La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/27

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XXVII

TROUBLES POLITIQUES. — L’AMNISTIE. — NOUVEL ÉTAT DE CHOSES. — CONVERSIONS. — LA REINE MÈRE CATHOLIQUE. — LA CATHÉDRALE

Pendant ce temps, la politique n’avait pas chômé, toute l’année 1894 ne fut qu’une suite de commotions et de révolutions. Après qu’ils se furent emparés du palais royal en juillet 1894, les Japonais mirent le régent à la tête de l’administration, croyant sans doute en faire l’instrument de leurs volontés. Ils reconnurent bientôt leur erreur, et, dès la fin de novembre, ils le remercièrent de ses services pour mettre au gouvernement des ministres de leur choix. Au lieu de se faire l’humble serviteur des Japonais, le régent avait, au contraire, remué ciel et terre afin d’en délivrer son pays. Pour cela il avait fait appel aux rebelles de la province et avait concerté avec eux un complot, qui fut heureusement éventé avant d’être mis à exécution. Les rebelles devaient venir en masse à la capitale, y provoquer du désordre, en chasser les Japonais, entourer le palais, forcer le roi à abdiquer et faire monter sur le trône Ni-tjyoun-yong, le petit-fils même du régent.

Tels sont, du moins, les chefs d’accusation relevés au procès qui s’est dérouté au printemps dernier. On n’a point osé toucher au régent, l’âme du complot ; on s’est contenté de faire arrêter son petit-fils. Les charges relevées contre lui ont-elles été bien prouvées ? il est difficile de te savoir ; toujours est-il que cinq de ses principaux complices ont été condamnés à mort et exécutés, d’autres envoyés en exil perpétuel.

Parmi les partisans des Japonais qui furent mis aux affaires, se trouvaient plusieurs proscrits de 1884. Leur premier soin fut naturellement de faire effacer leur ancienne condamnation et celle de leurs complices. Pour rendre la mesure acceptable, ils proposèrent au roi de gracier tous les condamnés pour délits politiques ou faits semblables et de leur restituer leurs anciennes dignités. Or, sur la liste soumise à la sanction royale, les missionnaires eurent la joie de voir figurer les noms de plusieurs chrétiens condamnés à mort pour cause de religion et exécutés en 1866.

Cette grâce posthume et cette réhabilitation étaient d’une importance capitale ; on peut enfin considérer comme close l’ère des persécutions officielles et prévoir l’heure où la liberté entière d’embrasser la religion sera octroyée. Mgr Mutel s’empressa de remercier les membres du gouvernement et même le roi de cette faveur inespérée.

Pour la première fois, l’évêque eut cette année l’honneur d’être reçu ou plutôt mandé en audience royale, car c’est le roi lui-même qui exprima le désir de le voir. Il lui fut présenté par le commissaire de France ; l’accueil fut bienveillant et l’entrevue très cordiale ; le roi se plut à l’entretenir longtemps et à causer familièrement avec lui. La conversation roula spécialement sur les épreuves du temps passé, sur les moyens que les missionnaires employaient alors pour se tenir cachés.

Le prince rappela la persécution de 1866, exprima le regret le plus sincère des violences commises alors :

« Je n’y ai été pour rien, dit-il, et depuis que j’ai pris en main les rênes du gouvernement, tout cela a passé. Je vous connais depuis longtemps, je sais que votre unique but est le plus grand bien de la Corée, et c’est pour cela que j’ai tenu à vous voir. Je saurai désormais que vous êtes là, et, dans tes événements heureux ou tristes de l’avenir, je compterai que vous êtes avec nous. »

Après la victoire du Japon sur la Chine, le traité de Shimonoseki déclara la Corée indépendante, c’est-à-dire indépendante de la Chine : car, pour son autonomie, la Corée était encore loin de l’avoir. Le parti progressiste au pouvoir fut doublé dans tous les ministères de conseillers japonais ; aussi l’année fut-elle très fertile en réformes, en projets surtout. On s’est attaqué à tous les abus à la fois, ou a tout réglementé, jusqu’à la couleur des habits et la longueur des pipes. À côté des réformes ridicules de ce genre, il y en a d’autres très sages et dont le pays profiterait beaucoup, pourvu qu’elles fussent appliquées. Or c’est là précisément ce qui a manqué jusqu’ici, et, de toutes tes nouvelles mesures édictées et promulguées au Journal officiel, on peut dire qu’il n’y en a peut-être pas une sur cent qui soit observée.

