans son dévouement, le Vicaire apostolique avait voulu prévoir. Le traître indiqua aux satellites la résidence exacte des missionnaires, dont l’arrestation fut immédiatement résolue et exécutée.

Mgr Berneux fut naturellement pris le premier.

Le 23 février, à quatre heures du soir, sa maison fut envahie ; il fut saisi, garrotté, puis, comme il n’opposait aucune résistance, délié presque aussitôt et conduit au tribunal de Droite, ainsi nommé parce qu’il est situé à droite du palais ; de là, à la prison criminelle du Kiou-riou-kan, où sont enfermés pêle-mêle les criminels de bas étage, et le surlendemain il fut transféré à la prison Keum-pou, réservée aux accusés nobles et aux criminels d’État.

Les soldats chrétiens présents aux divers interrogatoires du confesseur de la foi ont noté ses réponses et toutes les circonstances du drame.

« Quel est votre nom ? demanda le juge.

— Tjiang (c’était le nom coréen de Mgr Berneux)

— Qu’êtes-vous venu faire en Corée ?

— Sauver vos âmes.

— Depuis combien d’années êtes-vous dans ce pays ?

— Depuis dix ans, et pendant ce temps j’ai vécu à mes dépens ; je n’ai rien reçu gratis, pas même eau ou le bois. »

L’évêque faisait allusion aux calomnies des païens, qui prétendaient que les missionnaires, manquant du nécessaire dans leur propre pays, venaient en Corée pour s’enrichir.

« Si on vous met en liberté, et qu’on vous ordonne de retourner dans votre pays, obéirez-vous ?

— Si vous m’y reconduisez vous-même de force, il faudra bien que j’y aille ; sinon, non.

— Mais nous ne connaissons pas votre pays, comment donc pourrions-nous vous y reconduire’ ? Votre réponse signifie que vous ne voulez pas quitter la Corée.

— Comme vous voudrez ; je suis entre vos mains, et je suis prêt à mourir. »

Le lendemain 27, nouvel interrogatoire, auquel assistèrent le régent et son fils ainé. On proposa au captif d’apostasier.

« Non, certes, répondit-il ; je suis venu prêcher la religion qui sauve les âmes, et vous voudriez que je la renie !

— Si vous n’obéissez pas, vous serez frappé et mis à la torture.

— Faites ce que vous voudrez ; assez de questions inutiles. »

L’effet suivit de près la menace. On fit subir au vénérable évêque, entre autres tortures, la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons sur tout le corps, principalement sur les côtés. Les os des jambes furent dégarnis de leur chair, mis à nu et horriblement contusionnés ; bientôt le corps ne fut plus qu’une plaie. Le supplice terminé, on enveloppa les jambes avec du papier huilé et quelques morceaux de toile, et on reconduisit le confesseur en prison.

La même scène se renouvela, à diverses reprises, les jours suivants ; mais les forces de Mgr Berneux étaient tellement épuisées et sa voix devenue si faible, que les soldats ne purent entendre ses paroles.

La sentence de mort fut enfin portée en ces termes :

« L’accusé Tjiang, refusant d’obéir au roi et ne voulant ni apostasier, ni donner les renseignements qu’on lui demande, ni retourner dans son pays, aura la tête tranchée après avoir subi les différents supplices. »

Trois ou quatre jours après l’arrestation de Mgr Berneux, trois autres missionnaires : MM. de Bretenières[2], Beaulieu[3] et Dorie[4], avaient été pris.

Tout se passa pour eux comme pour leur évêque. Ils expliquèrent en quelques mots la raison de leur présence en Corée, et leur ferme résolution de mourir pour Dieu. Quant au reste, ils s’excusèrent de ne pas répondre, parce que, nouvellement arrivés, ils ne connaissaient pas encore assez la langue ; ils reçurent la bastonnade sur les os des jambes et sur les pieds, et subirent aussi la poncture des bâtons. Leur dernier interrogatoire se termina par une sentence de mort.

Quelques jours se passèrent dans l’attente de l’exécution, dans les souffrances d’un corps brisé, dans la joie de l’âme heureuse de ses saintes espérances réalisées et de son amour victorieux.

Enfin, le 8 mars 1866, les quatre condamnés furent extraits de la prison.

Les satellites conduisirent les captifs dehors, et, quatre cents soldats formant l’escorte, le cortège se mit en marche vers le lieu du supplice. Chacun des martyrs était assis sur une chaise longue, la tête légèrement renversée en arrière et retenue par les cheveux ; les bras étendus et liés solidement, incapables d’aucun mouvement, ils étaient portés sur les épaules de deux hommes. Au-dessus de la tête de chacun était écrite la sentence de mort prononcée par le roi.

La foule grossissait à mesure que le cortège s’avançait ; chacun voulait considérer de près les grands criminels d’Occident. Personne ne leur épargnait les insultes, tandis que les martyrs conservaient leur calme au milieu de ces clameurs de la populace et priaient pour leurs bourreaux.

« Ne riez pas, ne vous moquez pas de nous, criait de temps en temps Mgr Berneux à ceux qui l’entouraient ; c’est plutôt votre propre malheur que vous devriez pleurer. Nous étions venus pour vous procurer le bonheur éternel. Après notre mort, qui donc vous montrera le chemin du ciel ! »

Puis il s’entretenait encore avec ses jeunes confrères, les exhortait et poussait avec eux de profonds soupirs en voyant cette foule en délire.

« Hélas ! mon Dieu, disait-il, qu’ils sont à plaindre ! »

Après avoir quitté l’enceinte de Séoul, les soldats se dirigèrent vers la rive du fleuve, à une certaine distance de la ville. Une grande plaine de sable qui s’étendait en plan incliné jusqu’au fleuve permettait à la multitude de jouir du cruel spectacle de l’exécution des martyrs. Arrivés à cet endroit, les soldats se rangèrent en un vaste demi-cercle en face de la tente du mandarin. Un grand mât était planté au centre, et un drapeau blanc flottait à son extrémité.

Après avoir déposé à terre leurs victimes et les avoir détachées de la chaise sur laquelle elles étaient portées, les bourreaux les dépouillèrent de leurs vêtements, à l’exception d’un simple caleçon.

Mgr Berneux fut appelé le premier. Aussitôt ses bras sont liés fortement derrière le dos, de façon à lui ôter toute possibilité de les remuer. Un bourreau replie les deux extrémités de chaque oreille et les traverse ainsi chacune du fer d’une flèche, qu’il laisse suspendre de haut en bas dans la plaie. Un autre lui jette de l’eau à la figure, qu’il saupoudre aussitôt d’une poignée de chaux qui lui barbouille ainsi le visage et la tête d’une façon grotesque. Ensuite, passant deux bâtons assez forts par-dessous les bras, deux bourreaux soulèvent les extrémités sur leurs épaules et promènent ainsi la victime huit fois autour de l’assemblée, toujours en rétrécissant le cercle, de façon qu’au huitième tour ils déposaient l’évêque au pied du mât.

On le fit mettre à genoux, la tête inclinée en avant, et les cheveux attachés à une petite corde que tenait l’un des bourreaux.

Ainsi préparé, le saint martyr attendait la mort sous les yeux de ses compagnons, pour chacun desquels les mêmes lugubres préparatifs allaient bientôt se répéter. Six bourreaux alors, armés chacun d’un long coutelas qu’ils brandissent, en exécutant autour de leur victime une sorte de danse guerrière et sauvage, tournent, sautent et poussent des cris horribles. Chacun frappe comme il veut et quand il veut ; au troisième coup la tête du martyr roule sur le sable. Un bourreau la dépose d’abord sur une petite table devant le mandarin chargé de l’exécution, puis il va la suspendre par les cheveux à un poteau, auprès du corps, et au-dessous de la planchette sur laquelle était écrite la sentence.

Ainsi recommencèrent dans le même ordre les mêmes préparatifs pour chacune des autres victimes. M. de Bretenières suivit immédiatement son évêque, puis M. Beaulieu. Enfin M. Dorie, après avoir assisté à ces trois scènes d’horreur, consomma lui-même son glorieux martyre.

Pendant trois jours on laissa les corps exposés. Les païens du village voisin vinrent alors les enterrer tous ensemble dans une même fosse. Ce ne fut que six mois après qu’il fut donné aux chrétiens de la capitale, avec de grands dangers, de rendre eux-mêmes à leurs pasteurs les devoirs d’une sépulture plus convenable.

Mgr Siméon-François Berneux avait près de cinquante-deux ans lorsqu’il reçut la palme du martyre avec ses trois jeunes confrères. Il avait passé dix ans sur la terre de Corée, qu’il illustra par ses vertus et ses talents. Les progrès étonnants de la religion, les nombreuses conversions d’infidèles dans les circonstances orageuses où il gouverna la mission de Corée, attestent son zèle apostolique et son habile administration. À sa mort, tout était disposé pour le moment où la Corée serait libre. Une imprimerie avait été fondée et propageait par milliers les bons livres. Les œuvres si catholiques de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance étaient connues des chrétiens ; le clergé indigène, œuvre délicate et difficile entre toutes, était objet de sa sollicitude, et il soupirait après le moment où il lui serait donné d’imposer les mains à quelques jeunes clercs que formaient, dans le secret des forêts, MM. Pourthié et Petitnicolas.