Les anciens abus subsistent à côté de la réglementation nouvelle, et les populations n’ont qu’une médiocre confiance dans ce régime, auquel elles ne comprennent rien.

Les chrétiens n’ont pas eu plus que les autres à souffrir de cet état de choses ; plus que tous même ils ont profité des secours envoyés par les Japonais contre les rebelles, et qui ont tant contribué à ramener le calme dans le pays.

Celui de tous qui a le plus souffert de ces réformes fut le roi. Habilité à gouverner par lui-même, il s’est difficilement résigné au rôle effacé, auquel on l’a réduit, de n’avoir plus guère qu’à approuver et à contresigner les mesures et les nominations préparées par ses ministres. Pour écarter cette main des Japonais qui lui pesait tant, il a cherché tous les moyens, et, n’en trouvant pas d’autre, il s’est tourné de nouveau vers l’ancien parti au pouvoir, celui des parents de la reine. Cela n’a guère servi qu’à accentuer la défiance entre le souverain et ses ministres et peut-être à susciter les révolutions qui ont suivi.

Le 7 juillet au matin, on apprenait qu’un mandat d’arrêt venait d’être lancé contre l’un des anciens proscrits, le ministre de l’intérieur Pak-yeng-hyo. Il était accusé d’avoir voulu envahir le palais à la tête d’une troupe de Japonais, pour attenter à la vie du roi et de la reine. On n’a jamais su si cette accusation était fondée ; le prévenu se réfugia à temps à la légation du Japon, qui favorisa son évasion, et, après quelques jours d’émotion, tout rentra dans le calme ordinaire.

Trois mois plus tard, le 8 octobre 1895, le même complot, repris en sous-œuvres sans doute, fui exécuté. Des Japonais, parmi lesquels des soldats et des agents de police, allèrent chercher le régent à sa maison de campagne et le conduisirent au palais royal ; pendant ce temps, d’autres conjurés escaladaient les murs du palais, en gardaient les issues, et des assassins se mettaient à la poursuite de la reine.

Après une résistance insignifiante et quelques coups de fusils tirés, la garde royale prit la fuite, et les traîtres eurent le champ libre. Un général fut tué à son poste devant la porte du palais, et un ministre près des appartements royaux. La reine fut tuée aussi, et son cadavre brûlé. Il y avait avec les Japonais des soldats coréens formés par eux ; mais la plupart, sauf quelques chefs, n’ont pas su à quelle besogne on les employait.

Quoique la légation du Japon ait nié toute participation de sa part, son personnel a été renouvelé, et les principaux meneurs de la révolution rappelés au Japon. En même temps, le cabinet de Tokio exprimait sa plus vive indignation pour les crimes commis et envoyait un ambassadeur spécial porter ses condoléances au roi.

Pendant ce temps et comme pour dérouter l’opinion, les Japonais jusque-là tout-puissants amenaient le roi à rendre un décret réhabilitant la reine défunte, et quelques jours plus tant, le 1er décembre, on annonçait officiellement sa mort ; tout le royaume se mit en deuil. On réussit même à trouver trois Coréens, gens obscurs et inconnus, qui furent soi-disant convaincus d’avoir assassiné la reine et comme tels exécutés le 20 décembre.

Cependant toutes ces menées ne réussissaient pas à tromper l’opinion : on sentait que le peuple rongeait son frein, qu’il gémissait sous l’oppression de ses maîtres du jour et que sa sympathie était toute pour le pauvre roi, gardé à vue dans son palais comme prisonnier du parti au pouvoir. Le 28 novembre, une tentative fut faite pour lui rendre sa liberté ; elle échoua. Des patriotes conjurés avaient rassemblé quelques centaines d’hommes de bonne volonté et s’étaient rendus, en secret, derrière le palais royal, prêts à y entrer dès que la porte leur serait ouverte ; ils voulaient faire main basse sur les minisires accusés de félonie. La conspiration fut connue, la porte ne s’ouvrit point au signal convenu, ou plutôt, quand elle s’ouvrit, ce fut pour livrer passage à une garde bien armée, qui se saisit des premiers conjurés et les jeta en prison. Les deux principaux fauteurs de ce coup de main furent exécutés le 30 décembre, et les autres rendus à la liberté.


Façade de l’église de Ouen-San.

Délivrés de ce danger, les ministres, toujours soutenus par les Japonais, se crurent tout permis. Le 31 décembre, un décret royal rendu sur leur initiative adoptait le calendrier européen pour les actes publics. Du 1er janvier de cette année date l’ère nouvelle, appelée première année de l’Établissement du Soleil et correspondant à la 505e année de la fondation de la dynastie. Cette mesure passa sans difficulté ; mais d’autres réformes édictées en même temps, et entre toutes la coupe des cheveux à l’européenne, excitèrent au plus haut point le mécontentement du peuple. Le roi était tellement devenu l’esclave de ses ministres, que, malgré ses répugnances, il donna l’exemple, se coupa lui-même les cheveux et publia un décret invitant son peuple à l’imiter.

Dans le principe, la mesure n’était obligatoire que pour les seuls fonctionnaires du gouvernement, soldats et agents de police, lesquels s’exécutèrent en rechignant. Mais bientôt on mit à l’extension de cette soi-disant réforme un tel zèle, une telle violence, que, bon gré mal gré, tout te monde dut s’exécuter. Si ridicule, vexatoire et impopulaire que fut cette mesure, on s’y soumit presque sans protester à la capitale et dans les environs. En province, il en alla tout autrement ; ce fut le signal de la rébellion ; de tous côtés se levèrent des volontaires qui prirent le nom de Soldats de la justice, et se donnèrent le mandat de chasser les Japonais du royaume et de faire justice des ministres félons pour rendre au roi sa liberté. Le mouvement fut si général, qu’il fallut songer rapidement à se mettre en demeure de l’arrêter ; on envoya donc des soldats contre ces rebelles d’un nouveau genre. Les soldats partirent sans enthousiasme et se battirent de même, si tant est qu’il y ait eu de vrais engagements.

Les choses en étaient là quand, le 11 février au matin, on apprend que le roi a quitté son palais en secret, et s’est rendu à la légation de Russie pour y chercher asile et protection. Cette nouvelle est accueillie avec un étonnement profond, auquel se mêle la joie de la délivrance.

Mais, comme il arrive dans toutes les révolutions, il y eut des victimes. À peine rendu à la légation russe, le roi destituait le ministère et lançait un mandat d’arrêt contre les principaux titulaires ; les décrets de la première heure sont entachés d’une violence regrettable, et qui n’eut que trop bien son effet. Deux des ministres, arrêtés dans la journée, furent massacrés sur-le-champ, et leurs cadavres livrés aux outrages de la populace ; un troisième fut tué quelques jours plus tard en se rendant en province ; les autres réussirent à s’échapper et probablement à se réfugier à l’étranger.

Avec le ministère, le Japon voyait du même coup tomber toute son influence, passée d’emblée aux mains de la Russie. Nombre de Japonais, répandus un peu partout dans la province pour leur commerce, étaient massacrés sans pitié par les populations : terrible retour des justices humaines, les innocents payaient pour les coupables.

Tous les décrets rendus précédemment par le roi sous la pression du ministère tombé furent rapportés ; la liberté est laissée à chacun de s’habiller à sa guise et de porter les cheveux longs ou courts ; une amnistie générale est accordée aux condamnés politiques, les troupes envoyées contre les Soldats de ta justice sont rappelées ; aux populations soulevées on envoie des émissaires royaux chargés de les ramener au calme et à l’ordre ; on promet toutes les satisfactions désirables.

Malheureusement la rébellion est plus facile à déchaîner qu’à apaiser, et les Soldats de la justice, habilités à tenir campagne, ne voulurent rien entendre aux messages de pacification. Sous prétexte que le roi était l’hôte et peut-être le vassal des étrangers, que justice n’avait pas été faite du meurtre de la reine, ils continuèrent à soulever le pays. Il fallut en venir aux moyens de rigueur et de nouveau envoyer des troupes contre eux.

Enfin, peu à peu, les choses se calmèrent, le roi retourna dans son palais, et la Russie se désintéressa, — pour un moment du moins, — de la Corée, la laissant sous le protectorat japonais, où elle est encore actuellement.

Comme toute la population paisible, les chrétiens ont souffert de ces révolutions successives. Un village de cinquante maisons fut, à leur occasion, partie incendié, partie pillé par les païens d’un canton voisin. Un autre village perdit tous ses bœufs et ses instruments de labour avec son mobilier.

Huit chrétiens, abominablement calomniés par leurs persécuteurs, sont depuis trois mois en prison et même condamnés aux travaux forcés, malgré leur innocence évidente.