Pressé quelquefois par son zèle et par la vue du bien à faire, on l’entendait s’écrier :

« Oh ! que n’ai-je dix Pères Thomas ! »

Il avait même fondé à la capitale un collège pour l’éducation des jeunes gens, et l’on y comptait déjà douze élèves. Sa science théologique était profonde, et son esprit distingué, ainsi que ses connaissances variées, rendaient sa conversation très agréable et extrêmement utile à ses confrères, qui aimaient à le consulter et le regardaient comme un père.

« Il avait, écrit M. Féron, l’un des missionnaires de Corée échappés à la persécution de 1866, il avait le district le plus vaste, une correspondance très étendue avec les missionnaires et les chrétiens ; il était le consulteur universel et le procureur de la mission ; il donnait à la prière un temps considérable, et néanmoins, quand un missionnaire allait le voir, il semblait n’avoir rien à faire que de l’écouter, de s’occuper de lui et de le récréer par sa conversation.

« Quant à sa nourriture, lorsqu’il était seul, un peu de riz et de légumes, c’était tout. Il s’était interdit le vin de riz dans ses dernières années. Jamais ni la viande, ni le poisson, ni même les œufs ne paraissaient sur sa table, sinon quand il recevait quelqu’un de nous. Alors il faisait tous ses efforts pour bien traiter son hôte ; et lui qui ne mangeait jamais de pain quand il était seul, car les Coréens n’en font point, prenait plaisir à pétrir lui-même et à cuire quelques pains, afin de les offrir à un confrère qui venait le voir, ou de les lui envoyer en province par quelque occasion.

« Un fait donnera la mesure de sa mortification. Les cruelles douleurs de la pierre, dont il souffrait habituellement, ne lui faisaient interrompre son travail que quand il était gisant à terre, presque à l’agonie. Je l’ai vu passer vingt-quatre heures de suite au confessionnal, et comme je me permettais de le gronder :

« — Que voulez-vous ! répondit-il, ces douleurs m’empêchent de dormir. »

Tel était le saint prélat dont le glaive du persécuteur termina la carrière, lorsqu’il promettait encore de longs jours et des œuvres fécondes. Au sortir des prisons du Tonkin, il exprimait le regret d’avoir manqué l’occasion du martyre. Le procureur des Missions étrangères à Hong-Kong, en lui donnant sa nouvelle destination pour la Chine, avait ajouté avec amabilité :

« Qui sait, si un jour vous ne franchirez pas la frontière et vous ne retrouverez point en Corée la chance du martyre ! »

Vingt et un ans après, cette prophétie se réalisait.

Comme il avait toujours été le premier à la peine parmi ses confrères, Mgr Berneux se trouvait encore à leur tête au jour du grand combat. À bon droit, en jetant les yeux sur sa vie si bien remplie, il aurait pu, lui aussi, se rendre le témoignage de l’Apôtre :

« Bonum certamen certavi, cursum consummavi. Fidem servavi, in reliquo reposita est corona justitiæ quam mihi reddet Dominus in illa die justus Judex. J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé ma foi, il ne me reste plus qu’à jouir de la couronne de justice que me donnera le Seigneur mon juste juge. »

Quant aux trois jeunes missionnaires, heureux compagnons du prélat en ce jour du martyre, pleins de vertus, de zèle et de bonne volonté, à peine entrés dans la carrière, ils furent couronnés. Dieu récompensa, à leurs débuts, les ardents désirs dont leurs cœurs étaient remplis, ne faisant, par une faveur toute spéciale, cesser si promptement leurs travaux que pour leur accorder la rémunération éternelle de leurs mérites : Ut labores quidem cito finirentur, meritorum vero prœmia sine fine durarent !

  1. Voir Atlas de la Société des Missions-Étrangères, carte de la Corée.
  2. Du diocèse d’Autun. Incorporé à Dijon, parti en 1864, mort le 8 mars 1866.
  3. Du diocèse de Bordeaux. Parti en 1864, mort le 8 mars 1866.
  4. Du diocèse de Luçon. Parti en 1864, mort le 8 mars 1866.