Ce ne fut cependant pas général, et il semble, au contraire, que l’œuvre d’évangélisation a profité du désarroi dans lequel était le pays. Beaucoup de païens honnêtes sont allés vers les missionnaires avec l’arrière-pensée, sans doute, de trouver près d’eux quelque appui.

Par la grâce de Dieu, ils y ont d’abord trouvé le don de la foi, qui a bien vite corrigé ce que les dispositions premières avaient de défectueux. L’augmentation du nombre des baptêmes d’adultes est en effet exceptionnelle, puisque le chiffre en 1896 s’est élevé à deux mille sept cent vingt-quatre, soit près d’un millier de plus que d’habitude ; en 1897 et en 1898, la progression a continué, et sept mille quatre cent soixante-douze Coréens ont été régénérés dans les eaux saintes.

Le 22 février 1898 mourut le père de l’empereur, plus connu sous le titre de régent. Pendant les dix années qu’il fut au pouvoir, il se montra le plus féroce persécuteur que la Corée ait jamais vu. Il fut l’auteur de la persécution de 1866, qui fit tomber la tête de deux évêques, de sept missionnaires et de milliers de chrétiens. Rentré, contre son gré, dans la vie privée depuis plus de vingt ans, les déboires, la disgrâce et l’adversité l’avaient ramené à des sentiments plus humains. Peut-être voyait-il dans ses épreuves le châtiment de Dieu. Toujours est-il qu’il a plusieurs fois manifesté son regret de ses violences contre la religion catholique : il avouait s’être trompé. Ce regret n’a point été, hélas ! jusqu’au repentir efficace de la conversion : il est mort païen.

Sa femme, la princesse mère, qui l’avait précédé d’un mois dans la tombe, mourut dans la foi catholique. Chrétienne, elle l’était par le cœur depuis de longues années. Dès l’époque sinistre où le régent s’acheminait à l’extermination du nom chrétien, à ses côtés même, elle étudiait en secret son catéchisme et ses prières. Elle fut longtemps retenue et comme enchaînée par une participation à des actes idolâtriques ou superstitieux, que le malheur des temps et sa situation lui rendaient presque inévitables. Quand elle eut rompu tous ces liens et qu’elle se sentit libre, elle demanda avec instance la grâce de la régénération. Mgr Mutel eut la joie de la baptiser et lui administra la confirmation en octobre 1896. Un peu plus tard, il la revit encore pour entendre sa confession et lui donner la sainte communion. Ce devait être sur la terre leur dernière entrevue. Quelques mois plus tard, elle tomba malade pour ne plus se relever. Le secret profond qui planait sur sa conversion ne permit pas qu’on lui portât le secours des derniers sacrements ; mais jusqu’à la fin elle fut assistée par une des femmes de chambre chrétienne, qui se servait pour l’exhorter de paroles et de signes de convention dont l’entourage païen ne pouvait percer le mystère. La princesse Marie s’endormit dans la paix du Seigneur, le 8 janvier 1898, à dix heures du soir ; elle était dans la quatre-vingtième année de son âge.

Cette même année 1898 apporta à la mission de Corée une grande joie : le 29 mai, fut consacrée la cathédrale de Séoul, dont les superbes flèches disent au loin que l’époque des catacombes et des grandes persécutions est finie, et que l’ère de la liberté a commencé.

À cette cérémonie l’assistance dépassait trois mille personnes. Aux premiers rangs, tous les représentants de France, Russie, Angleterre, Allemagne, États-Unis, Japon et Chine, ainsi que les principaux résidents européens, les membres du gouvernement coréen et tous les liants fonctionnaires avaient été invités. La plupart avaient gracieusement accepté. Il y avait le président du conseil, plusieurs ministres et personnages de la plus haute noblesse, l’élite certainement de toute la Corée. Il n’est pas jusqu’à cet ancien ministre des affaires étrangères, lequel avait autrefois si âprement disputé à la mission le terrain où est bâtie l’église, qui ne soit venu faire joyeuse amende honorable de ses tracasseries d’antan.

Tel est le dernier épisode que nous ayons à raconter des faits et gestes des missionnaires français en Corée ; puisse-t-il être le gage de succès plus grands encore ! puisse dans un avenir prochain la terre qui a bu le sang de tant de martyrs se couvrir de glorieux monuments redisant à tous la victoire de Jésus, le roi éternel du monde !






FIN